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1. Averroès. Le maître, le médiateur, l’égaré ou l’idéologue rusé ?

On le surnommait le maître de la rationalité et des Lumières de l’islam[1]. Les latins l’appelaient Averroès, les juifs, Ben Rushd et les arabes, Abou al-Walid Mohammed Ibn Ahmed Ibn Rushd. Il est né en 1126 à Cordoue, la brillante capitale de l’Andalousie musulmane et meurt le 10 décembre 1198 à Marrakech, au Maroc. Averroès a vécu à une époque où l’Andalousie était animée par deux grandes ambitions : la première est celle d’acquérir le savoir et la deuxième, de conquérir de nouveaux territoires. Averroès était fils d’une famille de cadis – juges pour les musulmans –, de jurisconsultes et de théologiens renommés : son père Abou al-Qasim Ahmad était le cadi de Cordoue et son grand-père, grand juge – le cadi des cadis –, qui représentait le véritable modèle de l’intellectuel de son époque, écrivit une vingtaine d’ouvrages sur la jurisprudence. C’est très jeune et au sein de sa famille qu’Averroès a commencé à recevoir son instruction ; il a appris le Coran, le droit musulman, la grammaire, la poésie et l’écriture. Très tôt, il s’est intéressé aux disciplines profanes telles que la philosophie, les mathématiques, la médecine, la physique et l’astronomie, développées par ses prédécesseurs, les savants Andalous Ibn Zohr/Avenzoar (1162-1072), Ibn Tufayl/Abubacer (1105-1185), Ibn Bâjja/Avempace (1058-1138).

En 1169, Averroès est nommé grand Cadi de Séville et en 1182, médecin personnel du souverain almohade. Magistrat, il est appelé à appliquer les lois de la šari‘aẗ, déduite du Texte révélé (le Coran) et de la sunna, dans une société cosmopolite. Influencé par la philosophie d’Aristote, il tentera d’introduire l’herméneutique rationnelle dans la législation et dans l’application de la šari‘aẗ. Il essayera surtout de démontrer l’importance de la raison dans la compréhension de la Révélation, insistant sur sa concordance avec la foi. Il a développé une hiérarchie fonctionnelle des différents arguments pour construire le savoir et la vérité. Il explique « que la Révélation nous appelle à réfléchir sur les étants en faisant usage de la raison, et exige de nous que nous les connaissions par ce moyen, voilà qui appert à l’évidence de maints versets du Livre de Dieu »[2].

L’autorité religieuse, sous la direction des juristes (oulémas) malékites et des théologiens ach‘arites, ne tardera pas à s’opposer à son rationalisme (philosophique). Cette autorité va l’accuser de détourner l’esprit des gens, les éloignant de la vraie connaissance d’Allah[3]. En perdant le soutien de son protecteur souverain Ya’qub al-Mansour (1184-1199), Averroès sera d’abord exilé à Lucena en 1197, puis déporté à Marrakech, au Maroc où il finira ses jours. Trois mois après son enterrement, les autorités politiques et religieuses de Marrakech décideront de renvoyer son cercueil en Andalousie. D’ailleurs, ce n’est pas sa mort qui aura marqué la conscience musulmane, mais la scène du renvoi de son cercueil. Une scène que le philosophe soufi Ibn Arabi décrivait ainsi : « D’un côté le maître, de l’autre côté ses oeuvres. Oh, si je pouvais savoir si ses espérances étaient atteintes[4]. » Sur le dos du mulet, il y avait, d’un côté, son cercueil et, de l’autre, ses livres pour faire contrepoids. Pour certains intellectuels musulmans, le renvoi du cercueil d’Averroès sur la rive nord de la Méditerranée annonçait le déclin de la civilisation islamique qui va sombrer dans la longue nuit de l’obscurantisme, tandis que l’exploitation et l’étude de ses oeuvres et de sa pensée par l’Occident aurait mis ce dernier sur la voie de la modernité[5].

Averroès a encore été appelé le « médiateur »[6] parce qu’il s’est attelé à concilier la philosophie rationnelle d’Aristote et le donné révélé. C’est en approfondissant le rationalisme d’Aristote dans ses commentaires très denses qu’il a mis au jour les nouvelles conditions intellectuelles dont les médiévaux ont tiré profit pour développer de nouveaux systèmes théologiques et philosophiques[7] : « Pendant quatre siècles (1230 à 1600), [Averroès a] incarné la rationalité philosophique dans l’Occident chrétien[8]. » La grande question qui a occupé la pensée médiévale se rapportait au concept de vérité. Concept qu’Averroès avait élaboré pour distinguer deux facettes de la vérité, d’une part la raison et la faculté de jugement et d’autre part la Révélation telle qu’interprétée par les théologiens. Averroès, l’héritier musulman d’Aristote et son commentateur dans les Abrégés (jawâmi), les Moyens (talkhîs), les Grands (tafsîr), le Traité de l’âme (Sur la béatitude de l’âme) faisait office d’intermédiaire reliant les deux histoires, l’islamique et l’occidentale et les deux ordres, le philosophique et le religieux[9].

