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Avant-propos

Lettres à Donat est un texte issu d’une recherche-création en arts visuels et activé par mon intérêt pour la musique acadienne, l’héritage culturel acadien et la culture acadienne plus largement. Il s’agit de deux lettres fictives adressées au chansonnier Donat Lacroix (auteur de l’hymne populaire Viens voir l’Acadie) dans lesquelles j’investis ma subjectivité dans un personnage créé par ce dernier, nommé Jean Dularge. Je m’approprie ainsi l’identité de ce personnage afin de mobiliser mon propre récit autofictionnel. Au cours de ces deux lettres, ma plume se transforme tranquillement dans celle de Dularge alors que la temporalité entre son passé et mon présent se brouille.

Depuis, Jean Dularge est devenu le contexte d’une recherche plus approfondie sur l’histoire du rock en Acadie que je mène par le biais de ma pratique artistique. Lettres à Donat est, en ce sens, la pierre angulaire de ce projet, soit le moment où je me suis accordé la permission de l’aborder conceptuellement comme sujet.

Montréal, 12 sept. 2018

Bonjour Monsieur Lacroix,

Vous ne me connaissez pas. C’est-à-dire que nous ne nous sommes jamais officiellement rencontrés. Par contre, étant vous-même musicien, vous connaissez peut-être mon groupe Les Jeunes d’Asteure? Notre album Paradis, possiblement était en nomination pour les Prix Éloizes cette année. Nous étions également le groupe de soutien lors de la soirée de lecture du Festival de poésie de Caraquet en 2014 – étiez-vous dans la salle? Bref, je m’appelle Rémi Belliveau. Je suis artiste en arts visuels, je suis un Acadien originaire de Memramcook et je m’intéresse à vous. En particulier, je m’intéresse à votre album Viens voir l’Acadie, à son histoire, à son enregistrement, à son contenu et à son legs. Bien sûr, j’ai entendu la chanson titre plusieurs fois dans l’interphone de l’école Abbey-Landry, mais j’ai seulement eu l’occasion de découvrir l’album au complet dernièrement dans le cadre de mes recherches artistiques.

Viens voir l’Acadie me fascine. C’est un album quand même méconnu du public général malgré le succès populaire de sa chanson titre. On pourrait dire qu’il incarne un certain style musical qui est unique en son genre, que j’ai surnommé (si vous me permettez) le botsploitation[1] : musique nostalgique de bateaux, de pêche, de pêcheurs et de vie côtière acadienne. En ce sens, j’irais jusqu’à dire que votre album agit comme un album concept avec une esthétique, un récit et des personnages qui brouillent les frontières entre la fiction et votre réalité maritime. Est-ce que c’est un choix conscient? J’ai l’impression que vous me diriez non, mais cette frontière poreuse entre fiction et réalité ne serait-elle pas implicite par le fait qu’au dos de votre pochette d’album, sous votre photo, se trouve un texte qui est signé Jean Dularge? Qui est Jean Dularge? Il ne figure pas dans vos chansons et il appose sa signature à votre place : est-ce que Jean Dularge, c’est Donat Lacroix? En lisant votre biographie par Sylvain Rivière, j’ai découvert que vous aviez quitté le métier de chansonnier afin de devenir vous-même pêcheur comme vos personnages. Peut-être que c’est l’inverse et que Donat Lacroix est devenu Jean Dularge malgré lui?

J’imagine que vous avez vos propres réponses à ces questions, mais j’aimerais quand même vous faire part de mes réflexions puisque j’y songe beaucoup ces temps-ci. En fait, je suis candidat à la maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’UQAM et mon projet de recherche s’approprie des éléments de votre album Viens voir l’Acadie, notamment la maison de disques Acadisco, la chanson titre et le personnage de Jean Dularge. Bien entendu, je n’ai pas l’intention de vous représenter, Monsieur Lacroix, mais j’utilise quand même votre biographie et votre alter ego comme point de départ pour une nouvelle fiction. Dans mon projet, le personnage de Jean Dularge (joué par moi-même), va gagner (comme vous) le concours de la chanson thème du Festival acadien de Caraquet à l’été 1965 (Rivière, 2005). C’est à ce moment-là que sa fiction commence. Il sera repéré par votre ancien gérant et administrateur de la maison de disques Acadisco, le père Jean-Guy Gagnon, c.s.c.[2] (H. Chiasson, communication personnelle, 7 septembre 2018), qui l’enverra à Montréal afin d’écrire et d’enregistrer sa musique. Malheureusement, il quittera la ville un an plus tard suite à un échec pour enfin retourner à Caraquet et adopter la vie d’un pêcheur – du moins c’est ce que je prévois pour l’instant.

