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Étendre au domaine des mythes nationaux une démarche d’analyse élaborée pour l’étude générale des mythes sociaux (voir Raison et déraison du mythe, 2014) est l’objectif initial de l’ouvrage du sociologue et historien saguenéen, Gérard Bouchard. Il s’agit également, situations empiriques à l’appui, de montrer comment, « en tant qu’assise principale du fondement symbolique de toute collectivité, les mythes contribuent à structurer et à orienter le destin des nations » (p. 7). Enfin, et on reconnaitra là le coprésident de la commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, l’auteur entend participer à la réflexion sur l’état actuel des cultures nationales et sur leurs avenirs possibles en contexte de mondialisation.

Fort d’une érudition dont le penseur québécois a su faire sa marque, c’est une variété de cas qui nous est présentée ici. Paradoxalement, cette diversité conduit en apparence à la mise au jour de structures formelles similaires de nation en nation. Toutefois, ce qu’il y a de plus commun actuellement entre les nations dans ce « monde renouvelé que nous promettent les nouvelles technologies et le capitalisme planétarisé qu’ont engendré le néolibéralisme et les bouleversements sans précédent qu’il entraine » (p. 8), c’est qu’elles auront à résister face à des forces, nous dit Bouchard, qui cherchent à les détruire. Et, dans l’hypothèse de leur survie, elles devront nécessairement s’adapter.

Structurellement, Les nations savent-elles encore rêver? se présente en huit chapitres que l’on peut rassembler en trois parties distinctes, même si cette répartition n’est pas formellement opérée dans l’ouvrage. Les deux premiers chapitres sont consacrés à la théorisation. C’est essentiellement au chapitre 1 que la conception même du mythe est discutée. S’ensuit, au chapitre 2, l’exposition d’exemples historiques lointains géographiquement et temporellement (l’Allemagne, la Serbie, la Suisse, etc.) et une typologie des diverses formes sous lesquelles les mythes nationaux peuvent se présenter (situation d’agrégat, d’antinomie, d’archémythe, etc.). Avec les chapitres suivants (3 à 6), on entre dans des aperçus empiriques plus approfondis, centrés respectivement sur les États-Unis, l’Acadie, le Canada anglais et le Québec. Bouchard propose un survol (c’est le terme qu’il emploie) du parcours culturel de chacune de ces nations. Ce survol s’étend d’un moment tenu pour fondateur : le 17e siècle pour les États-Unis, le 18e siècle pour l’Acadie, les années 1960 pour le Canada, 1770 pour le Québec, jusqu’aux années récentes. Le parcours s’effectue sous « l’éclairage du mythe et du processus de mythification centré sur la sacralisation des valeurs, en quoi [l’essayiste voit] l’axe principal de tout imaginaire collectif dans ses rapports avec les coordonnées sociales. » (p. 115) Pour chaque cas, l’auteur nous propose de comprendre comment les mythes nationaux ont opéré et opèrent encore, il nous invite également à une réflexion sur la façon dont ces sociétés composent avec les changements induits par le néolibéralisme, les courants culturels transnationaux, la diversification ethnoculturelle et l’émergence de modes de gouvernance internationale qui sont, pour l’auteur, les quatre dimensions les plus fondamentales de la mondialisation. Je m’arrête un peu sur chaque cas. Dans « L’American Dream ou la crise d’un imaginaire national » (chapitre 3), Bouchard souligne les accrocs dans le rêve : comportement de décrochage social d’une large part de la société, rupture du lien de confiance envers les institutions et les élites, montée du sentiment d’exclusion et d’impuissance. Or, il rappelle de façon concomitante que d’autres facteurs jouent en faveur du mythe : les puissants appuis culturels qui continuent à en faire la promotion, l’idée d’une société nouvelle en perpétuelle renaissance, l’attrait de l’argent et la confiance dans les capacités créatives de l’individu. Autant d’éléments qui devraient conduire à un diagnostic prudent, d’autant plus que le rêve, plusieurs fois condamné, a su résister face à de nombreuses épreuves. Ce faisant, l’auteur, suivant l’analyse de S. R. Lawrence (2012), veut bien encore octroyer du crédit au proverbial optimisme américain. Du chapitre sur l’Acadie (le quatrième) ressort aussi une certaine confiance de l’auteur dans « une puissance éthique de la continuité – dans ce que l’on pourrait appeler un devoir d’avenir » (p. 170). Sa mansuétude pour la nation envisagée s’arrête là. Pour les deux suivantes, il est bien plus critique. Dans l’évaluation de la force des archémythes structurant les imaginaires nationaux, le Canada (il reconnait l’impropriété de l’expression [p. 217]) fait montre d’un certain paradoxe et de « discordances », ce qui tendrait à donner raison à « ceux et celles qui ont pris le parti de décréter que l’ambiguïté était le trait principal de l’identité canadienne ou qu’elle en faisait sa force. » (p. 217) Alors que le pays arrive à être perçu « as close to utopia as it gets » (selon une partie du titre d’un ouvrage de Heath, 2001) ou encore qu’il motive des mots d’ordre tels que le fameux « The world needs more Canada » de Bono, nous avons là un pays plusieurs fois pointé du doigt par des instances internationales « pour son laxisme dans la lutte à la pauvreté incluant les problèmes de logement et de sous-alimentation, [un pays qui au sein des pays industrialisés] présente les plus grandes inégalités dans le bien-être matériel des enfants » (p. 205). Nous avons là, enfin, un pays qui semble plébisciter une forme de pratique violente de son sport national, « vision […] vigoureusement propagée depuis plusieurs années à la télévision d’État par Don Cherry, un partisan impénitent de la violence au hockey, en plus d’être un symbole d’intolérance et de racisme primaire. » (p. 205, citation qui, au passage, permet de savourer le style polémiste, pour le moins maitrisé, de l’auteur) Enfin, quel sort réserve ce dernier à sa propre collectivité, cette « petite nation qui a [aurait] rêvé trop grand »? Ce chapitre est aussi un matériau de choix pour comprendre la typologie et la terminologie bouchardiennes en matière de mythe; je le commente donc dans cette perspective-là. Dans l’architecture pyramidale sous laquelle se présentent les mythes, il y a les mythes directeurs, socles de l’univers culturel au sein d’une société : visions du monde, valeurs fondatrices, grandes normes collectives. Si ces mythes peuvent changer, ce ne peut être que sur la longue durée, une société voyant d’un très mauvais oeil toute modification de la charpente de son fondement symbolique. Pour cette raison notamment existent des mythes dérivés, sous-produits des mythes directeurs, dont ils en retiennent l’esprit, mais se spécifient dans le court ou moyen terme. Ce type de mythes se plie aux contextes changeants, aux aspirations, aux angoisses et aux défis de l’heure; muables, ils permettent aux mythes directeurs de garder toute leur autorité. Dans son ensemble, cette architecture offre à toute société un équilibre fondamental puisqu’en période de changements, les mythes dérivés peuvent être remplacés rapidement, laissant quasi intacts les mythes directeurs. Il peut aussi arriver que dans l’histoire d’une nation, mythes directeurs et dérivés se présentent sous forme combinée et convergent. Nous sommes alors dans une situation d’archémythe. Ainsi, à la suite de la défaite des Patriotes, le mythe de la Reconquête a pu coexister avec celui de l’éthique du minoritaire, trouvant tous les deux leur cohérence, non sans une certaine dissonance certes, dans l’archémythe de la Survivance.