Sur un autre plan, on lui a collé le qualificatif d’« égaré » à cause de sa conception de vérité et on l’a traité d’hérétique dans le monde musulman comme dans le monde chrétien. Averroès inquiétait les tenants de la vérité révélée dans les deux univers religieux qui n’étaient pas prêts à accepter sa quête de la vérité par l’entremise de la raison ou par soi-même. Averroès l’« égaré » et son maître le « misérable Aristote » étaient désormais interdits en Europe médiévale. En 1210, à la séance du mois d’octobre, le concile de Paris avait émis la sentence suivante : « sous peine d’excommunication, il est désormais interdit de lire, soit en public, soit en secret, dans la ville de Paris, les livres de philosophie naturelle qui portent le nom d’Aristote et le commentaire anonyme qui les accompagne »[10]. Cette sentence était un coup fatal porté à la recherche de la vérité par soi-même, alors que Paris de l’an 1210 était

une autre Athènes, une autre Alexandrie […] où le gout renaissant de la science, la recherche sincère et mal réglée de la vérité […] la recherche des hérétiques est alors la principale occupation des légats du pape […]. Dans beaucoup d’esprits invités à penser avec une entière indépendance par la lecture assidue d’Aristote, de Boèce et des commentateurs arabes, est né le mépris, le vrai mépris de la foi des simples, et, malgré la menace du dernier supplice, quelques hommes du plus ferme caractère osent exprimer déjà ce mépris.[11]

Il y avait en plus de l’attaque frontale de l’Église et de ses représentants les plus en vue, la critique de Thomas d’Aquin qui a mené une lutte contre Averroès et les averroïstes, et leur « égarement » dans son oeuvre De unitate intellectus contra Averroistas[12].

La quête de la vérité rationnelle est réapparue timidement dans le monde arabe avec le mouvement de la Nahda[13]. Averroès et sa théorie de la vérité par soi-même était de retour pour répondre à la question : comment sortir de la décadence ? La quête de la vérité rationnelle s’est imposée de nouveau à la veille de l’irruption des « révolutions arabes » au début du nouveau siècle[14]. Ces « révolutions » qui ont secoué le monde arabe, rejetant le despotisme politique des régimes autoritaires ont réactualisé la réflexion sur l’apport de la rationalité d’Averroès dans les changements démocratiques « post-révolution ». En effet, la question brûlante qui se posait à ce moment concernait l’apport de l’averroïsme et de sa « Lumière » dans le renouveau de la pensée arabo-islamique. Pour que l’averroïsme puisse contribuer à la formation d’un nouveau paradigme, questionner ses limites s’avérait nécessaire aux yeux de certains penseurs. Par exemple Nasr Abu-Zeid et Ali Mabrouk trouvaient que la rationalité d’Averroès était limitée par un obstacle interne, celui de l’idéologie[15]. Ils pensaient que la rationalité d’Averroès était un projet issu de la volonté politique d’Almohade qui cherchait à mettre une idéologie à son service. Les travaux d’Averroès sur Aristote étaient une commande du calife Abu Yaqub Yussef (1135-1184), argumentaient-ils. Cela expliquait pourquoi la rationalité est restée une discipline épistémologique réservée à l’élite, c’est-à-dire aux hommes de science et au calife. C’est ainsi qu’on avait qualifié Averroès d’idéologue du pouvoir almohade[16].

Dans Le Discours décisif, Averroès avançait que la société était constituée de trois groupes hiérarchisés, tandis que le savoir se déclinait en trois catégories ; quant à la vérité, elle se construisait à partir de trois sortes de consentement. La rhétorique est destinée à la masse d’où elle puise sa vérité par un consentement au discours oratoire, la jurisprudence est destinée aux jurisconsultes d’où ils puisent leur vérité par un consentement au discours dialectique, tandis que la philosophie est réservée aux philosophes qui en tirent leur vérité par un consentement au raisonnement démonstratif. Ainsi, cette tripartition semble suivre les traces d’une idéologie, instituée pour soutenir l’autorité califale. Quand le calife Ya’qub al-Mansour eut besoin du soutien des oulémas dans ses guerres contre Castille, il fit taire Averroès en l’expulsant de l’Andalousie. Il est facile de chasser le rationalisme quand il n’est plus utile au pouvoir, car Averroès n’a pu instaurer ni instituer de nouvelles conditions intellectuelles, il est resté prisonnier du paradigme ash’arite et de l’herméneutique ésotérique qu’il a voulu déconstruire.

2. De la vérité par un Autre à la vérité par soi-même

Dans son livre Le Discours décisif (Fasl al-Maqâl)[17] ou Traité décisif sur l’accord de la philosophie et de la religion, Averroès avait développé sa propre théorie de la vérité. La vérité est unique mais les chemins qui y mènent sont multiples, postule-t-il. Il y aurait le chemin de la foi et celui de la raison ou le chemin du croire par l’assentiment du coeur et celui du croire par la cogitation de la raison en d’autres termes, atteindre le salut à travers la soumission à Dieu « le salut par Dieu » ou à travers la réflexion de soi « le salut par soi-même ». Le Discours décisif n’est pas uniquement une fatwâ (avis juridique) qui définit le statut de la philosophie en terre d’islam, mais il présente, en fait, une démarche savante bien en avance sur son temps. Une démarche qui propose une lecture alternative de la question du salut en suivant la voie de la vérité rationnelle. Au lieu que le salut s’effectuant à travers l’Autre (Dieu) soit la seule vérité possible à la disposition de l’humain pour concevoir le monde et trouver sa place dans le cosmos, il introduit une autre vérité, celle du salut par soi-même à travers la raison en convoquant et en réactualisant la philosophie grecque.

Pour défendre la légitimité de la vérité rationnelle, dans une société régie par la vérité du texte coranique et prophétique, Averroès expose les rapports intimes entre la vérité rationnelle (philosophie) et la vérité textuelle (la religion/l’islam). En tant que grand juge, il a émis un avis légal sur le droit d’envisager et d’employer la philosophie dans le raisonnement, répondant ainsi à la contestation des juristes malékites et des théologiens ach‘arites qui le dénonçaient auprès du Calife souverain. Il disait que « le propos de ce discours est de rechercher, dans la perspective de l’examen juridique, si l’étude de la philosophie et des sciences de la logique est permise par la Loi révélée, ou bien condamnée par elle, ou bien encore prescrite, soit en tant que recommandation, soit en tant qu’obligation »[18].