Alors, comme vous voyez, je dois trouver mes repères afin de ne pas simplement voler votre identité. En d’autres mots, j’ai besoin de bien saisir qui est Donat Lacroix le sujet, qui est Jean Dularge le sujet et qui est Rémi Belliveau le sujet afin d’assurer un dialogue éthique (et surtout intéressant) entre les trois. Heureusement, je participe à un séminaire ce semestre qui s’attarde justement sur ces questions philosophiques. Est-ce que vous avez eu la chance d’étudier la philosophie lors de vos années au Collège de Bathurst ou à l’Université Laval (Rivière, 2005)? Si oui, vous savez autant que moi que c’est une discipline intellectuelle très dense, mais si je me réfère au chapitre Réflexions de votre biographie, je constate que vous êtes un homme qui songe. Je constate également que vous êtes un homme religieux. Vous verrez que les textes que nous lisons dans notre cours remontent jusqu’au Paléolithique et passent par la Grèce antique, le Haut Moyen Âge et la Renaissance avant d’aboutir dans les temps modernes et contemporains. Vous pardonnerez ainsi le ton objectif avec lequel j’aborderai ces systèmes de croyances – on jase, là.

Connaissez-vous les écrits de Claudine Cohen? Son discours sur l’image de la femme dans l’art préhistorique, tiré de son livre Femmes de la préhistoire (2016), me porte à interroger la lentille culturelle et temporelle par laquelle j’analyse votre album. En gros, Cohen déconstruit le regard patriarcal qui, depuis longtemps, définit le comment et le pourquoi des représentations féminines dans l’art préhistorique, et ce, en reconnaissant une « pensée symbolique » dans les représentations de femmes plutôt qu’une tentative de représenter la réalité. Selon l’autrice, cette pensée s’exprime « tour à tour dans un jeu d’oppositions et de conjonctions fondées sur la dualité des sexes » (2016, p. 76) qui se manifeste par une ambigüité entre les formes dites féminines (corpulentes) et masculines (phalliques). Sa réflexion nous porte à réévaluer la conception occidentale des genres chez les humains de la préhistoire pour en proposer une nouvelle qui englobe les genres binaires et qui est plus près de la bispiritualité[3] retrouvée chez certains peuples autochtones. Je m’identifie beaucoup à cette analyse, mais je reconnais aussi que mon intérêt pour les études féministes et les études queer actuelles influencent mon appréciation – en d’autres mots, mon éducation au 21e siècle guide mes interactions avec la matière différemment que les penseurs des siècles précédents.

De même, je me demande : quelle perspective actuelle mon éducation apporte-t-elle à l’analyse de votre oeuvre quarante-cinq ans après sa création? Il y a certainement un décalage entre l’Acadie folklorique que vous célébrez dans vos chansons et l’Acadie métropolitaine dans laquelle j’ai évolué comme artiste-sujet. Peut-être que ma capacité de percevoir Viens voir l’Acadie comme un album concept témoigne de cette perspective actuelle? À vrai dire, je connais bien la culture de l’art rock et du rock progressif (genres pratiquant l’album concept) puisque je collectionne les albums et mon propre groupe en a conçu un exemple. C’est donc facile pour moi d’interpréter Viens voir l’Acadie comme étant conceptuel puisque je possède, à la fois, la conscience de cette forme musicale (requise pour le percevoir) et l’absence d’une connaissance du contraire (requise pour le réfuter). Par contre, je possède également une connaissance générale du contexte historique dans lequel vous avez composé votre album. Donc, je suis également conscient qu’il est peu probable que vous aviez réellement une intention conceptuelle en 1974 puisque la taxonomie de l’album concept était encore émergente (Hicks, 1999) et l’isolation de l’Acadie régionale vous tenait surement loin des exemples clés de l’époque. C’est donc une réévaluation des faits, à la lumière des études en culture populaire du 20e siècle, qui me permet de catégoriser votre travail comme étant porteur d’un discours conceptuel au-delà de vos intentions.

