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Depuis la parution de l’Origine des espèces de Darwin en 1859, le christianisme connaît une remise en question profonde de sa manière d’interpréter les premiers chapitres de la Genèse. Il doit revisiter régulièrement les doctrines traditionnelles de la création, de l’unicité de l’humain comme Imago Dei, et la question de l’origine du péché. Dans le monde universitaire actuel dominé par l’humanisme scientifique, la théologie chrétienne est de plus en plus sur la défensive, perdant du terrain à chaque avancée de la science ou presque, et se retranchant derrière différentes stratégies de gestion de défaite, que ce soit par le créationnisme militant, le concordisme, la stricte séparation des magistères, voire même la mise en sourdine des Écritures elles-mêmes.

Pour les dix auteurs de Evolution and the Fall, tous universitaires chrétiens représentant différentes spécialisations et dénominations, le défi se transforme en opportunité dans la mesure où il est approché de l’intérieur de la tradition théologique et liturgique du christianisme classique. C’est l’approche générale du Colossian Forum, groupe de réflexion qui a aidé à produire cet ouvrage collectif (voir le « Foreword »). Son pari : si l’on remplace le paradigme épistémologique de la science magistérielle et conquérante par celui du Christ Seigneur, source de toute science et soutien de toute la création (cf. Colossiens), cette crise pourrait être vécue comme un nouveau moment « chalcédonien », où la tension entre tradition et remise en question ambiante produira non pas une cassure mais un pas en avant qui honorera les paradoxes.

L’ouvrage traite de la question spécifique de l’origine du péché, désignée en théologie comme la chute et souvent associée à la doctrine plus spécifique du péché originel. La science actuelle laisse-t-elle encore de la place pour une telle doctrine, et si oui, sous quelle forme ? Après une introduction rédigée par les deux éditeurs, dix chapitres sont regroupés dans quatre sections : « Mapping the Questions » (3 chap.) ; « Biblical Studies and Theological Implications » (3) ; « Beyond « Origins » : Cultural Implications » sur la pertinence de la doctrine de la Chute dans la culture occidentale actuelle (2) ; « Reimagining the Conversation : Faithful Ways Forward », nouvelles questions à apporter au débat (2).

L’introduction (xv-xxix), « Dépasser Galilée pour atteindre Chalcédoine : ressources pour imaginer à nouveau l’évolution, les origines de l’humain, et la Chute », explique le paradigme épistémologique général du projet. Alors que l’affaire Galilée du XVIIe siècle est souvent proposée comme le modèle à suivre pour dénouer les crises entre science et foi, nos auteurs invitent les croyants à entrer plutôt dans l’esprit du concile de Chalcédoine, où la tension entre tradition et nouvelles connaissances venant de l’extérieur est soumise à une réflexion imaginative et communautaire interne. Osons voir le défi présent, disent-ils, non pas comme un autre « moment galiléen », mais comme une « opportunité chalcédonienne » (xvii). Prenons au sérieux les nouvelles connaissances, restons fidèles au cadre de la tradition en pratiquant la vie liturgique (« l’incubateur » de la créativité théologique nécessaire, p. xx), tenons à la conviction évangélique selon laquelle toute connaissance est en Jésus Christ, pour ensuite explorer librement comment et jusqu’où la tradition peut être renouvelée sans être trahie. C’est ainsi que la tradition fut renouvelée à Chalcédoine lorsque fut intégrée la notion d’union hypostatique.

Le premier chapitre de Darrel Falk, « Les origines de l’humain. Le récit scientifique » (3-22), fait le point sur le consensus scientifique actuel. Les données fossiles et génétiques s’accordent pour indiquer une origine qui ne serait pas monogénique (d’un seul couple « Adam-Ève »), mais plutôt d’un groupe d’un millier d’humains environ qui auraient existé il y a environ 70 000 ans (10). C’est l’émergence soudaine de la pensée symbolique, et non du langage ni de la main ou des outils, qui établit l’unicité de l’être humain. Par surcroît, cette émergence s’explique mal par la sélection naturelle seule : ici entre en jeu le « hasard » – la contingence des événements imprévisibles – qui accompagne sans cesse la sélection dans l’histoire de l’évolution. Falk fait ici intervenir la théologie chrétienne dans le champ idéologique : ce type de tournant relève de la providence divine et non du hasard (21-22). Par elle Dieu aurait forgé l’Imago Dei.

