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Introduction

L’analyse de l’“entendre-comme” constitue une efficace stratégie d’étude de la compréhension musicale.[1] Cette locution nous oriente généralement vers des configurations syntaxiques, formelles ou expressives : on invite un auditeur à entendre un passage “comme une conclusion”, “comme une harmonie-timbre”, “comme une parenthèse ironique”, etc., pour éprouver son aptitude à saisir l’aspect en question. Les morphologies ciblées sont des plus diverses : d’un court motif à une longue section, d’une pulsation rythmique à une situation harmonique ou émotionnelle. Pouvons-nous également inclure dans cette liste les unités d’ordre supérieur que sont les oeuvres musicales? Imaginons que nous demandons à quelqu’un d’entendre une certaine musique comme (une) oeuvre : sans doute aurait-il du mal à comprendre cette requête. Prenons une valse : ne l’entendons-nous pas habituellement comme une oeuvre? Il y a pourtant des situations qui ne vont pas de soi. Une libre improvisation sur un rythme de valse ne sera pas forcément entendue comme une oeuvre. Un enfant de 3 ou 4 ans pourra peut-être sans difficulté entendre une valse de Brahms : il en saisira l’allure, l’expression et probablement même la structure; mais pouvons-nous dire qu’il l’entendra “comme (une) oeuvre (de Brahms)”? Voilà qui est moins sûr. On dira qu’une telle capacité est liée à des dispositions et à des compétences qu’un enfant en bas âge ne possède généralement pas. Il faudrait, par exemple, connaître (au moins dans ses grandes lignes) le romantisme musical allemand et le style de ce compositeur. Mais tout dépend évidemment du sens que nous entendons donner à une telle demande. C’est ce point que nous voudrions approfondir ici : sur quoi nous focalisons-nous lorsque nous invitons quelqu’un à “entendre (x) comme une oeuvre musicale”? Une telle requête peut-elle aider à éclairer nos manières de comprendre la musique?

1. Du Pierrot lunaire à la muzak

Cette question s’est imposée à nous à travers deux lectures, dont voici la première :

Une oeuvre identique quant à sa structure sonore au Pierrot lunaire de Schönberg (1912), mais composée par Richard Strauss en 1897, serait esthétiquement différente de l’oeuvre de Schönberg. Appelons cette oeuvre Pierrot lunaire*. Comme oeuvre straussienne, Pierrot lunaire* suivrait de près le Requiem allemand de Brahms, serait contemporaine des Nocturnes de Debussy et serait considérée comme l’étape suivante dans le développement de Strauss après Ainsi parlait Zarathoustra. En tant que telle, elle serait même plus bizarre, plus inquiétante, plus angoissante, plus mystérieuse, que l’oeuvre de Schönberg, puisqu’elle serait perçue comme prenant le contre-pied d’une tradition musicale, d’un ensemble de styles habituels et de l’oeuvre de Strauss à l’égard de laquelle les caractéristiques musicales de la structure sonore impliquée dans le Pierrot lunaire apparaîtraient doublement extrêmes.

Levinson 1998 [1980] : 52-53

L’expérience de pensée – tirée d’un essai inaugural de Jerrold Levinson, “Qu’est-ce qu’une oeuvre musicale?” – sert à souligner la faiblesse de la thèse (platonicienne) selon laquelle une oeuvre coïncide avec un type abstrait, correspondant à une structure sonore “pure”. L’argument est le suivant : si “les attributs esthétiques et artistiques d’une oeuvre musicale dépendent en partie du contexte musico-historique global où se trouve le compositeur quand il compose son oeuvre, et s’ils doivent être appréciés en fonction de ce contexte” (Levinson 1998 [1980] : 51), alors ce qui se présente comme la même structure sonore, si elle est produite dans deux contextes différents ne désigne pas la même oeuvre.[2] Autrement dit, aborder le Pierrot lunaire comme une simple structure sonore – sans rien savoir sur la fin du romantisme, l’atonalité, la deuxième école de Vienne, etc. – est toujours possible (et c’est même peut-être la plupart du temps le cas); mais ce que l’on vise alors n’est pas (encore) l’oeuvre de Schoenberg. Pour saisir correctement cette dernière – pour l’identifier ontologiquement – il semble indispensable de posséder des connaissances relatives à son contexte de production.

La deuxième lecture a été faite dans un article de Stephen Davies (2014 [2003]), “Ontologies des oeuvres musicales”. Après avoir exposé le pour et le contre des différents modèles de clarification ontologique des oeuvres musicales et avoir proposé ses propres choix, Davies affronte un problème devenu courant depuis que la musique fait l’objet d’une diffusion médiatique globale, celui de la dé-contextualisation :

À la radio ou à la télévision, on trouve des fragments de pièces musicales provenant de toutes cultures et de toutes périodes juxtaposés en un collage livré au hasard, sans références à leurs sources. Des morceaux divers semblent avoir été rassemblés sur la base de critères expressifs partagés, même caractère ou même atmosphère, plutôt que sur la base de cultures, périodes, styles et genres musicaux communs

Davies 2014 [2003] : 180

Le phénomène caractérise depuis longtemps non seulement la réception, mais aussi la production musicale, qui dans des genres populaires comme le hip hop, le dub ou la techno, favorise la réutilisation d’échantillons de musiques précédentes. Il a été d’ailleurs accentué par la diffusion de la musique sur Internet. Or Davies ne se contente pas de décrire cette situation : il s’en sert pour suggérer qu’un certain mode d’existence de la musique – où elle se présente comme un ensemble d’oeuvres reconnues pour leur richesse artistique et culturelle – pourrait être fortement compromis. Le problème est certes bien connu; et pourtant, il est rarement pris en compte par la recherche philosophique actuelle, encline à interroger le statut ontologique des oeuvres d’une manière “frontale”, sans trop se préoccuper de leur réception. La réflexion de Davies souligne qu’un examen ontologique a intérêt à emprunter cette voie, qui l’amènera à reconnaître qu’une situation de déracinement médiatique radical risque de provoquer la disparition de cette manière d’être de la musique.

Un philosophe réaliste dira peut-être que, même alors, les oeuvres musicales ne disparaîtront pas complètement : si des traces subsistent – ce dont nous pouvons être certains, vu que les mêmes média constituent aujourd’hui, avec le web, un énorme apparat d’enregistrement (Ferraris 2015) – elles pourront toujours être réactivées, à condition de retrouver et d’appliquer les bonnes attitudes perceptives et conceptuelles. Mais, dans les faits, on a l’impression que la survie de tels dispositifs est mise aujourd’hui à rude épreuve. On dira que ce n’est pas tellement grave, que d’autres “formes de vie” verront le jour. Peut-être, mais leur disparition est pour l’instant plutôt perçue comme une perte, ainsi qu’en témoignent ces commentaires :

La musique ne serait pas ce qu’elle est – elle n’aurait pas la même valeur, le même prestige, le même pouvoir de toucher aux émotions et aux idées des hommes, même la action si profonde sur l’auditeur que celui-ci en arrive à lui attribuer un rôle fondamental dans la construction de son identité personnelle – la musique ne serait rien de tout cela, si elle n’avait pas conduit l’auditeur à diriger son écoute vers les oeuvres musicales considérées comme des créations attribuables à un compositeur.