En vous appuyant sur cette catégorisation, est-ce que vous voyez comment votre album est porteur d’un concept englobant? Plus tôt, je l’ai nommé botsploitation (de façon un peu facétieuse) en référence à l’esthétique totale du pêcheur acadien qui semble avoir régi non seulement les entreprises créatives de votre carrière artistique, comme Viens voir l’Acadie, mais aussi vos entreprises personnelles. Voyez-vous comment ce pêcheur acadien est l’archétype qui transgresse la frontière poreuse entre la fiction de votre oeuvre et votre propre réalité? En voici la preuve : vos personnages Jos Manigo, Jim Waterboy, Jos Frédéric et Jean Dularge sont tous des pêcheurs acadiens de Caraquet comme vous l’êtes devenu. Freud vous dirait peut-être que ces personnages sont tous des projections de « désirs refoulés » (Tomès, 2005) qui se sont réalisés quand vous avez abandonné votre carrière de chansonnier pour adopter le métier de votre père – celui du pêcheur acadien. Bien sûr, je ne vous qualifie pas de patient, Monsieur Lacroix, mais vous devez quand même constater que votre conscience de vous-même, comme la conscience que nous avons tous de nous-mêmes, est trompeuse.

Arnaud Tomès en parle davantage dans un texte qui s’intitule Le sujet et la conscience (2005). Selon l’auteur, la conscience de soi-même a ses limites puisqu’elle est à la fois sujet et objet de son propre savoir. Cette qualité double de la conscience de soi fait en sorte que le sujet est mal placé pour porter un jugement objectif sur lui-même, ce qui engendre des problèmes par rapport à la connaissance de soi. Tomès constate que 1) la conscience de soi ne consiste pas en une véritable connaissance de soi, mais plutôt en un point de départ pour la connaissance de soi, que 2) la conscience que j’ai de moi-même n’est pas telle que je suis, mais telle que je désire être perçu, et que 3) ce glissement permet à des « déterminations méconnues » et des « désirs refoulés » de guider mon regard sur moi-même. Alors, peut-on acquérir une réelle lucidité sur soi-même? L’auteur prétend que oui, mais souligne que le processus est interminable puisque « cette conscience n’est jamais directe, elle suppose l’aide de l’autre et elle suppose la critique de la conscience par soi-même » (2005, p. 132). Dans votre cas, ou peut-être dans notre cas, je joue le rôle de « l’autre » qui tente de vous offrir une perspective inaccessible sur vous-même, ce qui vous demande une certaine autocritique et surtout une ouverture.

Encore une fois, en vous appuyant sur cette analyse, est-ce que vous voyez comment mon regard sur votre travail pourrait vous informer sur des aspects de vous-même dont vous n’aviez peut-être pas conscience? Cette notion de « l’autre » et de son rôle central dans la vision que nous avons de nous-mêmes remonte à très longtemps dans la culture occidentale, précisément jusqu’aux philosophes de la Grèce antique. Socrate (par l’entremise de la plume de Platon) en fait référence dans L’Alcibiade (1998) quand il dit que, pour se voir soi-même, il faut traverser le regard de l’autre afin de percevoir au creux de la pupille ce qui est divin, ce qui donne raison à notre être. Rassurez-vous, Monsieur Lacroix, que cette philosophie date de deux millénaires et que je ne prétends pas être porteur du divin; par contre, je suis porteur d’une conscience réfléchie qui vous regarde. Je peux, avec un recul temporel, voir que 1) votre thématique centrale est celle du pêcheur acadien, que 2) un pêcheur acadien fictif a signé votre album à votre place et que 3) vous avez, plus tard, abandonné une carrière en musique pour devenir un pêcheur acadien. Une synthèse de ces observations me permet ensuite de reposer la question : qui est Jean Dularge? À quoi je réponds : Jean Dularge est un sujet fictif qui incarne le potentiel inexploré de Donat Lacroix – il a cessé d’exister comme sujet indépendant quand vous avez adopté son métier, et ainsi une part de sa conscience.

