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Introduction

Le présent article entend présenter un compte rendu scientifique d’une activité de recherche menée dans le domaine de la sémiotique de l’espace et détaille ainsi les orientations théoriques et épistémologiques autour d’un phénomène que nous pouvons nommer spaciose du sens – nous formons le néologisme spaciose à partir de la racine spac-, signifiant espace, et du suffixe -ose, signifiant processus – ou sémiose spatiale pour reprendre les termes de Jacques Fontanille. La spaciose du sens correspond précisément à un processus sémiotique caractéristique de certains modes d’expression littéraire, particulièrement effectif dans l’oeuvre que nous avons analysée, Le Mont Damion d’André Dhôtel, publié en 1964 (ré-édité en 2006) où la signification résulte d’une structure spatiale élémentaire, une toposyntaxe qui, nous le verrons, articule et oriente les valeurs du domaine axiologique ancrées dans les catégories topographiques du niveau superficiel. Ce procès de signification se décomposerait en plusieurs niveaux de pertinence fonction de la nature de l’espace sollicité à chaque fois. Plus généralement, les questions liées à ce phénomène sont les suivantes : sur le plan de la signification, les catégories spatiales déterminent-elles les valeurs axiologiques ou bien sont-ce les valeurs qui, d’après la sémiotique générative classique, génèrent les catégories superficielles auxquelles appartiendraient a priori les catégories spatiales? Dans ces conditions, dans une perspective phéno-générative, il convient de déterminer la fonction sémiotique de l’espace et les niveaux où les catégories spatiales apparaissent. On serait alors tenté de renouer avec l’hypothèse localiste qui relègue les catégories spatiales au niveau fondamental du fonctionnement des formes de langages et d’établir un modèle de signification stratifié. Cette proposition, nous le verrons, ferait sens dans un procès global que nous nommerons vivance de signification et qui correspondrait à la sémiose spatiale, dynamique, protéiforme, laquelle régule de manière tensive les différents niveaux de signification. C’est là la thèse que nous soutiendrons à travers cet article.

1. Précisions théoriques et définitions

1.1. La notion d’espace au sein des textes artistiques : premières bases sémiotiques

Pour débuter la réflexion, il faut d’abord donner une, ou plusieurs, définition(s) du terme espace, en gardant en mémoire les propos de Greimas et Courtès dans le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (1979). Les auteurs mettent en garde le sémioticien qui se livre à l’étude de l’espace en littérature, puisque “si l’on ajoute tous les différents emplois métaphoriques de ce mot, on constate que l’utilisation du terme d’espace sollicite une grande prudence de la part du sémioticien” (1979 : 133). En effet, la notion d’espace peut recevoir plusieurs acceptions, qui peuvent être fonction du type d’analyse choisie et qui relèvent de la nature de l’espace étudié, ou de la pratique scientifique qui utilise la notion d’espace pour des modélisations conceptuelles. Nous pouvons alors passer aux définitions progressives du terme espace : ainsi, si l’on s’en tient à la définition donnée par Le Larousse, l’espace est d’abord une “étendue indéfinie qui contient et entoure tous les objets”. Nous proposons dès lors les restrictions suivantes : nous parlerons de l’espace au sein des textes artistiques en tant que corrélat de l’espace sensible. On peut donc, à partir de ce constat, donner une définition assez simple, mais plus précise, et qui correspondrait à un niveau superficiel d’analyse. En effet, on dira que l’espace des textes littéraires est la somme des catégories spatiales ou topographiques mises en relation avec le parcours narratif d’un ou plusieurs actant-sujets. Le terme qui semble convenir le mieux pour définir globalement l’espace est celui de “continuum spatial”, en référence aux terminologies lotmaniennes exposées dans La Structure du texte artistique (1973), et qui correspond aux dispositifs topographiques.

Revenons sur les deux points mis en évidence dans notre définition. En premier lieu, nous appellerons [catégorie spatiale] tout signifiant du texte, tout marqueur spatial correspondant à un élément spatial de l’espace sensible, du monde naturel. Nous précisons que, conformément à ce postulat, tout ce qui relève de la spatialité des textes appartiendrait a priori, sur le plan des structures discursives dans une perspective générative, au “niveau figuratif”, par opposition au “niveau thématique” et au “niveau axiologique”. En second lieu, si l’on reprend la définition proposée plus haut, nous avons dit que l’espace totalisé des textes était relatif au parcours narratif d’un ou plusieurs actant-sujets. En effet, l’étude sémiotique du continuum spatial n’a de sens que si l’on relie l’espace à un facteur physique et dynamique. Autrement dit, une sémiotique de l’espace du texte littéraire, ou artistique pour paraphraser Lotman, n’est possible que dans la mesure où l’on prend en considération l’interaction d’un ou plusieurs actant-sujets avec les catégories spatiales que l’on peut dans un premier temps isoler comme référents. L’étude de la dimension actantielle étant, dans la tradition linguistique et sémiotique, une des trois grandes dimensions de recherche, avec l’espace précisément, et le temps.

