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L’ouvrage s’intitule, à juste titre, “Magritte. Perspectives nouvelles, nouveaux regards”. Un nouvel outil a, en effet, permis une nouvelle approche de l’ensemble de l’oeuvre de Magritte. Il s’agit de la base de données Internet, Magritte. Toutes les oeuvres, tous les thèmes, élaborée par un groupe de recherches sous la direction de Louis Hébert et subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (2003-2013).

1. Exploitation de la base de données

Dans l’introduction de cet ouvrage collectif,[1] les éditeurs présentent globalement la base de données :

La base est constituée de deux secteurs : (1) le secteur des données descriptives, comme les titres, dates, matériaux, dimensions et reproductions des oeuvres; (2) le secteur des données analytiques, qui contient l’inventaire des éléments représentés dans les oeuvres (pomme, femme, etc.). L’analyse distingue environ 3000 éléments différents revenant au total environ 43000 fois (on ne compte qu’un élément donné par oeuvre : par exemple, s’il y a deux pommes dans une oeuvre, on ne compte qu’une pomme). À noter que les reproductions ne sont affichées que pour les membres de l’équipe de recherche, car la succession Magritte refuse leur diffusion dans Internet. Combien de toiles Magritte a-t-il peintes entre 1934 et 1944? Dans quelles oeuvres du peintre trouve-t-on une tortue? Une pomme? Combien d’huiles, combien de gouaches a-t-il produites? Quelles oeuvres contiennent le mot “femme” dans leur titre? Quelles oeuvres représentent des mots? Autant de questions auxquelles il est laborieux de répondre, même armé du catalogue de Sylvester. Autant de questions auxquelles cette base de données répond instantanément.

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Ensuite, dans le premier chapitre de l’ouvrage collectif, Eric Trudel et Louis Hébert expliquent de façon détaillée l’élaboration, le fonctionnement et l’intérêt de la base de données. Ils précisent que l’analyse sémantique des images porte sur leur contenu figuratif, soit les signifiés “iconiques” dans le sens du Groupe µ (par exemple, une maison), par opposition aux signifiés “plastiques” (par exemple, un triangle figurant le toit de la maison). La base rend compte des entités (pomme, chapeau, homme, femme), des actions (manger) et des activités (équitation). La saillance est le critère fondamental de description.

Il a été demandé aux collaborateurs de l’ouvrage de mettre à profit la base de données dans leur analyse, en prenant en compte la totalité du corpus (1957 oeuvres de Magritte s’y trouvent répertoriées) ou en sélectionnant une sous-partie utile pour leur recherche spécifique.

Parmi le grand nombre d’oeuvres de Magritte comportant des mots (206 oeuvres répertoriées dans la base de données), Francis Édeline centre son étude sur un sous-ensemble, constitué d’une douzaine d’oeuvres, dans lesquelles le mot et l’image sont fondus en une même entité visuelle, à la fois picturale et linguistique, donc “intersémiotique”.

Marie Godet se focalise sur trois moulages réalisés par Magritte et présentés à Bruxelles en 1945 : le masque mortuaire de Pascal (intitulé Hommage à Pascal), un torse de femme (La peinture) et une tête féminine (La mémoire). L’analyse montre que ces objets ont des échos dans l’ensemble de l’oeuvre de Magritte, et la base de données permet de faire rapidement des rapprochements. Ainsi, Pascal se retrouve dans le titre d’un tableau, Le manteau de Pascal (1954); on apprend qu’il y a 11 oeuvres répondant au titre La mémoire : 2 moulages et 9 peintures (entre 1942 et 1957), qui représentent la même tête; la base de données permet également de repérer un torse dans 40 oeuvres, et plus précisément le même torse dans plus de 20 oeuvres.