Davies 2014 [2003] : 180-181

La musique semble bel et bien avoir changé de fonction dans le monde globalisé. Les oeuvres une fois reléguées parmi les “bibles enluminées”, les “ivoires sculptés”, les “tapisseries”, ou les “miracles médiévaux”, il pourrait ne nous rester que la muzak, “une écorce vide formée de bruit plaisant” (Davies 2014 [2003] : 182). Le phénomène a pris aujourd’hui des proportions inquiétantes, même si le principal terrain socio-culturel dans lequel il se développe, la globalisation, semble également jusqu’à un certain point favoriser la formation de nouvelles micro-cultures relativement autonomes (un phénomène que Molino 2003 désigne par le terme de “tribalisation”). On peut ajouter que si d’un côté les pratiques et les modes de réception actuels de la musique semblent avoir provoqué une obsolescence des oeuvres musicales, de l’autre ils en ont quelque part accentué les rituels. Il suffit de considérer les 15 millions d’exemplaires d’albums qu’un Justin Bieber a réussi à vendre en trois ans, ou le nombre de vues qu’atteint une vidéo de Lorde sur YouTube (“Royals” en a totalisé en deux ans 506,347,431), pour comprendre combien le marché global de la musique mise encore sur les talents individuels. Comme l’a montré Nicholas Cook (1998), le monde des stars médiatiques s’inscrit, qu’on le veuille ou non, dans la continuité de l’idée romantique du génie créateur et, s’il peut parfois inverser la hiérarchie qui voit primer les talents de l’auteur-compositeur sur ceux de l’artiste exécuteur, il ne paraît jamais avoir réellement remis en question la croyance en la créativité individuelle.

Les textes de Levinson et de Davies sont en tout cas fort instructifs : ils nous en apprennent beaucoup sur la fragilité de l’apparat nécessaire à la survie des oeuvres musicales. Si nous partons du principe que celles-ci “ont vraiment les attributs qu’elles semblent avoir quand elles sont correctement perçues ou considérées” (Levinson 1998 [1980] : 52), il faudra ensuite se demander quand et comment notre perception pourra être considérée comme “correcte”. Nous n’irons jamais jusqu’à prétendre que leur existence dépend à ce point de la relation qu’elles entretiennent avec nous qu’elle n’est que provisoire et intermittente – comme celle des créatures dans la doctrine théologique de Malebranche. Mais si nos dispositions ne sont pas la “cause occasionnelle” des oeuvres, elles constituent néanmoins l’apparat cognitif nécessaire à leur identification et à leur juste appréciation. La première question est ontologique, la deuxième esthétique : mais l’une et l’autre sont indispensables à la réussite d’une expérience musicale.

2. De l’“entendre comme musique” à l’“entendre comme oeuvre”

Tentons à présent de cerner le problème. L’“entendre (x) comme (une) oeuvre” implique un type d’objet et un type d’attention. Autrement dit, il est soumis à : 1) des contraintes ontologiques et 2) des contraintes épistémologiques. En 1) on peut encore distinguer : 1.1. des contraintes générales, superordonnées au mode d’existence des oeuvres; 1.2. des contraintes particulières, susceptibles d’expliquer la spécificité de ce genre d’entités.

Dans 1.1 entre l’aptitude à “entendre (x) comme musique”. Deux conditions semblent indispensables pour que celle-ci existe : une discrimination perceptive, accompagnée d’une attitude ou d’une conduite adéquate. Selon certains philosophes (voir Scruton 1997 : 16-18; Wolff 2015 : 45-51), une première métamorphose est indispensable pour qu’il y ait une perception musicale : les sons doivent être entendus comme des unités discrètes, identifiables et localisables d’une manière métaphorique ou imaginative dans un espace tonal. Or une telle règle peut paraître restrictive si l’on considère bon nombre de projets musicaux du siècle dernier, qui tentent d’élargir l’univers musical à l’univers du son (Solomos 2013) grâce à l’invention et à la diffusion de techniques comme la synthèse granulaire ou instrumentale, et prennent en compte une large palette de sons naturels (voir par exemple, de François-Bernard Mâche, L’Estuaire du temps, 1993) ou échantillons de bruits artificiels (comme l’oeuvre de Steve Reich, City Life, 1995). Il convient donc, dans ce contexte, de viser avant tout l’expérience du son, conçue en tant que “présupposé et fondement de tout projet compositionnel” (Piana 1991 : 55). Mais de tels élargissements nous amènent à reconnaître que, dans une audition musicale, l’attention se concentre sur des objets, des événements ou des processus qui dépassent la simple réalité contingente des sons que nous entendons : dans les sons – ou à travers eux – nous identifions des discontinuités, des “zones” de consonance ou de dissonance, des pulsations, des rythmes, des harmonies, des textures, des harmonies-timbres, etc.

La deuxième contrainte pour pouvoir “entendre (x) comme musique” consiste à adopter une conduite de type esthétique, c’est-à-dire fondée sur une suspension de nos intérêts pratiques relatifs à la source qui a engendré les sons et caractérisée par un intérêt pour leur apparence sensible. C’est à ce niveau que la plupart des philosophes placent la distance entre l’homme et l’animal : pour autant que ce dernier puisse produire des séquences sonores que nous n’hésitons pas à qualifier de musicales, et puisse en outre différencier avec précision les sons à partir de leur caractéristiques sensibles, il aura tendance à les associer à des situations ou à des actions situées dans le monde extérieur. Un lapin ou un chien peuvent en principe entendre tous les sons (et même plus!) d’une musique que nous entendons : cependant, ni l’un ni l’autre ne peuvent les “entendre comme musique” – seulement, éventuellement, comme les signaux d’un événement qui requiert leur attention, voire même, si nous les avons conditionnés, leur réaction immédiate.[3] Pour parvenir à entendre (x) comme musique, il faut qu’un auditeur puisse non seulement distinguer des sons, mais également les considérer de façon contemplative. Seul l’homme semble capable de détacher ces sons du monde réel, pour en faire la source d’un plaisir esthétique (même si des indices d’une jouissance spécifiquement liée à la sensation sonore peuvent être détectées dans le monde animal).