Le grand souci d’Averroès était d’asseoir la vérité philosophique (rationnelle) en démontrant sa nécessité et son utilité. Cette vérité ne saurait avoir d’autres fondements que le principe universel de la causalité, car la connaissance rationnelle des causes mène à la véritable connaissance du créateur (Dieu). Si

l’acte de philosophie ne consiste en rien d’autre que l’examen rationnel des étants, et dans le fait de réfléchir sur eux en tant qu’ils constituent la preuve de l’existence de l’Artisan, c’est-à-dire en tant qu’ils sont (analogues à) des artefacts – car de fait, c’est dans la seule mesure où l’on en connait la fabrique que les étants constituent une preuve de l’existence de l’Artisan ; et la connaissance de l’Artisan est d’autant plus parfaite qu’est parfaite la connaissance des étants dans leur fabrique ; et si la Révélation recommande bien aux hommes de réfléchir sur les étants et les y encourage, alors il est évident que l’activité désignée sous ce nom (de philosophie) est, en vertu de la Loi révélée, soit obligatoire, soit recommandée.[19]

Connaître Dieu par l’examen de ses étants demande une démarche démonstrative appuyée par le syllogisme rationnel. Or le savoir islamique n’a développé que le syllogisme juridique fondé sur la déduction des prescriptions à partir du Coran d’abord puis de la sunna, en tenant compte des prescriptions précédentes approuvées à l’unanimité par des jurisconsultes conformément à leurs écoles jurisprudentielles (sunnites) respectives, et enfin du raisonnement qui se résume en qiyās al-ġā’ib ‘ala al-šāhid, c’est-à-dire une pratique analogique qui consiste à déduire « l’inconnu » (al-ġā’ib) à partir du « connu » (al-šāhid). Pour interpréter le Coran autrement et ouvrir la voie à la vérité rationnelle, Averroès reconnaissait la nécessité d’emprunter le syllogisme rationnel là où il est bien développé, c’est-à-dire, chez Aristote et les Grecs. Averroès a justifié son emprunt ainsi :

Puisqu’il est donc établi que l’étude du syllogisme rationnel est aussi obligatoire de par la Loi révélée que celle du syllogisme juridique, il est évident que si aucun de ceux qui nous ont précédés ne s’était livré à une recherche sur le syllogisme rationnel et ses espèces, ce serait une obligation pour nous que d’inaugurer cette recherche, et pour le chercheur passé, de sorte que cette connaissance parvienne à sa perfection. Car il serait difficile, pour ne pas dire impossible, qu’un seul homme pût connaitre par soi-même et de prime abord tout ce qu’il y a besoin de savoir en la matière ; tout comme il serait difficile qu’un seul homme découvrît tout ce qu’il y a besoin de savoir des espèces du syllogisme juridique. Et cela est vrai a fortiori de la connaissance du syllogisme rationnel[20].

Pour intégrer la philosophie d’Aristote dans la théologie et la jurisprudence islamique, Averroès se heurtait à un grand obstacle d’ordre politique et sociétal. Le défi majeur à relever consistait à déterminer comment introduire dans la pensée islamique les concepts métaphysiques des Grecs, les païens, tels que la nature de l’âme et son destin, l’intellect et la résurrection des corps, la création du monde et du temps et l’ordre cosmique. Averroès répondait à ce tourment en soulignant que la raison n’a pas de religion. L’Intellect substantiel est séparé du corps de l’individu (croyant)[21], il est ailleurs, faisant partie du cosmos et il est « universel ». L’Intellect est l’intelligence globale produite par l’espèce humaine. Afin de pouvoir bien penser, l’individu vivant peut se connecter à cet Intellect « universel » par l’intermédiaire du corps. Ainsi, « l’individu, en tant que tel, ne dure que ce que dure sa vie terrestre »[22]. Après sa mort, plus rien ne reste de son corps éphémère, seule l’expérience de sa pensée demeure et rejoint l’Intellect « universel ». Puisque l’Intellect est le bien commun de l’espèce humaine, alors la pensée démonstrative et son syllogisme rationnel est un bien pour tous,

si d’autres que nous ont déjà procédé à quelque recherche en cette matière (syllogisme rationnel) il est évident que nous avons l’obligation, pour ce vers quoi nous nous acheminons, de recourir à ce qu’en ont dit ceux qui nous ont précédés. Il importe peu que ceux-ci soient ou non de notre religion : de même, on ne demande pas à l’instrument avec lequel on exécute l’immolation rituelle s’il a appartenu ou nom à l’un de nos coreligionnaires pour juger de la conformité de l’immolation (aux prescriptions légales). On lui demande seulement de répondre aux critères de conformité. Par ceux qui ne sont pas de nos coreligionnaires, j’entends les Anciens, alors certes il nous faut puiser à pleines mains dans leurs livres, afin de voir ce qu’ils en ont dit. Si tout s’y avère juste, nous le recevrons de leur part ; et s’il s’y trouve quelque chose qui ne le soit, nous le signalerons.[23]

Conscient de la distance historique et épistémologique qui sépare les deux mondes, l’Andalousie de XIIe siècle et l’Athènes du IVe siècle av. J.-C., Averroès s’est contenté d’emprunter le syllogisme rationnel d’Aristote sans la conception de la vérité élaborée par ce dernier. Pour reprendre le flambeau de la sagesse et faire la vérité par soi-même, Averroès a manifesté une grande hospitalité à la sagesse des Anciens[24]. Dans Fasl al-Maqâl, il a utilisé plusieurs fois les verbes recevoir, accepter, excuser, signaler etc., ce qui prouve qu’il n’ignorait pas que la connaissance rationnelle demanderait un effort et prendrait du temps (plusieurs générations) pour être assimilée, de sorte que « le chercheur antérieur s’appuie sur son prédécesseur »[25], dans un long processus d’étude et de réflexion. En effet, chaque génération, dépendamment de ses conditions épistémologiques, arrivera par le syllogisme rationnel à faire sa vérité. Et puisque le savoir de son époque – la médecine, l’astrologie, la chimie et les mathématiques – était plus avancé que celui des Grecs, il était convaincu, alors, que la vérité de XIIe siècle était totalement différente de celle des Grecs.