1.2. De la notion de “continuum spatial” à celle de “configuration spatiale” : secondes bases sémiotiques

Nous rejoignons ici la position lotmanienne selon laquelle “tout le continuum spatial du texte, dans lequel est re-produit le monde de l’objet, s’ordonne en un certain topos [nous soulignons]” : c’est admettre qu’il existe bien un certain dispositif spatial, une organisation sémiotique complexe de la spatialité. En ce sens, les catégories spatiales introduites ne seraient pas systématiquement de simples éléments textuels indépendants disséminés au palier de la phrase. S’il est possible, comme nous l’avons esquissé brièvement plus haut, de reconstruire la topographie du texte, il devient alors légitime de s’intéresser également, dans une sémiotique de l’espace appliquée au texte, aux relations entre ces catégories et de les articuler de manière structurale : d’après leurs relations topologiques, “proche vs lointain” comme le propose Lotman, et d’après leurs propriétés spatiales, leurs catégories sémiques, /horizontalité/ vs /verticalité/ ou /fermé/ vs /ouvert/ par exemple. C’est donc accepter l’idée que l’on puisse dégager certaines structures à partir du continuum spatial, ou, pour le dire autrement, que l’espace puisse être considéré comme un univers sémantique propre obéissant à des lois sémiotiques. Cela revient également à dissocier les catégories sémiques des espaces topographiques correspondants.

C’est pourquoi nous adopterons la notion de “configuration” spatiale énoncée par Denis Bertrand dans L’Espace et le sens (1985). Une des perspectives sémiotiques serait par conséquent de commencer par organiser les catégories selon des relations d’opposition binaire dont pourrait répondre alors, de manière assez commode et conformément au mode de structuration de l’École de Paris, le carré sémiotique. Toutefois, nous ne pouvons conserver strictement la structure élémentaire de la signification puisque notre démarche ne se situe pas dans “un point de vue ascendant” du texte, c’est-à-dire que, plutôt que de partir de structures préexistantes, nous sommes à la recherche de structures en matière d’espace et de signification. Pour rejoindre la prudence manifestée par François Rastier à plusieurs reprises, de Sens et Textualité (1989) à Arts et Sciences du texte (2001) en passant par Sémantique interprétative (2009) la réalité textuelle est souvent plus complexe et une telle structure ne pourrait à elle seule expliquer toutes les possibilités narratives. Ainsi, plus concrètement, on dira que le continuum spatial comporte très souvent bien plus que quatre catégories spatiales qui ne se présupposent pas, mais qu’il est possible d’opposer tour à tour de manière binaire plutôt que quaternaire. De plus, tous les marqueurs spatiaux ne participent pas nécessairement au procès de signification. Cependant, nous reconnaissons bien en tant que postulat de base au sein de nos investigations sémiotiques la relation d’opposition primaire comme base de la signification.

1.3. Configuration spatiale et composantes discursives

Si nous avons dit que la sémiotique de l’espace était inséparable de l’étude des systèmes actoriel et temporel, celle-ci semble également ne pouvoir se passer d’une attention particulière à l’ensemble des données thématiques et axiologiques inhérentes aux textes artistiques, comme nous l’avons évoqué plus haut. Denis Bertrand rappelle que “l’espace ne saurait être séparé de l’axiologie” (1985 : 66). En ce sens, les configurations spatiales entretiennent des relations de signification plus ou moins intenses avec d’autres composantes des textes artistiques. Nous pouvons relier le mot composante à celui de niveau employé dans la tradition greimassienne par Courtès. En effet, dans la perspective générative, rappelons-le, on peut distinguer le niveau thématique, le niveau axiologique et le niveau figuratif, ce dernier se situant au palier le plus superficiel. Dans le cadre de notre étude, l’axiologie occupe une place particulièrement importante puisqu’elle semble être indissociable des configurations spatiales que nous avons souhaité analyser. On peut alors mentionner ce deuxième avertissement énoncé par Henri Mitterand dans la préface de L’Espace et le sens. Il prévient ainsi que :

La “sémiotique concrète” […] peut précisément se donner pour tâche d’explorer la topologie d’un roman, en évitant les pièges d’une thématique substantialiste aussi bien que ceux de l’illusion référentielle, par une attention de principe aux relations qui unissent les configurations spatiales entres elles et à l’ensemble des autres composantes cardinales de l’oeuvre.