La capacité d’“entendre (x) comme musique” est une condition nécessaire, mais pas encore suffisante, pour qu’on puisse affirmer “entendre (x) comme une oeuvre (musicale)”. Que faut-il encore? Lorsque nous entendons des oeuvres, nous ne visons pas simplement un ensemble (ou des ensembles) de sons, mais l’oeuvre dans ou à travers les sons. Encore une fois, ce que l’on vise, ce n’est pas un événement éphémère, mais un objet qui dure dans le temps, et qui est généralement décrit – notamment depuis Wollheim (1994 [1980]) – comme un “type”, une structure ou une règle qui prescrit les propriétés qu’une occurrence – ou token – doit avoir pour qu’elle puisse être considérée comme une de ses répliques ou instances concrètes. Or, la relation type/token caractérise déjà l’identification de tout “objet musical” (sur cette notion cf. Arbo 2010). Où réside alors la spécificité des oeuvres? Ce n’est pas seulement une question de taille de l’unité ou de l’aspect sur lequel nous nous focalisons : certes, les oeuvres constituent généralement des unités plus amples qu’une mélodie, un accord ou un simple passage musical; mais sans compter le fait qu’il existe bel et bien des oeuvres musicales plus courtes qu’une mélodie,[4] on observe qu’un morceau entier peut être visé d’une manière générique, sans qu’y soient recherchées les propriétés qui en font une oeuvre (comme lorsque nous disons, par exemple, “dis-toi que c’est une valse, et tu la joueras correctement”, Wittgenstein 1996 [1934-35] : 257). On comprend ce qui fait ici la différence grâce à l’expérience de pensée déjà évoquée plus haut : c’est un supplément de connaissances contextuelles. Une musique est notamment entendue comme oeuvre lorsque nous retrouvons en elle des caractères liés à l’origine intentionnelle de l’artefact et au contexte de production artistique (Levinson 2014 parle à ce sujet de “type indiqué”). Des étiquettes, des cadres ou des “bords de l’oeuvre” (qualifiés parfois, grâce à une suggestion kantienne mise en valeur par Derrida 1978, de parerga), nous permettent généralement d’obtenir de telles informations : le titre, la date de composition, de création ou de publication, la signature, l’indication d’un genre ou d’une forme, etc.[5] Ainsi, nous n’entendons pas simplement une chanson en sol majeur, mais “Mr. Bojangles”, treizième plage de l’album Uncle Charlie and his Dog Teddy (1970), célèbre hit du groupe country américain (et plus particulièrement bluegrass, un genre acoustique où convergent des traditions irlandaises, écossaises et anglaises) Nitty Gritty Dirt Band, et à la fois cover de la chanson homonyme que Jeff Walker avait enregistrée en 1968.

Si les philosophes s’accordent généralement sur la première condition, la deuxième fait moins l’unanimité : pour les platoniciens, le contexte de production, important pour l’analyse des oeuvres, n’entre pas en compte pour définir leur nature, qui est essentiellement celle d’un objet idéal. Cette solution – très logique en soi, surtout si on prend la notion de “type” dans sa signification la plus générale – ne nous convainc pour les raisons déjà énoncées : si un compositeur devait produire aujourd’hui une oeuvre dont la structure sonore coïncide avec celle d’un choral écrit par Bach trois siècles plus tôt, nous hésiterions à affirmer qu’il a créé (ou découvert) la même oeuvre. On peut certes rétorquer (comme l’a fait avec subtilité Kivy 2014 [1983] : 127) que cette coïncidence serait vraiment exceptionnelle et peut-être même impossible : comment dès lors prétendre alors fonder une explication théorique sur un exemple si improbable et éloigné de nos intuitions ordinaires? D’autres cas, plus communs, confirment néanmoins l’hypothèse contextualiste : l’oeuvre d’un musicien contemporain qui, consciemment ou non, produirait une structure musicale correspondant grosso modo à celle d’un choral de Bach ne serait certainement pas censée posséder les mêmes propriétés esthétiques et artistiques que ce dernier. Nous pourrions plutôt voir et entendre son oeuvre comme une citation, ou comme une sorte d’imitation ou d’évocation (plus ou moins réussie) d’un style musical du passé, ou alors comme l’exemple d’une transfiguration artistique produite par le contexte : c’est peut-être ainsi que la Sonatine op. 36 de Muzio Clementi devient, jouée sur le banjo et enregistrée sur le disque des “Nitty Gritty” déjà cité, un curieux intermède de country américain. Davies (2014 [2003]) a raison d’affirmer que la nature des oeuvres musicales, comme celle de toute autre oeuvre d’art, est sociale, parce qu’elle consiste (ontologiquement) en un acte inscrit sur un support (voir Arbo 2013). Voilà pourquoi la même structure sonore ou une structure au moins similaire née dans deux contextes différents ne sera pas la même oeuvre : si ses propriétés artistiques contextuelles peuvent être considérées comme extérieures à sa nature idéale, ils ne le sont pas à sa nature sociale.

Ces conditions (la durabilité dans le temps et la connaissance du contexte de production de ce qui se présente comme un objet social) sont enracinées dans nos manières de penser les oeuvres – même si nous pensons évidemment aussi la musique en termes d’événements contingents, uniques et éphémères, comme dans le cas des performances, des happenings ou des improvisations[6]. La durabilité peut être obtenue par plusieurs moyens, en fonction des différents modes de production et à la lumière des différents contextes de réception : dans les cultures orales, c’est la mémoire des membres d’une communauté; dans les cultures écrites, la partition; dans les cultures phonographiques, une trace enregistrée (Arbo 2013a : 33-37). Des différences importantes peuvent être mises en évidence par l’identification d’une structure plus ou moins “épaisse” (Davies 2001 : 10-11), selon un ordre progressif (les oeuvres orales, ontologiquement “minces”, se prêtent facilement à des variations; la partie variable se réduit dans les oeuvres écrites et a tendance à se réduire encore, jusqu’à atteindre un niveau zéro, dans les oeuvres phonographiques, ontologiquement “saturées”). Notre attention se concentre dans tous les cas sur les caractères et la valeur d’un type visé en fonction d’une pratique artistique (les caractères de la performance singulière dont il fait l’objet requiert un autre type d’attention).

Venons au point 2). Pour qu’un objet musical soit identifié comme oeuvre, certaines compétences sont demandées à l’auditeur, et en particulier la capacité à mettre en relation les propriétés de ce qu’il entend avec les propriétés d’autres artefacts créés dans le même contexte ou dans d’autres. Que se passe-t-il lorsque ces connaissances manquent? Tout en entendant les mêmes sons qu’un auditeur qualifié, un auditeur incompétent serait incapable de repérer les éléments lui permettant d’identifier l’oeuvre dans ses propriétés artistiques constitutives. Il peut y avoir deux cas de figure : A.1 un auditeur qui ne possède pas les connaissances qui l’aideraient à situer l’objet dans un contexte de production suffisamment ciblé; A.2 un auditeur qui ne possède pas les connaissances génériques lui permettant de savoir que ce qu’il écoute (dans les sons) est un type créé dans un contexte artistique donné. Ce deuxième cas restera improbable si l’on prend comme exemple le Pierrot lunaire; mais la situation n’est parfois pas aussi simple. Il y a des traditions musicales qui valorisent le côté performatif ou l’improvisation – comme le jazz, ou plus précisément une des manières les plus communes de le pratiquer (et de l’entendre), les polyrythmies africaines, le chant de gorge des femmes Inuits en Amérique du Nord, le chant diphonique en Haute Asie. Un auditeur peut légitimement se demander si, dans de tels cas, il s’agit de viser, dans l’exécution, des oeuvres, ou si nous avons affaire, plutôt ou principalement, à un art de la performance. De même, quelqu’un qui écoute un enregistrement de dub sans connaître ce genre musical pourrait le prendre pour un simple fichier réduit ou corrompu (il manque la voix, la réverbération est excessive, etc.). On peut dans ces exemples hésiter sur l’identité des objets en question.