Si nous trouvons que nos prédécesseurs des peuples anciens ont procédé à l’examen rationnel des étants et ont réfléchi sur eux d’une manière conforme aux conditions requises par la démonstration, [il nous faut, certes,] étudier ce qu’ils en ont dit et couché dans leurs écrits. Ce qui, de cela, sera en accord avec la vérité, nous l’accepterons de leur part, nous nous en réjouirons et leur en serons reconnaissants. Quant aux choses qui ne le seront pas, nous éveillerons sur elles l’attention, nous avertirons (les gens) d’y prendre garde et nous excuserons leurs auteurs[26].

3. Qui a le droit à la vérité par soi-même ?

Rechercher la vérité par soi-même en Andalousie du XIIe était une tâche assez difficile à cause de la situation politique et des conditions sociales et épistémologiques. Dès la traversée du détroit de Gibraltar par Tarik Ibn Ziad en 724 et dès son débarquement dans la péninsule ibérique et l’occupation de Tolède, des dynasties musulmanes se succédaient les unes aux autres entreprenant des guerres de dévastation puis des reconstructions[27]. L’effondrement de la dynastie Omeyyade (756-1031) après la destitution du calife de Cordoue en 1031 avait ouvert la voie au règne des Taifas et aux incessants conflits armés entre musulmans. Le chaos s’installait en Andalousie, ce qui a réveillé l’esprit de revanche des royaumes chrétiens (Castille, Navarre, Aragon, etc.), le danger était imminent. Toutefois, la reconquête de l’Andalousie par les Almoravides en 1085 avait remis de l’ordre et renforcé le pouvoir islamique pendant un certain temps (1040-1147), mais à sa chute, les conflits armés entre Taifas reprenaient de plus belle jusqu’à l’arrivée des Almohades en 1163. Ces derniers ont stabilisé et rétabli l’État islamique en repoussant la menace Castillane. La fin du règne almohade avait sonné l’heure du retour des Taifas, qui allaient disparaître l’une après l’autre sous les coups de la Reconquista jusqu’à la chute finale et totale de l’Andalousie en 1492. Les souverains musulmans en Andalousie étaient presque tous appelés à combattre sur deux fronts pour protéger leurs dynasties : en plus d’assurer leurs arrières en Afrique du Nord où des convoitises se tissaient et des rébellions éclataient à intervalles réguliers menaçant leurs pouvoirs, ils devaient repousser les attaques de la Reconquista.

Dans ce contexte de déstabilisation et de guerre presque permanente, l’appel à l’unité de la communauté musulmane, précisément dans les territoires ennemis, était une obligation religieuse avant d’être une nécessité politique. À titre d’exemple, Ibn Tûmart, le guide spirituel et fondateur de la dynastie d’almohade, avait critiqué la vie luxueuse et le relâchement des moeurs (vin, musique, habits en soie, etc.) des souverains almoravides, en prêchant un retour à l’islam originel, l’islam unificateur. Il donna à sa doctrine politico-religieuse le nom de tawhid (unitarisme), et à ses adeptes le nom d’Al-Muwahhidun (Unitariens/Almohades)[28]. On comprendra mieux l’appel à l’unité des musulmans et des dhimmis[29] sous l’étendard du calife, dans une société plurielle et cosmopolite comme celle de l’Andalousie, marquée par la diversité religieuse (chrétienne, juive et musulmane), ethnique et linguistique (Berbères, Arabes, Wisigoths, Romains, Mozarabes[30], Muladis[31], Esclavons[32]). En somme, l’unité était l’équivalent de la paix et de la prospérité.

Cordoue, cité des lumières et de la pensée[33], centre du savoir au XIIe siècle, où les intellectuels écrivaient et parlaient en arabe tout en conservant leur langue maternelle. Elle était l’héritière du Bagdad d’al-Ma’mun (782-833), la Cité de la sagesse et des sciences islamiques qui a rayonné sur le monde quatre siècles plus tôt. Depuis ce temps, le savoir islamique s’est diversifié, on le classait dans trois catégories et trois syllogismes : la jurisprudence islamique (fiqh) qui a adopté le syllogisme juridique « qiyās al-ġā’ib ‘ala al-šāhid », les sciences théologiques (kalam) qui ont embrassé le syllogisme dialectique argumentatif (jadal), et enfin, les sciences démonstratives (logique, mathématiques, sciences naturelles, astrologie, chimie et philosophie), régis par le syllogisme démonstratif, qui ont suivi « l’observation expérimentale et la déduction rationnelle »[34]. Cette dernière qualifiée par al-Jabri de al-ma‘qūl al-‘aqlī « le raisonnable de la raison »[35], c’est-à-dire le savoir rationnel qui adopte la méthode scientifique expérimentale et la démonstration théorique rationnelle dans la recherche de la vérité[36]. La jurisprudence (fiqh) et le syllogisme juridique « qiyās al-ġā’ib ‘ala al-šāhid » ont conditionné, selon al-Jabri, le savoir arabe en le confinant dans le cercle du licite et de l’illicite (halal et haram), le permis et le recommandé, le bon et le mauvais, l’obligatoire et le délégué, ne devant plus dépasser les fondements (‘Usul) du fiqh, les sources premières qui sont le Coran et la sunna[37]. La théologie (kalam), ces joutes discursives – semblables à d’autres célèbres joutes oratoires de déclamation de poèmes entre tribus rivales – repose, selon al-Juwaini[38], d’une part sur une rhétorique bien rodée consistant en « la connaissance des règles, des limites et des méthodes de la démonstration, aboutissant à appuyer ou à réfuter une opinion, que ce soit dans le fiqh ou dans d’autres disciplines »[39], et, d’autre part, sur « la confrontation et l’exclusion entre [Idées] concurrentes au lieu de coopération et de consensus ».