1985 : 9

2. Précisions épistémologiques

2.1. Epistémologie et cadre théorique

À ce stade de la réflexion, il convient de préciser les orientations épistémologiques et théoriques. Premièrement, nous dirons que si nous avons fait référence à plusieurs reprises aux terminologies lotmaniennes, ses apports théoriques ne pouvaient cependant constituer un socle épistémologique pour nos travaux. Ainsi sur le plan théorique, les postulats lotmaniens ne sont pas strictement compatibles avec notre démarche sémiotique, que l’on pourrait rattacher jusqu’à présent à une entreprise structuraliste d’inspiration greimassienne et fontanillienne. En effet, Lotman ne s’inscrit bien sûr aucunement dans une perspective générative. Au regard notamment de ses recherches sur la spatialité, Lotman tend à montrer simplement qu’il existe une organisation complexe des catégories spatiales, et non à faire de distinctions entre une organisation superficielle et une organisation profonde, ce qui pose problème selon nous.

Deuxièmement, nous souscrivons à l’idée selon laquelle le texte, ou la manifestation textuelle, est le corrélat, ou l’autre facette, de la manifestation discursive superficielle, laquelle se trouve être le résultat d’un procès de signification, pour ne pas dire d’un processus de production signifiant. De même, nous pensons que le sémiotique conserve un statut autonome, pour ne pas dire autonomisant, ce qui revient à dire que pour qu’il y ait une réalité perceptible, la manifestation textuelle, on postule dès maintenant l’existence de certaines règles de production et de certaines structures sous-jacentes et immanentes de la signification spatiale qui la présupposent et l’engendrent. Nous y reviendrons, et ce, malgré les critiques faites à l’égard du postulat génératif par Pierre Ouellet (2000) par exemple, l’enjeu étant de savoir en quoi il est possible de parler d’une générativité de la spatialité et d’une logique spatiale interne, ce qui reviendrait à reconnaître pas à pas les dimensions potentielles de l’espace qui nous amène à une réalité perceptible. On ne peut en effet se limiter à déceler les modes d’organisation d’un texte sans engager une réflexion au sujet de la génération ou non de celui-ci.

En synthèse, par souci de rigueur et pour la clarté des travaux que nous voulons exposer ici, la thèse que nous défendons repose en partie sur une conception structuraliste, initiée par Greimas dans Sémantique structurale (1966). Nous partons donc du principe que l’oeuvre de Dhôtel, Le Mont Damion, constitue un univers sémantique au sein duquel il est possible de dégager une structure spatiale, certains principes d’organisation, certains mécanismes de l’espace et du sens. Nous nous efforcerons donc de déceler les différentes opérations sémiotiques nécessaires à la production de l’oeuvre en proposant finalement, autant que faire se peut en matière de spatialité, un modèle théorique logico-spatio-sémantique et phéno-génératif.

2.2. La démarche sémiotique : rappel

La tâche du sémioticien structuraliste et générativiste est bien de reconstruire dans une modélisation conceptuelle les étapes liées à la production de la signification du texte. En effet, la démarche sémiotique vise précisément, comme nous l’avons avancé plus haut, à reconnaître des systèmes de relations entres différentes unités de signification pour les organiser de manière logique, et, plus exactement, à les hiérarchiser par présupposition logique. Pour le dire autrement, selon nous, la sémiotique doit bien rendre compte des structures internes qui déterminent la cohésion d’un texte. Nous essaierons donc, à l’échelle de la thèse que nous défendons ici, de comprendre ce que présupposent les configurations spatiales perceptibles au palier textuel. C’est en procédant de manière progressive, en s’attachant aux principes d’organisation du texte, aux différentes articulations, que l’on peut ensuite proposer son mode de production. Ici, nous nous situons bien dans la perspective d’une épistémologie greimassienne à partir de laquelle nous tenterons de faire apparaître les différents niveaux de la spatialité, en relation avec les notions de [route] ou de [chemin] et de /directionnalité/, notions spatiales qui se trouvent au fondement de notre thèse. En d’autres termes, nous voudrions analyser en profondeur les mécanismes des configurations spatiales axées sur les catégories [route] et [chemin] et comprendre comment s’articulent les différentes opérations sémiotiques aboutissant à des configurations spatiales signifiantes. Après avoir posé ces bases, il convient alors de préciser la problématique de nos travaux et d’en tracer les axes majeurs.

