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Introduction

Le personnage d’Alma est probablement l’un des plus attachants de l’oeuvre de Georgette LeBlanc, puisqu’on la suit de sa naissance jusqu’à la fin de son mariage, dans des poèmes nous dévoilant son parcours personnel parfois difficile. Compte tenu de l’époque et du milieu où elle vit – elle naît dans un village isolé de la Baie Sainte-Marie autour des années 1920 et le roman poétique[1] s’étend au moins jusque dans les années 1960 –, Alma fait face à des pressions genrées traditionnelles, auxquelles elle succombe et résiste, tour à tour. L’oeuvre s’ouvre sur deux naissances : celle de la communauté du Bois qui quitte la côte pour protéger sa langue, et celle de deux enfants du village, une fille et un garçon nés le même jour et promis à être ensemble. Que ces allures de conte ne nous leurrent pas : ici, le mariage et les nombreux enfants ne constituent pas la fin de l’histoire pour l’héroïne ; LeBlanc s’intéresse au contraire à faire voir là où ça craque, ce qui empêche le conte de fées promis aux filles d’avoir lieu. Si la naissance simultanée d’Alma et de Pierrot semble les promettre à un destin exceptionnel – voire magique –, leur parcours représente au contraire un destin-type d’une femme et d’un homme dans leur contexte socio-historique. Suivre la trajectoire d’Alma et de Pierrot de l’enfance à l’âge adulte permet de mesurer leurs différences : là où Alma s’enivre du plaisir de la complicité avec le monde sauvage, Pierrot se réfugie dans la distance ironique et la dévalorisation du quotidien. Georgette LeBlanc rend ici hommage à ces femmes qui n’ont pas plié l’échine, tenant à bout de bras les familles et les communautés.

L’écoféminisme est un courant théorique qui s’intéresse avant tout à l’étude des relations entre les individus et leur environnement. D’un point de vue écoféministe, les différents types d’oppression (par exemple la domination masculine, la suprématie blanche et la domination des humains sur les animaux et la nature) ont en commun l’illusion d’une supériorité inhérente d’un élément sur un autre, ce qui justifie la domination et l’exploitation de ce dernier. L’écoféminisme critique ce modèle raciste, sexiste et spéciste, et met de l’avant un modèle interrelationnel valorisant l’égalité dans la différence ainsi que l’interdépendance (voir par exemple Gaard et Murphy, 1998 ; Plant, 1997 ; King, 1989). Les études écocritiques et écoféministes remarquent fréquemment que les nouveaux comportements entraînés par la propagation des valeurs capitalistes et anthropocentriques occidentales ainsi que par l’industrialisation massive du monde mènent à la coupure des relations entre les humains et leur environnement. Pour Judith Plant, par exemple, cette coupure des relations met en danger non seulement la nature, mais la survie humaine : « Fear and alienation replace mutual trust and coexistence, over and over again. And in the end, we humans lose every relationship we have depended on for our very lives. » (1997, p. 120). L’approche écoféministe semble particulièrement appropriée pour aborder l’oeuvre de LeBlanc puisque l’axe des relations établies ou non avec l’environnement est l’un des facteurs principaux qui déterminent la subjectivité des personnages.

Alma étant centré sur le parcours contrasté d’Alma et de Pierrot, une fille et un garçon nés en même temps au même endroit, l’interprétation de l’oeuvre comme une représentation du parcours genré (c’est-à-dire délinéé pour les femmes et les hommes) propre au milieu décrit semble aller de soi. Mais une autre différence majeure est superposée au clivage des genres : les deux personnages entretiennent des rapports entièrement différents avec le monde naturel. Tandis qu’Alma s’enracine dans un espace dont la dimension la plus importante est le réseau relationnel entretenu avec les autres humains, les animaux, les plantes et le territoire, Pierrot se perçoit comme séparé et unique. La vision du monde de ce dernier s’inscrit dans la tradition de l’exceptionnalisme humain, c’est-à-dire le déni de l’animalité de l’humain et de son appartenance à la nature. À travers Alma, c’est donc non seulement un parcours « féminin » qui se trouve valorisé, mais aussi celui d’une personne vivant dans ce que Judith Plant (1997, p. 121) nomme une « écocommunauté ». Celle-ci est créée par l’adoption d’une approche éthique promouvant la santé des relations avec les membres des autres espèces vivant dans un même espace. Selon Plant, l’écocommunauté dépend d’une reconnaissance et d’une tolérance des différences, « [f]or in the natural world, good health is sustained by a tolerance of diversity, and stability is a result of ongoing mutual aid between and among species. Thus the notion of interdependence. » (Plant, 1997, p. 121). Nous verrons que le monde d’Alma est tissé de réseaux, qui l’inscrivent dans le territoire du Bois en la liant à la terre, aux plantes (la mousse, les prusses et les pissenlits) et aux animaux (l’abeille et le corbeau) qui le peuplent, mais aussi aux autres femmes de la communauté.