Pour clore ce passionnant parcours, Gérard Bouchard propose (chapitre 7) une analyse de la place et du rôle des mythes dans la construction de la mémoire nationale, ou plus précisément dans le récit historique national. Il rappelle alors que si « les mythes nationaux […] ne sont pas intrinsèquement des récits. […] le recours à la mémoire leur est indispensable pour dégager du passé les valeurs qu’une société entend promouvoir, d’où l’importance de l’histoire nationale dans le processus de mythification : elle donne à voir les ancrages, les empreintes et l’ethos qui s’en dégagent. » (p. 311) Dans ce contexte, l’essayiste défend le recours (tenu pour) légitime, voire la promotion, du mythe par une histoire nationale qui n’en perd pas pour autant en scientificité, plus précisément, et dans les mots de l’auteur, mythe et science forment « un couple légitime » (p. 320). Enfin, au huitième et dernier chapitre Bouchard revient à la question éponyme de l’ouvrage et, ce faisant, à ce que d’aucuns appelleraient ses « vieux démons » ou ses « vieilles marottes » : Dans quel état sont et que deviendront les mythes nationaux, comme autant de visions du monde et d’idéaux qui ont façonné en profondeur les imaginaires et cimenté les peuples, en ces temps de mondialisation? J’invite les lecteurs et lectrices – tous ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre, veulent continuer la réflexion sur la notion de nation – à se plonger dans l’ouvrage pour y découvrir des formes de réponses à cette question, réponses in fine très personnelles. Je termine par une mise en garde qui souligne l’une des limites de l’ouvrage, mais qui en fait aussi, à mon sens, toute son honnêteté. Pour l’auteur, le mythe et plus largement ce que l’on nomme la culture n’occupent aucune place privilégiée au sein des multiples facteurs qui commandent la dynamique sociale. Toute prétention culturaliste obviée, les facteurs culturels – ici les mythes nationaux – sont saisis comme un ingrédient parmi d’autres (les facteurs sociaux, politiques, économiques et autres) qui agissent et interagissent au sein d’une dynamique d’ensemble sans qu’il soit possible, ni même souhaitable et quoiqu’il en soit bien au-delà de « l’horizon de l’ouvrage » (p. 11), d’en évaluer le poids respectif.