3. Enjeux théoriques et problématique

3.1. Rappels théoriques : la place de la spatialité dans la constitution des formes signifiantes

La problématique liée à notre thèse s’inscrit dans une réflexion générale sur le statut sémiotique de l’espace au sein des textes artistiques. Jusqu’à présent, pour des raisons méthodologiques évidentes, nous avons cantonné l’espace parmi les structures superficielles de la discursivisation, en le situant au niveau figuratif parmi les catégories spatiales topographiques. Toutefois, nous avons admis l’idée selon laquelle il était possible d’articuler ces catégories selon des relations d’opposition primaire, sans nous demander plus précisément si ces éléments pouvaient trouver leur place parmi les structures profondes au sein d’un parcours génératif, en dissociant par exemple leurs propriétés spatiales intrinsèques. La question est alors de savoir s’il existe une dimension “anagogique” de l’espace et quelle serait la nature de cet espace. A ce stade, s’interroger sur la fonction et le sens de l’espace en littérature nécessite une précision préalable : selon nous, la relation entre l’espace et le processus de signification constitue une possibilité narrative, c’est-à-dire la manifestation ponctuelle d’un phénomène sémiotique fondamental. Dans ce cas en effet, nous rejoignons l’axiome selon lequel la spatialité ne se situerait pas toujours à un niveau superficiel de la prédication. On peut dire deux choses à ce sujet. Adopter un tel point de vue nécessite un bref rappel de la place occupée par la spatialité dans l’économie générale du parcours génératif. Comme le rappelle Jacques Fontanille, “pour d’autres sémioticiens, comme Greimas et Courtès, l’espace appartiendrait seulement aux circonstances superficielles et accessoires de la prédication et des structures profondes de la signification, venant en quelque sorte les ‘habiller’ après-coup, pour les actualiser en discours” (2000 : 4). En effet, certains théoriciens adeptes d’une position minimaliste de la spatialité se rangent à l’idée que les catégories spatiales se conforment uniquement au programme narratif et servent à la mise en place des actions du ou des actant-sujets. Dans cette optique, on attribue à l’espace une fonction uniquement déterminée et hypo-active au sein des textes artistiques, puisque les catégories spatiales sont partie prenante d’un fond décoratif et référentiel. En effet l’espace est cantonné au niveau superficiel, de la mise en discours, et échappe de fait au foyer génératif d’une structure profonde, antérieure et immanente. C’est pourquoi une sémiotique de l’espace, ou une sémantique structurale de la spatialité, ne peut se satis-faire pleinement du modèle génératif classique, à moins de le remanier à tous les niveaux. C’était déjà le constat de Greimas et Courtès, dans le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage :

Dans l’état actuel de la description, la sémiotique de l’espace est encore réduite à être caractérisée par son expression, bien que l’analyse du plan du contenu révèle déjà des propriétés caractéristiques. En premier lieu, on y voit un déplacement qui affecte l’économie générale du parcours génératif où la spatialisation est posée parmi les procédures de discursivisation. La sémiotique de l’espace est amenée à poser des éléments spatiaux aux niveaux sémio-narratif et fondamental.

Pour plus de clarté, nous faisons apparaître le tableau du parcours génératif tel qu’il est exposé par Jean-Marie Klinkenberg dans son Précis de sémiotique générale (1996 : 139) (Cf. figure 1).

Fig. 1

Tableau du parcours génératif

Tableau du parcours génératif

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Ce tableau nous servira de canevas pour situer et définir les notions d’espace que nous avons obtenues par présupposition logique au cours de nos recherches.

3.2. Problématique et formulation de la thèse

La problématique générale peut prendre pour base les propos de Jacques Fontanille, dans son article Espace du sens, morphologies spatiales et structures sémiotiques : dans le discours des récits, les catégories spatiales déterminent-elles les structures sémiotiques et les valeurs de signification ou bien, comme le rappelle l’auteur, ne viendraient-elles pas au contraire les “habiller après coup pour les actualiser en discours”? (ibid : 4) Dans son exposé, Jacques Fontanille trouve une conclusion interactive où “les effets sémiotiques d’espace et les valeurs de signification émergent de la rencontre entre le substrat figuratif matériel, d’une part, et les parcours, projets et mouvements qui le traversent, d’autre part” (ibid : 1). En nous inspirant de ces propos, et si nous reprenons les éléments que nous avons obtenus jusqu’à maintenant, la problématique spécifique à notre thèse peut être alors reformulée en ces termes : dans le cadre d’une genèse du texte artistique, quelles peuvent être les fonctions structurales de l’espace et à quels niveaux du discours s’expriment-elles? Ou encore, d’après le tableau du parcours génératif proposé en amont, dans quelle mesure peut-on véritablement parler de configurations topologiques générales se traduisant par une sémantique spatiale fondamentale, ainsi que par une syntaxe spatiale, pour ne pas dire une toposyntaxe fondamentale qui lui serait intrinsèquement reliée? Nous pouvons reformuler ces propos de la manière suivante en précisant les axes de recherche inhérents à notre thèse. D’une part, partant du principe que les catégories [route] et [chemin] impliquent des changements de position dans le champ spatial, en quoi peut-on vraisemblablement parler d’une toposyntaxe élémentaire, laquelle fonderait les structures syntaxiques sémiotiques? En d’autres termes, à partir de la reconnaissance d’une logique spatiale au niveau discursif superficiel, comment est-il possible d’intégrer une schématique spatiale au niveau le plus profond du discours? D’autre part, le “problème de l’espace artistique”, pour reprendre les termes de Juri Lotman, se pose également dès l’instant où, de par sa nature non discrète, le “continuum spatial” devient soudainement perceptible et visible et semble, au moment de cette apparition, ne plus jouer un rôle d’ordre strictement référentiel ou décoratif. L’ambiguïté réside précisément dans la nature du continuum spatial et des diverses catégories qui le composent et le délimitent : si celles-ci possèdent une forme prédéfinie et des qualités perceptibles, n’étant a priori que les simulacres des catégories de l’espace sensible, elles semblent dans un même temps traversées de valeurs se comportant comme leur substance axiologique ou leur contenu sémiotique.