Peu importe son destin, Jean Dularge demeure cristallisé comme lui-même dans la trace qu’il a laissée sur la pochette de votre album en 1974. Jusqu’ici, j’ai analysé sa trace comme un point de départ pour la suite des choses dans votre vie, mais qu’en est-il de tout ce qui précède sa seule et unique manifestation dans le réel? S’il incarne un potentiel inexploré, pourrions-nous aussi imaginer le récit qui, en premier lieu, l’aurait porté à intervenir sur votre pochette d’album? Tous les scénarios sont plausibles! Il pourrait très bien avoir tenté sa chance à Montréal en 1965, vécu un échec professionnel en 1966, quitté la musique et adopté la pêche comme métier. Des années plus tard, vous auriez pu lui demander de vous écrire un texte d’accompagnement pour votre album et l’extrait suivant aurait été tout à fait approprié : « La mer, mon boute de côte, le vent frais […], l’espace et la tranchilité à parte de vu, j’larguerais pas ça yallé même pour la plus belle chanson » (Dularge/Lacroix, 1974). Ainsi, Rémi Belliveau l’artiste-sujet s’impose soudainement dans l’équation, mais j’aimerais sauver cet axe d’analyse pour une prochaine lettre – question de bien répartir les idées.

J’espère que ces réflexions vous seront bénéfiques! Elles le sont certainement pour moi!

En espérant avoir l’occasion de vous en parler de vive voix un jour,

Amicalement,

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Montréal, 19 oct. 1965

Rebonjour Monsieur Lacroix,

J’espère que vous allez bien! Je vois dans l’Acadie Nouvelle que la saison de pêche au homard vient de se clore dans le détroit de Northumberland – est-ce que vous êtes toujours à la mer dans votre zone? Dans tous les cas, j’espère que vous avez eu une bonne saison! Pour ma part, mon projet de maitrise se développe à une vitesse hallucinante. C’est comme si la frontière entre Jean Dularge et Rémi Belliveau était complètement rigide au moment de ma première lettre et que tranquillement elle devient de plus en plus poreuse. En fait, j’ai vécu un moment déterminant à cet égard la semaine dernière quand j’ai réalisé que mes expériences quotidiennes à Montréal (dans le présent) pouvaient et devaient servir de matrice pour l’écriture du récit de Jean (dans le passé). En adhérant à ce protocole, j’ai pu déterminer qu’il est arrivé à Montréal le 18 septembre 1965 – le jour où j’ai décidé de l’aborder comme personnage. De même, j’ai pu aussi déterminer que Jean a écrit les paroles de sa chanson Viens voir l’Acadie le 11 octobre 1965 – le jour où je les ai moi-même transcrites –, qu’il a acheté son premier harmonica le 16 octobre 1965 – le jour où j’ai acheté le mien –, et ainsi de suite. En fonction de cette nouvelle dualité, j’ai entrepris l’exercice de remplacer l’année 2018 dans l’entête de mes notes (comme dans cette lettre) par l’année 1965 afin d’encourager le brouillage de nos deux histoires.

Ce nouveau protocole me permet de quotidiennement construire un calendrier pour Jean, ce qui allège la tâche d’inventer son récit, mais qui, malheureusement, ralentit ma familiarisation avec son personnage. C’est difficile pour moi en ce moment de déterminer exactement où Rémi Belliveau commence et où Jean Dularge finit (voire finira). J’ai l’impression que sa pensée entre tranquillement dans la mienne, mais je n’ai aucune façon d’estimer ses limites. Ceci dit, je peux quand même m’appuyer sur des textes que je lis dans mon séminaire afin de décrire le spectre qui existe entre nos deux pôles et ensuite observer la conscience qui y oscille. Si Jean Dularge est le sujet de votre nostalgie pour la vie côtière en 1974, pourquoi ne pourrait-il pas être le sujet de ma nostalgie pour la vie métropolitaine en 1965? L’historien obsédé en moi envie cette époque romantique où l’on avait accès à la culture rock américaine émergente, menée par Bob Dylan et les Beatles, alors que plusieurs Acadien·ne·s labouraient les champs et pêchaient le homard. La bonne nouvelle, c’est que Jean Dularge, le premier chansonnier acadien de l’ère moderne, aurait pu être à Montréal en 1965. Il peut donc me servir d’avatar – de corps récepteur de mes projections subjectives – et me permettre de naviguer au travers d’une vie à laquelle je n’aurais normalement pas accès dans l’espace-temps.

