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Introduction

Dans son « autobiographie américaine[2] », Dany Laferrière plonge le lecteur dans la (con)fusion des différents mondes qui forment son univers : il expose l’imbrication d’espaces divisés en apparence et provoque ainsi une ambiguïté chez le lecteur. Pays sans chapeau (Laferrière, 1999), paru en 1996, joue plus particulièrement avec la traversée possible entre le monde des vivants et celui des morts et entre le « pays réel » et le « pays rêvé » (ibid.). De retour en Haïti après vingt ans d’exil, Vieux Os, le personnage principal, tente de comprendre son pays d’origine, au-delà de ce qui est véhiculé par les médias occidentaux et de ce qu’il a gardé en mémoire depuis son départ.

Menée à l’aide de concepts narratologiques, l’analyse du septième roman publié par Dany Laferrière démontrera de quelle manière l’auteur piège le lecteur dans la rencontre inattendue de mondes présentés comme contradictoires au premier abord. Il conteste ainsi l’image binaire du monde que les critiques accolent souvent aux oeuvres littéraires de la périphérie francophone, et invite plutôt le lecteur à voyager librement entre les espaces. En observant à la fois la structure du roman, les stratégies mises de l’avant par l’auteur pour rendre trouble le pacte de lecture ainsi que la trame narrative de Pays sans chapeau, nous verrons comment Laferrière utilise la traversée entre le pays réel et le pays rêvé, la vie vécue et la vie fictive ainsi que les mondes intérieurs et extérieurs pour illustrer l’imbrication constante d’univers opposés en apparence. L’analyse prouvera que la mise en doute de la fragmentation du monde peut permettre à l’individu de définir et d’assumer ses identités multiples.

1. Stricte structure ou construction signifiante ?

Le roman apparaît au lecteur comme un texte très structuré qui laisse percevoir une rupture précise entre le « pays réel » et le « pays sans chapeau » dont il est question dans le titre de l’oeuvre. Laferrière reprend ainsi le même procédé qu’Édouard Glissant dans son poème Pays rêvé, pays réel (Glissant, 1985). Cette approche vise à segmenter l’existence entre deux univers diamétralement opposés, du moins en apparence. Néanmoins, l’analyse de la structure interne du roman démontre que cette séparation n’est que supercherie stratégique. L’auteur établit une distinction primaire entre deux mondes avant de reconstruire les ponts qui les lient entre eux et qui confèrent un sens supplémentaire au récit.

Chez Laferrière comme chez Glissant, le réel correspond à l’univers actuel et matériel, à la réalité haïtienne telle que perçue par le poète ou par le narrateur à travers le quotidien, les événements et les personnages. Le « pays réel » de Pays sans chapeau est, en quelque sorte, le récit touristique de Vieux Os, qui redécouvre les parfums et les couleurs d’Haïti et qui réapprend à vivre parmi les siens. Présentés comme factuels parce que tirés des perceptions sensorielles, les éléments rapportés comme réels sont, en fait, narrés avec la plus grande subjectivité. De l’autre côté, le rêvé se rattache aux mythes et au passé. Il raconte des événements surnaturels qui sont présentés soit comme des croyances, soit comme des faits indéniables, selon le point de vue privilégié. Lorsqu’il apprend que Neil Armstrong a été précédé par un Haïtien dans son expédition lunaire, Vieux Os admet que l’explication pourtant énoncée avec certitude par M. Pierre ne le convainc pas. Il avoue : « Non, je n’avais pas compris, mais je ne voulais pas le dire à M. Pierre pour ne pas le décevoir. Voilà ce que c’est que d’avoir passé près de vingt ans hors de son pays. On ne comprend plus les choses les plus élémentaires » (Laferrière, 1999 : 104). Le narrateur affirme à la fois l’inadmissibilité de cette affirmation et la faute de son propre doute. Même lorsqu’il est question des « choses les plus élémentaires », les divisions entre le vrai et le faux perdent leur caractère absolu.

La précision et la simplicité de la structure répétitive cachent une stratégie auctoriale qui déstabilise le lecteur. Les chapitres appartenant au pays réel et au pays rêvé ne sont pas élaborés de la même façon, ce qui sous-entend une fonction différente pour chaque regroupement, comme le démontre le tableau ci-dessous. Le pays réel est l’objet de 11 chapitres qui comptent 117 pages, alors que le pays rêvé comporte 12 chapitres, pour un total de 66 pages. Non seulement l’auteur traite les deux mondes de façon séparée, mais il accorde plus d’espace au monde réel. Cette différence de traitement démontre que le retour de Vieux Os dans son pays d’origine provoque une forte réaction par rapport au monde extérieur, ce qui entraîne une réflexion à propos des croyances et des perceptions haïtiennes du monde.