D’après al-Jabri, le syllogisme juridique « qiyās al-ġā’ib ‘ala al-šāhid » a codifié la pensée islamique, juridique et théologique, formant ainsi l’ordre cognitif indicationnel. Et si la philosophie a donné naissance à la rationalité grecque, la science indicationnelle, et en premier lieu la jurisprudence islamique (al-fiqh), a donné naissance à la rationalité arabe. al-Jabri disait que « Si nous pouvons qualifier la civilisation islamique par un de ses produits, nous devrons dire qu’elle est “la civilisation du fiqh” et cela dans le même sens qui s’applique à la civilisation grecque quand nous disons que c’est une “civilisation de philosophie” et à la civilisation européenne contemporaine lorsqu’on la décrit comme “civilisation de la science et de la technologie”[40]. » La jurisprudence (al-fiqh) est le champ cognitif indicationnel dans lequel

différentes disciplines ont convergé avant, pendant et après l’ère de la codification […] le travail intellectuel autour de la jurisprudence durant les trois premiers siècles de la Hijra a mobilisé des énergies extraordinaires intellectuelles de la Oumma musulmane et les contributeurs dans ce domaine n’étaient pas seulement les spécialistes comme les savants du kalam […], mais aussi des scientifiques de la langue, de l’histoire et en plus des hommes de lettres[41] […].

Al-fiqh en tant que mode de pensée a grandement contribué à la structuration de la pensée islamique savante avec un grand flux de livres, brochures, résumés, extraits, commentaires et commentaires de commentaires, etc. La culture populaire issue de cette « science » a, de son côté, répandu cet enseignement du licite et de l’illicite, du permis et de l’interdit, de telle sorte que tout « musulman qui savait lire l’arabe, aura un accès direct aux livres du fiqh. Par conséquent, le fiqh était, à cet égard, la chose la mieux partagée dans la société arabe et musulmane. Cela aurait dû avoir un fort impact, non seulement sur le comportement quotidien de l’individu et de la communauté, mais aussi sur le comportement rationnel, c’est-à-dire sur le mode de penser et sur la production intellectuelle[42]. » En somme, la rationalité islamique arabe est une rationalité de fiqh en premier lieu, une rationalité limitée par la logique du syllogisme qiyās al-ġā’ib ‘ala al-šāhid et c’est ici que réside sa crise. Selon al-Jabri, ce champ cognitif (fiqh), parent des sciences islamiques de l’époque (langue, exégèse, etc.), a atteint son point culminant et son apogée au VIIIe siècle. Les sciences qu’elle a hébergées sont restées prisonnières de cette époque, parce qu’elles ne pouvaient aller au-delà des limites des fondements (‘Usul), du Texte référentiel, de la source première du savoir et de la vérité, « le Texte de la langue comme référence aux études de la grammaire et à la science de la langue, et le Texte religieux comme référence aux études du fiqh et du kalam »[43].

Le Texte en tant que source de savoir reste limité quelle que soit sa richesse et sa profondeur et il demeure inapte à « créer des époques culturelles nouvelles »[44], car il est incapable de réaliser les ruptures épistémologiques avec ses concepts et ses cadres théoriques. La rationalité indicationnelle a épuisé toutes les possibilités du Texte, « impuissante à apporter, du nouveau, à ce qu’elle avait créé durant l’époque de la codification »[45]. Ainsi, cette époque s’est transformée, d’un foyer de production du savoir à un foyer de rumination et d’imitation, produisant ce qu’on a appelé sciences des « khilāfiāt » (la discordance)[46]. Les adeptes des mathāhab al-fiqh (écoles juridiques), leurs successeurs, puis les successeurs des successeurs, ont connu des débats inouïs, autour du ma‘āthir et ma‘ākhid, (insuffisances et excellences) des maîtres (imams) de chaque école juridique. Ainsi, ces débats contradictoires d’un autre temps ont touché aux questions de la jurisprudence, de la šari‘aẗ, de la grammaire, de la langue et du kalam, etc. Finalement, la rationalité jurisprudentielle indicationnelle, a abouti, en fin de compte, à un débat stérile, enfermée dans « un cercle nécessairement dédié à l’imitation et à la monotonie et ruminant ce qu’elle avait produit jadis ; son temps est devenu un temps qui se répète, un temps fini »[47]. Ainsi, la rationalité indicationnelle est arrivée à un état où elle « s’est autodétruite »[48].

Dans ces conditions sociopolitiques et épistémologiques, le Discours décisif (Fasl al-Maqâl) est apparu pour défendre la légitimité de la vérité, par soi-même, la vérité rationnelle issue de la philosophie récusant les assertions de al-Ghazâlî[49] et de ses héritiers. Ce dernier, dans son livre L’Incohérence des philosophes (Tahāfut al-Falāsifa), accuse les philosophes al-Fārābî et Ibn Sinā (Avicenne) d’infidélité, pour avoir osé interpréter différemment certains versets coraniques, ceux notamment en rapport avec des questions de métaphysique[50]. Al-Ghazālî a

catégoriquement conclu à leur infidélité quant à trois questions : la thèse de l’éternité aparte ante du monde ; celle d’après laquelle Dieu – exalté soit-Il – ne connaît pas les particuliers – mais Dieu est bien au-dessus de cela ; et pour avoir interprété les énoncés révélés concernant la corporéité de la résurrection et les modalités de la vie future[51].