C’est donc à partir de ces “impressions référentielles” et de la reconnaissance, intuitive, d’une “dimension anagogique” de l’espace artistique, que se fonde ici la sémiotique de l’espace que nous souhaitons entreprendre. Autrement dit, à partir des deux problèmes exposés ci-dessus, on s’intéresse alors à un certain procès de signification spatialisant et modélisant le texte dans son intégralité, ce qui, dans une perspective générative, équivaut bien à dégager certains principes sémiotisants pour lesquels la spatialité occupe une place fondamentale, au sens greimassien du terme. Il s’agit essentiellement pour nous, à partir du cas d’étude du Mont Damion d’André Dhôtel, d’analyser les relations entre espace et valeurs et de dégager les principes structuraux d’une véritable schématique spatiale en étudiant le fonctionnement d’une configuration spatiale axée sur la catégorie [route] sur le plan narratif. Il n’était pas question d’étudier l’oeuvre dans sa globalité, mais seulement de relever les textes correspondant à des séquences narratives fondamentales à partir desquelles on peut dégager des structures sémiotiques engageant des catégories spatiales déterminées.

La thèse que nous soutenons dans cet article défend donc l’idée selon laquelle il existe, dans une perspective phéno-générative, un invariant structurel, un schème spatial directionnel au sein de l’oeuvre d’André Dhôtel, Le Mont Damion, c’est-à-dire une structure d’ensemble élémentaire qui oriente, dans un procès de signification complexe, une axiologisation des dispositifs spatiaux et qui se décline en configurations spatiales directionnelles plus élaborées, configurations axées sur la catégorie [route]. La construction théorique doit donc se réaliser sur deux axes complémentaires : sur l’axe paradigmatique, nous pouvons étudier les mécanismes liés à l’axiologisation des dispositifs spatiaux dans l’oeuvre majeure d’André Dhôtel, Le Mont Damion, et aboutissant aux configurations spatiales signifiantes; sur l’axe syntagmatique, nous pouvons mettre au jour la structure générale directionnelle chez Dhôtel et mettre en évidence le processus toposysntaxique lié aux catégories [route] et [chemin] et à la propriété /directionnalité/.

4. Spaciose du sens et parcours phéno-génératif de l’espace dans Le Mont Damion d’André Dhôtel

On peut déjà rappeler que Le Mont Damion d’André Dhôtel, écrivain et scénariste français consacré par le prix Femina en 1955 avec Le Pays où l’on n’arrive jamais, est une oeuvre majeure de la littérature française où se réalise le parcours cognitif et transformatif de l’actant-sujet Fabien à travers les catégories topographiques centrales telles que les routes, les villages, les champs et les forêts, et s’imposait à nous de fait comme lieu d’investigation privilégié. Dans cette oeuvre, les catégories [route] et [chemin] sont prépondérantes et permettent de mettre au jour plusieurs règles axiologiques et toposyntaxiques. Dans les parties qui suivent, nous avons reproduit et synthétisé le raisonnement scientifique et les conclusions heuristiques manifestes d’après l’étude sémantique préliminaire d’inspiration rastierienne.

4.1. Analyse isotopique d’après une sémantique structurale

Le premier fragment textuel que nous soumettons à l’analyse se situe au début de Le Mont Damion, et correspond peu ou prou à une longue séquence introductive. Pour les besoins de l’analyse, nous avons regroupé quatre fragments narratifs déterminants, nommés a), b), c) et d), qui constitueront la première base de notre analyse :

  1. Les gouttes d’eau se poursuivaient le long des fils télégraphiques. […] Sur la bordure du village s’élevaient des fouillis d’herbes à l’infini. Les vaches regardaient vers le Mont Damion. […] Ce mont c’est une pointe de cent mètres de haut dans la forêt de l’horizon. […] La maison de la grand-mère [de Fabien] était à cinquante pas sur ce chemin, à la limite du village. […] Des prés, des haies, des bois, et la pluie toujours. […]

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  2. Mais il n’y a rien à faire avec Fabien. […] Il fait attention à des choses dont personne ne s’occupe, à la couleur des murs de l’école, aux bruits qu’il entend dehors. Il vous parlera d’un chat qui miaule à deux lieues, des ramiers qui roucoulent sur le Mont Damion, des prières à la chapelle de la Vierge dans la forêt. […] Quand ses parents me l’ont donné, ils espéraient que dans un village il aurait moins d’occasions d’être distrait, que l’instituteur pourrait le suivre et le dresser parce qu’il n’y a pas des tas d’élèves à Marval comme dans les villes.