L’on pourrait par ailleurs transposer à Alma le constat fait par Martine Jacquot il y a déjà plusieurs années, selon lequel la poésie acadienne représenterait plus volontiers un ennemi intérieur qu’extérieur : « en Acadie l’ennemi est souvent perçu comme une présence sournoise venue du dedans, que ce soit l’Église, l’ignorance, ou une certaine peur qui paralyse et ne cesse de se perpétuer » (Jacquot, 1988, p. 134-135). Au début du roman poétique de LeBlanc, l’ennemi prend la forme de l’Antercri, une menace sourde que les parents d’Alma fuient en fondant la communauté du Bois. Bien qu’ils soient portés à l’imaginer sous les traits d’un étranger, avec « ses bottes noires cirées / sa moustache noire cirée / ses beaux mots cirés » (LeBlanc, 2006[2], p. 11), les villageois se trompent puisque LeBlanc indique qu’en fait l’Antercri « c’était point un homme / [...] c’était la promesse / c’était le braquement du désir / de vouloir attraper de-quoi qui s’attrape point » (A, p. 11). Dans ce passage, LeBlanc reprend un élément du folklore de la Baie Sainte-Marie, mais le transforme : la communauté est menacée, mais pas par un élément qui y serait extérieur (l’Antercri comme un être diabolique qui s’infiltrerait parmi les villageois) ; le danger réellement à craindre mais invisible est plutôt la coupure d’avec le territoire, qui mène à ne plus reconnaître la valeur de l’environnement (humain et non humain) autour de soi et à désirer l’ailleurs (« de-quoi qui s’attrape point ») – comme nous le constaterons avec le personnage de Pierrot.

Dans les pages qui suivent, nous accompagnerons le personnage d’Alma dans les quatre temps de sa vie – l’enfance, l’adolescence, la maturité, ainsi que la nouvelle vie qu’elle parvient à se dessiner – afin d’étudier d’une part le rôle de la construction du genre sexuel dans sa destinée et, d’autre part, celui de son rapport au monde naturel. Il en ressortira qu’en dépit des limites imposées aux filles et aux femmes dans la société traditionnelle de l’époque, Alma trouve le chemin de sa résistance et de sa renaissance dans le monde naturel qu’elle avait sous les yeux et qui est « le sien ».

L’enfance, ou Le bonheur des mots et du corps

Au moment de sa venue au monde, Alma est présentée comme intégrée dans un milieu naturel et humain tissé de relations affectueuses. Sa naissance est décrite avec des images positives tirées de la nature – Alma naît avec le printemps, illumine le monde tel un pissenlit et fait fondre la glace (A, p. 12). La relation unissant la mère et l’enfant est elle-même enracinée dans la nature, puisqu’on nous dit d’Alma qu’« elle sortit de sa mère d’écorce » dont le lait « coulait comme de la sève » (A, p. 12), la métaphore de l’arbre évoquant des images de protection et de soin pour l’autre. Pierrot, en revanche, est associé au quartz, donc au minéral plutôt qu’au vivant ; lui aussi est lumineux, mais d’une lumière froide telle « la première neige » (A, p. 12), et sa présence est comparée au clair de lune. La relation du garçon avec sa mère s’inscrit différemment parce que la mère de Pierrot est présentée comme malheureuse et seule, s’accrochant désespérément à cet enfant avec « l’espoir qu’astheure quelqu’un l’aimerait » (A, p. 12). L’affection de la mère de Pierrot pour son fils est décrite avec des images tristes qui renforcent leur isolement dans un « logis sans étoiles » (A, p. 12) où ils ne peuvent pas tisser de relations autres que celle qui les unit tous les deux.

Dès l’enfance, la sensualité d’Alma est apparente dans son rapport aux plaisirs du corps et des mots, elle qui « chantait avant de parler » et « roulait les mots dans sa goule comme du candy » (A, p. 13). Pour Alma, les mots sont sucrés et elle les caresse de la langue avant même d’être en mesure de les comprendre. Enfant heureuse, Alma baigne dans un univers où chaque chose, chaque être lui semblent liés : elle et Pierrot, aimantés l’un à l’autre, bien sûr, mais aussi les mots aux réalités qu’ils désignent. Elle excelle à l’exercice du spelling bee parce qu’elle se laisse porter par les mots qui se posent comme naturellement sur l’objet auquel ils renvoient :

la maitresse commande fleur / pis ma tête braque à buzzer / ej me perds dans un champ de pissenlits / [...] ej me promène d’une lettre à l’autre / jusqu’à temps que ça colle / jusqu’à temps que sur ma langue / j’aie le goût du sucre / [...] et le mot sort tout aisé.

A, p. 20-21

Devenue abeille, elle parcourt les champs en un vol joyeux et sensuel qui la mène droit à la bonne réponse, dans une démarche plutôt impressionniste. Filant l’image de l’abeille, elle adopte son vol libre et joyeux dans les champs, retrouvant « l’origine des mots » (A, p. 20) dans leur présence physique, leur rapport à ce qu’ils désignent. Trouver le mot juste amène sur sa langue « le goût du sucre », un plaisir charnel dédoublé par le nom secret que lui donne Pierrot : « ruche » (A, p. 21). La ruche – source de miel, de douceur – convient bien à la spelling bee, et Alma reçoit ce mot comme un cadeau tendre, qui lui procure un émoi érotique.

La jeune fille ne trouve pas de « sucre » seulement dans les mots, mais aussi dans les gestes et les objets simples du quotidien, d’où sa complicité avec les gitans qui s’arrêtent au village. La plupart des gens se méfient d’eux, insinuant que s’ils dorment dans la grange avec les bêtes, ils sont sans doute comme des bêtes ; Alma, elle, préfère croire que leur comportement indique un plaisir pris à côtoyer les animaux et les choses simples : « on dirait qu’ils avont compris de-quoi / qu’ils savont comme moi / qu’il y a du sucre dans le matelas de foin » (A, p. 23). Le retour de l’image du sucre indique bien que cette proximité avec la nature est quelque chose que l’enfant sait savourer. Pour elle, les gitans incarnent la liberté ainsi que le plaisir de la musique et de la danse – principales sources de joie pour les jeunes du village, même si elles leur sont interdites (A, p. 43) –, mais également la satisfaction dans les choses simples qui s’offrent à eux. Bien que plusieurs membres de la famille d’Alma doivent s’expatrier pour aller chercher du travail, Alma voit bien qu’ils ne voyagent pas comme les tramps :

les oncles et les tantes qui quittont

quittont le village le sac vide

leur marteau et leur misère sur l’échine

tout le temps la tête virée

comme si ils vouliont point quitter

mais les tramps se promenont de village en village

tout le temps les sacs remplis

comme si la terre leur appartenait

comme si leurs racines poussiont partout.