D’une part, le pays réel est décrit par sections d’une page à peine, chaque portion illustrant une anecdote ou un bref portrait de la réalité : « La valise » (ibid. : 18), par exemple, annonce l’arrivée de Vieux Os en Haïti, et « Le nez » (ibid. : 65-66) propose un classement social des habitants d’Haïti à partir de leur odeur. Ces sections sont élaborées autour d’un élément unique, souvent concentré dans le titre, et s’agencent entre elles comme autant de pièces d’un casse-tête apparemment simple à reconstituer. Et pourtant, le choix et l’agencement des instants décrits sont loin d’être innocents. Statiques, les éléments photographiés par le narrateur à travers son récit du quotidien s’accumulent pour former un film d’animation auquel le lecteur assiste. En prenant vie sous « la cadence sensuelle de l’écriture » (Guay, 1994 : D10), le réel parcellaire permet au lecteur d’effectuer des allers-retours entre les faits et l’imaginaire.

D’autre part, le pays rêvé est décrit dans des chapitres ne comportant qu’une seule partie, troquant le mode photographique de la narration du réel pour le mode cinématographique. Ces chapitres mettent en évidence l’enquête que mène Vieux Os à propos des zombis en Haïti. Bien que les chapitres du pays rêvé soient deux fois plus courts que ceux consacrés au pays réel, ils présentent une vision plus globale de la vie en Haïti. Contrairement au réel, qui peut être compartimenté et où les odeurs, les personnes, les souvenirs, etc., peuvent être perçus indépendamment les uns des autres, les éléments sur lesquels se fonde le pays rêvé sont indissociables les uns des autres. Les morts, les vivants, la perception extérieure de la logique haïtienne, l’enquête de Vieux Os et son propre voyage au pays sans chapeau s’imbriquent constamment. Un fil invisible relie ces éléments pourtant disparates et les soudes à l’intérieur de chapitres construits autour de la quête spirituelle.

L’alternance entre les deux types de chapitres donne l’impression au lecteur que les deux mondes dont il est question sont distincts l’un de l’autre. Malgré cette première perception, la frontière entre les deux espaces n’est pas aussi imperméable qu’elle en a l’air. Comme le suggère le tableau suivant, la juxtaposition de deux chapitres rattachés au pays rêvé ainsi que la division d’un de ces chapitres en sections brèves, comme c’est normalement le cas pour les chapitres du pays réel, créent une zone tampon dans le livre. Le onzième chapitre, intitulé « Pays rêvé » et placé au centre du roman, raconte, par brèves sections, une promenade de Vieux Os dans la ville. Si l’on considère son contenu factuel, ce chapitre devrait appartenir au réel. La conclusion du chapitre révèle toutefois son importance dans le déroulement du récit intérieur. En effet, à la fin d’une conversation avec une infirmière, Vieux Os reçoit de cet « ange de la miséricorde » l’absolution pour son exil d’Haïti (ibid. : 81). Le pardon ainsi accordé permet au personnage de transcender sa propre quête individuelle et de faire progresser sa quête métaphysique. Dans cet espace de dérèglement, la structure établie est donc renversée et les univers séparés se fondent l’un dans l’autre.

De plus, trois chapitres n’appartiennent ni au réel ni au rêvé. Le premier chapitre du livre, intitulé « Un écrivain primitif », résonne avec le dernier, sous-titré « Un peintre primitif ». Ces deux parties mettent en mots l’objectif de l’auteur, qui est de « parler d’Haïti en Haïti » (ibid. : 13) et de dépeindre un pays rêvé qui, autrement, resterait invisible (ibid. : 237). De la sorte, elles forment un pont qui permet au lecteur de parcourir l’oeuvre sans rester enfermé dans les oppositions apparentes qu’elle trace. En affirmant, à travers les paroles d’un voisin de sa mère, que « [c]e que je peins, c’est le pays que je rêve. […] Le pays réel, […] je n’ai pas besoin de le rêver » (ibid. : 235), Dany Laferrière insuffle le doute dans l’esprit du lecteur. Ce qu’il nomme « pays réel » tout au long du roman n’est-il qu’un simulacre de réalité, qu’une illusion sortie de l’imaginaire d’un écrivain ? Titré « Pays réel/pays rêvé », le dernier chapitre juxtapose deux termes contradictoires et réunit ainsi ce qui semblait être séparé. Il accomplit ainsi la traversée de l’écriture à laquelle le roman convie le lecteur. Ce chapitre est précédé du chapitre intitulé « Pays sans chapeau », dans lequel le narrateur raconte son séjour de l’autre côté de la frontière qui existerait entre le monde des vivants et celui des morts.