Cette notion de corps-vaisseau ou « corps-machine » (Descartes, 2018) dans lequel nous habitons est explorée dans le texte Anthropologie du corps et modernité (1990) de David Le Breton. Dans le deuxième chapitre, intitulé Aux sources d’une représentation moderne du corps : l’homme anatomisé, l’auteur retrace le parcours du corps humain dans l’histoire et tisse des liens entre le corps collectif sans frontières, le corps individuel et le corps anatomisé du sujet. Selon l’auteur, le corps collectif, celui qui voit chaque humain comme partie indiscernable du cosmos et celui qui précède la naissance de l’individu, semble être celui qui a accompagné l’être humain jusqu’au Haut Moyen Âge. C’est seulement au tournant de la Renaissance que l’on voit apparaitre les premières manifestations de l’individu avec un système capitaliste naissant qui engendre l’invention du portrait en peinture et de l’artiste-individu. C’est à ce moment-ci que l’artiste commence à apposer sa signature à la surface du tableau, en avant-plan et dans le champ de vision du regardeur, afin de se démarquer comme individu au-delà de la collectivité. Ainsi, l’individualité de l’artiste est entièrement contenue dans ce schéma de lignes personnalisé (la signature) qu’on associe à un seul corps. Par contre, les avancées dans l’étude de l’anatomie humaine à partir de la même époque vont tranquillement nous faire voir que le corps n’est qu’une « machine », un objet piloté par le sujet, donc ce n’est pas le corps qui possède la signature, mais plutôt le pilote.

Jean Dularge, tel qu’il existe au dos de votre pochette d’album, est un sujet sans corps à piloter. Le fait qu’il est le sujet-invention d’un autre sujet impose une certaine dépendance qui l’empêchera à tout jamais de piloter à lui seul un corps autonome. Par contre, il pourra éventuellement copiloter, comme il l’a fait chez vous depuis que vous êtes devenu pêcheur et comme il le fait chez moi depuis que nous habitons Montréal simultanément. Cette notion de copilotage (ma terminologie) est intimement liée à la notion romaine de la persona telle que décrite par Giorgio Agamben dans son texte Nudités (2009). Agamben souligne que le mot « personnalité » est dérivé du mot romain « persona » qui signifie le masque porté par les comédien·ne·s du théâtre antique. Ainsi, un personnage théâtral n’existe que par l’entremise d’une conscience partagée par un·e comédien·ne et par la subjectivité du masque qu’on lui attribue. Cette relation pose quand même un risque puisque le pilote humain pourrait être séduit par la fiction du masque et tenter de l’adopter comme sa propre réalité. Voilà une question que je me pose depuis le tout début de ma maîtrise : quelle place occupera le masque de Jean Dularge dans ma vie quotidienne? Est-ce que je le porte uniquement à l’intérieur de mon projet? Est-ce que je le porte également en public? Est-ce qu’il m’accompagne jusqu’à la maison et dans ma vie privée? J’avoue que j’ai l’intention de m’habiller et de me coiffer comme Jean, mais est-ce que je serai Jean? Je dois quand même être en mesure de répondre aux attentes du programme de maitrise dans lequel Rémi Belliveau est inscrit, non?

Étonnamment, ces questions difficiles sont facilement résolues en lisant le chapitre Soi comme fictions tiré du livre Disparaître de soi. Une tentation contemporaine (2015) de David Le Breton (que je recommande fortement à un homme aux multiples identités comme vous). En quelques mots, l’auteur constate que l’identité est un processus en perpétuelle transformation et que nous incarnons autant d’identités que de personnes avec qui nous interagissons. Donc, il serait impossible pour moi d’être Jean Dularge dans ma vie privée parce que ma famille me connait déjà sous plusieurs autres identités : partenaire, frère, fils, etc. Par contre, dans ma vie à Montréal je peux me construire tranquillement (ce que je fais) une toute nouvelle identité basée en partie sur celle d’un chanteur des années 1960. Parallèlement, en 1965, Jean fait la même chose : il se crée une nouvelle identité politisée modelée sur la figure mythique de Bob Dylan, qui vient de faire paraitre son magnum opus Highway 61 Revisited en août[4]. Ce mécanisme d’idolâtrie et d’obsession chez Jean me permet de le faire agir selon un modèle bien documenté, étudié et commenté, celui de Dylan, mais pose un certain piège dans lequel je pourrais sombrer, soit la simulation de ce personnage historique (ce qui n’est pas improbable puisque moi-même j’adore Bob Dylan). La tentation d’acheter une montagne de livres de recherche portant sur le chanteur folk célèbre s’est ultimement emparée de moi et je me suis retrouvé assis devant mon ordinateur, le panier virtuel plein, frustré par l’idée que je devais payer pour mieux connaitre Jean – je suis tombé dans le piège.

