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Afin de marquer la parution de son 50e volume, la Revue de l’Université de Moncton a tenu à souligner son caractère pluridisciplinaire et humaniste, son rôle de lieu de convergence et d’échange ainsi que sa prédilection pour des réflexions d’actualité. À l’occasion de ce numéro, la Revue propose une série de contributions (articles scientifiques, notes de recherche, texte de création, comptes rendus) avec pour visée de donner à voir comment le terrain acadien peut être une base heuristique de réflexion et de construction de savoirs concernant des enjeux caractéristiques des sociétés du 21e siècle, à la fois post-modernes, post-nationalistes et post-industrielles.
Comme tout projet de publication collective, celui-ci a une histoire. Alors que les trois codirectrices siégeaient au comité de rédaction de la Revue, le directeur d’alors, Serge Jolicoeur (nous étions au printemps 2017), a souligné que le volume 50 se profilait à l’horizon. Nous avons réfléchi collectivement (tout le comité de rédaction de l’époque ayant participé) au sens à donner à cette étape. Peu à peu, la proposition autour de laquelle s’articule ce numéro a émergé. En partant de la prémisse que la société acadienne ne se différencie pas radicalement des autres et qu’elle offre, en outre, étant donné la petitesse du milieu, un point de vue privilégié pour observer avec une plus grande acuité certains enjeux contemporains qui concernent toute société occidentale, chercheurs et chercheuses d’horizons divers ont été appelés à proposer une contribution scientifique sur une problématique sociétale qui apparaît comme un des enjeux du monde actuel.
L’appel lancé dès la fin de 2017 a été un beau succès, ce dont témoigne la quantité, la qualité et la variété des contributions présentées ici. La variété tient aux disciplines représentées : création artistique, histoire, linguistique, littérature, psychologie, sociologie, travail social; elle tient aussi aux espaces géographiques dans lesquels évoluent les auteurs et autrices : l’Acadie du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, le Québec, l’Ontario, le Manitoba, mais aussi la France, la Finlande, les États-Unis et la Roumanie. Enfin, il nous fait particulièrement plaisir que les trois campus de l’Université de Moncton soient représentés ici par plusieurs des contributeurs et des contributrices.
Les contributions rassemblées ici sont fondées au moins en partie sur un terrain acadien. Elles s’inscrivent aussi toutes dans un champ qui relève, au sens large, des arts, des sciences humaines ou des sciences sociales.
Ce numéro s’ouvre sur neuf articles scientifiques. Un premier axe (« Comprendre le monde à travers le discours d’agent·e·s sociaux ») regroupe quatre contributions où la prise en compte du discours d’actrices et acteurs sociaux est fondamentale. Que se soient de jeunes étudiants et étudiantes en butte à la violence sexuelle, des enseignants et enseignantes face à leur conception de la « bonne » langue et conséquemment leurs choix pédagogiques ou encore les discours tenus dans un organe de presse alternatif ou par des épistémologues de l’histoire, la prise en compte du discours est centrale.
La première contribution signée par Sylvie Morin, Marie-Andrée Pelland, Lise Savoie et Sarah Grandisson (Université de Moncton, campus d’Edmundston pour Morin, campus de Moncton pour les autres autrices, Nouveau-Brunswick) est intitulée « Agir selon son genre : influence de la socialisation sexuelle hétéronormative sur la compréhension du consentement et de la violence à caractère sexuel des étudiantes et des étudiants en Acadie du Nouveau-Brunswick ». En se fondant sur trente-sept entrevues réalisées auprès de la population étudiante de l’Université de Moncton et soumises à une analyse thématique, situationnelle et systémique, les autrices font ressortir l’influence de la socialisation genrée sur la compréhension du consentement et de la violence à caractère sexuel des étudiantes et des étudiants. Des normes hétérosexistes rendent non seulement la violence sexuelle possible, mais aussi excusable. Face à ce constat, les autrices plaident pour une socialisation décloisonnée du genre et de la sexualité qui pourrait permettre de sortir de la culture du viol. C’est aussi l’avis de la discutante de cette contribution, Manon Bergeron, professeure de sexologie à l’UQAM (Montréal, Québec) et titulaire de la Chaire de recherche sur les violences sexistes et sexuelles en milieu d’enseignement supérieur.