Dans « Tous meurent en Adam ? Questions à la frontière des théories de la construction des contextes de vie [Niche Construction Theory], de l’évolution communautaire et du péché originel » (23-47), Celia Deane-Drummond adopte la position du polygénisme (communauté et non couple d’origine). À la lumière des discussions les plus récentes, elle souligne l’importance de l’interaction en deux sens dans l’évolution des espèces : non seulement le contexte agit-il sur l’espèce, mais les espèces elles-mêmes, et même les individus d’une espèce, peuvent, par leurs actions et décisions, altérer leur contexte et ses canaux de sélection naturelle. Cette interaction crée un héritage non seulement génétique mais culturel : « Cette vision dynamique d’une interaction est pertinente pour une discussion théologique de l’origine du péché. » (34) L’A. propose une interprétation du récit de la Chute comme historique (elle a eu lieu) mais non littérale (les acteurs et événements du récits se réfèrent à des réalités historiques, mais pas au premier degré) ni ponctuelle (les événements auxquels Gn 3 fait référence peuvent se comprendre comme des processus). Deane-Drummond voit dans la préhistoire religieuse les traces d’une intervention divine qui a permis l’émergence de la conscience de Dieu (divine awareness), occasionnant du même coup l’option humaine du rejet de ce dernier, qu’elle décrit comme « un mode d’autodestruction, menant au développement visible d’une hostilité à la fois dans la communauté et envers les autres animaux également » (42). D’où une vision de la transmission du péché non ontologique ou génétique avant tout, mais surtout sociale : « le péché originel crée le contexte social déformé dans lequel il est impossible de ne pas être un pécheur » (45).

James K.A. Smith, dans « Ce qui relève de la Chute : une exploration philosophique » (ch. 3, p. 48-64) tente un travail « chalcédonien » sur la tradition, pour la réduire à son plus pur essentiel. Selon lui, la trame de l’histoire sainte – telle que préservée par la tradition – exige de voir la Chute comme un événement réel survenu dans l’histoire humaine, pas nécessairement comme un fait ponctuel, ni comme le fait d’un seul couple. Il importe qu’elle ait un avant et un après et qu’elle soit comprise comme une irruption du Mal dans une création ex nihilo entièrement bonne à l’origine (53-54). Smith propose un scénario historique envisageable dont Gn 1-11 donnerait les grandes lignes : au moment où émerge cette petite population d’hominides capables de décisions morales, le créateur se révèle à eux pour en faire son peuple d’alliance, leur donnant une loi qui protège leur bien-être et le mandat d’être son image sur la terre (61-62). Cette humanité d’origine est faillible mais capable d’obéir. Il y aura une période d’essai pour ce pacte qui se soldera par un échec, d’où une détérioration progressive de la situation morale de l’espèce.

J. Richard Middleton offre au chapitre 4 le premier des trois chapitres d’exégèse ou de théologie biblique, « Une relecture de Gn 3 attentive à l’évolution humaine. En vue d’un dépassement du concordisme et de la séparation des magistères » (p. 67-97). L’auteur rejette d’emblée trois solutions herméneutiques usuelles : l’anti-scientisme, le concordisme et la séparation des magistères. Il propose une mise en relation de la science et des Écritures empruntée au bibliste William Brown, qu’il appelle « l’intersection tangentielle des magistères », ou TOMA (Tangentially Overlapping Magisterium). Selon cette approche, les résultats de la science n’ont pas à dicter la direction de l’interprétation, mais à la pousser (nudge) dans de nouvelles directions « inconfortables mais enrichissantes » (71). Il en résulte une dizaine de réinterprétations de thèmes ou de symboles du récit cherchant à maintenir les données des deux magistères. Par exemple, le jardin d’Eden (76-78) est dépeint comme un projet localisé où naît l’agriculture organisée et où règne le végétarisme et la paix, et où les participants humains reçoivent de Dieu le mandat d’étendre ce type d’existence partout sur la Terre à l’extérieur du jardin, là où existe déjà depuis longtemps la violence entre animaux et primates, et où se multiplient déjà les « ronces et chardons » hostiles à la vie humaine. Le serpent, quant à lui, pourrait symboliser un aspect de l’ordre créé ou même de la psyché humaine renvoyant aux choix éthiques de l’être humain (84-86).