Pour m’en remettre, je me suis remémoré une discussion que nous avons eue dans mon cours. À un moment donné, mon professeur nous a lancé la question suivante : comment percevez-vous votre relation à l’histoire de l’art? À laquelle j’ai répondu que mon interaction principale était d’identifier dans les oeuvres des autres, peu importe l’époque, les éléments singuliers qui pourraient être utiles à ma propre pratique, sans nécessairement intégrer la pensée globale de l’artiste en question. Voilà, de ma propre bouche, la solution à mon dilemme de Jean Dularge : comme moi, Jean a le droit de faire des choix artistiques qui lui appartiennent! Il n’a pas besoin de suivre un modèle historique prédéterminé, mais il peut quand même demeurer conscient de ce qui s’est fait et de ce qui se fait (en musique, bien entendu). Il peut aussi être innovateur. S’il a envie de composer une chanson à propos de l’Acadie en 1965, chose que Dylan ne peut pas faire, et de l’enregistrer avec une instrumentation rock, chose qui ne s’est pas produite en Acadie avant les années 1970, ce serait ma responsabilité de lui allouer l’agentivité pour le faire. Le seul problème c’est que Jean, tel qu’il est actuellement, manque de capacité affective pour faire ce type de choix parce que son récit s’appuie fortement sur des principes rationnels : un point d’ancrage dans votre biographie par Sylvain Rivière (2005), un séjour dans un Montréal historique documenté et un calendrier généré par un protocole temporel. Même son idolâtrie de Dylan, une admiration affective, est un mécanisme que j’ai conçu pour lui donner un modèle de vraisemblance. Pourquoi? Bien, la réalité qui me confronte en ce moment, c’est le fait que j’ai moi-même peur de mes propres affects en relation à ma pratique artistique. « Et si l’on m’accusait de faire des choix non fondés? » Voilà le noyau de mon insécurité depuis le tout début de ma pratique.

Lire le passage La connaissance pathétique, tiré du livre La revanche des émotions (2008) de Catherine Grenier, m’a beaucoup aidé à contextualiser mes craintes dans l’histoire de l’art et, plus précisément, dans l’histoire de l’art en Acadie. Grenier explique que ce sont les préoccupations modernistes qui, surtout au 20e siècle, ont délaissé la pulsion affective du Romantisme afin de déconstruire l’art « à ses constituants fondamentaux » (2008, p. 17). Cette préoccupation s’est maintenue jusqu’aux apogées de l’art minimal et de l’art conceptuel dans les années 1970, pour enfin réintégrer l’affect dans les nouvelles pratiques contemporaines du body art, de la performance, de l’antiforme et de l’arte povera. Malgré la montée de l’art contemporain (et ensuite de l’art actuel), je constate que j’ai moi-même hérité d’une certaine insécuritémoderniste lors de mon baccalauréat en 2007-2011. La chose s’explique quand même assez facilement : le Département d’arts visuels de l’Université de Moncton a été fondé par un moderniste (votre ami Claude Roussel) et plusieurs de mes mentors ont été de ses étudiants. Ce qui est tout de même paradoxal, c’est que l’affect joue un rôle central dans ma pratique – chose que j’ignorais jusqu’à tout récemment. En d’autres mots, mon travail aborde une identité culturelle – l’identité acadienne – qui elle est porteuse de pathos. Donc, mon problème ce n’est pas que l’affect est absent de mon travail, mais qu’il me manque du vocabulaire pour l’accueillir dans mon discours.