A, p. 23

En dépit de leur pauvreté matérielle, pour Alma les tramps sont riches puisqu’ils ne dépendent pas d’une promesse : ils ont avec eux tout ce qu’il leur faut (leurs sacs sont remplis) et savent trouver le sucre dans le quotidien.

En grandissant, c’est la lecture qui ravit Alma et elle utilise de nouveau une image liée à la nature pour évoquer le plaisir des mots et sa propre facilité à les manipuler :

ma soeur a de la misère à lire

mais moi ej trouve ça comme une game

j’essaie d’i expliquer :

c’est comme des roches dans la rivière

tu fais rinque de suivre la phrase comme tu suis les roches

[...] faut rinque faire confiance aux mots

comme qu’on fait confiance aux roches.

A, p. 47

À cet âge, Alma ne doute pas que le monde soit harmonieux et ne remet pas en question la relation qui unit les humains et le monde naturel – faire confiance aux roches va de soi. Lorsqu’elle dévoile que son plaisir des mots l’a menée à l’écriture, elle insiste sur le sentiment de coïncidence avec elle-même que cette activité lui procure : « j’aime de voir mes mains grouiller sur la page / comme si mon corps et ma tête et mes mains / étiont tous manière de la même personne » (A, p. 47). Ici, l’écriture n’est pas présentée comme une activité intellectuelle abstraite, mais bien comme une activité physique qui lie le corps, la tête et les mains[3], donnant à Alma une impression de complétude et de bonheur. Cette euphorie est immédiatement tempérée par le commentaire de son père qui la ramène des rêves à la réalité : « Pape me dit qu’ej manque de compernure / pis que bien vite il faudra que j’apprenne la vie du monde / [...] il me le dit manière / comme j’ai entendu les hommes de la shop parler / quand ce qu’un homme mourt / tu peux point tout le temps avoir ça que tu veux, Alma » (A, p. 47). Remarquons que ce poème intitulé « la compernure » débute sur la célébration d’Alma parce qu’elle comprend très bien les livres et se clôt sur le constat qu’Alma ne comprend pas le monde – c’est-à-dire, dans le contexte, qu’elle n’a pas encore renoncé à ses rêves, ce que son père croit inévitable. Si elle était mignonne enfant avec son spelling bee, une fois adulte, la jeune femme est ramenée à l’ordre : les mots sont pour les hommes, tandis que le silence et l’écoute sont des vertus féminines. Pour lui annoncer la triste nouvelle qu’il ne lui sera pas possible de poursuivre ses plaisirs de lecture et d’écriture, son père utilise une voix endeuillée montrant qu’il est conscient de la douleur qu’il apporte à Alma, qui devra renoncer à une partie d’elle-même qui lui est chère. Un sort similaire sera fait à l’autre rêve que berce Alma dans son enfance : celui de voyager comme les gitans qu’elle admire. Là encore, elle devra se résoudre à l’évidence que la liberté de mouvement n’est pas pour les filles.

Au village, les rôles féminins et masculins sont strictement définis et les jeunes se regroupent par sexe : au retour de l’école, les filles se rassemblent et marchent devant les garçons ; cette séparation est érotisée et entraîne une attitude de flirt chez les filles, qui jouent à assembler des bouquets de pissenlits représentant leurs futurs bébés, sous l’oeil des garçons qui les suivent, « à l’aise avec ça » (A, p. 29), nous dit le texte. Ce jeu de séduction montre comment, au village, le désir et la sexualité sont dès un jeune âge associés à leur conséquence – l’enfantement – et que, déjà, ce sont les filles qui portent ces conséquences, tandis que les garçons se tiennent à une certaine distance et regardent[4]. Les deux groupes de jeunes se suivent sans se mélanger, « les gars derrière, les filles devant / deux bancs de poissons dans une rivière sec » (A, p. 29). Même lors de la petite enfance, quand les écoliers jouent aux billes, ils se séparent spontanément en deux groupes, « les filles contre les gars » (A, p. 22). Alma et Pierrot sont désignés comme représentants de leur sexe respectif pour l’affrontement, qu’Alma présente comme un jeu de rapprochement sensuel : « c’est bon de même / des games c’est rinqu’une excuse / pour mieux voir son adversaire / il faut se tenir [...] proche assez pour s’entendre souffler / proche assez pour bien jouer la game » (A, p. 22). À l’excitation de la compétition s’ajoute clairement pour Alma l’excitation de la proximité avec Pierrot.