Au chapitre 5, « Adam, qu’as-tu fait ? Voix néotestamentaires sur les origines du péché » (98-135), Joel B. Green fait valoir deux voix importantes du Nouveau Testament, celles de Paul et de Jacques. Selon lui, le poids des données bibliques est si modeste que l’Église n’a jamais senti le besoin de définir la doctrine du péché originel de manière « magistérielle », comme par exemple à l’intérieur d’un credo universel (p. 99). Cet état de fait crée de l’espace aujourd’hui pour de nouvelles perspectives sur la question. Les Écritures ne disent pratiquement rien sur la signification à long terme de la désobéissance d’Adam et Ève. Seuls quelques textes intertestamentaires en parlent (Apoc. Moïse, 4 Esdras, 2 Baruch, Pseudo-Philon) : la Chute y sera parfois associée à l’origine de la mortalité et aux désirs mauvais. Par contre, le N.T. présente l’état de péché comme un esclavage universel qui empêche l’être humain de faire le bien même s’il le désire. Chez Paul (106-110), le péché est une puissance qui, entrée dans le monde (Rm 5,12), produit les désirs pécheurs (et non l’inverse), et dont la victime humaine doit être libérée. Selon Green, Jacques (p. 110-114) va dans un sens analogue : le péché est une collusion avec l’esprit « du monde » (Jc 4,4). C’est seulement la présence de la Parole de Dieu dans l’individu qui peut l’empêcher de tomber dans cette spirale descendante commençant par le désir pécheur et se terminant dans la mort (Jc 1). L’insistance du N.T. porte ainsi sur l’état dramatique et inéluctable du péché, et non d’abord sur son origine.

Au chapitre 6, Aaron Riches invoque une approche théologique et poétique pour embrasser plutôt que désamorcer la tension entre évolution et foi. « Le mystère d’Adam, ou une apologie poétique de la doctrine traditionnelle » (117-135) priorise la réflexion christologique pour conduire sur le terrain du mystère. Le principe théologique de l’analogie de la foi, qui postule la cohérence de toute croyance, doit guider la réflexion. Pour l’auteur, la Vérité centrale de cette réflexion, c’est Jésus Christ, le logos soutenant la création (118), « le paradoxe des paradoxes » (135). On peut se demander comment la proposition de Riches, tout originale qu’elle soit, évite concrètement l’écueil de la séparation des magistères de la théologie et de la science[1].

La partie III, qui traite de certaines implications culturelles du débat, débute avec le chapitre 7, « Devenir ce que nous devions être : Chute et soif de perfection ». Brent Waters y expose comment le récit de la Chute a enraciné dans la pensée occidentale l’espoir du perfectionnement historique d’une espèce humaine endommagée. Il fait la critique du transhumanisme, forme sécularisée et contemporaine de cet espoir, selon laquelle l’individu pourrait être détaché des limites du corps physique et traduit en banque de pure information, pour ensuite atteindre la perfection et l’immortalité en étant « réincarné » dans un nouveau support physique fourni par la technologie et plus fiable que le corps naturel. Au chapitre 8, Norman Wirzba propose dans « Apprendre à voir la création comme déchue et florissante » une théorie de la connaissance du cosmos inspirée du christianisme oriental. Cette théorie, basée sur les notions de générosité du créateur, d’abondance et de partage des ressources, viendrait supplanter le paradigme darwinien dominant de la rareté des biens et de la concurrence pour la survie. Pour Wirzba, « [i]l est important de se souvenir que la longue marche du développement philosophique et scientifique occidental nous conduit vers […] l’extinction de la vie humaine » (163). Le vrai problème de l’être humain et de toute forme de vie n’est pas le combat pour la survie, mais la déconnection du logos divin qui les soutient et les nourrit.

L’ouvrage soumet en finale deux angles nouveaux sous lesquels le débat science/théologie pourrait être poursuivi. D’abord, l’angle de la pensée politique comme facteur externe (ch. 9). William Cavanaugh retrace « La Chute de la Chute et la pensée politique du début de la modernité ». Pour lui, ce n’est pas le renversement de la théorie de la Chute par la science qui a conduit l’Occident à la vie sécularisée d’aujourd’hui. C’est plutôt un changement dans la théorie politique qui est posé comme condition nécessaire de départ. Plus précisément, il s’agit de l’éclipse de la Chute par l’état naturel pré-Chute de l’humain comme justificatif de la nécessité du pouvoir politique coercitif. Pour Augustin, l’humain d’avant la Chute était vertueux et n’avait pas besoin de gouvernement hiérarchique. Il en sera de même pour l’homme restauré de l’eschaton : les rois ne sont qu’une solution temporaire donnée par Dieu pour la période intermédiaire marquée par le péché. Pour les modernes depuis Thomas Hobbes surtout, c’est notre état naturel de survie égocentrique et violente engendré par la peur – déficience de notre nature qui existait avant la Chute –, qui rend les gouvernements coercitifs nécessaires, donc bons, et de manière permanente. Si c’est bien le développement de la pensée politique qui causa le divorce entre la théologie et la science, il sera peut-être possible de ramener les deux en dialogue et « de rendre compte de l’évolution et de la Chute d’une manière qui reste fidèle aux données scientifiques et à la révélation chrétienne » (203).