Tableau 1

Structure de Pays sans chapeau par chapitre

Structure de Pays sans chapeau par chapitre

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Il rapporte ses rencontres avec des dieux qui ne sont, en fait, que des êtres aux préoccupations ordinaires. Le passage d’un mortel du côté des êtres divins et la banalité des « dieux de classe moyenne » (ibid. : 222) suggèrent, encore une fois, le manque d’étanchéité de la frontière entre les mondes. Le pays sans chapeau serait donc situé dans un espace mitoyen au réel et au rêvé, dans un endroit où rien n’est absolument vrai ni tout à fait faux.

Alors que l’organisation de l’oeuvre, stricte et répétitive, opère une distinction catégorique entre le pays réel et le pays rêvé, les modifications apportées au rythme et à la construction des chapitres provoquent la fusion des mondes. Le quotidien se mêle au spirituel, le présent est imbriqué avec l’éternel, les faits objectifs sont entremêlés avec les traditions, l’imaginaire et les croyances. Cette confusion est d’ailleurs entretenue par la définition du « pays sans chapeau », qui est proposée dès le début de l’oeuvre. Décrit comme « l’au-delà en Haïti parce que personne n’a jamais été enterré avec son chapeau » (ibid.), le pays sans chapeau apparaît comme un territoire aux frontières clairement établies, ce que dément la structure du texte.

2. Perméabilité des frontières : lorsque le fictif fraie avec l’autobiographique

La (con)fusion qui émane de Pays sans chapeau et qui autorise la passage entre deux mondes étrangers est aussi causée par l’intersection constante entre les univers fictifs et autobiographiques qui sont présentés conjointement, sans qu’aucune remarque de l’auteur ne permet de séparer la vérité stricte de l’invention littéraire. Dans ce roman de Laferrière comme dans l’ensemble de son oeuvre, l’auteur coexiste avec Vieux Os, personnage principal et narrateur. L’unicité de ces trois instances et l’utilisation du terme générique « roman » pour catégoriser le livre sont paradoxales et renforcées par les propos tenus par Laferrière au cours de diverses entrevues. À l’instar de Serge Dubrovsky qui brouillait les pactes[3] de la fiction et de l’autobiographie dans Fils (Dubrovsky, 1977), Laferrière joue la carte de l’autofiction. Dans le cas de Pays sans chapeau, le terme anglais faction apparaît encore plus significatif puisqu’il décrit bel et bien le mode d’écriture de l’auteur et l’effet produit sur le lecteur : il y a assemblage entre les faits biographiques vérifiables (facts) et la fiction, sous le couvert du genre romanesque (Lecarme, 1993 : 227).

Bien que la mention « roman » apparaisse dès la page de couverture, des grands pans du texte appartiennent au vécu de l’écrivain. Comme Dany Laferrière, Vieux Os est né en 1953, sous le signe du Bélier (ibid. : 29, 95)[4]. Comme l’auteur, le protagoniste a quitté son pays en 1976 (Laferrière, 1994 : 11) pour n’y revenir que vingt ans plus tard, au moment de l’écriture de Pays sans chapeau. Pendant cette période d’exil, Laferrière a vécu à Montréal et à Miami, où il est devenu un écrivain et un personnage reconnu pour sa culture et ses nombreuses apparitions télévisées. À quelques reprises, des personnages de l’entourage de Vieux Os lui rappellent cette époque et cette reconnaissance (Laferrière, 1999 : 86, 180, 186, 97, 132). L’itinéraire géographique de l’auteur est respecté : Petit-Goâve, Port-au-Prince, Montréal, Miami. Les personnages qui gravitent autour du personnage central dans Pays sans chapeau et dans les autres livres de l’auteur apparaissent de façon récurrente, dans l’oeuvre comme dans la vie de l’individu. Sa mère, Marie, sa tante Renée, son père, exilé alors que Laferrière avait cinq ans et qu’il a retrouvé lors de ses funérailles. Le personnage de Vieux Os retrouve toutes ces figures du passé dans les chapitres consacrés au « pays réel ». Ce qui est connu de l’être réel correspond donc à ce qui est rapporté dans Pays sans chapeau et dans l’oeuvre complète de l’auteur, autant en ce qui concerne l’individu et son parcours géographique et professionnel que son entourage.