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  3. La conclusion fut que c’était simplement un garçon qu’il fallait tenir et dresser. Les parents l’envoyèrent à la campagne chez la grand-mère Delphine. […] En somme, ç’aurait été une situation tout à fait commune et normale, si Fabien ne s’était distingué par les oublis invraisemblables qu’il commettait à chaque heure du jour.

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  4. Pour l’heure, Delphine écrivait aux Gort une lettre où elle les informait dans quelles conditions leur fils serait placé, chez des gens qui avaient le sens du travail et imposeraient à Fabien de strictes besognes. […] Il avait achevé d’éplucher ses pommes de terre. Quand il serait parti, la maison semblerait vide, songea encore Delphine. Pourquoi se séparer de lui si vite? C’était pour son bien. Pour le préserver des aventures. Mais n’irait-il pas à l’aventure? Non, les Ficot le tiendraient serré, mieux qu’elle ne pouvait le faire.

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Après un bref aperçu des quatre segments textuels, on peut relever dans un premier temps un certain nombre de lexies topographiques qui permettent d’appréhender un entour spatialisé ou, en d’autres termes, un certain nombre de marqueurs spatiaux qui nous permettront de déterminer, sur le plan narratif, le dispositif topographique général au sein de l’oeuvre dhôtelienne. Sur le plan du contenu, cela revient ainsi à relever les sémèmes qui constituent, de fait, l’isotopie spatiale et topographique. Nous avons donc répertorié ces premières données de sens dans un tableau analytique où figurent les éléments spatiaux et axiologiques. (Cf. figure 2 en annexe page 135).

Nous pouvons dès lors passer à l’analyse de ces données de sens qui demandent à être catégorisées de manière plus précise. On observe en premier lieu que le texte contient une pluralité de sous-catégories topographiques qui appartiennent manifestement à deux grandes catégories élémentaires et distinctes que nous nommerons commodément [Village] vs [Extra-village]. En effet, d’un côté, on peut recenser et regrouper des marqueurs topographiques correspondant à des catégories se situant à l’intérieur d’une première catégorie totalisante, le [Village], marqueur apparaissant dans le texte, et qui sont la [maison] de la “grand-mère”, l’[école] et la [maison] des “Ficot”. De l’autre, des marqueurs renvoyant à des catégories se situant graduellement en dehors ou à l’écart du [Village], la [forêt], le [Mont Damion], les [prés], les [bois], et la [chapelle], définissant bien, autrement dit, une seconde catégorie totalisante, l’[Extra-village]. Précisons dès lors que le [Mont Damion] et la [chapelle] sont partie intégrante de la [forêt], selon la relation spatiale /englobant-englobé/.

Nous pouvons étendre dès maintenant la notion de catégorie totalisante à celle de zone regroupant un ensemble de propriétés spatiales qui ne sont autres que les catégories sémiques. D’après le tableau que nous avons construit, nous remarquons que certaines propriétés en surclassent d’autres à l’intérieur des zones. Nous pouvons en donner un exemple succinct : à l’intérieur du [Village] le /fermé/ existe en forte densité par rapport à l’/ouvert/, puisque seule la catégorie [chemin] actualise effectivement le sème /ouvert/. Inversement, à l’intérieur de l’[Extra-village], le sème /fermé/ se manifeste en faible densité par rapport à l’/ouvert/, puisque seule la catégorie [chapelle] actualise le sème /fermé/.

On obtient ainsi initialement deux catégories dominantes, ségrégées, qui tendent à la fois à s’exclure et à s’inclure, deux zones par conséquent différenciées et interdépendantes pour les raisons exposées ci-après :

  1. Deux zones différenciées puisque l’on retrouve des oppositions élémentaires que nous avons regroupées dans un tableau récapitulatif (Cf. figure 3).

Fig. 3

Tableau récapulatif des zones antagonistes

Tableau récapulatif des zones antagonistes

-> See the list of figures

  1. Deux zones interdépendantes, d’une part puisque la reconstitution du dispositif topographique de l’oeuvre met en lumière une série de continuités :

    maisons ------- limite ------- horizon ------- pré ------- forêt

D’autre part puisque l’on note l’équivalence :

/verticalité/ ↔ /verticalité/

Enfin, on remarque des relations spatiales /englobant-englobé/, et des propriétés prévalant sur d’autres existant en faible densité. On pourrait dire à ce stade que ces catégories dominantes tendent à affaiblir ou à neutraliser les qualités des sous-catégories. Par exemple, les qualités de [forêt] dominent celle de [chapelle] et de [Mont Damion].

