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Dans les communautés francophones du Canada, la langue fait l’objet d’une attention particulière et se trouve fréquemment débattue sur la place publique. Souvent considérée comme assurant une existence propre à ces communautés, la langue française est investie d’une forte valeur identitaire à laquelle se voient liées la vitalité et la pérennité de la francophonie canadienne. Si un tel constat semble aux premiers abords faire consensus, des tensions sociales surgissent toutefois quant à la façon de se vivre et de se dire francophone : quelles formes d’usages du français cela suppose-t-il? Quels choix de langues en milieu bilingue ou en milieu plurilingue cette situation impose-t-elle? Quelles mesures officielles sont à adopter pour protéger la langue minoritaire dans l’espace public? S’insérant dans les travaux théoriques et appliqués sur le contact des langues et le bilinguisme, l’étude du français en contexte minoritaire donne ainsi à s’interroger sur les transformations du rapport entre langue et identité, notamment sur les discours que les locuteurs tiennent à l’égard des autres francophones, et permet également de se pencher sur les idéologies qui circulent au sujet des pratiques de la langue elle-même, qui concourent à produire une image du répertoire linguistique du locuteur minoritaire.
La francophonie canadienne, dans ses réalités multiples et changeantes, nourrit sans aucun doute un champ de recherche interdisciplinaire; en effet, l’étude de la langue constitue un point de ralliement fécond pour l’ensemble des sciences humaines et sociales. C’est justement dans le but de susciter réflexions et échanges entre chercheurs de différentes disciplines sur la problématique du français en milieu minoritaire que nous avons séparément organisé deux ateliers au Congrès des sciences humaines de la Fédération canadienne des sciences humaines (FCSH), tenu à Victoria (en Colombie-Britannique) en juin 2013. Constatant des recoupements dans les thématiques des ateliers, l’un intitulé « Discours et actions des/sur les jeunes dans la francophonie canadienne » (organisé par Laurence Arrighi, Isabelle LeBlanc, Matthieu LeBlanc et Isabelle Violette), l’autre « Les français minoritaires : caractéristiques, identités, enjeux » (organisé par Catherine Léger), nous avons vu l’occasion de diriger un numéro thématique à même de rassembler de façon cohérente les différentes contributions des participants. L’appel à contributions qui a suivi a permis de réunir dans un même projet de publication des textes de chercheurs de différentes disciplines (la sociolinguistique, l’aménagement linguistique, la littérature, en particulier le théâtre, et la sociologie de l’éducation) qui mettent à profit des approches théoriques et méthodologiques aussi riches que diversifiées. Ratissant la francophonie canadienne d’un océan à l’autre, les terrains de recherche des contributions couvrent l’Acadie, le Québec, l’Ontario et les provinces de l’Ouest canadien. Si cette portée large constitue très certainement une des forces du présent numéro, c’est son caractère sociolinguistique qui le distingue des autres ouvrages sur la francophonie canadienne. En effet, l’optique de ce numéro n’est ni strictement linguistique au sens où il entendrait décrire uniquement les usages du français, ni strictement sociologique au sens où il tiendrait la langue comme élément de définition et de vitalité des communautés, ni strictement politique au sens où il se pencherait sur la francophonie canadienne en termes de capacité de gouvernance. Les auteurs adoptent tous, quoique de façon très différente, une perspective selon laquelle la langue est considérée comme pratique sociale et ils tâchent de prendre en compte les rapports sociaux qui y sont inscrits.
Le présent numéro est composé de sept textes, soit de six articles et d’une synthèse de recherches. Bien que les sujets abordés et les approches adoptées soient très variés, certains textes présentent des affinités et gagnent en ce sens à être mis en parallèle. Nous les présentons de manière à privilégier leur « arrimage » au-delà des terrains, contextes et points de vue qui peuvent les distinguer.
Dans le premier article, Laurence Arrighi se penche sur les manifestations de la néolibéralisation de la valeur des langues dans les discours qu’entretiennent des Acadiens à l’égard de leurs pratiques linguistiques. Constatant la tendance au sein des sociétés contemporaines à traiter les langues comme capital rentable, Arrighi s’intéresse plus particulièrement aux prises de parole individuelles qui assignent au répertoire linguistique des valeurs en termes de développement personnel. Si la façon dont les acteurs allient compétences linguistiques et avantages personnels dans leur construction de soi est symptomatique de la modernité avancée, l’auteure montre toutefois que la capacité à en tirer profit a ses limites, notamment en ce qui a trait à la pratique du vernaculaire. Dans la même lignée méthodologique d’une analyse qualitative de discours, Annie Pilote et Marlène Canuel, dans le deuxième article, s’intéressent à la construction identitaire d’étudiants issus de communautés francophones minoritaires qui poursuivent des études universitaires à Québec. Basée sur une analyse de récits de vie, l’étude de Pilote et Canuel a comme objectif d’analyser la négociation identitaire dont font preuve des étudiants dans leurs interactions avec des Québécois, francophones majoritaires, dans la ville de Québec. Les auteures montrent que l’expérience de la mobilité et du contact avec l’autre conduit vers une conscience plus sensible des différences avec autrui et de sa propre identité.