Joëlle Réthoré effectue une analyse de la syntaxe et du rythme en prenant en considération tout le corpus des titres de l’oeuvre de Magritte (1564 titres en français, de 1916 à 1967). Olga Galatanu utilise également la base de données pour dégager, dans les titres de Magritte, des groupes de structures syntaxiques et sémantiques, qu’elle met ensuite en relation avec les images.

Stefania Caliandro a repéré, dans la base de données, le terme “dédoublement”, qui caractérise de nombreux tableaux, parmi lesquels elle a retenu huit oeuvres où le dédoublement résulte de la propagation d’une oscillation.

Analysant Le nu couché (1928), Louis Hébert note l’importance du thème du “nu” dans le corpus de Magritte. En effet, si l’on tape “nudité” dans la base de données, on obtient 273 oeuvres qui contiennent au moins un humain nu (presque toujours une femme), soit environ 14% des oeuvres.

S’intéressant à la façon dont l’humain et l’animal sont défamiliarisés dans les tableaux de Magritte, Vanessa Robinson relève au passage, dans la base de données, 197 oeuvres qui comprennent des oiseaux.

2. Cadres théoriques

L’orientation générale du volume est d’esprit sémiotique, c’est-à-dire que tous les articles cherchent à mettre en évidence les mécanismes producteurs de signification à travers l’oeuvre de Magritte, mais les différents chercheurs abordent ce corpus selon divers points de vue, qui sont complémentaires : histoire, linguistique, informatique, philosophie, littérature, théorie sémiotique spécifique (Peirce ou Groupe μ); et certains auteurs intègrent leur étude dans le cadre de leur recherche personnelle en cours. Nous allons préciser ces différentes approches. Nous remarquerons ensuite l’absence d’autres apports (Greimas, sémiotique tensive, psychanalyse).

2.1. Histoire

Marie Godet replace dans le contexte de l’époque l’exposition collective intitulée Surréalisme, que Magritte a organisée à Bruxelles en décembre 1945, et dans laquelle il a présenté trois moulages.

2.2. Linguistique

Joëlle Réthoré dégage, dans l’ensemble des titres de Magritte, 12 structures syntaxiques. Elle constate une évolution chronologique de ces structures, qui l’amène à distinguer certaines périodes dans la vie professionnelle du peintre.

Olga Galatanu relève également des groupes de structures syntaxiques dans les titres, et elle analyse les relations entre les images et les titres à l’aide de la sémantique des possibles argumentatifs. Elle consacre une première partie de son article à la présentation détaillée de cette théorie.

À la lumière de Saussure et Culioli, et en s’appuyant sur la linguistique comparée du français et de l’anglais, Ginette Mortier Faulkner présente Magritte comme “un linguiste qui ne s’ignorait pas, mais ne savait comment le dire”.

Louis Hébert expose la théorie des zones anthropiques de Rastier. Trois zones sont distinguées dans la pratique sémiotique : les zones identitaire (je, nous; maintenant; ici; certain), proximale (tu, vous; naguère, bientôt; là; probable) et distale (il, on, ça; passé, futur; là-bas, ailleurs; possible, irréel). Entre ces trois zones se situent deux frontières : la frontière empirique entre la zone identitaire et la zone proximale, et la frontière transcendante entre les deux premières zones et la zone distale. Les objets de la frontière empirique sont nommés fétiches, et ceux de la frontière transcendante sont des idoles.

2.3. Informatique

Dans leur article en commun, Martine Versel, Joan Busquets et Marie-Julie Catoir-Brisson se réfèrent aussi à la sémantique textuelle de Rastier, tout en utilisant un logiciel de traitement automatique de discours, Alceste, pour produire une analyse statistique et sémiotique des Écrits complets de Magritte, plus précisément dans deux périodes de sa vie : la période de l’avènement du peintre (1930-1940) et la dernière période à partir des années 1950. Il s’agit de relever dans ces écrits les différents types de connexions sémantiques selon leur saillance et leur prégnance.