L’association posée entre Alma et la nature est tissée partout à travers le texte, elle qui est « plant[ée] dans la terre » (A, p. 60) et dont l’attitude renvoie au mouvement de la rivière, au vol de l’abeille et au cri du corbeau, mais aussi aux plantes – telles la mousse, les racines, la sève et l’écorce, les pissenlits et les roses sauvages. Alma tire sa force de cette complicité avec le monde naturel, et c’est sur ce lien avec la terre et les vivants qu’elle parvient à baser sa résistance aux pressions qui jouent contre elle. Alma se rebelle entre autres contre l’effacement du corps exigé par la religion catholique ; même toute petite, sa première communion lui inspire un rapprochement charnel plutôt que spirituel : « le bébé Jésus voit ma belle robe blanche [...] / mais il peut-ti voir la sueur dans mes paumes / [...] il peut-ti voir de-quoi dans mon coeur et ma peau / qui veut s’assire à côté de Pierrot / il peut-ti voir que dans ma tête / c’est point lui qu’ej marie / c’est Pierrot » (A, p. 17). L’insistance sur les manifestations physiques du désir d’Alma – les mains moites, le coeur qui s’agite, la peau qui frémit – se remarque d’autant plus qu’elle contraste avec l’occasion et le lieu – l’église, un endroit de désincarnation s’il en est.

Cette conscience de son corps et de sa matérialité semble aller de pair avec la façon dont Alma se perçoit comme enracinée dans la nature et non comme un être séparé d’elle. Cette idée est développée par l’écoféministe Deborah Slicer (1998), qui interroge les intersections entre « political definitions of ‘matter’, of bodies as matter, and of women as bodies » (p. 70). Dans l’oeuvre de LeBlanc, il est frappant de constater la représentation contrastée entre, d’un côté, Alma qui est pleinement ancrée dans son corps et dans son milieu et, de l’autre, Pierrot qui, dès sa naissance, est présenté comme en décalage par rapport au monde et qui de plus en plus au cours de sa vie se met à se tenir en retrait de son corps et du territoire. L’on remarque que les contraintes sociales qui influenceront sa destinée sont déjà bien visibles dans l’enfance d’Alma : d’une part la répression du corps, de la sensualité et de la sexualité imposée à tous mais encore plus sévère chez les femmes ; et d’autre part l’exil hors du monde des lettres exigé des femmes. Toutefois, Alma persiste à exprimer sa façon d’être et à s’affirmer, puisant sa force dans le monde naturel dans lequel elle est profondément enracinée.

L’adolescence, ou Le changement de saison

Alma aborde l’adolescence avec curiosité et excitation ; elle accueille ses premières règles de façon positive, les associant à des images de fleurs et de renouveau : « j’ai vu ma première fleur de mai / j’ai vu le premier vert du printemps / j’ai saigné partout sur mon beau lit blanc » (A, p. 39). Sa mère, toutefois, la met en garde : maintenant qu’elle est femme, elle a un sexe à protéger ; cette incitation à la prudence est aussi une indication que les rapports d’Alma avec les hommes s’apprêtent à changer. On le voit dès le poème qui suit, intitulé « un homme saigne rinque quand ce qu’il se coupe ». Ce poème est lui aussi axé sur le sang, mais sur le sang des animaux que Pierrot semble avoir du plaisir à faire couler :

Pierrot me raconte

qu’il y a toutes sortes de façons

de faire saigner des bêtes

pis que tuer un cochon c’est la pire manière

c’est la pire manière parce que c’est trop aisé

[...] mais les bêtes sauvages

les bêtes dans le bois

il faut s’en approcher tranquille

[...] elles sentont nos jambes et notre fusil

pis c’est ça la beauté de l’affaire, me raconte Pierrot

[...] ça prend un certain montant d’intelligence.

A, p. 40

Le contraste entre les deux poèmes est frappant : dans le premier, le sang d’Alma coule naturellement et son sexe est décrit par sa mère comme « une coupure qui se ferme point » (A, p. 39), une vulnérabilité ; dans le second, ce n’est pas Pierrot qui saigne, il fait saigner – et parvenir à faire saigner l’animal est posé comme une réussite virile. Au moment où Alma devient une femme, Pierrot devient un chasseur, un prédateur.

Il est intéressant de noter que des scènes de mises à mort d’un animal sont présentes dans les trois premières oeuvres de LeBlanc publiées à ce jour : dans Amédé (2010), Lejeune doit égorger un cochon le jour de son mariage pour nourrir le Village ; dans Prudent (2013), Prudent doit tuer un orignal pour avoir le droit de prendre femme, un rituel dont hérite son petit-fils en clôture du roman. Dans tous les cas, l’accent est mis sur le sang de la bête mourante[5], mais tandis que Lejeune et Prudent respectent l’animal tué et reconnaissent l’importance de son sacrifice, Pierrot traite la mort animale avec légèreté – comme un divertissement ou un sport, une source d’excitation. D’ailleurs, après un autre récit de chasse, Pierrot conclut : « tu devrais voir ça, Alma / toute cte couleur-là dans un tas chaud / tu devrais voir ça / j’ai faim rinqu’à y penser » (A, p. 44). Contrairement à Pierrot, Alma n’est pas associée à la viande, mais plutôt aux plantes, au sucre et au pain.

Sorties de l’état de jeunes filles insouciantes, Alma et ses amies doivent faire des plans pour l’avenir ; en réalité, ce sont leurs pères qui décident de leur sort en fonction des rares possibilités offertes aux femmes à l’époque : Cerita sera mariée tout de suite, Nathalie ira au couvent, Alma deviendra servante (A, p. 42). Les filles du Bois sont doublement surveillées – par les religieux et par leur père – et ont peu d’options ; le père d’Alma trouve d’ailleurs que les rôles féminins sont interchangeables, puisqu’ils consistent tous à s’occuper des autres (A, p. 52). Alma comprend que ce qui est valorisé, pour les femmes, c’est de rester en retrait :

mettre le monde à l’aise, c’est point de la misère / faut rinque se taiser / laisser les autres raconter leurs histoires / leur donner la place pour s’imaginer comme qu’ils voulont / et croire ça qu’ils voulont te faire entendre / c’est tout ce que ça prend.