Averroès critiqua al-Ghazâlî pour avoir idéologisé un débat épistémologique censé rester entre savants en divulguant des démonstrations philosophiques qui ne devraient pas l’être auprès du grand public. Quand al-Ghazâlî avait accusé publiquement les philosophes d’infidélité dans une société régie par le licite et l’illicite (halal et haram), il avait signé leur arrêt de mort et la mort de l’herméneutique rationnelle. Pour protéger le droit à la vérité par soi-même, Averroès avait divisé la société en trois groupes et distingué trois catégories d’assentiments envers la Loi révélée (šari‘aẗ) :

Ceux qui ne sont absolument pas hommes à connaître l’interprétation, et qui sont [aussi] les hommes assentant par rhétorique ; c’est la grande masse des humains, car il n’est pas d’homme sain d’esprit dépourvu de la faculté d’assentir [au moins] de cette façon.

Ceux qui sont hommes à connaître l’interprétation dialecticienne, et qui sont [aussi] les hommes assentant par dialectique, que ce soit par nature uniquement ou par nature et par habitude.

Ceux qui sont hommes à connaître l’interprétation certaine, et qui sont [aussi] les hommes assentant par démonstration, du fait de leur nature et de la science [qu’ils exercent], à savoir la science de philosophie. Cette [dernière] interprétation, il ne faut pas l’exposer aux hommes assentant par dialectique, et moins encore à la foule[52].

Par contre, Averroès, en ne réservant le droit à la vérité par soi-même qu’aux philosophes, a non seulement interdit la divulgation de l’herméneutique démonstrative par une fatwâ (Le Discours décisif), mais il a en plus qualifié celui qui l’expose d’infidèle[53]. Cela a interpellé les intellectuels d’aujourd’hui. Comment le maître de la rationalité en islam peut-il accuser d’infidélité celui qui expose la vérité rationnelle en public ? Comment celui qui a déclaré dans la même fatwâ (Le Discours décisif), la nécessité de connaître Dieu par la raison, divise-t-il la société en trois sphères parallèles qui ne peuvent interagir en partageant l’outil permettant de produire la vérité par soi-même ? Comment prive-t-il la masse du savoir rationnel en l’enfermant dans l’irrationnel et l’émotif rhétorique en empêchant de cette manière le rationalisme de s’enraciner dans la culture arabe et en entretenant un caractère élitiste ? On a ainsi estimé qu’Averroès avait piégé l’herméneutique dans le transcendantal quand il a considéré que seuls les savants (l’élite) peuvent saisir le sens obscur et interne du Texte (Coran). Notamment, dans une société où le Texte (Coran) est fondateur de toute activité matérielle et spirituelle. Priver les musulmans de l’herméneutique rationnelle a encouragé les jurisconsultes à prendre le pouvoir de faire la vérité en plaçant la population sous leur tutelle.

Sans doute l’approche craintive qu’Averroès avait adoptée, celle de réserver la rationalité à une minorité, l’élite, apparaît-elle, a priori, responsable du recul de la rationalité démonstrative dans la société islamique. Mais, si l’on essaye de comprendre sa fatwâ (Le Discours décisif), selon le contexte politique et épistémologique susmentionné, sa position craintive semblerait légitime. De plus, si l’on ajoute à ce qui a été déjà dit, le récit post-Grande discorde (la guerre civile sur la succession califale, après la mort du Prophète Mohammed) qui a affligé la mémoire collective musulmane, on pourrait comprendre l’inquiétude d’Averroès. Pendant la Grande discorde, les musulmans ont utilisé le Coran comme un instrument idéologique, l’interprétation a été une arme de guerre employée par des groupes en conflit pour légitimer ou contester un pouvoir. Averroès a décrit la crainte de la discorde en parlant de la première génération de l’islam, les compagnons des Prophète Mohammed, en disant :

cela apparaît fort clairement si nous comparons de ce point de vue les hommes de premier âge de l’islam et ceux des époques ultérieures : les hommes du premier âge arrivaient à une vertu parfaite et à une révérencieuse piété en usant de ces arguments sans en donner d’interprétations, et pour ceux d’entre eux qui en connaissait une, ils étaient d’avis de ne pas l’exposer. Quant à ceux des époques ultérieures, dès lors qu’ils usèrent de l’interprétation, leur piété diminua ; leurs divergences augmentèrent ; l’amour [qu’ils portaient à Dieu] fut suspendu ; et ils se fractionnèrent en nombre de sectes[54].

La crainte de revivre la Grande discorde dans un territoire cosmopolite et menacé par l’ennemi a poussé Averroès à maintenir l’herméneutique dans la sphère épistémologique, loin des jurisconsultes qui utilisent la rhétorique pour mobiliser les musulmans et les garder unifiés sous l’autorité de leur calife. Selon Averroès, les guerres des idées proviennent

des interprétations, et du fait de l’opinion que celles-ci devraient, du point de vue de la Loi révélée, être exposées à tout un chacun, que sont apparues les sectes de l’islam, qui en vinrent au point de s’accuser mutuellement d’infidélité ou d’innovation blâmable, en particulier celles d’entre elles qui étaient perverses. Les Mu‘tazilites ont ainsi interprété nombre de versets et de traditions prophétiques, et exposé ces interprétations à la foule, et pareillement les Ash‘arites, même si ces derniers ont moins interprété. Ils ont de ce fait précipité les gens dans la haine, l’exécration mutuelle et les guerres, déchiré la Révélation en morceaux et complètement divisé les hommes[55].

La vérité par soi-même demande un espace qui tolère la thèse et l’antithèse, les différences et les oppositions, cette espace ne pourrait exister que s’il est réservé à un groupe restreint, à une élite. Les questions abordées dans cet espace cognitif sont d’ordre métaphysique, fondées sur l’interprétation des textes coraniques obscurs que chaque savant pourrait interpréter selon ses convictions. La vérité par soi-même demande un haut niveau de savoir, qui exige plusieurs années d’étude, nullement à la portée de l’Andalou lambda de l’époque.