L’« autobiographie américaine »[5] composée par Dany Laferrière et dont Pays sans chapeau constitue un volet plonge donc le lecteur dans le vécu authentique de l’auteur à travers les actions et les réflexions du personnage de Vieux Os. Néanmoins, comme l’affirme l’auteur dans certaines entrevues, le romanesque et le réel cohabitent sans cesse. Laferrière a d’ailleurs affirmé à La Presse qu’il s’était mis en fiction dans Pays sans chapeau (Martel, 21 mai 1996 : E4). Se « mettre en fiction » implique à la fois la métamorphose romanesque du sujet existant et la préservation de son authenticité. La remarque effectuée par Dany Laferrière au sujet de Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit pourrait aussi s’appliquer au livre qui nous concerne ici :

« Mon nouveau livre est une autobiographie de mes émotions », explique-t-il. Ça ressemble à un essai, mais Laferrière prétend qu’il n’en est rien. Ce n’est pas un reportage non plus. […] « Ce n’est pas un roman », écrit encore Laferrière dès la première phrase de son livre. Cependant, il s’empresse d’expliquer de vive voix que tout est inventé dans ce livre, y compris cette commande de reportage. C’est donc un « roman », conclut-il. On aura compris que son texte est hybride, à la frontière des genres. Laferrière le veut ainsi.

Chartier, 20-21 novembre 1993 : D1

Dany Laferrière provoque et alimente la confusion qui règne autour de la véracité de ses romans-récits-reportages-autobiographies. Il oriente l’obligatoire traversée du lecteur entre les différentes instances narratives et entraîne la réflexion à propos de l’authenticité, de la vérité et du vraisemblable.

Si plusieurs faits rapportés dans Pays sans chapeau sont vérifiables, d’autres sont nés dans l’imaginaire de l’écrivain. Les conversations, les rencontres, les événements rapportés ont-ils vraiment eu lieu ? Le voyage dans l’univers des morts, raconté dans le chapitre « Pays sans chapeau », a toutes les apparences d’une hallucination onirique, mais le lecteur a développé, au fil des pages, une méfiance qui l’amène à remettre en doute sa première impression. Le professeur J.-B. Romain, l’ethnologue qui a informé Vieux Os de l’étrange aptitude des habitants de Bombardopolis de ne pas avoir faim pendant des mois, prend la forme de Damballah, un dieu vaudou (Laferrière, 1999 : 234). Lucrèce, le parrain de Tante Renée qui avait proposé à Vieux Os de l’accompagner dans son passage vers le monde des morts, est en fait Legba, le dieu « qui ouvre le chemin » (ibid. : 218). Après s’être montrés sous leurs allures divines, les deux personnages reviennent dans la vie matérielle de Vieux Os. Le passage de ces personnages d’un univers à l’autre illustre la perméabilité de la frontière entre le pays des morts et celui des vivants et rend caduque la traditionnelle fragmentation de l’existence.

Mais Laferrière va plus loin. S’il force le lecteur à se questionner sur la véracité des faits rapportés, il le pousse aussi à revoir sa propre conception du vraisemblable en fiction et de l’authenticité de l’écriture. Un récit de l’intranquillité comme Pays sans chapeau nous amène à accepter l’entremêlement constant du réel et du rêvé, du probable et de l’impossible. Il nous projette dans la traversée des mondes, au sens où un tel texte peut nous y plonger et nous transmettre le projet de compléter une quête personnelle afin de relier nos mondes réel et rêvé.

3. Croisement des mondes : la pluralité extérieure intériorisée

L’ambiguïté entretenue entre le réel et le rêvé permet au personnage de prendre conscience de l’entrecroisement de son univers intérieur et du monde qui lui est extérieur. Le voyage géographique permet à Vieux Os de redécouvrir son pays natal, mais aussi d’entreprendre une quête intérieure qui touche à la fois l’identité, la culture, la spiritualité, la langue et la logique.