A, p. 52

Pierrot, lui, poursuivra ses études au collège puisqu’il fait partie de ceux qui, d’emblée, s’attendent à être écoutés. Il reviendra du collège transformé : plus de similarité ni de complicité entre les deux, maintenant que Pierrot « apprend à parler le latin pis des langues / que rinque le monde important connait » (A, p. 55). Quand les portes du collège se referment sur lui, Pierrot et Alma sont irrémédiablement séparés, parce que les portes inscrivent une frontière qui était demeurée à peine dessinée jusque-là : au Bois, l’homme appartient à l’esprit et à la culture, tandis que la femme relève du domaine du corporel et du naturel.

Le poème qui annonce le départ de Pierrot pour le collège s’intitule « La séparation de la mousse et du quartz » (A, p. 48), jouant d’une opposition entre la douceur et la dureté. L’association à la mousse donne à Alma une sensibilité accrue et un savoir lié à la nature qui est valorisé parce qu’il permet aux amants de continuer à se rencontrer furtivement : « Alma avait l’avantage d’avoir une peau de mousse. Elle pouvait sentir les courants pis l’électricité avant que les autres le voyont dans le ciel. C’est Alma qui disait à Pierrot quand ce que la lune serait couverte assez. » (A, p. 48). La séparation physique de Pierrot et d’Alma se double d’une rupture d’un autre ordre. Pierrot se présente au rendez-vous avec une bouteille de brandy qu’il veut faire goûter à Alma. Excité par sa transgression, il le lui présente comme un « neuf sucre » (A, p. 48) ; Pierrot touche les lèvres d’Alma d’un doigt mouillé de brandy et lui dit : « Tu vas être belle, Alma. / Comme les belles femmes de l’Amérique aux babines rouges qui shinont. / Couche-toi bien là pis laisse mon doigt te tracer des babines. » (A, p. 48-49) Cette scène laisse entrevoir ce qui va s’interposer entre Alma et Pierrot : en plus de reléguer Alma à un rôle passif – il la couche, lui parle, la caresse, alors qu’Alma reste immobile et muette –, Pierrot emprunte un discours amoureux qui s’appuie sur l’idée d’une métamorphose. En effet, cette scène présente Alma comme désirable dans la mesure où elle est transformable : elle peut être améliorée à l’aide d’artifices (le rouge à lèvres) qui la rapprocheront d’un modèle étranger (la beauté américaine). Les mots terribles « Tu vas être belle, Alma » signalent l’inadéquation de la jeune fille aux yeux de son amant, alors même que les poèmes insistent sur l’adéquation parfaite d’Alma par rapport à son milieu (elle sait reconnaître les baies, elle parle le corbeau). Cette impuissance à reconnaître les qualités de sa compagne liée à la poursuite d’un ailleurs fugitif et idéalisé marque la chute de Pierrot et signera éventuellement son isolement hors du foyer. Rappelons que la menace avait été identifiée dès le prologue : « la promesse / [...] le braquement du désir / de vouloir attraper de-quoi qui s’attrape point » (A, p. 11).

Au collège, Pierrot apprend une nouvelle façon de concevoir le monde et sa propre position ; il annonce à Alma qu’elle appartient comme lui à une communauté d’esclaves, un verdict qui lui « perce le coeur » (A, p. 57). Pierrot apprend à avoir honte de lui-même et des siens et à désirer un travestissement qui masquerait l’objet de la honte – ce qui le rend vulnérable aux tentations de l’ailleurs. L’enseignement du collège remplace les connaissances qu’il avait au Bois, ce qui préoccupe Alma : « Pierrot peut pus me dire la différence / entre une pomme de pré pis une gadelle / faut qu’il arrache ses hardes de travail / pour mieux entendre les histoires importantes » (A, p. 55). Les deux savoirs ne peuvent coexister puisque celui du collège bâtit son importance sur une dévalorisation du milieu originel, de la nature que Pierrot n’arrive plus à voir, à laquelle il n’accorde plus d’importance et qu’il laisse derrière lui en même temps que ses anciens vêtements. Ces deux aspects de la coupure avec la nature et de la honte de soi se traduisent par un jugement négatif d’Alma, puisqu’elle est devenue pour lui le rappel de ce dont il doit se défaire ; son choix est résumé par la phrase « Pierrot dit que ma goule pue » (A, p. 55), qui fait résonner le mépris qu’il développe alors envers sa compagne et ce qu’elle représente.

Alma avait déjà identifié la menace liée à l’institution religieuse ; on le voit par exemple dans la description qu’elle fait d’une procession religieuse, où elle contraste la sensualité, la joie et la fertilité du printemps avec la cérémonie figée :

La procession chante des paroles joyeuses, des paroles qui devriont faire smiler. Mais la procession smile point. Elle marche du même pas. [...] Les femmes avont pus de hanches. Les hommes cachont leurs mains de terre dans leurs manches longues.