Vient en dernier « Le conflit science-religion est-il toujours mauvais ? Réflexions augustiniennes sur le christianisme et l’évolution », contribution particulièrement importante de Peter Harrison (ch. 10). Et si le conflit était parfois souhaitable pour protéger la foi et propulser la science du même coup ? Harrison rappelle que malgré le célèbre contre-exemple du « cas Galilée », c’est la résistance des théologiens aux dogmes de la philosophie naturelle d’Aristote qui ouvrit la porte à la science moderne. L’auteur préconise une approche épistémologique inspirée d’Augustin[2]. Il fustige d’abord la fausse notion selon laquelle l’évêque d’Hippone érigeait la paix constante entre les deux domaines comme une nécessité. Selon le modèle augustinien, la priorité des Écritures sur la science est affirmée, mais elle est balisée par trois principes : (a) prudence dans l’interprétation de passages difficiles, (b) accommodement divin, selon lequel Dieu a inspiré l’Écriture en s’adaptant aux limites de la compréhension humaine, et (c) limite de la portée des Écritures, qui cherchent à enseigner avant tout ce qui concerne le salut et la vie bienheureuse et non la science naturelle. En revanche, le droit de veto de la science par rapport à l’exégèse sera limité à son tour par la nécessité de la preuve étanche. Cela invite les théologiens d’aujourd’hui à mettre en doute la manière hâtive avec laquelle les mécanismes de l’évolution, propositions hypothétiques et changeantes avec les années, sont mis en jeu dans l’interprétation de la Chute (223-224).

Comment évaluer un tel collectif ? Pas de doute qu’il traite d’un sujet théologique pertinent. En effet, il émergeait de la théologie du siècle passé que la Chute est à la fois la doctrine chrétienne la plus facile à observer en l’être humain (cf. la citation de Reinhold Niebuhr p. 98) et la plus difficile à réconcilier avec la pensée scientifique (cf. celle de J. Polkinghorne p. 49). Les auteurs ont bien vu que la théologie ne peut pas se contenter de rester dans le flou sur le sujet, naviguant entre séparation des magistères, concordisme, et confrontation systématique. Ils ont bien senti que le rejet scientifique actuel du monogénisme comme explication de l’origine de l’homo sapiens a changé la donne quant aux accommodements possibles. Ils soulignent aussi bien vu l’importance de la primauté des questions d’herméneutique biblique pour une théologie de la Chute nécessairement fondée dans les Écritures. Ici, auteurs d’orientation catholique, protestante, évangélique et orthodoxe semblent avoir trouvé un domaine d’entente. Le fait pluriel, interdisciplinaire et universitaire de la palette des auteurs (hommes et femmes, théologiens et scientifiques, catholiques, protestants, évangéliques et orthodoxes), formant ensemble une communauté chrétiennement engagée et en dialogue dans ce projet, rehausse la crédibilité des conclusions.

L’état d’esprit résolument « chalcédonien » de cette communauté semble avoir inspiré confiance aux intervenants. D’où une panoplie de propositions allant toutes, en gros, dans le sens d’une compréhension communautaire de la Chute (Adam et Ève ne sont pas forcément des individus), fruit d’un processus social étalé dans le temps, mais maintenant la notion d’une intervention divine de départ et la perspective d’un contrat rompu avec Dieu. La Chute demeure donc un événement historique mais non ponctuel pour ces auteurs. Ceux-ci tiennent en général à une vision augustinienne modérée de la transmission du péché : devenue inévitable, celle-ci emprisonne chaque humain dans l’impossibilité de résister et résulte de facteurs d’ordre social davantage qu’interne ou génétique.

Dommage que l’ouvrage ne dialogue quasi exclusivement qu’avec le monde anglo-saxon. Des scientifiques et exégètes chrétiens de la francophonie avaient déjà produit en 2013 un collectif semblable qui aurait pu être utile[3]. La conclusion-synthèse de cet ouvrage offrait un outil précieux pour une réflexion théologique ou pastorale. Une telle conclusion ne figure pas dans Evolution and the Fall, laissant croire que rien n’est vraiment résolu, ou tout au moins que les éditeurs n’osent pas proposer avec assurance des pistes de résolution. Il me semble qu’une confiance « chalcédonienne » n’en exigeait pas moins. L’ouvrage reste néanmoins important, ne serait-ce que pour mettre au parfum des données les plus récentes dans le débat entre théologie et science en Amérique du Nord et des routes originales empruntées par des spécialistes chrétiens pour renouveler la discussion.