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L’ouvrage collectif Voix. Portraits de douze auteurs, qui regroupe les entretiens réalisés auprès de douze auteures-phares et auteurs-phares de l’Ouest francophone, a été publié pour souligner le 40e anniversaire des Éditions du Blé, mais aussi pour dresser une sorte de bilan des activités de la maison d’édition, « histoire de voir ce en quoi on peut espérer ou ce qui nous attend » (p. 7). Ces entrevues se déclinent en deux temps : une première série de questions, qui touchent notamment à la pratique d’écriture, au travail d’édition et au rapport à la littérature, est suivie d’une autre, qui se veut plus ludique, intitulée « Jeu de mots », où l’on apprend par exemple le juron préféré et la drogue favorite des écrivaines et des écrivains. Dans sa préface, Bertrand Nayet souligne que le Blé compte un total de 102 voix (au moment de la publication du livre), précision symptomatique de l’importance du nombre, de l’accumulation du capital symbolique dans les communautés exigües. La directrice et les directeurs de l’ouvrage, Sandrine Hallion, Bertrand Nayet et Charles Leblanc, se sont donc trouvés devant la tâche difficile d’effectuer un tri parmi les écrivaines et les écrivains ayant publié au Blé depuis sa fondation en 1974. Pour se mériter une place dans le collectif, les auteures et les auteurs devaient avoir fait paraître un minimum de deux ouvrages au Blé et être toujours actifs (p. 8). La contrainte relative au nombre de livres publiés fait en sorte que les voix sont presque exclusivement celles d’écrivaines franco-manitobaines et d’écrivains franco-manitobains, à l’exception de Guy Armel Bayegnak, basé à Edmonton. Parmi les auteures et les auteurs du Blé qui offrent un regard sur les autres provinces de l’Ouest, nous retrouvons Mélissa Denis Vejins, qui a vécu à Yellowknife, à Whitehorse et à Vancouver, et à qui l’on doit le recueil de nouvelles Pronoms personnels (2014), Vartan Hézaran, auteur du recueil de nouvelles Là-bas, dans la plaine (2012) qui prend la Saskatchewan pour toile de fond ainsi que Ken Brown et Daniel Cournoyer, de l’Alberta, qui ont collaboré à la pièce de théâtre Cow-boy Poétré (2010). On s’explique moins bien l’absence de Laurier Gareau, auteur fransaskois particulièrement prolifique, qui répond pourtant aux critères établis par les auteures et les auteurs du recueil d’entretiens. Alors que le mandat du Blé est de « publier en français des auteurs de la région et des textes de portée générale qui touchent à l’Ouest canadien »[1], le Manitoba se trouve surreprésenté.
Malgré cette prédominance des écrivaines et des écrivains franco-manitobains, l’ouvrage n’est pas pour autant homogène; à l’image de la maison d’édition, il fait montre d’un éclectisme évocateur de la richesse et du foisonnement des approches et des démarches littéraires portées par les auteures et les auteurs interviewés. Bien que cet éclectisme soit à mon sens l’une des forces du livre, il semble que Haillon, Nayet et Leblanc le voyaient comme un handicap potentiel dans le contexte du recueil : « Si l’éclectisme de nos collections est nécessaire et réfléchi, nous craignions la disparité des motifs littéraires au sein d’un même recueil. Mais pourquoi pas, alors, un jeu littéraire? Nous pourrions en choisir le motif! » (p. 7) C’est donc le souci d’unité et de cohérence du recueil qui justifie la deuxième série de questions adressées aux écrivaines et aux écrivains, qui s’inspire du questionnaire de Proust dans le Vanity Fair. Ce jeu littéraire ‒ qui comprend des questions telles que « Quel est votre objet préféré? » ou « La plante, l’arbre ou l’animal dans lequel vous aimeriez être réincarné? » ‒, plus agaçant que ludique, finit par lasser. Il n’était pas non plus nécessaire à la création d’un effet-recueil, celui-ci étant en partie assuré par la répétition des mêmes questions principales d’un entretien à l’autre dans la première série de questions.
Ces questions, assez générales et portées vers l’universel pour la plupart, donnent parfois lieu à des réponses semblables et superficielles; je pense notamment à celle concernant la place et l’avenir du livre (et de la littérature). Ainsi, la volonté affirmée de conduire des « entrevues spéléologiques » (p. 7), donc en profondeur, ne se réalise pas toujours. À d’autres moments, on se questionne franchement sur la pertinence de certaines questions, par exemple celle concernant la pratique ou non d’un rituel d’écriture, se rapprochant parfois d’une sorte de fétichisme littéraire, ou encore la sous-question qui cherche à savoir si Chaput aime les adjectifs (p. 75). Les entretiens les plus intéressants sont ceux où on s’est permis de sortir un peu du script et où les écrivaines et les écrivains se sont montrés particulièrement bavards. C’est le cas de Marc Prescott, qui tient de très beaux propos sur la création et qui prend beaucoup de liberté dans sa façon de répondre. Dans d’autres entrevues, on s’en tient plus strictement au questionnaire établi et on rate l’occasion d’aller plus en profondeur. Par exemple, on omet d’interroger Lise Gaboury-Diallo à propos du rapport texte-image dans son oeuvre, même si elle mentionne cet aspect de sa production.