A, p. 38

La locutrice insiste sur le hiatus présent entre un discours d’amour et des pratiques qui régulent le corps en en masquant la sensualité et en le coupant de son rapport à la nature : les « mains de terre » sont obscènes et doivent être cachées. Cette description insiste en outre sur le conformisme du groupe où les individus ne sont différenciés que selon l’axe du genre sexuel. Le rejet de la nature et le contrôle du corps opérés par les religieux sont perçus par Alma comme une perversion, qu’elle dénonce de diverses façons – notamment, plus loin dans le récit, en décrivant les yeux du prêtre qui la fixent pendant qu’elle allaite son enfant alors qu’il lui parle de péché et de rédemption (A, p. 75), ou encore lorsque, plus jeune, elle défie l’interdit de la danse en se cachant des religieux qui guettent les jeunes pour les surprendre en flagrant délit (A, p. 43). Devant le mépris de la nature ainsi que les pratiques de censure du corps et de la sensualité manifestés par ceux qu’elle appelle les Soutanes Noires, Alma avait trouvé des façons de résister : c’est elle qui lançait le cri de ralliement pour que les jeunes puissent aller danser et jouer de la musique. En imitant le cri du corbeau, elle réaffirmait la puissance de l’énergie animale et sa connexion avec l’espace naturel du Bois. Toutefois, maintenant que Pierrot a changé de camp en oubliant le langage des oiseaux et en ne reconnaissant plus les plantes de la Baie, Alma semble avoir perdu la force de résister.

Une vie de femme : Maternité et domesticité

Étant donné que les noces de Pierrot et Alma sont précipitées par une grossesse, le mariage est indissociable pour Alma du rapport à la maternité et à la domesticité. Avec la nouvelle maison vient un nouveau projet : Alma deviendra boulangère. Dans cette seconde partie du roman poétique, Alma se fait donc nourricière non seulement pour ses enfants et son mari, mais pour le village entier. Les images qui illustrent son rapport à sa fille lors de sa naissance font se rejoindre les mondes naturel et domestique :

neuf mois dans mon ventre

le four était venu trop chaud

sa pâte prenait trop de place

[...] dans ses plumes du matin

ses petites mains de merle me grimpont

[...] pour une miette de lait

mais j’ai point besoin de voler

pour aller chercher de-quoi à manger

mon corps est fait de lait et de racines.

A, p. 71

Alma offre chaleur et nourriture, posées en contraste avec le froid intérieur causé par la désaffection de Pierrot, parti on ne sait où. Plutôt que de nourrir sa fille, le petit merle accroché aux jupes d’Alma, Pierrot est « parti donner à manger aux oiseaux de lipstick rouge » (A, p. 71) – un commentaire amer qui laisse entendre que Pierrot recherche la compagnie d’étrangères, précisément celles à qui il aurait voulu qu’Alma ressemble en peignant ses lèvres de brandy.

Enracinée, Alma ne l’est plus seulement dans la terre, mais aussi dans la maison, avec laquelle elle entretient une relation ambivalente. Elle se rend vite compte que Pierrot n’a pas le même rapport qu’elle avec la maison : « du travail d’homme / c’est point du travail de pâte / c’est du travail qui roule / qui se promène / [...] Pierrot dans les chemins / moi pris’ dans l’exhaust de farine / les doigts les mains / les bras collés à la bowl » (A, p. 68). Dans ce premier poème suivant le récit de la cérémonie de mariage, Alma exprime déjà la frustration des rapports différenciés à l’espace domestique : elle qui souhaitait voir la Chine, elle se sent prisonnière de sa cuisine et envie les vagabondages de Pierrot. Plus loin, Pierrot échappe du lait par terre, et l’on sent bien encore une fois la différence profondément genrée de leurs interactions avec l’espace domestique :

mon Pierrot se penche pour mieux inspecter l’affaire

comme s’il voyait une géographie

il dit de sa voix d’homme

le lait fond point comme de la neige

Alma, viens voir ça

il est pris par sa découverte

il se dit peut-être que s’il regarde longtemps assez

la mess s’en ira

et avec le lait disparaitra sa faute

il peut vivre de même

sans fautes

dans quelques minutes il sera loin de sa mess

il verra pus le logis

il y aura rinque moi qui reste

et les bibis.

A, p. 72

Le détachement de Pierrot envers la nourriture, la maison et les enfants dévalorise Alma puisque c’est maintenant son seul univers : elle ne sort plus, ne crie plus comme un corbeau, ne lit plus non plus.

Le mépris de Pierrot pour ce qui se trouve devant ses yeux est de plus en plus évident. Dans un poème important, Pierrot aimerait arracher les pissenlits qui poussent sur leur terrain et les remplacer par des roses et des tulipes, qu’il trouve plus civilisées. Il voit les pissenlits comme un rappel humiliant de leur condition : « des pissenlits tout ce que ça dit / c’est qu’ej sons esclaves » (A, p. 87), tandis que les roses et les tulipes sont littéralement le signe de la culture. Alma, elle, refuse cette logique : « moi ej comprends point comment ce qu’une fleur / une fleur sauvage qui fait ça qu’elle veut / peut être esclave / [...] si j’avais le choix moi / ej serais un pissenlit avant d’être une rose / ej pourrais courir partout » (A, p. 87). Alma associe les fleurs sauvages à la liberté justement parce qu’elles n’ont pas besoin d’être plantées ; pour elle, les pissenlits bénéficient d’une certaine mobilité, qui est refusée aux roses et aux tulipes, dépendantes de l’attention humaine. Derrière l’exaltation de la rareté qui caractérise le discours de son mari, Alma sent bien que c’est son existence à elle qui est dévalorisée, puisque ses grossesses répétées sont le signe que « dans la nuit [Pierrot] oublie ses idées / de roses et de tulipes / de rareté » (A, p. 88).