Dans l’article suivant, Samuel Vernet (Aix-Marseille Université, France) s’arrête sur la création, puis la suppression, au sein de la formation de français de l’Université de Moncton, d’un cours à contenu sociolinguistique visant la théorisation de la minorisation linguistique acadienne. La création du cours est appréhendée comme un événement discursif révélant une tension idéologique majeure entre les tenants d’une approche sociolinguistique dans l’enseignement de la langue et ceux d’une approche traditionnelle. Dans une discussion qui suit l’analyse de la situation acadienne, le chercheur finlandais, Simo Määttä (Université d’Helsinki, Finlande) est sollicité pour réfléchir aux analyses proposées dans l’article dans le cadre de la minorité suédophone de Finlande. Le regard du professeur Määttä, dont les recherches portent sur la langue comme facteur d’inclusion ou d’exclusion, éclaire à nouveaux frais la situation acadienne par un détour en terrain scandinave.
C’est encore en se fondant sur des discours que Julien Massicotte et Philippe Volpé (tous deux de l’Université de Moncton, campus d’Edmundston) proposent une interprétation contextualisée des débats idéologiques ayant couru dans la revue L’Acayen (1972-1976). Une analyse de contenu et la classification par thèmes des articles du périodique montrent le passage d’une idéologie néonationaliste à une orientation nettement socialiste, voire marxiste-léniniste. L’Acayen offre alors un reflet de débats et de projets qui ont animé la société acadienne de la riche décennie 1970.
Patrick Noël (Université de Saint-Boniface, Winnipeg, Manitoba) pour sa part propose un article qui ne porte pas directement sur l’Acadie, mais sur un domaine qui la concerne précisément en raison de l’importance qu’y joue l’histoire, à savoir l’épistémologie de l’histoire. Par une enquête historico-documentaire et dans une perspective métaépistémologique, il cherche à voir comment l’épistémologie naturalisée de l’histoire conceptualise l’exercice même de l’épistémologie de l’histoire. Il interroge aussi la capacité de cette (re)conceptualisation de l’épistémologie de l’histoire à faire dialoguer historiens, historiennes et philosophes préoccupés par ce que faire de l’histoire veut dire. L’étude s’insère ainsi dans une réflexion plus large sur la relation entre discipline historique et théorie de l’histoire.
Si ces quatre premières contributions avaient en commun, au-delà de leur différence, le fait de se fonder en tout ou partie sur des discours, à partir de la cinquième contribution, c’est le corpus littéraire qui est à l’honneur. Les cinq articles subséquents, deuxième axe de cette publication (« Regards sur la littérature, regards sur le monde »), se fondent en effet en tout ou partie sur des oeuvres littéraires.
Catherine Léger et Spencer Trerice (Université de Victoria, Colombie-Britannique) proposent d’appréhender le roman Pour sûr de l’écrivaine acadienne France Daigle comme « un miroir des représentations linguistiques à l’égard du chiac » (selon leur titre). Entre fierté et dénigrement, des sentiments contradictoires envers la langue occupent une place centrale dans ce roman, dans les dialogues aussi bien que dans la voix narrative. Ce faisant, ce roman porte un regard particulièrement perspicace sur les représentations sociolinguistiques qui ont cours à Moncton et dans sa région, à l’instar de nombre de situations analogues de minorisation linguistique.
Jimmy Thibeault (Université Sainte-Anne, Nouvelle-Écosse) avec une contribution intitulée « Écrire le Madawaska : la poésie de Sébastien Bérubé entre le « complexe de Kalamazoo » et la « ruralité trash » explore comment la région d’origine et de vie du poète, le Madawaska, fait l’objet d’une « rédemption » par la poésie. En effet, si la région (éloignée des « centres » et marquée à la fois par la ruralité et l’industrialisation) peut sembler un lieu gris, perdu dans la « boucane du moulin », vidée de sa substance humaine, Bérubé, par sa poésie, cherche à combler ce vide afin de présenter une image plus juste, plus humaine, de la région.
Pénélope Cormier (Université de Moncton, campus d’Edmundston) et Nicole Nolette (Université de Waterloo, Ontario) se fondent sur une méthodologie issue de la sociologie de l’art pour dresser, à partir d’entretiens avec les cofondateurs la compagnie Satellite Théâtre, l’Acadien Mathieu Chouinard et le Québécois Marc-André Charron, la carte des alliances stratégiques et des réseaux qui font le succès de la compagnie. Elles pointent une dimension réticulaire à différentes échelles (locale, nationale, internationale) tissée autour de l’échange interculturel et d’un langage théâtral (gestuel et physique) partagé.
Nicolas Nicaise (Institut d’études acadiennes de l’Université de Moncton), pour sa part, cherche à rapprocher différents textes, issus des recueils de Gabriel Robichaud, de Jonathan Roy et de Sébastien Bérubé, qui marquent un rapport esthétique complexe aux lieux et plus largement au territoire. À partir de concepts de la géographie humaine et de la géophilosophie, le chercheur propose de mettre en lumière une construction diagrammatique du territoire entre non-fixation, pluralité et instabilité d’un discours sur le territoire dans la poésie acadienne contemporaine. Dans cette perspective, le Manifeste scalène (2016), oeuvre de composition, offre aux jeunes poètes acadiens une occasion de lier démarche poétique et préoccupations sociales et environnementales.
