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Isabelle Kirouac Massicotte porte un regard critique sur l’influence du chronotope minier dans « l’écriture des oeuvres abitibiennes et franco-ontariennes » (p. 13) par le biais de son ouvrage intitulé Des mines littéraires : L’imaginaire minier dans les littératures de l’Abitibi et du Nord de l’Ontario, publié aux éditions Prise de Parole en 2018. Selon l’autrice, l’Abitibi et le Nord de l’Ontario ont en commun une histoire fortement marquée par « l’exploration et l’exploitation » (p. 13) des mines. L’écriture de ce livre témoigne de l’engagement de l’écrivaine à déterminer le rôle que joue l’espace minier dans ces littératures en comparant deux corpus littéraires issus de ces régions, afin d’en faire ressortir les points communs et les différences. Ainsi, les analyses qui sont proposées s’articulent autour des oeuvres saillantes de Daniel Saint-Germain, de Jeanne-Mance Delisle, de Jocelyne Saucier, de Jean Marc Dalpé et d’autres. L’ouvrage, qui est divisé en trois parties, plonge d’entrée de jeu le lecteur dans les arcanes de la « mine industrielle » (p. 19) et de la « mine mythique » (p. 20), deux typologies minières basées sur la littérature européenne. Ensuite, il aborde l’esthétique du Nord et le concept de la frontier avant de finalement proposer une analyse de différents personnages fictionnels dont la vie et la survie dépendent de la mine.
Le premier chapitre, qui met en exergue les chronotopes miniers européens, précipite d’emblée le lecteur à l’intérieur de la mine industrielle afin de faire la lumière sur « l’exploitation du mineur et la monstruosité des mines » (p. 19). La mine industrielle est décrite comme un endroit où le danger et la mort rôdent en permanence. En opposition à cette image funeste, la mine mythique, qui est associée aux mythes et légendes, se donne à lire comme un retour aux origines, « davantage marquée par la quête du sens du monde et le pouvoir onirique » (p. 20). Un premier constat analytique montre que même si ces deux images sont prégnantes dans les oeuvres étudiées, celle de la mine industrielle prédomine dans la littérature franco-ontarienne. En effet, la mine industrielle, qui demeure la cause principale d’innombrables souffrances, affecte non seulement les hommes, mais aussi le paysage. Les effets destructeurs de la mine sur l’écologie se révèlent à travers la désertification des lieux où les bâtiments remplacent la végétation. De ce fait, le chronotope minier sert à exposer l’insalubrité de différents endroits qui tombent en ruines en raison de l’exploitation extractive. Dès lors, il n’est guère difficile de comprendre que la mine « mortifère » (p. 41) se contente non seulement de prendre des vies dans la fosse, mais affecte également le paysage en le condamnant à la désolation.