Les jeunes francophones minoritaires font également l’objet du troisième article de ce numéro, écrit par Laurence Arrighi et Isabelle Violette. Dans ce cas, ce sont les discours produits à l’égard de leurs usages de la langue qui sont mis en évidence. En analysant un débat linguistique idéologique qui a récemment éclaté dans la presse, les auteures s’emploient à illustrer comment et pourquoi la jeunesse acadienne est souvent prise à partie pour son rôle dans la « dégradation » de la langue. Le motif discursif récurrent du débat examiné consiste à associer l’avenir de la francophonie canadienne, la qualité de la langue et le devoir de la jeunesse en la matière. Voyant dans les discours d’autorité la persistance des idéologies du standard et de l’unilinguisme, les auteures montrent que la délégitimation des pratiques mixtes et bilingues des jeunes s’inscrit dans le nationalisme moderne qui associe l’homogénéité de la langue à la préservation de la communauté. Faisant écho à cette analyse critique, Louise Ladouceur, dans une synthèse de recherches portant sur le théâtre dans l’Ouest canadien francophone, s’intéresse au changement d’attitude à l’égard du bilinguisme des Franco-Canadiens. D’abord perçu comme agent d’assimilation et banni des scènes francophones, le bilinguisme a donné lieu, au fil du temps, à de multiples représentations théâtrales qui témoignent d’une résistance face au modèle de la langue unique. L’auteure souligne l’importance que revêtent désormais les formes linguistiques hybrides : en faisant parler les personnages dans une langue qui ressemble à celle du public, langue qui comprend nombre d’emprunts et d’alternances codiques, les textes dramatiques constituent un mode de représentation et de reconnaissance de la spécificité des communautés francophones de l’Ouest canadien.
La problématique du contact des langues est explorée par Alain Thomas, auteur du cinquième article, qui a effectué une étude dont le but est de mieux connaître l’influence accordée à l’anglais sur les choix lexicaux de locuteurs francophones du Nord-Est de l’Ontario. Au moyen d’un questionnaire, l’auteur sonde la perception de locuteurs franco-ontariens sur l’usage de près de 200 emprunts à l’anglais, tirés d’un roman franco-ontarien choisi pour son fréquent recours au lexique anglais. Les résultats révèlent des différences intergénérationnelles intéressantes qui suggèrent une évolution du lexique en synchronie dynamique et fournissent indirectement des renseignements sur l’attitude d’une communauté francophone minoritaire importante vis-à-vis de la langue dominante de l’Ontario.
Traitant des défis que présente l’aménagement des langues dans un contexte de concurrence socioéconomique, le sixième article et le septième article se penchent sur l’impact que peuvent avoir les politiques linguistiques sur les usages et les pratiques des locuteurs. Intervenir officiellement sur les langues en vue d’assurer une égalité sociolinguistique n’est pas une mince tâche, et lorsque des mesures sont prises, il convient d’en évaluer l’efficacité. Dans le contexte de la politique linguistique québécoise, Elizabeth Saint s’intéresse au degré d’implantation de termes français officialisés par l’Office québécois de la langue française (OQLF) dans le domaine de l’informatique. Son enquête, menée à partir d’un corpus constitué de sites Web d’entreprises, montre que les termes employés correspondent en grande partie à ceux recommandés par l’OQLF, ce qui justifie ainsi, selon l’auteure, la pertinence d’une telle institution. Dans un contexte tout autre, celui du Sud-Est du Nouveau-Brunswick, Basile Roussel se penche sur les langues d’affichage eu égard aux politiques linguistiques municipales respectives des villes voisines de Moncton et de Dieppe. Menée dans deux marchés des fermiers, l’enquête avait pour but de mesurer le degré d’utilisation du français et de l’anglais dans la raison sociale des kiosques de vente et les renseignements descriptifs qui y sont affichés. Sa recherche montre que les politiques adoptées pour atteindre une égalité de représentation des deux langues officielles dans l’espace public ne sont pas suffisantes puisque les pratiques linguistiques d’affichage reflètent toujours le poids socioéconomique plus grand de l’anglais.
En somme, les contributions réunies dans ce numéro sont à l’image des directeurs que nous sommes, en ce qu’elles traduisent nos propres pratiques diverses de sociolinguistique. Nous espérons que le panorama de diverses communautés francophones en situation minoritaire au Canada, offert par les différents textes, vous fera découvrir des facettes insoupçonnées de la richesse et de la diversité de la francophonie canadienne. Ce numéro a bénéficié du soutien financier du Centre canadien de recherche sur les francophonies en milieu minoritaire (CRFM) de l’Institut français de l’Université de Regina ainsi que de celui de la Faculté des arts et des sciences sociales (FASS) et de la Faculté des études supérieures et de la recherche (FESR) de l’Université de Moncton.