Enfin, Andrée-Mélissa Ferron (Université de Moncton, campus de Shippagan) propose un survol de l’essayistique acadienne et tente de cerner le nouveau paradigme qui se présente aux essayistes acadiens du 21e siècle. Elle met notamment de l’avant une recrudescence de voix féminines et marginales. L’irruption d’Antonine Maillet qui, dans sa quatre-vingt-dixième année, opte pour la pratique essayistique avec trois publications est un excellent exemple de cette recrudescence d’intérêt pour le genre. Elle souligne enfin le rôle potentiellement transformateur du champ des nouveaux espaces discursifs, tel le webzine Astheure.
Le numéro se poursuit avec trois notes de recherche. Benoit Doyon-Gosselin (Université de Moncton, campus de Moncton) propose une réflexion sur la conception et l’utilisation de la littérature dans l’enseignement du français au secondaire en Acadie du Nouveau-Brunswick en la comparant avec l’approche préconisée en Ontario français. Une lecture analytique des programmes de la 9e à la 12e année dans ces deux espaces suggère que l’Ontario sait faire une place à l’ancrage régional. Une telle prise en compte de la « variation littéraire » est de nature, selon l’auteur, à oeuvrer à développer une meilleure construction identitaire d’élèves évoluant en milieu francophone minoritaire.
Le travail de Karine Gauvin (Université de Moncton, campus de Moncton) s’avère aussi une proposition de recherche appliquée : mettre au jour un standard acadien. Pour ce faire, la linguiste a soumis à un traitement par concordancier un corpus (les mémoires présentés à la Commission sur l’éducation postsecondaire de l’Écuyer et Miner en 2007) afin de repérer des collocations propres au français standard acadien. Les résultats préliminaires présentés ici indiquent que le standard acadien partage des particularités avec le standard québécois, mais comporte aussi des caractéristiques propres.
C’est ensuite à l’espace francophone du nord-est des États-Unis (plus précisément la ville de Lowell au Massachusetts) que Carole Salmon (Furman University, Caroline du Sud) s’arrête pour proposer une réflexion sur les mouvements migratoires francophones d’hier (en provenance essentiellement du Canada au début du 20e siècle) et d’aujourd’hui (les groupes issus d’Afrique dite francophone). Peut-on envisager que ces communautés liées de façons aussi diverses à la francophonie puissent partager et apprendre l’une de l’autre ?
La Revue est fière de proposer ensuite un texte de création de l’artiste pluridisciplinaire Rémi Belliveau. Lettres à Donat, deux lettres fictives adressées au chansonnier acadien Donat Lacroix sont prises en charge par un scripteur fictif, Jean Dularge, qui permet à l’auteur d’investir sa subjectivité de façon détournée, brouillant ainsi la frontière entre passé et présent. Le résultat est notamment une réflexion sur l’histoire et la pratique de diverses formes d’art en Acadie.
Signalons encore la présence de cinq comptes rendus signés respectivement par Laurence Arrighi (Université de Moncton, campus de Moncton), Éric Forgues (Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques), Karine Gauvin (Université de Moncton, campus de Moncton), Sandrine Hallion (Université de Saint-Boniface, Manitoba), Cristina Petraș (Université de Iași, Roumanie). Il s’avère, par un hasard plutôt heureux, que les comptes rendus rassemblés pour ce numéro entrent tous peu ou prou dans la thématique de notre volume 50.
Appendices
Remerciements
Nous tenons à remercier Serge Jolicoeur et les membres passés et présents du comité de rédaction de la Revue pour leur soutien. Nous remercions Lise Landry, secrétaire administrative qui a pris en charge bien des aspects logistiques liés à ce projet. Nous exprimons surtout notre plus profonde gratitude à Marilou Potvin-Lajoie pour son leadership dans le travail de coordination du numéro à plusieurs niveaux (révision, mise en page, contact avec les auteurs et autrices, etc.), mais aussi pour la composition du numéro tant dans sa version électronique que dans sa version imprimée. Marilou Potvin-Lajoie a accompli un travail incroyable et a contribué à ce que ce numéro soit.
Merci aux auteurs et autrices des textes de nous avoir fait confiance et pour leur patience.
Merci enfin aux évaluateurs et évaluatrices des textes dont la liste se trouve en fin de numéro.
Merci à Kelly Levasseur, étudiante au département d’arts visuels de l’Université de Moncton et artiste ayant réalisé l’oeuvre de couverture.
Merci au vice-recteur à l’enseignement et à la recherche, Gilles Roy, et à son bureau pour le soutien financier.