Or, si pour “entendre (x) comme oeuvre” une connaissance (même minimale) du contexte de production est nécessaire, lorsqu’elle est absente nous sommes rapidement confrontés au phénomène décrit par Davies : un flux de musique qui n’est pas sans produire en nous des secousses émotionnelles, mais dans lequel nous sommes incapables de distinguer des caractères individuels marquants. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas forcément établis une fois pour toutes. Dans d’autres situations, en effet, lorsque nous possédons – ou croyons posséder – les compétences nécessaires pour “qualifier” notre perception, celles-ci peuvent néanmoins changer lors de l’acquisition d’une nouvelle connaissance relative à la production de l’oeuvre : nous parvenons à déterminer sa véritable date de création (ce n’est pas 1725 mais 1710), le vrai nom de celui qui l’a composée (non pas le célèbre Bach mais son oncle), le titre (ce n’est pas une sonate mais une partite), un programme ou même une simple indication de tempo ou bien une précision formelle (le premier mouvement n’est pas rapide mais lent, et porte l’indication “Prélude”). Ces connaissances impliquent des changements sémantiques, primordiaux pour obtenir à la fois une identification artistique correcte de l’oeuvre (comme l’avait initialement souligné Danto 2004 [1964] : 190-193), et, bien sûr une exécution correcte de celle-ci. Le principe peut être étendu à d’autres aspects : une même structure sonore n’a pas les mêmes propriétés artistiques si elle est entendue comme une oeuvre écrite ou comme une improvisation; comme une valse ou comme une sarabande; comme une introduction ou comme une conclusion, etc.

Une question surgit alors : si dans la perception musicale les configurations sont constamment organisées en fonction de dispositions, concepts, cognitions ou catégories qui peuvent considérablement varier, peut-on encore parler d’une réalité des oeuvres musicales? La réponse est positive si nous acceptons la perspective d’un réalisme “modéré”.[7] Dire, en effet, que les dispositions utiles ou nécessaires à la bonne saisie d’une oeuvre musicale peuvent varier ne compromet pas la réalité de cette dernière : l’oeuvre musicale est bien là, dans le monde extérieur; simplement, pour être saisie, elle demande des dispositions partagées, qui ne sont pas faciles à identifier et sont susceptibles d’être modifiées. Le changement des connaissances contextuelles ne compromet d’ailleurs généralement pas la croyance (ontologique) que ce dont nous faisons l’expérience est une oeuvre; seule une compréhension adéquate est compromise. Il convient de distinguer l’identification générique de la compréhension de l’oeuvre. Si, comme on l’a souvent souligné, la seconde ne serait pas sans la première, l’une et l’autre constituent deux degrés différents d’appréhension de l’objet. Ainsi, un auditeur “naïf” qui écoute pour la première fois Rrrrrrr... (1981-1982) de Mauricio Kagel, y soupçonnerait peut-être la présence d’une oeuvre d’avant-garde, sans parvenir encore à la comprendre, à l’“entendre-comme-oeuvre-(de-Kagel)”.

3. La survenance des propriétés esthétiques

Revenons au passage de Levinson que nous avons cité en ouverture : perçue comme oeuvre de Strauss, Pierrot lunaire* serait “plus bizarre, plus inquiétante, plus angoissante, plus mystérieuse, que l’oeuvre de Schönberg”. Peut-on vraiment l’affirmer? En connaissant les oeuvres de Strauss – ou encore plus précisément les oeuvres que Strauss écrivait en 1897 – et avec un minimum de connaissance de l’oeuvre de Schönberg, nous dirions sans hésitation que Pierrot lunaire* est plus “bizarre” : un langage aussi prompt à défier les principes de la tonalité n’est pas dans les cordes de Strauss; mais pas forcément qu’elle est plus angoissante, inquiétante et mystérieuse. Peut-être cet ensemble de propriétés nous apparaîtrait-il plus insolite chez Strauss que chez Schönberg : mais au fond elles se présenteraient également dans les deux cas. Pourquoi? Une oeuvre musicale “sonne” comme angoissante ou mystérieuse parce que, dans son ensemble ou dans certaines de ses parties, elle possède des propriétés qui la rendent angoissante ou mystérieuse. Il est convenu de qualifier d’“esthétiques” de telles propriétés. En quoi consistent-elles au juste et comment fonctionnent-elles?

On répond communément qu’elles surviennent sur les propriétés physico-phénoménales des objets visés – propriétés, qualités ou concepts qui, à partir de Sibley (2004 [1959]), sont définies par simple négation comme “non-esthétiques”. Distinctes des propriétés non-esthétiques, les propriétés esthétiques en dépendent ontologiquement. Ainsi, une phrase comme “cette ligne est rose” se réfère à une propriété non-esthétique; “cette ligne est délicate” ou “cette ligne est gracieuse” à une propriété esthétique. On constate aisément qu’être délicat ou gracieux est lié à la présence de certaines traits ou qualités non-esthétiques : la ligne est par exemple courbe, ou elle a une couleur plutôt nuancée ou atténuée. On souligne généralement ici que les propriétés esthétiques ne sont pas régies par des conditions positives : même si l’on constate que la grâce d’un dessein survient sur des lignes courbes et des couleurs nuancées ou atténuées, la présence de ces dernières ne saurait nous garantir la présence d’une telle qualité (une ligne peut être courbe et rose sans être gracieuse). On peut tout au plus, comme le suggère Sibley, repérer des conditions négatives : une ligne en dents de scie et d’une couleur criarde ne peut pas être gracieuse. On arrive ainsi à déterminer une sorte de principe général :

Deux objets (par exemple, deux oeuvres d’art) qui différent esthétiquement diffèrent nécessairement non-esthétiquement (c’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir deux objets qui soient esthétiquement différents mais non-esthétiquement identiques : dès qu’on établit les propriétés non-esthétiques d’un objet, on établit également ses propriétés esthétiques).

Levinson 2011 [1983] : 135

Cette description – que les philosophes postérieurs à Sibley ont nommée doctrine de la “survenance” – a le mérite d’éviter deux erreurs opposées : 1) le physicalisme ou le psychologisme, qui consiste à réduire toutes les propriétés esthétiques à des propriétés objectives de type physique ou perceptif; 2) le relativisme culturaliste (ou spiritualiste), pour lequel toutes les propriétés esthétiques seraient tout simplement “projetées” sur les objets par les sujets. Reconnaître que les propriétés esthétiques “surviennent” sur les propriétés non-esthétiques revient à admettre qu’elles en dépendent ontologiquement : en d’autres termes, qu’elles appartiennent aux choses du monde extérieur, et non simplement à notre esprit. Par ailleurs, observer qu’elles ne sont pas régies par des conditions positives signifie admettre leur différence conceptuelle par rapport à ce que l’on appelle la “base de survenance”.

On a reproché à cette théorie de ne pas être suffisamment explicative (Wicks 1988, cf. l’efficace synthèse de Focosi 2009 : 159-160), dans la mesure où elle s’avère incapable d’éclairer pourquoi – pour quelle raison – les propriétés esthétiques surviennent, étant donné que ce qui définit leur survenance n’est rien d’autre qu’une co-variation et qu’il est impossible de mettre en évidence la moindre règle. Il n’en reste pas moins vrai qu’elle constitue (pour le moment) la description la plus efficace dont nous disposions pour rendre compte de ce qui se passe dans notre expérience esthétique. Elle a encore l’avantage de signifier clairement que toute sorte d’objets peuvent être candidats à une survenance esthétique. Mais, lorsque nous nous adressons aux oeuvres d’art, il y a indéniablement une différence qu’il ne faut pas négliger : les qualités esthétiques du Pierrot lunaire ne peuvent être réduites aux qualités esthétiques d’un paysage nocturne. Mais en quel sens exactement?