La crainte de la discorde dans une société imprégnée par la vérité jurisprudentielle omniprésente explique l’attitude réservée d’Averroès. Ce n’est pas non plus la seule raison, car une crise interne au sein des sciences démonstratives islamiques l’empêchait d’affirmer sa vision et d’imposer sa vérité. Selon al-Jabri, les sciences démonstratives islamiques comportent deux pratiques scientifiques : « une pratique théorique qui se trouve entièrement à l’intérieur du système aristotélicien et suit son enseignement, et une pratique qui agit en dehors de lui, avec un certain degré de liberté »[56]. Al-Jabri attribue la crise de la pratique théorique à sa structure de base, représentée par l’aristotélisme. Lorsque les philosophes musulmans ont découvert le système aristotélicien, ce dernier était « complété et refermé sur lui-même avec son auteur et s’est transformé en une théorie générale sur l’univers, l’homme et Dieu, c’est-à-dire en un système métaphysique »[57]. Et comme le champ de la métaphysique en islam appartient à la raison indicationnelle (fiqh) et se trouve sous l’autorité des faqihs (jurisconsultes), la philosophie n’était plus en mesure d’affaiblir le pouvoir de l’ordre cognitif indicationnel ou de dépasser les limites de la rationalité aristotélicienne. Ceci à propos de la crise de la pratique philosophique ; quant à la crise de la pratique empirique (chimie, astrologie, mathématiques, etc.), qui a échappé au cercle fermé d’Aristote et qui a fait de grands progrès, elle est

restée dès le début et jusqu’à la fin à l’extérieur des batailles intellectuelles, et n’a, donc, pas de relation avec l’une ou l’autre des parties en conflit, ni avec la religion ni avec la philosophie. La lutte conflictuelle dans la culture arabe ne concernait pas le mythos versus le logos […] comme dans la culture grecque, ni entre la science et l’église telle qu’elle était dans l’expérience européenne moderne, mais plutôt la lutte opposait […] deux systèmes de connaissances, chacun fondé sur une idéologie donnée : l’ordre cognitif indicationnel et l’idéologie sunnite d’une part, le système illuminationnel et l’idéologie chiite (l’ismaélienne en particulier) d’autre part[58].

La science empirique est restée en suspens, isolée de la société, ne jouant aucun rôle dans la formulation ou la reformulation de la vision du musulman sur l’humain, la société et le cosmos, jusqu’à ce qu’elle eut cessé complètement d’émettre tout savoir. Les courants dominants et antagonistes se nourrissaient plus de religion que de science en raison de l’interaction entre le religieux et le politique au sein de la société musulmane, et cela dès le moment Muhammadien. Il est indéniable et même compréhensible qu’Averroès, seul, n’ait pu réaliser les conditions intellectuelles nécessaires qui auraient permis de faire la vérité par soi-même. Il a fallu patienter plusieurs siècles pour que cette dernière devienne une réalité. Défendre un droit à la vérité par la raison, même s’il est restreint, est un pas géant que Le Discours décisif a franchi en soulignant que « la philosophie est la compagne de la Révélation et sa soeur de lait »[59].

4. La vérité rationnelle. Le chemin qui mène à la reconnaissance d’autrui

Il est évident qu’Averroès n’était pas en mesure de lancer les fondements de la vérité moderne, la soeur jumelle de la rationalité des Lumières du XVIIIe siècle qui reposait sur le principe de l’égalité. Descartes soulignait cela dans le Discours de la méthode en disant : « le bon sens ou la raison est naturellement égale en tous les hommes ». À l’instar de Platon et d’Aristote, Averroès appartenait à un monde basé sur la hiérarchie cosmologique et sociale. Les êtres et les humains ne sont pas égaux par leurs dispositions innées, ils sont divisés en catégories hiérarchisées, les philosophes sont au sommet de cette hiérarchie, seuls capables de faire bon usage de la raison et de faire la vérité par soi-même. Cependant, et à la différence des philosophes grecs qui partagent une vision païenne des dieux (les dieux et les déesses) de la mythologie grecque, Averroès avait le courage de réactualiser la quête du salut par soi-même (des Grecs) – penser par soi-même en ayant la responsabilité de sa destinée – dans un monde régi par l’hégémonie totale du Dieu monothéiste omniprésent et omnipotent, Source de toute vérité et de toute action.

Dans les rencontres intitulées « Autour d’Averroès, l’héritage andalou », al-Jabri a fait valoir le caractère actuel d’Averroès, celui du maître incontesté de l’épistémologie de la réconciliation entre religion et philosophie et du dialogue entre Orient et Occident (grec). Al-Jabri a mis au jour trois principes universels du dialogue de Fasl al-Maqâl et Tahâfut al-tahâfut. Le premier est « la nécessité de comprendre l’autre dans son propre système de référence » ; le deuxième est « la nécessité de comprendre la liberté comme une condition de la responsabilité »[60] ; le troisième est « le fait de reconnaître le droit à la différence »[61]. Que signifie exactement le premier principe, à savoir la nécessité de comprendre l’autre selon son propre système de référence ? D’après al-Jabri, Averroès considère la philosophie comme l’Autre différent de la religion. Il insiste pour ne traiter les questions religieuses qu’à l’intérieur du paradigme religieux et, de la même manière, ne traiter les questions philosophiques qu’à l’intérieur du système philosophique dans lequel elles s’insèrent :

Il est recommandé à tous ceux qui ont choisi la recherche de la vérité […], lorsqu’ils se trouvent devant des affirmations qui leur paraissent inadmissibles, d’éviter de rejeter systématiquement ces affirmations et d’essayer de les comprendre à travers la voie dont ceux qui les posent prétendent qu’elle mène à la recherche de la vérité. Ils doivent consacrer, pour arriver à un résultat décisif, tout le temps nécessaire et suivre l’ordre qu’impose la nature de la question étudiée (Averroès, Tahâfut al-tahâfut « l’incohérence de l’incohérence »)[62].