2.4. Philosophie

Sémir Badir établit un parallélisme intéressant entre Wittgenstein et Magritte, qui insistent tous deux sur la distinction entre “dire” et “montrer”. Selon Wittgenstein, “les propositions de la logique ne disent rien”, elles montrent, contrairement aux propositions de la langue ordinaire. Et selon Magritte, “ce que l’image peut montrer, la parole peut le dire, (mais) ce que dit le langage, l’image ne peut le montrer”. Donc, pour ces deux penseurs, la proposition logique et l’image peinte “montrent”, tandis que le langage verbal ordinaire ne peut que “dire”.

À la lumière de Walter Benjamin, Nicholas Hauck propose une réflexion sur le concept de l’archive, et examine des notions apparentées telles que la série et la collection. Il considère que la question de l’archive est centrale dans l’oeuvre de Magritte.

2.5. Littérature

S’intéressant aux hybrides humain-animal, Vanessa Robinson met en parallèle la peinture de Magritte et l’oeuvre poétique de Francis Ponge, pour montrer comment la conception de l’animal a changé dans la société moderne. Elle se réfère au concept de “devenir-animal” de Deleuze et Guattari.

Marcella Biserni s’intéresse aux images de Magritte servant d’illustration aux poèmes d’Éluard. Il ne s’agit pas, pour l’image, de “traduire” le texte, mais de “sympathiser” (référence à Foucault, Les mots et les choses, que Magritte avait lu) avec lui.

2.6. Sémiotique

En se référant aux catégories de Peirce, Francesca Caruana se propose d’analyser les relations qui unissent la représentation de l’espace et le titre des oeuvres. Elle insiste sur la notion peircienne de “musement”, cherchant à rendre compte du “musement de Magritte”. Malheureusement, l’exposé manque de clarté, donnant l’impression que la théorie de Peirce est bien compliquée! Les catégories peirciennes sont ensuite utilisées pour tenter de classer les oeuvres de Magritte. Ainsi, L’heureux donateur (1966) illustrerait la priméité, L’oiseau de ciel (1966) relèverait de la secondéité et La Joconde (1962) serait interprétée au niveau de la tiercéité. Un tel essai de classement nous semble peu convaincant, car les trois catégories interviennent en fait dans tout processus interprétatif.[2]

Odile Le Guern se réfère à la conception du cadre élaborée par le Groupe μ. À partir de cette base très claire, elle examine le procédé, fréquent chez Magritte, de citation d’image dans l’image, l’image citée étant cernée par une bordure, soit un cadre, soit un autre objet architectural comme une porte ou une fenêtre. Cette bordure est peinte tout comme les autres figures du tableau.

Émilie Granjon situe également son étude dans la perspective du Groupe μ. Elle présente succinctement et clairement la structure du signe iconique, qui intègre 4 éléments en interaction : le référent, le type, le signifiant et le stimulus; et elle montre que, chez Magritte, la tension figurative provient d’une rupture sur les axes type-signifiant et référent-type.

2.7. Recherches personnelles en cours

L’étude de Stefania Caliandro s’intègre dans sa recherche en cours sur la vibration dans la peinture.

Georges Roque s’appuie sur le résultat de ses travaux antérieurs, notamment son essai sur Magritte et la publicité (1983), où il a mis en évidence la stratégie de déliaison et désémantisation élaborée progressivement par Magritte. À présent, il se propose de suivre l’élaboration de cette stratégie en se focalisant sur l’évolution du motif de la femme. Au terme de son analyse, il rejoint la rhétorique du Groupe µ et revient sur sa notion de “désémantisation” pour la nuancer.