Est-ce que tout ça, c’est clair? Je réalise, Monsieur Lacroix, qu’il vous manque surement plusieurs référents en histoire de l’art pour complètement saisir le contexte dans lequel je dois opérer comme artiste visuel, mais peut-être que je peux rapporter la discussion à des notions qui vous sont plus familières? Je viens de vous dire que l’identité acadienne est porteuse de pathos sans trop préciser comment ou pourquoi – peut-être parce que c’est évident pour nous (les Acadien·ne·s). Dès le départ, notre mythe fondateur est un traumatisme qui nous a déplacés entre l’Arcadie[5], le paradis terrestre, et une « forme de vie » errante semblable à celle décrite par Didier Fassin dans son texte La vie. Mode d’emploi critique (2018). Comme les réfugiés et les migrants déplacés par les conflits politiques au 21e siècle, les Acadien·ne·s ont dû errer (spécifiquement dans les colonies américaines, les Antilles et les ports de l’Europe) pendant de longues années, portant avec eux l’ambigüité juridique qui les qualifiait « d’autres » (Faragher, 2005). Même à leur retour sur le territoire politiquement inexistant de l’Acadie, ces gens ont dû conserver, non par choix, leur otherness face aux Loyalistes qui leur donnaient la permission d’y retourner. Cette altérité est le coeur même du pathos acadien jusqu’à nos jours. C’est celle qui a plongé l’Acadie dans un Siècle de noirceur (de la Déportation au milieu du 19e siècle), qui a donné voix à une identité nationale (du milieu du 19e au milieu du 20e siècle) et qui a provoqué la renaissance culturelle qu’on connait depuis la fondation de l’Université de Moncton (Faragher, 2005). Malgré tous les acquis, les Acadien·ne·s demeurent toujours « autres », comme si cette qualité était intrinsèque à notre identité. Vous, moi et Jean Dularge sommes tous porteurs de cet héritage. Notre travail, qu’on le veuille ou non, passe par la lentille de l’artiste-Acadien et active davantage le pathos par l’entremise d’un discours acadien, dans votre cas, folklorique, dans mon cas (et dans le cas de Jean), critique.

Au début de ma carrière artistique, on m’a fait sentir que les artistes acadien·ne·s ne devaient plus parler d’Acadie, que les premières générations d’artistes acadien·ne·s l’avaient déjà fait pour nous et que, de toute façon, les nuances de l’Acadie n’étaient pas communicables aux non-Acadiens·ne·s. Aujourd’hui, je peux dire avec énormément de conviction que je ne suis pas d’accord. Ces nuances sont communicables par le « geste de l’auteur » tel que décrit par Giorgio Agamben dans son texte Profanations (2005). En gros, celui-ci avance que le mot « auteur » est à la fois qualificatif d’un individu (auteur-sujet) et d’un statut social (fonction-auteur) – cela dit, dans notre cas il serait encore plus juste de parler d’auteur-sujet-acadien et de fonction-auteur-acadien. Comme Agamben l’explique, l’auteur (voire l’artiste) porte un geste lors de la création qui laisse un vide inévitable face à l’oeuvre ou, plus précisément, le dispositif. Ce vide se manifeste dans le réel par l’absence de l’artiste au moment où le public expérimente l’oeuvre en occupant le vide à sa place. Dans notre fonction-artiste-acadien, nous avons le choix (et ce n’est pas une obligation) d’ouvrir un dialogue sur le pathos qui nous est propre, mais, en notre absence, nous devons fournir les indices nécessaires à sa compréhension. Personnellement, je choisis d’aborder l’acadienneté parce que je suis convaincu que l’identité acadienne peut contribuer de façon pertinente au tissu de ce monde grâce à son caractère unique et que de le faire par l’art actuel au 21e siècle, c’est tout sauf rétrograde.

D’une certaine façon, c’est un de vos legs à la culture acadienne d’avoir été un des premiers à ajouter le mot « acadien » à votre fonction-chanteur. Sauf que, quand vous avez décidé de signer le texte au dos de votre album (fonction-auteur) avec un nom qui n’était pas le vôtre (auteur-sujet) sans aucun indice pour guider le lecteur (moi), vous avez utilisé une technique de subjectivation qui, dans toute sa singularité mystérieuse, a ouvert la porte à une appropriation.

Et sur ce, j’aimerais vous remercier pour avoir laissé cette belle ambigüité en votre absence – vous m’avez donné le leitmotiv pour un projet de maitrise (et bien plus). Au moment de cette conclusion, j’ai une bien meilleure saisie de qui sont Donat Lacroix, Jean Dularge et Rémi Belliveau les sujets et comment ils s’entrecroisent. En échange pour tout ce que vous m’avez donné, je peux vous promettre que Jean, sous mon copilotage, aspirera toujours à ce qu’il désire, tout comme vous l’avez fait dans votre propre vie.

Au plaisir de vous croiser, vieux loup d’mer, au large de l’Acadie,

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