Les questions donnant lieu aux réponses les plus variées et les plus intéressantes sont sans aucun doute celles qui concernent le rapport français-anglais et celui à la question minoritaire. Pour Paul Savoie, le français et l’anglais sont deux univers de création distincts (p. 21) et il affirme que ses écrits en anglais sont plus crus (p. 27), ce qui laisse deviner une certaine censure du côté de l’écriture en français. Prescott va jusqu’à affirmer qu’il est une autre personne quand il écrit en anglais (p. 247) et J.R. Léveillé croit également que l’on peut se permettre d’être plus vulgaire en anglais (p. 58). Il existe aussi une nette distinction entre les valeurs rattachées au français et à l’anglais dans le propos de Simone Chaput, qui considère le français plus littéraire et l’anglais, plus populaire (p. 79). Pour sa part, Charles Leblanc fournit une réponse particulièrement évocatrice lorsqu’on l’interroge sur l’évolution de son style :
J’ai essayé d’éliminer le plus d’anglais possible, si je pouvais mieux le dire en français. Ça, c’est un effort conscient, parce que les premiers articles que les gens ont écrits sur mes poèmes, comme sur ceux de Patrice Desbiens, c’est « l’âme déchirée entre deux langues... ».
p. 96
On sent bien que le poète ne souhaite pas voir son oeuvre réduite à un symbole de la minorisation; on retrouve d’ailleurs cette réserve du côté de Prescott, qui ne cache pas son écoeurement face au fait d’être minoritaire (p. 248) et affirme carrément ne pas avoir de rapport au français franco-manitobain (p. 247). La question minoritaire est source de méfiance pour certaines et certains et tout simplement secondaire pour d’autres; Léveillé ne sait trop si cette appartenance a eu une influence sur son écriture et il fait peu de cas de la communauté dans ses écrits (p. 56), et Jean-Pierre Dubé se dit « d’abord écrivain, parce que dans le fond, la langue, c’est un accident » (p. 132). De son côté, Rhéal Cenerini voit la langue française en milieu minoritaire comme une force : « Je n’ai pas eu le tourment de la langue. Je pense que c’est quelque chose qui donne un côté unique à ce qu’on fait, un côté unique à notre monde, à notre monde littéraire, à notre façon de voir les choses. » (p. 157) La question de l’édition et de la circulation des oeuvres en milieu minoritaire est abordée de front par Lise Gaboury-Diallo, qui déplore la difficulté qu’ont les petites littératures à se faire connaître. Plus encore, la minorisation semble faire partie intégrante de sa démarche créative, car elle entretient une fascination pour la marge (p. 206). Le recueil d’entretiens est représentatif de la diversité des attitudes face au fait minoritaire dans la littérature franco-ouestienne; celle-ci, loin d’être enfermée dans le carcan de la conscience ‒ pour reprendre l’expression de François Paré ‒ est à la fois régionale et universelle, comme le stipule la quatrième de couverture de l’ouvrage.
Voix présente une pertinence certaine pour quiconque s’intéresse à la littérature francophone de l’Ouest et plus largement aux littératures franco-canadiennes. Le collectif sait aussi piquer la curiosité des chercheures et des chercheurs, notamment pour la critique génétique, puisque l’on apprend l’existence de nombreux états manuscrits de l’oeuvre de Paul Savoie avant 1990 (p. 14), mais aussi que Jean Chicoine a réécrit 15 ou 20 fois Les galaxies nos voisines (p. 292). En outre, les 12 participantes et participants sont interrogés sur leurs principales influences littéraires, autant de pistes pour l’étude de la bibliothèque des écrivaines et des écrivains. À la lumière du bilan dressé par cette série d’entretiens, que peut-on attendre et espérer de l’avenir pour le Blé? Si le passé est bien garant de l’avenir, la maison continuera de nous livrer des oeuvres à l’image de la diversité de ses voix. Sa trajectoire sera toute en ouverture, en continuant de publier des Canadiennes et des Canadiens nés à l’étranger, qui offrent leur perspective inédite et critique sur le monde, et en accordant une place grandissante aux auteures et aux auteurs de la Saskatchewan, de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, dans un contexte où une seule maison d’édition oeuvre à l’ouest de Winnipeg, Les Éditions de la nouvelle plume, à Régina.
Appendices
Note
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[1]
Les Éditions du Blé. (page consultée le 26 juin 2018). Qui sommes-nous? http://ble.refc.ca/a-propos/