Francis Édeline situe son analyse dans la ligne de sa recherche sur l’intersémiotique. Il prépare sur cette question un ouvrage qui promet d’être bien intéressant :

Les pratiques intersémiotiques sont nombreuses dans l’activité humaine. Parfois elles tendent à conférer à des images des traits de l’écriture (pratiques logotropes), parfois il s’agit de traitements par lesquels des lettres ou des mots tendent à (re)devenir des images (pratiques iconotropes). Dans tous les cas, il s’agit d’estomper la différence, pourtant radicale, qui sépare les deux codes de lecture (...). À cet égard, le corpus de Magritte n’est ni logotrope ni iconotrope : il est neutre

p. 38

Pour aborder la pratique intersémiotique de Magritte, le point de départ se trouve dans Les mots et les images (1929, reproduit dans Magritte, 1979 : 60-61), principalement le théorème n°11 : “Dans un tableau, les mots sont de la même substance que les images”.

2.8. Théories absentes

Lorsqu’on passe en revue la variété des cadres théoriques utilisés dans l’ensemble du volume, on constate l’absence totale de la sémiotique de l’École de Paris (dans le prolongement de Greimas) et de la sémiotique tensive.

L’approche psychanalytique est aussi absente, et même explicitement écartée par G. Roque, qui étudie le motif de la femme en évitant toute référence extra-picturale, comme le suicide de la mère de Magritte ou le fait que son principal modèle est son épouse Georgette. On pourrait toutefois se demander si le recours à la biographie de Magritte ne serait pas susceptible de nous apporter certains éléments utiles à l’interprétation de son oeuvre.

Personnellement, tout au long de nos travaux sur Magritte, nous avons manifesté notre réticence à l’égard de ce type d’interprétation. Encore tout récemment (2018), en analysant La durée poignardée (1938), nous citions Magritte pour rejeter toute interprétation symbolique :

Il n’y a pas de sous-entendu dans ma peinture, malgré la confusion qui prête à ma peinture un sens symbolique. (...) On tente la plupart du temps de détruire les images que je peins en prétendant les “interpréter”

Magritte, 1979 : 597

Et pourtant... nous envisageons à présent de nuancer notre opinion, à la lecture des analyses menées par Bernard Spée et accessibles sur son site Onehope. On y trouve notamment une interprétation éclairante de L’assassin menacé (1927). Ce tableau est mis en rapport avec un poème de Paul Nougé, que Magritte s’approprie. Mais B. Spée nous avertit que, sous le couvert d’une simple reproduction, “Magritte peut se cacher” :

Si nous associons une série d’éléments : les trois garçons qui se ressemblent, un homme qui voyage et une femme nue avec un voile blanc près du visage, il paraît difficile de ne pas envisager un contexte autobiographique à savoir le suicide de la mère de Magritte.[3]

B. Spée continue, proposant de voir, dans la montagne totalement enneigée à l’arrière-plan de l’image, “la symbolisation du retour du fantôme maternel qui va venir hanter beaucoup de toiles de René Magritte”. Cette hypothèse, très exagérée à première vue, trouve cependant des confirmations dans l’analyse que B. Spée propose ensuite d’autres tableaux, comme Souvenir de voyage (1926), Paysage fantôme (1928), L’invention de la vie (1928).

Convaincue par ces analyses, nous rejoignons finalement l’avis de F. Édeline, qui propose ici même (p. 48), de ne pas “se laisser intimider par les interdictions d’interpréter proférées peut-être un peu trop souvent par le peintre”.

3. Nouvelle connaissance de l’oeuvre de Magritte

Grâce au nouvel outil de recherche que constitue la base de données et à la pluridisciplinarité des approches, le volume “Magritte. Perspectives nouvelles, nouveaux regards” porte bien son titre : il nous apporte effectivement une nouvelle connaissance de l’oeuvre de Magritte.