Pour répondre il convient de focaliser notre attention sur l’extension de la base de survenance. Cette base contient, ainsi que nous l’avons rappelé, les propriétés non-esthétiques. Or, celles-ci comptent, comme l’observe Levinson (2011 [1983] : 135-136), non seulement les propriétés phénoménales (que Levinson appelle “structurelles”) et physiques (“sub-structurelles), mais aussi les propriétés contextuelles (c’est-à-dire les propriétés où apparaissent les relations entre l’objet et le contexte artistique et culturel dans lequel il a été produit). La base de survenance des propriétés esthétiques du Pierrot lunaire contient donc plus d’éléments que la base de survenance d’un paysage nocturne (tout mystérieux et angoissant qu’il puisse déjà nous sembler). Quand nous aurons intégré ces propriétés, il nous sera possible de saisir de nouveaux aspects, ainsi que des similitudes ou des relations entre formes et pratiques artistiques (comme le caractère un peu “abstrait” d’une mélodie de Schönberg, facile à mettre en relation avec la peinture de Kandinsky).

Cette explication rend raison de la différence, mais risque de placer sur le même plan des qualités ou propriétés de genre différent. Il faut selon nous clairement distinguer les propriétés contextuelles des propriétés structurelles et sub-structurelles. Si l’ensemble des propriétés structurelles peut être défini d’une manière plus ou moins stable, celui des propriétés contextuelles est par nature plus variable. Ainsi que nous l’avons rappelé plus haut, la découverte de nouvelles relations peut changer notre manière de considérer une oeuvre; la révision des catégories de genre utilisées pour exprimer ces relations (baroque, rococo, country, heavy metal, grunge, etc.) peut également les faire varier considérablement. Quant aux propriétés structurelles, on remarque qu’elles regroupent des cas différents, dans la mesure où elles sont susceptibles, pour être correctement reconnues, de requérir des compétences plus ou moins poussées : si entendre un son comme fort ou faible est plus perceptif que cognitif, il n’en va pas de même pour la distinction entre entendre un accord comme une sixte allemande ou comme une septième de dominante (ce que nous sommes invités à faire lors d’une modulation enharmonique).

Un autre point mérite à notre avis d’être examiné avec attention. Si en un sens particulier entendre (x) comme une oeuvre (musicale) requiert la connaissance de propriétés contextuelles, en un sens plus général cela suppose de prendre en considération le tissu de croyances dans lequel de telles connaissances sont enracinées : nous devons croire que ce que nous entendons est de la musique produite par quelqu’un. L’analyse de Levinson n’a pas négligé cet aspect; mais il ressort beaucoup plus nettement dans la théorie de la “double survenance” échafaudée par Roger Pouivet (2010a : 155-178). Celui-ci observe que si les propriétés esthétiques surviennent sur les propriétés physico-phénoménales des objets, on peut légitimement douter du caractère direct d’une telle survenance – et cela justement dans le cas qui nous intéresse ici :

Les propriétés esthétiques surviennent sur des propriétés intentionnelles, comme celle de croire avoir affaire à un tableau, par exemple. Autrement dit, pour qu’une oeuvre ait une propriété esthétique, disons d’être triste, il faut que le tableau soit triste. Il faut aussi qu’une personne possédant la croyance qu’il s’agit d’un tableau puisse attribuer cette propriété à ce tableau.

Pouivet 2010a : 162

Cette théorie prend adéquatement en compte le caractère “étroit” de la base indirecte de survenance des propriétés esthétiques et son élargissement au niveau des propriétés intentionnelles (Pouivet 2010a : 164). Pour compléter encore le cadre, il faut ajouter les propriétés esthétiques de type évaluatif – comme “beau” – lesquelles “surviennent sur les propriétés esthétiques non évaluatives, classificatoires (“symphonique”), affectives (“poignant”), historico-esthétiques (“baroque”)”. L’ensemble prend cette forme :

  • 4. propriétés esthétiques évaluatives

  • 3. propriétés esthétiques

  • 2. propriétés intentionnelles (croyances, émotions)

  • 1. propriétés physico-phénoménales. (Pouivet 2010a : 175)

L’explication est convaincante, à un détail près. Parler de “double survenance” est efficace à condition de s’en tenir à une vision verticale de la survenance, où l’on pourrait presque parler d’une double “strate” ou d’un double niveau. Elle devient en revanche plus équivoque si l’on pense que les propriétés esthétiques surgissent à la fois sur deux bases (cf. Pouivet 2010b : 58) : celle constituée par les propriétés physico-phénomenales et celle constituée par le tissu de nos croyances. Car les propriétés intentionnelles ne constituent pas vraiment, à notre sens, une base en elle-même; elles sont susceptibles d’orienter et, dans une large mesure, de conditionner notre saisie des propriétés physico-phénoménales, sans pouvoir agir de manière autonome comme base de survenance. Revenons à l’exemple du Pierrot lunaire : si les caractères de mystère et d’angoisse se manifestent dans ce que nous entendons via nos connaissances de l’oeuvre de Schönberg (ou de Strauss), c’est parce que le simple mélange de sonorités et de vocalismes que l’on pourrait saisir sans disposer des bonnes connaissances contextuelles, possède déjà ces propriétés : les entendrions-nous si elles étaient absentes de la base de survenance et si quelqu’un se limitait à nous transmettre la croyance en leur existence? Voilà qui paraît improbable et, en tout cas, facile à réfuter : qui aurait le courage de soutenir que, en vertu de croyances acquises, la phrase introductive des violoncelles et contrebasses de l’“Allegro maestoso” (I) de la Symphonie n° 2 de Mahler est “tendre” (ou doit être entendue comme “tendre”)?

Mais, parfois, cela n’est pas aussi évident. Faisons écouter à quelqu’un Imaginary Landscape N°. 4 de John Cage : un auditeur dépourvu de croyances et de connaissances adéquates – un Testadura tiré des galeries d’art et confié à sa chaîne hi-fi ou aux oreillettes de son lecteur mp3 – pourrait croire qu’il s’agit d’une expérience technologique avec la radio; l’existence même d’une oeuvre lui échapperait peut-être. Irions-nous affirmer que, même dans ce cas, les propriétés artistiques surviennent sur la base constituée par les propriétés physico-phénoménales via le tissu de connaissances et de croyances relatives à l’origine de l’artefact? Le fait est que les propriétés physico-phénoménales sont ici presque aléatoires : si un changement à ce niveau s’accompagne d’un changement au niveau des propriétés esthétiques, comment pouvons-nous déclarer viser la même oeuvre, ou une oeuvre qui possède les mêmes propriétés artistiques? On pourrait alors à la place soutenir que celles-ci dépendent entièrement (ou presque) de notre tissu de croyances, en faisant jusqu’à un certain point abstraction des propriétés physico-phénoménales de l’objet musical. Ce serait un peu comme dans le cas du ready made de Duchamp : nous sommes disposés à voir dans un urinoir une oeuvre, parce que c’est un artiste célèbre qui nous a invités à le faire à un moment donné de l’histoire de l’art. On a donc a priori affaire à une survenance de type sémantique plutôt que perceptif, qui agit directement à partir de propriétés intentionnelles et contextuelles.