Dans le deuxième chapitre, Kirouac Massicotte aborde l’univers minier tel qu’il est représenté en « Amérique du Nord et au Canada » (p. 95) par le biais des « chronotopes de la frontier et du Nord » (p. 95). En effet, même si la frontier et le Nord sont étroitement liés à la création, ils comportent néanmoins des points de convergences et de divergences qui se dévoilent à travers l’étude de divers axes, tels la colonisation, l’hivernité ou la nordicité. La colonisation de l’Abitibi et du Nord de l’Ontario se fonde essentiellement sur le désir de l’appropriation des ressources naturelles, qui est favorisée par un climat nordique avantageux à l’exploitation minière. Par conséquent, le froid, lié au chronotope nordique, acquiert toute son importance dans cet espace où la couleur grise « du minerai » (p. 103) ainsi que les cheminées qui crachent la fumée se posent comme des figures emblématiques minières d’une « frontier nordique et australe » (p. 103). L’étude de poèmes révèle l’espace nordique non seulement dans sa splendeur et sa magnificence, mais aussi sous son aspect effrayant, teinté de laideur. Toutefois, cela ne freine aucunement la migration puisque le paysage est relégué au second plan par ceux qui se précipitent vers les mines dans l’espoir d’y faire fortune. Les mineurs appartenant à différentes origines se voient subitement confrontés à une multiplicité de langues. Or, même si cela ne constitue pas toujours une barrière à la communication, par moments, l’élément linguistique favorise l’émergence « de conflits violents » (p. 111) parmi la population minière qui est caractérisée par le cosmopolitisme découlant de la migration. De plus, l’activité minière, plus précisément dans le contexte de la frontier, ne peut être perçue comme un métier puisqu’elle dépend de l’adaptation du mineur à son environnement. En effet, la ruée vers l’or est décrite comme une folie menant irrémédiablement vers la mort de celui qui en est atteint. La frontier qui se révèle sous sa forme funeste et indestructible, vient souvent à bout de ses victimes, en l’occurrence des mineurs. Face à l’immuabilité de la frontier, la souffrance humaine se donne aussi à lire à travers l’image de la femme du mineur qui vit dans la perpétuelle attente d’un éventuel malheur. Dans ce milieu hostile où règne le désespoir, l’alcool qui coule à flots sert de refuge aux mineurs désillusionnés. En fin de compte, ces derniers ne peuvent que constater l’échec de leur entreprise qui les conduit vers la ruine ultime.
Dans le dernier chapitre, l’espace minier est dépeint comme un lieu hautement sexualisé, où la virilité masculine est valorisée. En découle l’héroïsation des personnages masculins qui sont considérés comme invincibles dans les ouvrages étudiés. Effectivement, l’homme qui endosse soit le rôle du prospecteur, soit celui du mineur tient une place prépondérante dans la littérature minière. Le prospecteur investit son espace en se mesurant à la violence des éléments naturels, alors que le mineur se voit confronté à un environnement artificiel et hostile dans la fosse. Or, si le prospecteur est d’emblée héroïsé par sa fonction de créateur d’un nouveau monde, le mineur doit, quant à lui, tenter de se distinguer par son militantisme pour être valorisé. La femme n’est pas laissée de côté puisque l’ouvrage se penche sur les figures féminines qui sont en général exclues « de la symbolique minière » (p. 170). Cependant, quand la femme n’est pas cantonnée aux rôles stéréotypés d’épouse ou de mère, elle incarne la prostituée. Or, la prostituée, traitée comme un sous-produit de l’exploitation minière, subit « une constante évaluation » (p. 224) de sa personne en projetant une image dépréciative « qui traduit surtout la folie et la perversion » (p. 225). Quant à la femme autochtone, même si elle est outrancièrement érotisée, elle demeure néanmoins figée dans son rôle de subalterne. Il n’est guère difficile de comprendre que, réduites ainsi au silence, les femmes qui évoluent dans ce milieu minier vivent souvent dans un état de subordination à l’homme.
L’ouvrage d’Isabelle Kirouac Massicotte est incontestablement caractérisé par une richesse d’analyses théoriques et littéraires sur un sujet trop longtemps relégué dans l’ombre. En effet, ce livre interpelle le lecteur en dévoilant tous les défis, les espoirs et les souffrances qui sont liés à l’exploitation minière, une réalité souvent ignorée. L’autrice réussit haut la main son pari d’étudier le chronotope minier dans les régions de l’Abitibi et du Nord de l’Ontario à travers l’étude de deux vastes corpus, ce qui n’est guère une tâche facile. Soulignons toutefois que l’ouvrage, qui est hautement théorique, se prête difficilement à une lecture pour le grand public. Il serait par contre d’une valeur référentielle considérable non seulement pour toutes les personnes qui s’intéressent de près aux études liées à l’exploitation minière, mais aussi dans le monde académique, puisqu’il ouvre la voie vers d’autres champs qui sont encore à explorer. Tout comme la frontier, cet ouvrage est une mine riche en données qui laisse entrevoir des horizons nouveaux pour des études futures.