3.1. Réflexion générale

Le rapprochement établi par Sémir Badir entre Magritte et Wittgenstein est révélateur. Plusieurs points de convergence sont mis en évidence. Ainsi, “ce que montrent les images de Magritte, ce n’est pas tant des figures que leur réunion” (p. 287), et Wittgenstein attribue aux propositions logiques ce même pouvoir d’union. Pour Wittgenstein, une proposition logique montre les propriétés formelles du monde; selon Magritte, ses images peintes montrent la logique du mystère, qui est celle du Monde. Là où Magritte parle du “Mystère”, Wittgenstein utilise le terme “Mystique”, mais tous deux distinguent ces termes du concept de l’énigme, laquelle est résoluble. L’un et l’autre valorisent le silence, plus sensé que toute explication.

Analysant les résultats du traitement automatique des écrits de Magritte, Martine Versel, Joan Busquets et Marie-Julie Catoir-Brisson proposent une réflexion sur le “faire-voir” dans la démarche du peintre.

3.2. Les objets représentés

Magritte représente dans ses tableaux des objets familiers d’une manière conventionnelle, cherchant à atteindre un style transparent. Marie Godet fait remarquer que la transparence du style est poussée à l’extrême dans l’usage que Magritte fait des moulages. Ces moulages, qui servent habituellement de modèles aux peintres, Magritte va les peindre “de deux façons différentes : en les couvrant de peinture et en les reproduisant dans une peinture. Il va plus loin encore, en reproduisant un moulage peint dans une peinture” (p. 98).

Louis Hébert utilise le dispositif anthropique de Rastier pour analyser Le nu couché (1928). Il y remarque de nombreux déplacements entre zones, des élévations de fétiche à idole et des dégradations d’idole à fétiche. Comme tout tableau, il s’agit d’une oeuvre d’art, donc une idole. Le tableau représente une femme nue couchée (une idole), couverte d’objets du quotidien (des fétiches rapprochés). Cependant, l’un de ces objets est un livre, donc le support d’une oeuvre littéraire : il s’agit d’une idole parmi les fétiches. Un autre objet, non identifiable et posé sur l’épaule de la femme, passe également dans la classe des idoles. On n’a donc “plus seulement d’un côté la femme-idole, de l’autre les objets-fétiches” (p. 251).

Georges Roque analyse comment le motif de la femme s’est progressivement transformé dans la peinture de Magritte, depuis l’érotisme des débuts en passant par diverses substitutions et déformations jusqu’à s’intégrer dans sa démarche de “problèmes d’objets”, établie à partir du tableau Les affinités électives (1933). Ainsi, Le viol (1934) pose le problème de la femme, et le résout en montrant les affinités entre le visage de la femme et son corps. À partir de ce tournant du début des années 1930, le corps de la femme, métamorphosé, libéré de sa charge affective et symbolique, produira dans de nombreux tableaux de Magritte des effets surprenants. G. Roque montre aussi que, “dans l’imaginaire magrittien, il existe un lien fort entre le corps de la femme, l’arbre et la forêt” (p. 332).

Vanessa Robinson présente une analyse intéressante du tableau Le mal du pays (1941), en relevant les affinités entre l’homme-oiseau et le lion-marque commerciale (de l’entreprise belge Delhaize) : les deux se trouvent dans un état de transition. Dans ce tableau, “l’humain représenté est aussi étrange et défamiliarisé que son équivalent animal” (p. 352). L’analyse se focalise ensuite sur la façon dont Magritte et Ponge représentent les oiseaux, à travers lesquels ils évoquent les faiblesses et limitations humaines. Dans Le présent (1938) et Le somnambule (1946), Magritte humanise les oiseaux en mettant un veston sur un aigle ou une pipe dans le bec d’un hibou. L’aigle est alourdi et empêtré par le veston humain, comme l’était l’homme par des ailes d’oiseau dans Le mal du pays. Devenus des hybrides humain-animal, ces personnages aviaires ont perdu leur liberté de voler. De même, dans le texte Les hirondelles, Ponge interrompt le vol des oiseaux en essayant de recréer leur mouvement sur la page.