À cette objection il faut opposer deux remarques. Avant tout, la situation que nous venons de citer n’est pas commune : même s’il est arrivé que l’art et la musique d’avant-garde aient proposé ce genre d’expériences, elles demeurent quand même exceptionnelles : quand nous visons des significations esthétiques ou des valeurs symboliques dans une musique, nous avons généralement l’intérêt et le plaisir de les voir surgir de la base physico-phénoménale, et ne leur restons normalement pas indifférents. Ainsi, aucun hymne national n’est fondé sur un matériel quelconque, n’induisant aucun sentiment de fierté. Arrêtons-nous un instant sur ce point : l’indifférence n’est jamais totale et les qualités de l’objet comptent, malgré le caractère aléatoire de leur combinaison. Le paysage imaginaire de Cage est formé par des sons explicitement choisis parmi ceux qui sont perçus comme des “bruits” ou des “signaux” engendrés par des radios, des parasites considérés comme étrangers à l’expression musicale. Fontaine de Duchamp est un urinoir placé à l’envers : même si l’artiste a fait la preuve qu’au fond les propriétés de l’objet trouvé ne comptent pas vraiment, il reste qu’un urinoir possède – grâce à ses formes mêmes et à la fonction à laquelle il est censé répondre normalement en tant qu’artefact non artistique – un pouvoir iconoclaste plus grand que, par exemple, celui d’un vase d’argile ou d’un pot de Nutella. Il convient donc selon nous de nous en tenir même dans ces cas à un modèle vertical de survenance des propriétés esthétiques de l’oeuvre.

La conclusion que l’on peut tirer de ces remarques est que le tissu – toujours variable et extensible – de croyances et de connaissances contextuelles se présente moins comme une base que comme une sorte de catalyseur ou d’enzyme pour la survenance indirecte que nous visons lorsque nous entendons (x) comme une oeuvre musicale. Autrement dit, lorsque nous adressons à quelqu’un la requête d’entendre (x) comme une oeuvre musicale, nous lui demandons d’intégrer dans son expérience esthétique des propriétés contextuelles susceptibles d’orienter son attention vers la (bonne) base de survenance.

N’oublions pas pour autant que ce que nous sommes en train de décrire est une situation particulière à l’intérieur d’un ensemble plus vaste de possibilités de l’entendre (x) comme musique. Y pourrait ainsi prendre place la musique improvisée – ou plus précisément la musique que nous écoutons avec la croyance qu’il s’agit d’une improvisation. En quel sens le fait de le savoir (ou de croire le savoir) change-t-il notre manière d’entendre? Selon Clément Canonne (2013 : 352), nous passons d’une “posture d’écoute instrumentaliste qui consiste à entendre les sons comme les produits d’un geste instrumental (…) ”, à une “posture d’écoute intentionnaliste, qui consiste à entendre les sons comme les produits d’un geste instrumental et d’une pensée génératrice”. Nous constatons ici que le niveau (2) fonctionne comme un catalyseur dans notre expérience, qui sera fondée sur les traits présents au niveau (1). En un sens, les propriétés esthétiques de l’objet ne semblent pas vraiment changer; et pourtant, en un autre, elles changent bel et bien! Voici comment résoudre ce dilemme : lorsqu’elles passent à travers le (bon) tissu de croyances, les propriétés esthético-expressives de l’objet musical constituent la base de survenance des propriétés esthético-artistiques de l’oeuvre (ou de l’improvisation, conçue comme catégorie artistique) visée. Ces deux types de propriétés correspondent à deux manières d’entendre et de comprendre la musique : génériquement comme de la musique, dans le premier cas, ou plus particulièrement comme oeuvre ou comme performance artistique dans le deuxième.

4. Deux manières d’entendre (et de comprendre)

Wittgenstein (2000 [1932] : 298) nous a invités à décrire la compréhension esthétique à la lumière de l’expérience du changement d’aspect, comme un éclairage soudain. Cette description correspond à ce que nous constatons dans l’expérience, lorsque nous parvenons à saisir la fonction d’un élément structurel ou d’un choix performatif (“je pensais que c’était l’introduction, mais en fait le thème avait déjà commencé”; “ce que j’avais pensé comme une conclusion n’était qu’un point de suspension”; “maintenant c’est le bon tempo!” etc.). Une compréhension ne doit pas être confondue avec une interprétation, dans la mesure où elle ne se présente pas comme une action ou un processus. Mais il est important de ne pas tirer de fausses conclusions de ce constat. Il ne s’agit pas de donner l’impression que comprendre une oeuvre musicale soit comme une sorte d’opération mathématique, avec une “simple” solution finale. Si nos connaissances contextuelles, tout comme nos croyances, sont perfectibles, on doit alors parler de plusieurs degrés ou de plusieurs étapes de compréhension. La connaissance du genre de référence nous permet certainement déjà de cibler d’importantes différences particulières : nous parvenons à saisir la réponse que l’oeuvre offre à des problématiques compositionnelles particulières, et également à saisir d’une manière plus opportune son rôle ou sa fonction sociales (comme l’a, à juste titre, souligné Davies 2003). Ces connaissances sont perfectibles : peut-être découvrirons-nous des aspects qui nous porteront à réviser profondément nos manières d’entendre (c’est ce qui s’est produit, par exemple, avec les sonorités et les structures du Spätstil de Beethoven). En même temps, il est possible d’identifier des conditions qui constituent la saisie “minimale” d’une musique en tant qu’oeuvre : si nous n’avons strictement aucune idée de l’auteur (ou des auteurs), du style ou du contexte dans lequel une musique a été produite, l’entendons-nous vraiment comme oeuvre? Ce que nous entendons est alors plutôt un simple objet musical.

Pour comprendre plus précisément les implications de ce fait, examinons de près l’exemple suivant. Faisons écouter à une personne possédant un minimum de compétences musicales – mais sans connaissances contextuelles plus poussées – un enregistrement du premier mouvement de la suite Les éléments de Jean-Féry Rebel (par exemple dans la belle version des Musiciens du Louvre dirigés par Marc Minkowski, un CD Erato de 1993). Voici la description qu’elle pourrait en donner : cette musique sonne comme puissante, interrogatrice, angoissante (peut-être même terrifiante); ces caractères surgissent de propriétés phénoménales comme l’intensité, le mode d’attaque, les masses sonores, leur densité, leur caractère par moments manifestement dysharmonique. On entend ensuite des phrases dans le registre grave, des passages plus raréfiés, traversés par quelques rafales de notes descendantes, dominés par une sensation d’obscurité et de mystère. Cet auditeur soupçonne certainement sans peine la présence d’une oeuvre : ce qu’il entend lui offre assez d’indices ou de symptômes. Cependant, comme il ne possède pas toutes les connaissances contextuelles adéquates, il pourrait se tromper sur l’identification de ses propriétés : il pourrait prendre le cluster initial pour la mauvaise exécution d’un accord ou penser que ce qu’il est en train d’écouter est une sorte d’expérience rythmique de l’orchestre lors d’une répétition. Il pourrait également croire qu’il s’agit d’une oeuvre contemporaine, ou d’une bande son particulièrement bruyante; ou encore qu’il y a eu, au début de l’enregistrement, un problème technique (la trace a été corrompue) qui a ensuite été surmonté.