Plusieurs changements suivent la venue de Grace, la belle Américaine, dont l’arrivée d’un sofa, meuble d’origine étrangère, vaguement maléfique. Il est désigné par le mot anglais couch, rejoignant par là d’autres importations américaines dont Alma se méfie : le lipstick, le bois varnishé, le rug, etc. Si en théorie le couch pourrait rassembler sa famille nombreuse éparpillée sur des chaises individuelles, Pierrot a vite fait de se l’approprier en s’allongeant dessus : « il avait pris sa place / mais Pierrot avait fait sûr d’arranger les chaises / autour du couch en beau demi-cercle / il voulait faire sûr que tous ses pissenlits / pourriont bien l’entendre raconter / il voulait se faire entendre » (A, p. 90). Plutôt que de faire du couch un lieu de rassemblement, Pierrot en a fait un trône ou une tribune, reléguant sa famille au rang de spectateurs. En s’isolant d’Alma et des enfants, il tente de renforcer sa position de chef de famille, position qui lui est implicitement contestée par la représentation constante d’Alma en train de travailler et de Pierrot en train de dormir ou de s’en aller. Tout le monde compte sur elle, et c’est pourquoi Alma est liée à des images de solidité : « c’est mes bras qui pagayont les petits au quai / à la fin de la journée / c’est sur mon échine qui se grimpont / pour se bailler l’air » (A, p. 103). Pour décrire la désaffection de Pierrot – qui se fait de plus en plus absent –, Alma se met à le comparer aux Soutanes Noires (A, p. 107), ces ennemis du corps et du monde naturel. Comme les religieux l’avaient fait, Pierrot méprise ce à quoi Alma est liée et se met à prêcher en renvoyant les femmes à leur rôle de compagnes, de mères et de servantes : elles seraient « le violon » et l’homme, « le violoneux » (A, p. 105).

Une renaissance, ou Les liens retrouvés

Si dès le début du récit les mères avaient été associées aux arbres avec leurs racines et leur écorce tendre, la révolte montante puis la libération d’Alma sont symbolisées par une montée de sève (A, p. 95 et 97), dans un retour de la force brute associée au bois et à la nature, qu’Alma avait jugulée en se concentrant sur la cuisson du pain. Encouragée par Noemie, son employée, elle s’ouvre au changement en se mettant à décaper les meubles pour retrouver le bois, le vrai visage des objets qui l’entourent. Lipstick, varnish, rug, autant d’images d’un recouvrement trompeur, d’un masque : « ej veux voir souffler / vivre ces tables et ces chaises / ej veux les voir sans leur make-up / ej veux la vraie couleur de peau » (A, p. 97). Une fois son espace réapproprié, Alma se réapproprie son corps en se refusant sexuellement à son mari qui revient d’une aventure clandestine. Le mot candy est repris pour illustrer le désir sexuel de Pierrot et ce qu’il perçoit comme son droit au corps de sa femme – il vient chercher son candy entre les cuisses d’Alma, mais cette fois-ci, la « porte » reste fermée (A, p. 100). Notons la façon dont les syntagmes du candy et des « portes fermées » voyagent dans l’oeuvre : le candy est d’abord positif, représentant le plaisir qu’Alma trouve à la fois dans les mots et sur les lèvres de son ami, puis plutôt négatif quand il est associé à Pierrot avec le brandy et le désir sexuel qui semblent diminuer Alma. Le motif des « portes fermées », en revanche, se trouve initialement associé de façon négative à la transformation de Pierrot qui, au collège, perd le contact avec la nature et avec sa communauté ; à la fin du texte, toutefois, les portes fermées sont devenues un symbole de libération pour Alma, qui parvient à mettre un terme à une situation blessante. Pour retrouver sa femme, il faudrait que Pierrot se ré-ensauvage : « Qu’il retrouve ses pistes, la senteur du bois. / Qu’il retrouve l’épaisseur de la terre sous ses pieds. » (A, p. 102). Mais Pierrot n’a jamais été plus coupé du monde naturel, lui qui a accueilli à bras ouverts les nouveaux objets et les oiseaux à lipstick. Quand Pierrot essaie de revenir à la maison, Alma a fait le ménage : son couch et sa suitcase l’attendent sur le pavé. La maison s’est transformée en forteresse enchantée : « Les portes [...] barrées. Les vitres barrées. Point une craque dans le logis pour le laisser rentrer. » (A, p. 112). Alma est dans sa cuisine, raccommodée avec le monde naturel qui l’avait représentée à différents moments de sa vie (les corbeaux, la mousse, les pissenlits), triomphante.

Sans Pierrot, la maison peut être redéfinie : non plus espace de domesticité, mais expression de la poésie du quotidien et des liens retrouvés avec les femmes du village[6], les corbeaux et la mousse. Le dernier passage de l’oeuvre montre Alma dans la cuisine, mais d’une façon bien différente des épisodes précédents ; désormais, l’énumération des tâches à accomplir n’est plus synonyme d’un poids imposé. Dans un même paragraphe, on passe d’« Alma était dans la cuisine » à Alma « était dans sa cuisine. Parmi les corbeaux. Dans l’eau de mousse et la poussière de pissenlits. Elle était grande et solide astheure. Sa peau comme une neuve écorce tendre. Alma avait retrouvé l’épaisseur de la terre. » (A, p. 112 ; nous soulignons). L’insistance sur le rétablissement des relations avec les vivants montre bien que ce qui permet de désaliéner l’espace est la transformation des relations de pouvoir le régissant. La maison devient un espace collaboratif, grâce aussi aux encouragements de Noemie, qui aide Alma à renaître.