Odile Le Guern analyse la tension (ouverture/fermeture, contiguïté/étanchéité) entre l’espace englobé et l’espace englobant dans quelques oeuvres de Magritte qui mettent en scène le tableau dans le tableau, comme La vengeance (1936), La saignée (1938), La lunette d’approche (1964), Les promenades d’Euclide (1955). L’analyse montre comment Magritte propose “une réflexion sur le statut de l’image, sur son rapport avec le réel et surtout sur la place qu’elle assigne au spectateur” (p. 210).

Émilie Granjon explique comment Magritte débanalise les objets du quotidien en provoquant dans ses tableaux un conflit perceptivo-cognitif. Elle examine plus précisément deux stratégies iconiques : la juxtaposition des objets (qui résulte d’une rupture sur l’axe type-référent) et leur fusion (produite par une rupture sur l’axe signifiant-type). Par exemple, on trouve une juxtaposition d’un piano à queue et d’une bague de fiançailles dans La main heureuse (1953); et une fusion des hiboux-feuilles dans Les compagnons de la peur (1942), des hommes-poissons dans Les merveilles de la nature (1953), de la bouteille-carotte dans L’explication (1952). Le contraste entre les objets ainsi rapprochés met en évidence certaines propriétés des objets auxquelles on n’aurait pas pensé avant de voir leur rapprochement dans le tableau.

Stefania Caliandro analyse des exemples de dédoublement de la figure de la femme et de la rose. Dans Le portrait de Mme A. Thirifays (1936) et dans L’aimant (1941 et 1945), il ne s’agit pas d’une simple duplication de la figure féminine, mais d’une “diffraction du sujet en moindres variantes qui, finalement, en nuancent l’identité” (p. 236). Et dans La planche de salut (1952), “la texture du bois, où une rose apparaît, engendre, autour d’elle et sans plus de distinction entre le fond et la figure, des tremblements optiques” (p. 239).

3.3. Les rapports texte/image

Joëlle Réthoré analyse la syntaxe et le rythme de l’ensemble des titres de Magritte, sans les mettre en rapport avec les images, considérant que “les titres de Magritte ne sont pas simplement les titres d’autre chose (les tableaux correspondants), mais ont une vie propre qui les hausse au statut d’une écriture singulière” (p. 131).

Olga Galatanu s’intéresse aux relations entre les titres et les images : il s’agit d’un “processus à double sens, le titre reconstruisant le sens de l’image et l’image construisant le sens du titre et, par là même, reconstruisant la signification des mots qu’il mobilise” (p. 139). L’analyse met en évidence, à partir de quelques exemples de tableaux de Magritte, la contamination discursive intersémiotique entre les mots et les images.

Le rapport texte/image concerne, dans la contribution de Marcella Biserni, les poèmes d’Éluard et leur illustration par Magritte. Il est aussi question du lien entre la femme et la forêt dans le collage Je ne vois pas la [femme] cachée dans la forêt (1929).

Ginette Faulkner présente une analyse sémantique en mettant en rapport le texte et l’image dans trois tableaux : Les vacances de Hegel en ses deux variantes (1958 et 1959), et Le bon exemple (1953). Dans Les vacances de Hegel, un verre (d’eau ou de vin, selon les variantes) est posé sur un parapluie ouvert. Une réflexion sur la notion de “contenir” conduit G. Faulkner à proposer une interprétation complémentaire du titre. Ce titre indiquerait non seulement, comme l’écrit Magritte, que Hegel aurait été amusé par cet objet qui a deux fonctions opposées, donc il aurait été comme “en vacances”, mais aussi qu’il y a une “place vacante” entre l’opposition binaire contenir dedans/contenir dehors : ne pas contenir. Dans Le bon exemple, l’image du gentleman debout représente le “social standing”, tandis que le texte ”personnage assis” renvoie à “l’assise sociale”. Nous avons donc un tableau bilingue anglais/français! Et justement, ce tableau est le portrait d’Alexandre Iolas, le marchand de Magritte à Londres.[4]