Si les compétences musicales d’un tel auditeur étaient à peine plus poussées, il aurait pu émettre une hypothèse sur le contexte de production de l’oeuvre : c’est ce que l’on attend par exemple d’un étudiant en musicologie lors de l’épreuve de commentaire d’écoute. Après le cluster initial, il arriverait ainsi à percevoir une montée de la mélodie sur les extrémités de l’accord instable de septième diminuée (accord qui à son tour, à cause du la entendu auparavant, peut être entendu comme un neuvième mineur de dominante sans fondamentale). Cet accord est suivi par un puissant mineur, qui “ouvre” sur des passages plus raréfiés. Si le début demeure énigmatique, la suite fait clairement entendre une écriture baroque. Nous aurions alors peut-être du mal à trancher : s’agit-il d’un compositeur contemporain qui reprend l’écriture baroque, ou d’un compositeur baroque en avance sur son temps?

Pour ne pas être embarrassés devant de telles ambiguïtés, nous devons acquérir des connaissances contextuelles spécifiques. On commencera par rappeler qu’il s’agit du “Chaos”, dans un cycle qui a pour titre Les éléments (1737), de Jean-Féry Rebel (1666-1747), violoniste et compositeur de la Chambre du roi (Louis XV) dès 1726. Sa partition est jouée, ici, par les Musiciens du Louvre dirigés par Marc Minkowski. Si le contexte d’exécution est plutôt proche de nous, celui de la composition coïncide, grosso modo, avec le baroque français : un style musical recherchant volontiers l’artifice, l’illusion, le faste, la pompe, la célébration, la gloire (du roi). Rebel a conçu (ici comme avec d’autres morceaux) une symphonie de danse autonome, indépendante des spectacles dramatiques (voir Cessac 1993 : V). Un historien évoquera ensuite ses rapports avec Michel-Richard Delalande et André Cardinal Destouches : en 1721 Rebel avait dirigé l’opéra-ballet Les éléments de ces deux derniers aux Tuileries, le livret étant de Pierre-Charles Roy. Mais il évoquera sans doute aussi, sur une échelle à peine plus large, l’écriture de Lully (à qui Rebel doit sa formation et qui constituait à l’époque un modèle incontournable). Puis il serait opportun de connaître le positionnement et le caractère de cette oeuvre par rapport à d’autres du même compositeur : c’est sa dernière oeuvre, après des cycles de Sonates pour violon, une tragédie lyrique et des musiques chorégraphiques. Nous l’écoutons dans une version pour orchestre; mais il est intéressant de savoir que le compositeur avait explicitement indiqué qu’elle pourrait être jouée dans une version de chambre et même sur le clavecin seul (le cluster initial devient alors très métallique et bruyant). Nous trouvons d’autres informations dans l’“Avertissement” écrit par le compositeur. Nous y lisons entre autres que la symphonie initiale représente “les Cahos même, cette confusion qui régnoit entre les Elemens, avant l’instant ou, assujettis à des loix invariables, ils ont pris la place qui leur est prescrite dans l’ordre de la nature” (Cessac 1993 : XIV).

Comment toutes ces connaissances agissent-elles sur la perception d’un auditeur? Le titre fonctionne déjà comme une forte confirmation : il semble justifier la présence de certains caractères. Il nous invite à valoriser certains traits (ce qui paraissait une erreur est un aspect sémantiquement pertinent). L’avertissement ajoute une signification précise à un matériel expressif ouvert à plusieurs interprétations (ces sons bizarres veulent-ils représenter quelque chose? est-ce une tempête? un monstre? l’irruption d’un assassin?). Comme dans l’expérience de l’apparition d’un aspect, nous pourrions dire ici : “ah, je comprends : cette confusion initiale est le chaos avant la création! Le compositeur a bel et bien réussi à représenter cet événement”. Quant aux connaissances relatives au contexte de composition, elles nous permettent de juger avec discernement et de saisir l’intérêt artistique de ce que nous entendons : c’est un début marquant, plus original ou extravagant que celui (pourtant très réussi) de l’Ouverture de Destouches; une anomalie harmonique qui se justifie néanmoins à la lumière de la tendance, propre à la musique française de l’époque, à importer des effets bruitistes dans une création conçue normalement pour la scène et pour un public d’aristocrates cultivés.

Comme nous l’avons vu, ces connaissances et croyances occupent une position médiane, entre la base de survenance constituée par les qualités physico-phénoménales, et les qualités artistiques de l’oeuvre. On peut donc parler d’une survenance à deux niveaux : si à un premier niveau – caractérisé par une simple aptitude à entendre la musique – nous pouvons saisir les propriétés esthético-expressives des objets musicaux survenant sur la base physico-phénoménale, à un niveau supérieur nous parvenons à saisir les propriétés esthético-artistiques grâce à l’intégration de connaissances contextuelles susceptibles d’orienter notre attention vers la (bonne) base de survenance : le cluster initial sera donc entendu comme une trouvaille propre à l’invention instrumentale d’un compositeur français de l’âge de Louis XV. Nous parvenons ainsi à entendre l’objet en question d’une manière (plus) fine et opportune : les propriétés artistiques manifestent l’intérêt et l’originalité de l’acte créatif et accroissent ainsi notre plaisir esthétique. Dans le musée imaginaire d’un musicophile, ce début pourrait figurer dans l’antichambre de la scène du Commandeur de Don Giovanni (plusieurs affinités morphologiques sont identifiables). Comment entendrions-nous ce début si, par exemple, nous savions qu’il a été composé en 1950? Ces clusters nous paraîtraient un peu “simples”, voire maniéristes; quant à l’écriture harmonique, nous serions attentifs à capter en elle un geste néo-classique – ou l’imitation d’un style donné (comme le Concertino en ré majeur dans le style de Mozart pour violon et piano du compositeur allemand Hans Mollenhauer Millies, 1883-1957, un morceau didactique destiné à être joué en première position). Bref, notre jugement changerait. Et pas forcément en mal : en tant qu’oeuvre néo-classique, néo-baroque ou autre, ce morceau pourrait avoir d’autres mérites et d’autres propriétés, même si un tel usage d’harmonies et masses sonores nous étonnerait moins.

L’exemple du Pierrot lunaire se prête à des considérations semblables : le caractère “angoissant” et “mystérieux” de ses traits n’en devient que plus intéressant quand on sait combien l’expressionnisme et plus généralement la culture viennoise du début du siècle dernier (il suffit d’évoquer des noms tels que ceux de Freud, Schnitzler, Schiele) avaient voulu explorer les zones d’ombre de la psyché, en allant au-delà des territoires parcourus par le romantisme allemand. Voilà pourquoi les mêmes traits d’angoisse se chargent d’une signification différente dans le cas de Strauss, dont l’oeuvre est plus volontiers associée aux catégories du romantisme et du post-romantisme (même si sa familiarité avec la culture viennoise et son intérêt pour les zones d’ombre de la psyché ne sont certainement pas à négliger). Ces traits nous paraîtraient décidément plus bizarres et surprenants. Mais pas plus angoissants, s’il n’en reste pas moins vrai que le fondement de ces traits se trouve dans la même base de survenance. Un changement de catégories ou de croyances (tout radical qu’il puisse être) ne suffira pas à nous les faire entendre comme joyeuses, de la même manière qu’il ne nous fera pas entendre comme angoissantes les premières mesures de la “Jupiter” : même en étant sûrs que Schönberg voulait exprimer la joie et Mozart un sentiment tragique de l’existence, nous ne pourrions affirmer entendre ces qualités dans leurs oeuvres (d’entendre la musique du premier comme joyeuse, du deuxième comme tragique).