Nous pouvons dès lors passer à l’analyse de ces données de sens qui demandent à être catégorisées de manière plus précise. On observe en premier lieu que le texte contient une pluralité de sous-catégories topographiques qui appartiennent manifestement à deux grandes catégories élémentaires et distinctes que nous nommerons commodément [Village] vs [Extra-village]. En effet, d’un côté, on peut recenser et regrouper des marqueurs topographiques correspondant à des catégories se situant à l’intérieur d’une première catégorie totalisante, le [Village], marqueur apparaissant dans le texte, et qui sont la [maison] de la “grand-mère”, l’[école] et la [maison] des “Ficot”. De l’autre, des marqueurs renvoyant à des catégories se situant graduellement en dehors ou à l’écart du [Village], la [forêt], le [Mont Damion], les [prés], les [bois], et la [chapelle], définissant bien une seconde catégorie totalisante, soit l’[Extra-village]. Précisons dès lors que le [Mont Damion] et la [chapelle] sont partie intégrante de la [forêt], selon la relation spatiale /englobant-englobé/.

Nous pouvons étendre dès maintenant la notion de catégorie totalisante à celle de zone regroupant un ensemble de propriétés spatiales qui ne sont autres que les catégories sémiques. Nous suivons ainsi la méthode employée lors de notre première analyse. D’après le tableau que nous avons construit, nous remarquons que certaines propriétés en surclassent d’autres à l’intérieur des zones. Nous pouvons en donner un exemple succinct : à l’intérieur du [Village] le /fermé/ existe en forte densité par rapport à l’/ouvert/, puisque seule la catégorie [chemin] actualise effectivement le sème /ouvert/. Inversement, à l’intérieur de l’[Extra-village], le sème /fermé/ se manifeste en faible densité par rapport à l’/ouvert/, puisque seule la catégorie [chapelle] actualise le sème /fermé/.

Le deuxième fragment textuel soumis à l’analyse se situe dans la continuité du premier, et reprend, nous allons le voir, les mêmes composantes sémantiques. On cherchera dès lors à partir de cette deuxième base d’observation, à préciser les catégorisations sémémiques et les contenus sémiques obtenus ci-dessus, puis à nuancer quelque peu les zones topologiques initiales en vue des applications ultérieures. Ce deuxième fragment s’avère en effet être plus élaboré que le premier et permet d’extraire plusieurs données de sens complémentaires et/ou équivalentes à celles déjà répertoriées. Soit les segments textuels a), b) et c) suivants :

  1. Rien n’était plus aisé que de trouver la maison de M. Ficot dont la façade donnait sur la grande place au centre de laquelle s’élevait le buste solitaire d’un maréchal de France. Fabien fut encouragé par le calme qui régnait et par la moustache de bronze du maréchal désabusé. Dans les branches d’un parc voisin s’agitaient des dizaines d’oiseaux.

    Il fut reçu par Mme Ficot, qui le pria de s’asseoir dans la grande salle et demanda des nouvelles de la cousine Delphine. M. Ficot arriva peu après, ainsi que son fils Augustin, qui était plus âgé que Fabien. Les Ficot avaient l’air un peu raide. Ils ne semblaient songer qu’à leur travail. […]

    M. Ficot se présentait partout comme le Tonnelier, parce qu’il restait l’un des derniers tonneliers de la région, mais il était d’abord marchand de vins et de limonade, à quoi il devait à vrai dire la plus grande part de ses gains. On ne fabriquait des tonneaux que de loin en loin. Fabien dès l’après-midi de son arrivée, fut prié d’aller livrer vin et limonade avec le haquet qu’il poussa allégrement dans les rues de Vauche. Fabien supposait que le travail ne pressait pas trop dans la maison et qu’on l’occupait à des transports simplement pour l’observer et se faire une opinion de lui. Il emporta les papiers de régie qui lui donnaient le nom des clients, et il n’avait pas l’occasion de les oublier. Il lui suffisait de demander aux passants où habitaient les personnes. Ce jour-là et les jours suivants, il fit bien des détours mais il s’acquitta passablement de sa tâche. […] Il lui arriva aussi de bavarder à l’extrémité du bourg d’où l’on apercevait une pente lointaine qui ressemblait au Mont Damion.