Conclusion

Dans le roman poétique, Alma est associée au corps et à la sensualité, mais pas dans l’optique traditionnelle où ce qui est charnel est méprisé au profit de l’intellectualité ; au contraire, le texte met en relief la façon dont les forces extérieures cherchent à dévaloriser et à écraser ce rapport tendre au corps et à la nature, tout en soulignant leur échec à recadrer Alma. En fait, LeBlanc présente les rapports d’Alma à son milieu et aux gens qui l’entourent de façon à ce qu’ils soient valorisés, d’abord pour leur rôle dans la création de liens affectifs qui soudent la communauté, ensuite parce qu’ils produisent un savoir localisé et utile (Alma sait reconnaître les prusses des sapins, les pommes de pré des gadelles, une compétence qui la lie de façon intime au territoire). De plus cette association au corps est tempérée par son association tout aussi forte aux histoires, à la lecture, au goût des mots et de l’écriture. La dimension double d’Alma – son enracinement dans le territoire et l’appel des lettres – est d’ailleurs visible dans l’oeuvre picturale placée en couverture au livre : la partie du haut semble imprégnée de motifs naturels (des racines ou des branches, le reflet de la lune dans un cours d’eau, de la glace qui craque au printemps), tandis que la partie du bas est composée de lettres de l’alphabet. La reprise des mêmes couleurs dans les deux sections de l’image montre qu’Alma combine ces deux sphères, qu’elle sait les réconcilier. Toutefois, l’équilibre entre la nature, le corps et les mots est rompu par le contexte social de son époque et de son milieu, qui remet Alma à sa place de femme : il n’y aura pas d’éducation supérieure pour elle, plus de livres après l’enfance ; elle devra plutôt subir l’imposition de la domesticité. De ses rêves d’enfant – parcourir le monde, écrire des histoires, vivre une histoire d’amour avec Pierrot – seul le dernier pourra se réaliser, puisqu’il correspond aux possibilités limitées offertes aux femmes de sa communauté. Mais même là, le rêve sera gâché : leur mariage est un échec parce qu’en se coupant du territoire, Pierrot oublie aussi le chemin vers Alma. Alors qu’Alma est associée à la douceur et au vivant avec l’image récurrente de la mousse, Pierrot l’est au minéral, au quartz : il est fait de reflets brillants, de dureté et de froideur – ce qui est montré comme une perte de connexion menant à la solitude, une faiblesse entraînant le mépris de soi et de sa communauté. Pour Alma, la libération passe par l’affirmation de qui elle est – en tant qu’individu, mais aussi comme fille du Bois.

Avec Alma, LeBlanc renoue avec le trope ancien de l’association de la femme avec la nature, mais elle le reconfigure afin qu’il puisse véhiculer l’expérience vécue des femmes. Dans un entretien avec Marie-Louise Arsenault, LeBlanc décrit Alma comme suit : « c’est ma Sagouine, c’est mon Évangéline, c’est la femme, c’est ma tough femme acadienne » (2013). Ce qu’il manquait à la littérature acadienne, selon elle, c’était d’une part la dimension charnelle de l’expérience du désir comme de la maternité et d’autre part la parole : « Évangéline, elle a pas dit grand-chose. » (Arsenault, 2013). LeBlanc s’étonne que, bien que la représentation dominante de la femme acadienne en littérature ou dans l’iconographie soit celle de la mère de nombreux enfants, il n’en reste qu’une figure maternelle abstraite, dont il est difficile de croire qu’elle ait traversé un accouchement. Avec son roman poétique, LeBlanc cherchait donc à donner à cette mère acadienne non seulement une voix, mais un corps. Comme on le sait, les écrivaines se sont très souvent penchées sur le rapport au corps des femmes puisque, pour citer Andrea Oberhuber, « le corps s’av[érait] l’intermédiaire entre la conscience de soi et la compréhension du monde » (2013, p. 10), tout en étant méprisé par un système binaire valorisant l’intellectualité au détriment de la corporéité.

À première vue, la façon dont Alma est représentée en relation de continuité avec la nature peut paraître problématique dans la mesure où ce type de représentation traditionnelle de la femme prête le flanc à la cristallisation d’une image où la femme est reléguée à côté des animaux dans le domaine du rapport instinctif à l’existence[7]. Toutefois, à notre avis, LeBlanc échappe à cet écueil en inscrivant fortement son personnage féminin en tant que conteuse : Alma est charnelle, sensuelle, complice des fleurs et des oiseaux, mais elle est aussi une tisseuse de récits, une personne qui sait manier les mots et savourer leur sucre. Amédé, le deuxième livre de LeBlanc, s’ouvre d’ailleurs en positionnant le récit comme raconté par Alma (2010, p. 11). Plutôt que d’antagoniser le corps et l’intellectualité, LeBlanc est en mesure de dessiner un pont entre ces deux pôles de l’existence. Cela rejoint l’idée de plusieurs écoféministes, qui cherchent « une autre dialectique entre le corps et l’esprit » (Gandon, 2009, p. 12-13). Monique Dumais propose par exemple de mettre de l’avant une « éthique de la relation » afin d’abolir le « dualisme corps/esprit » (Dumais, 1997, p. 378). Tandis que le passage de Pierrot au collège l’appauvrit – puisqu’il y perd son appréciation pour ce qui l’entoure en rompant les liens entre connaissance et expérience –, Alma développe un autre rapport au savoir, basé sur le plaisir sensuel et l’expérience de la connexion avec les vivants. Autant la langue de l’éducation est connotée négativement parce qu’elle manipule et trompe, autant celle d’Alma est valorisée parce qu’elle prend racine dans l’expérience d’une continuité avec le monde naturel et ne craint pas de montrer son vrai visage : ce sont ces mots-là qui sont du candy.