Demander à quelqu’un d’ “entendre cette musique comme (une) oeuvre” signifie donc l’inviter à prêter attention à certains aspects de ce qu’il entend et, surtout, de les juger à la lumière des critères propres à un genre musical donné. Une telle demande améliore l’aptitude à juger l’oeuvre, sans modifier les propriétés de l’objet musical. Même si celles-ci requièrent des dispositions pour être saisies, elles sont infra-dépendantes : elles surviennent sur la base perceptive, et non sur les croyances ou les connaissances dont nous disposons. Autrement dit, alors que les propriétés de l’oeuvre dépendent des propriétés de base via la connaissance du contexte et des intentions du compositeur, les propriétés de l’objet musical dépendent (plus directement) des propriétés de base.

Des connaissances et des croyances d’ordre différent entrent en jeu lorsque nous écoutons divers répertoires ou genres de musique. Une connaissance des conventions auxquelles Mozart était confronté est sans doute cruciale pour saisir les propriétés artistiques d’une de ses symphonies (Davies 2003 : 229). Dans le cas du rock, le fait de savoir que le disque que nous écoutons a été enregistré en studio ou en concert nous incitera à voir en lui l’oeuvre (avec toutes ses propriétés esthétiques et artistiques, cf. Pouivet 2010 : 58-59), ou le document d’une performance de la chanson – c’est-à-dire la structure mélodique, harmonique et rythmique – qu’une telle oeuvre est censée “manifester” (selon la thèse de Gracyk 1996 : 18). Dans l’écoute d’une improvisation musicale, c’est la croyance relative au caractère unique de la performance qui joue un rôle essentiel. La compréhension esthétique de la musique pour film implique à son tour la vision des images et la connaissance de la trame narrative. Prenons L’histoire du soldat, écrite par Ennio Morricone pour le film de Sergio Leone, Le bon, la brute et le truand : un morceau qui laisse généreusement émerger de la douceur, de la tendresse et de la mélancolie. Si nous l’écoutons en visionnant le contexte où il est censé fonctionner, nous aurons tendance à l’entendre différemment : il constitue l’accompagnement paradoxal d’une scène de violence. En ce sens, ses propriétés artistiques (ou esthético-artistiques) diffèrent des propriétés expressives (ou esthético-expressives), sur lesquelles elles surviennent grâce au tissu de connaissances engendré par les images et le scénario : cette musique devient “cruelle”, elle a l’efficacité artistique de la musique pour film, qui fonctionne en contrepoint des images. Les propriétés expressives changent-elles dans ce cas? Pas vraiment : cette musique nous paraît “cruelle” en raison même de sa douceur et de sa tendresse. Mais pour saisir sa cruauté et son intérêt en tant qu’oeuvre (de Morricone), nous devrons l’entendre en tenant compte du contexte artistique dans lequel elle a été produite.

Il faut donc souligner que les connaissances et les croyances n’ont pas le pouvoir de modifier les propriétés perceptives et esthético-expressives du morceau : elles affectent plutôt, et sensiblement, nos manières de les assumer et de les évaluer. Que l’on connaisse ou non l’impératif kantien, l’histoire de l’héroïsme et de Napoléon, le début de la Troisième symphonie de Beethoven est “imposant”, avec des connotations qui pourraient éventuellement varier entre l’“impétueux”, le “brusque”, le “solennel”, le “triomphant”; mais on ne pourra jamais l’entendre comme “élégant” ou “affectueux”. Se tromper sur les propriétés de deuxième niveau – et voir dans ces caractères de base par exemple la présence d’un geste comique ou d’une parodie iconoclaste – serait une erreur conceptuelle ou catégorielle qui compromettrait l’identification de l’oeuvre dans ses propriétés artistiques et le jugement que nous portons sur elle.[8]

5. Conclusion

Nos réflexions ne sont sans doute pas parvenues à enlever à la demande d’“entendre (x) comme oeuvre” son caractère bizarre et un peu gauche. L’expression nous laisse sans doute perplexes parce qu’elle ne tient pas entièrement sa promesse : “entendre” implique que nous prêtions attention à la perception, alors que le propre de l’“entendre comme une oeuvre” est essentiellement cognitif. Mais cette expression – nous espérons l’avoir montré – n’est pas non plus complètement privée de sens, dans la mesure où le verbe “entendre” suggère aussi des composantes cognitives – ce qui est particulièrement clair dans le cas de la perception aspectuelle. Qu’elle est donc son intérêt? Elle dirige notre attention sur une certaine manière d’orienter la perception musicale et notamment de prendre en compte un critère d’identification artistique, d’évaluation et de mise en relation de ce que nous entendons. En ce sens, ce qu’elle indique se distingue de ce que nous désigne le simple “entendre comme musique” : nous visons des propriétés (esthético-)artistiques survenant sur les propriétés (esthético-)expressives de l’objet musical. Soulignons qu’il s’agit, dans les deux cas, de propriétés relationnelles et que la différence entre ces deux modes de description de la réalité musicale est conceptuelle et non physique : une musique écoutée par un auditeur dépourvu des (bonnes) dispositions contient ni plus ni moins de sons et de configurations perceptives que celle écoutée par un auditeur expert. Mais ce que le premier ne pourra pas saisir est la survenance (de deuxième degré) des propriétés (esthético-)artistiques sur les propriétés (esthético-)expressives; c’est-à-dire qu’il ne parviendra justement pas à entendre cette musique comme oeuvre.

Deux niveaux (principaux) doivent alors être distingués :

  1. une compréhension de base, fondée sur la capacité à discerner les aspects morphologiques, syntaxiques et expressifs de l’objet musical;

  2. une compréhension plus “fine” (ou de niveau supérieur), fondée sur l’aptitude à repérer l’individualité et la valeur artistique de ce qu’on entend, à l’entendre en fonction de son origine, ou plus précisément de son positionnement historique dans un genre musical donné.

L’analyse de la relation de survenance nous amène à conclure que, sauf exceptions, il ne peut y avoir 2) sans 1) : la base de survenance est constituée normalement par les propriétés expressives de l’objet musical identifiées au premier niveau, sur lesquelles surviennent, via les croyances et les connaissances contextuelles acquises, les propriétés artistiques de l’oeuvre. Au premier niveau, une compréhension musicale témoigne donc d’une autonomie de fonctionnement déterminée par la survenance des propriétés esthétiques sur des propriétés physico-phénoménales. Ce n’est qu’au niveau de l’oeuvre que les connaissances relatives à la production de l’artefact sont prises en compte : elles nous permettent de situer les propriétés esthético-expressives et structurelles dans un contexte adéquat et de les évaluer à leur juste valeur. En invitant l’auditeur à entendre une musique comme oeuvre, nous l’invitons à identifier un type structurel dans les sons qu’il entend et à appliquer les dispositions qui lui permettent de choisir, parmi les propriétés survenant sur sa base physico-phénoménale, celles qui possèdent un intérêt artistique dans un contexte culturel donné.