Nous terminerons par le texte qui nous semble le plus riche en informations sur l’oeuvre de Magritte. Par son observation attentive et ses descriptions précises, Francis Édeline nous fait découvrir, dans plusieurs tableaux de Magritte, de nombreuses subtilités que nous n’avions sans doute pas remarquées, et ses interprétations sont convaincantes. Ainsi, on découvre que, dans l’image qui accompagne le fameux théorème n° 11, la ligne cursive suit l’ordre des 26 lettres qui composent notre alphabet. Les “vermicelles” que l’on trouve dans 4 tableaux (Le secret des nuages, 1927; Portrait de P.G. Van Hecke, 1928; L’alphabet des révélations, 1929; L’arbre savant, 1935) représentent “le tracé potentiel des mots, la réserve alphabétique en attente (...), une ligne cursive avant usage, en pelote” (p. 47). Dans L’art de la conversation (deux toiles de 1950), Magritte “aborde la mise en question du signifiant graphique d’une manière tout à fait originale et sans doute unique dans la peinture universelle” (p. 49) : on y lit le mot “Amour” ou “España”, écrit en cursive “unicostale” d’un bord à l’autre du tableau. Deux autres toiles, intitulées également L’art de la conversation (1950), présentent le mot “REVE” dans lequel les lettres sont segmentées et constituées de pierres. Ces éléments sont donc lus à la fois comme formant des lettres et comme des matériaux de construction. Et dans Le travail caché (1936), qui représente un ciel étoilé, les groupements de points lumineux sont lus simultanément comme formant le mot “DÉSIR” et comme des constellations. Dans La lecture défendue (1936), la lettre i est remplacée, dans le mot “sirène” par l’image d’un doigt tendu surmonté d’un grelot. Ce doigt est intersémiotique : il se lit à la fois linguistiquement et iconiquement. En effet, selon le code linguistique, il apparaît comme la deuxième lettre du mot “sirène”; en outre, étant plus grand que l’ensemble du mot, il est vu comme une majuscule, donnant à lire le prénom “Irène” (qui renvoie à Irène Hamoir, une amie de Magritte). En même temps, sur le plan iconique, ce doigt est celui des interdictions, des mises “à l’index”, en rapport donc avec le titre de l’oeuvre. Enfin, Édeline se demande si Magritte a été plus loin encore dans la transformation intersémiotique de la ligne d’écriture : aurait-il composé des rébus, dont la solution n’aurait pas encore été découverte? Cela pourrait être le cas de Shéhérazade (version de 1948), qui représente le visage d’une femme au moyen d’une enfilade de perles, et à côté, un verre d’eau. Voici la proposition de F. Édeline : les perles, c’est CHER; et un verre rempli d’eau, ça sert à boire une RASADE, d’où Shéhérazade! Pourquoi pas? On imagine bien Magritte appréciant ce type d’humour et pratiquant ce genre de jeu de mots-images, comme dans l’exemple des dessins, cités ici même (p. 337) par G. Roque, qui représentent un torse de femme (donc, des seins) accompagné de la légende “Dessin secret”, ou une main tenant un oiseau avec la légende “Maintenant”.

Conclusion

Le recueil d’analyses Magritte. Perspectives nouvelles, nouveaux regards présente un triple intérêt. Il montre d’abord les bénéfices des techniques fournies aujourd’hui par l’informatique : la base de données Magritte. Toutes les oeuvres, tous les thèmes permet de faire rapidement des croisements qui confirment nos intuitions et nous permettent d’élaborer de nouvelles hypothèses. Le recueil montre aussi la variété et la pertinence des recherches sémiotiques actuelles. Enfin, il ouvre de nouveaux champs de réflexion sur l’interprétation de l’oeuvre de Magritte : il nous invite à (re)découvrir un professeur de sémiotique qui pensait et écrivait en images.