Comme tous les textes de Laferrière, Pays sans chapeau se concentre autour du ressenti physique. L’exploration du monde s’effectue d’abord à l’aide des sens. Les odeurs de café, la puanteur de la ville, les cris des enfants, la voix de ses proches, le goût des nombreux repas dont il est question, la chaleur du soleil, les couleurs des paysages, tout est décrit. Cette plongée dans le monde matériel entraîne une conscientisation plus profonde du personnage. Les bruits, les odeurs, les goûts, les perceptions tactiles et visuelles l’étonnent, le choquent parfois ou le rendent nostalgique. En étudiant ses propres réactions à ce qui l’entoure, Vieux Os s’analyse comme personne, comme Haïtien, comme exilé, comme Occidental et comme être en relation. Au cours des vingt années passées en Amérique du Nord, serait-il devenu étranger à son pays d’origine ? Son incrédulité devant la logique haïtienne est maintes fois soulignée, sous-entendant la marge dans laquelle s’inscrit Vieux Os par rapport à son pays natal. Apprendre que certaines personnes parlant un créole pur auraient atteint une telle harmonie avec la nature qu’ils ne ressentiraient plus la faim et que le pays est contrôlé par l’armée américaine le jour et par l’armée des zombis pendant la nuit, tout cela dépasse sa compréhension et remet la logique occidentale en question.

Si le séjour de Vieux Os en Haïti le confronte à ses croyances personnelles et à ses présupposés raisonnables et culturels, il le confronte surtout à lui-même. Alors que son ami Philippe le questionne sur ce qui l’a le plus étonné depuis son arrivée, Vieux Os lui répond qu’il se surprend lui-même : « Je ne savais pas que ça me manquait à ce point. […] Cette poussière, ces gens, la foule, le créole, les odeurs de friture, les mangues dans les arbres, les femmes, le ciel bleu infini, les cris interminables, le soleil impitoyable » (ibid. : 154)… La réflexion provoquée par le déplacement géographique et les rencontres humaines permet à Vieux Os de recréer son identité personnelle. Tout en se rendant compte que son pays d’origine est plus imprégné en lui-même qu’il ne le croyait, le personnage n’est pas prêt à admettre qu’il est essentiellement un Haïtien. Il admet avoir passé vingt ans « à côté de [sa] vie » pendant son séjour à Montréal, comme il avoue que l’« horreur totale pour [lui], ce serait de vivre toute [sa] vie dans le même pays. Naître et mourir à la même place, [il] n’aurai[t] pas pu supporter un tel enfermement » (ibid. : 176). En prenant conscience de cette nécessaire mobilité et de ses multiples appartenances nationales, Vieux Os s’identifie avant tout comme « voyageur » (ibid. : 196). Où qu’il soit, en Haïti ou en Amérique du Nord, dans le monde des morts ou dans celui des vivants, dans le pays réel ou dans le pays rêvé, Vieux Os se trouve chez lui. La confusion qui a enclenché sa quête intérieure mène à la confusion d’une identité multiple entièrement assumée. Le rêve déclaré de Laferrière, qui était d’« être perçu comme quelqu’un d’ambigu » (Bordeleau, 1998 : 10), se réalise à la lecture de son livre et de l’ensemble de son oeuvre.

Conclusion

Comme dernier volet chronologique de l’autobiographie américaine, Pays sans chapeau marque la conclusion d’une aventure littéraire et mémoriale, tout en ouvrant l’oeuvre vers le pluriel. Tout au long du roman, Dany Laferrière accumule les stratégies pour confondre le réel et le rêvé, l’intérieur et l’extérieur, le fictif et le biographique. Il mise sur le doute pour défendre son identité plurielle et l’authenticité de son écriture. Autant comme personne que comme artiste, Laferrière est tout le contraire d’un être unique. En s’affichant comme Haïtien, Montréalais, Américain, écrivain francophone appartenant au monde créole (Soulié, 1986 : E4), l’auteur s’inscrit à l’intérieur d’un univers mitoyen à toutes les identités et à toutes les possibilités. Il projette ainsi le lecteur de son oeuvre dans un état de traversée continuelle et d’hésitations perpétuelles entre l’inconnu et le savoir, l’ici et l’ailleurs, la certitude et le doute, le réel et l’imaginaire. Après tout, le seul chapeau qui convient parfaitement à Dany Laferrière est celui de créateur libre (Petrowski, 7 novembre 1993 : A5). Recréant ses mondes à partir de la parole, il s’accroche aux mots eux-mêmes et aux effets qu’ils produisent sur l’humain et laisse aux lecteurs le soin de décortiquer les sens, ou l’essence, qui les interpellent. À travers les proverbes traduits du créole au français qui précèdent chacun des chapitres et par son récit du retour au pays natal, Laferrière a révélé, une fois de plus, « la fertile créativité langagière haïtienne » (Laferrière, 1999 : 8) de l’artiste « primitif ».