Averroès a exposé ce processus méthodique axiomatique en critiquant al-Ghazâlî qui, lui, voulait à tout prix montrer l’incohérence du discours philosophique démonstratif en empruntant d’autres méthodes qui appartenaient à des champs différents de la recherche philosophique comme la poétique, l’art oratoire ou la dialectique. Cette approche est considérée par Averroès comme « une faute contre la loi divine et contre la philosophie (hikma) »[63].

La méthode d’Averroès est toujours d’actualité, parce qu’elle invite à comprendre les questions culturelles et identitaires en les insérant dans leur propre système d’appartenance. Cela revient à dire que le musulman a la responsabilité de comprendre l’Autre/Occident à partir de ses propres références, tout comme l’occidental à le devoir de comprendre le discours et les conduites du musulman dans son propre système de référence. Cette conclusion mène au second principe d’Averroès : la recherche de la vérité demande un haut degré de tolérance et d’hospitalité, car cette recherche conduit le chercheur à s’approvisionner auprès d’autres cultures bien différentes de sa culture[64]. Le troisième principe « reconnaître le droit à la différence » vient du fait que la philosophie et la religion sont deux édifices distincts qui possèdent leurs propres principes et prémisses, leurs propres structures et leurs propres conclusions. Cependant, toutes deux tendent à la vérité. Il affirme ainsi que :

Si les préceptes religieux sont le bon aloi, et s’ils invitent à la spéculation qui conduit à la connaissance de l’être véritable, nous savons donc, nous, musulmans, d’une façon décisive, que la spéculation fondée sur la démonstration ne conduit point à contredire les enseignements donnés par la loi divine. Car la vérité ne saurait être contraire à la vérité : elle s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur[65].

Averroès appliquait ce principe afin de redéfinir les liens qui existaient entre la religion et la philosophie :

Il reproche à Ibn Sînâ (Avicenne) d’avoir nui tant à la religion qu’à la philosophie par son syncrétisme qui consistait à fondre les principes de la religion dans ceux de la philosophie, ce qui ne pouvait avoir que des conséquences graves : sacrifier, soit les principes de la religion, soit ceux de la philosophie, voire les écarter tous pour tomber dans un scepticisme sans issue[66].

Les deux vérités philosophique et religieuse concordent, mais elles ne sont pas identiques, l’une doit accepter l’autre et respecter inconditionnellement son droit à la différence. Bref, al-Jabri pense que les trois principes de l’épistémologie averroicienne peuvent faciliter les rapports d’altérité, les rapports entre les musulmans et les Autres, et créer une compréhension mutuelle, de façon à apaiser les antagonismes en diffusant un certain degré de tolérance et d’indulgence.

Pour que ces trois principes universels du dialogue puissent asseoir le vivre ensemble dans les sociétés occidentales, la critique rationnelle de l’héritage islamique s’avère indispensable. La rationalité d’Averroès et sa théorie de la vérité pourraient contribuer grandement à apporter une réforme de l’islam et de la jurisprudence. Elles seraient une critique émanant du savoir propre à l’islam, encourageant, ainsi, chaque musulman à réfléchir par soi-même. En faisant abstraction du contexte historique et des limites épistémologiques de son syllogisme démonstratif, ce dernier demeure, tout de même, pertinent et en mesure de lancer une réflexion sur les insuffisances actuelles de la jurisprudence musulmane. Il répondrait à coup sûr aux questions qui préoccupent les musulmans d’aujourd’hui. Il contribuerait à instaurer de nouvelles conditions de faire la vérité à l’abri des dispositifs juridico-éthiques de contrôle social. La théologie contemporaine outillée par le syllogisme rationnel devrait être en mesure d’encourager le musulman à construire la vérité par soi-même en exploitant les Lumières de la raison. Ici, les Lumières

se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute lorsqu’elle résulte non pas d’une insuffisance de l’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières[67].

La lecture rationnelle de l’islam par soi-même est incontournable, surtout au sein des sociétés occidentales, pour que le musulman puisse distinguer ce qui relève du changeant et de l’immuable dans sa pratique religieuse. Cela concernerait les traditions, les manières de penser, les croyances, etc. Cette lecture s’avère essentielle pour que le musulman soit en mesure de savoir ce qui fait réellement son identité, ce qu’il est important de conserver de la tradition islamique et ce qui est dépassé, à laisser de côté ou à rejeter. Accepter les traditions religieuses n’empêche pas d’interroger leurs fondements, car chaque tradition religieuse comporte l’actuel et l’inactuel, des éléments qu’on peut admettre et adopter, et d’autres qu’on rejette : « On peut, par exemple, condamner l’ancienne tradition chinoise du bandage des pieds des femmes, en admirant en même temps la calligraphie, les poteries et l’attachement à la valeur du travail honnête de la culture chinoise[68]. » Sortir de la tutelle des jurisconsultes qui monopolisent le droit de faire la vérité est l’objectif même d’Averroès, car il privilégiait le recours à la raison au détriment de la révélation. Il a, en effet, assuré que

[si] l’examen démonstratif aboutit à une connaissance quelconque à propos d’un étant quel qu’il soit, alors de deux choses l’une : soit sur cet étant le Texte révélé se tait, soit il énonce une connaissance à son sujet. Dans le premier cas, il n’y a même pas lieu à contradiction, et le cas équivaut à celui des statuts légaux non édictés par le Texte, mais que le juriste déduit par syllogisme juridique. Dans le second, de deux choses l’une : soit le sens obvie de l’énoncé est en accord avec le résultat de la démonstration, soit il le contredit. S’il y a accord, il n’y a rien à en dire ; s’il y a contradiction, alors il faut interpréter le sens obvie[69].

Aujourd’hui, il n’y aura aucune échappatoire que de faire appel à la raison pour essayer d’atteindre la vérité par soi-même. C’est la seule sortie de secours qui libèrera le musulman de la tutelle des autorités religieuses et du dogmatisme doctrinaire et qui le propulsera, éventuellement, sur l’orbite des Lumières afin de vivre en paix sa modernité.