    28-29
  2. Une telle conduite ne parut pas absolument sérieuse à M. Ficot, qui lui en fit l’observation. Fabien se montra très étonné. S’il cherchait à bien exécuter son travail, il n’avait aucune idée de la valeur du temps que l’on peut perdre. Quel temps perd-on jamais puisque de toute façon le temps passe? M. Ficot décida qu’Augustin poursuivrait les livraisons, qui d’ailleurs s’espaçaient, et que Fabien rincerait les bouteilles dans la cour.

    29
  3. Quoi qu’il en soit, la vie s’organisait pour Fabien. Il tâchait de prendre conscience du rôle qu’il jouait dans le monde. Il pressentait qu’il demeurait sur l’extrême bord de ce monde et qu’un rien pouvait le faire basculer. Il ne devait pas compter revenir tout d’un coup au coeur d’une vie estimable. Les besognes simples qu’on lui donnait ne devaient en aucun cas favoriser ces exploits qui vous rachètent et vous situent dans les hiérarchies.

    Pour rincer les bouteilles, il y a un appareil intéressant. On tourne une manivelle qui projette l’eau dans les bouteilles renversées par un tube muni d’un balai. Le jet d’eau fait des tempêtes lumineuses au coeur des bouteilles. Il arriva que Fabien, ne se lassant pas de contempler le phénomène, oubliait souvent de changer la bouteille. Le rendement s’en ressentait. […]

    En attendant le travail n’avance pas […] Peut-être est-il tout simplement distrait, dit M. Ficot, je vais l’employer à la cave. Demain, il mettra le vin en bouteille. Ainsi il n’aura plus le temps de flâner.

    Augustin déclara sans tarder à M. Ficot que pour Fabien certainement quelque chose allait de travers.

    Je ne sais pas s’il se moque du monde, disait Augustin, mais il songe à tout autre chose qu’à son travail.

    Après que Fabien eut nettoyé la maison de fond en comble, il ne resta plus qu’à l’envoyer faire des livraisons avec le haquet. […]

    Fabien était depuis longtemps préparé à admettre qu’entre lui et les autres existait une différence essentielle. […] Sa grande ressource, quand il se trouvait seul, était de s’arrêter au bout de la rue et de contempler la forêt prochaine ou les champs.

    29-34

Nous avons ainsi disposé dans le deuxième tableau analytique les marqueurs sémantiques que nous avons regroupés à l’intérieur de l’isotopie axiologique (Cf. figure 4 en annexe page 136).

D’une part, nous avons fait correspondre aux sémèmes topographiques les différents sémèmes qui leur sont intrinsèquement reliés et qui renvoient aux diverses activités des actant-sujets. En premier lieu, on peut préciser ici qu’un certain nombre de sémèmes ou de groupement de sémèmes relèvent simultanément, dans la situation textuelle observée, de plusieurs isotopies. Par commodité, nous avons catégorisé plus simplement dans le tableau analytique les isotopies topographique et axiologique, puisque les isotopies cinétique et visuelle, pour ne citer que celles qui se constituent le plus distinctement, s’y trouvent systématiquement indexées. Notons en effet pour exemple que ‘apercevoir’ ou ‘contempler’ dans le cas présent demande à poser, sur le pan de l’afférence, les sèmes /négativité/ et /anormalité/ : les sémèmes appartenant à l’isotopie visuelle, tout comme ceux appartenant à l’isotopie auditive, et plus largement à l’isotopie générique perceptive et sensitive, se trouvent en conséquence équivalents aux sémèmes tels que ‘songer à autre chose que le travail’ et ‘oublier’, ‘apercevoir’, ‘contempler’. En d’autres termes, l’isotopie axiologique semble être encore une fois, avec l’isotopie topographique, déterminante dans l’univers dhôtelien.

Si l’on revient précisément aux catégories topographiques, sont présentes à nouveau les catégories déterminant le [Village], telles que [maison], [rue], [bourg], [cour], [parc] et [grand-place], et s’opposant à nouveau aux catégories définissant l’[Extra-Village], telles que [Mont Damion], [forêt] et [champ]. Commentons maintenant la présence des propriétés spatiales relevées à l’intérieur des zones antagonistes. Une remarque s’impose alors concernant la catégorie [Village] : malgré l’introduction de marqueurs spatiaux actualisant majoritairement le sème /ouvert/, les sèmes /fermé/, /limite/ et /dedans/ restent les plus denses et les plus intenses puisque l’actant-sujet Fabien n’entre en correspondance qu’avec la [cour] et les [rues], et non avec le [parc] et la [grand-place] qui sont, en outre, des espaces fortement pourvu de /limite/, et puis parce que ces espaces /ouvert/ se situent à l’intérieur de la catégorie /fermé/ et englobante [Village]. De même, le sème inhérent /dynamisme/, actualisé à travers l’expression lexicalisée “livrer le haquet” ou encore “rues de Vauche”, se trouve en infériorité par rapport au sème /statisme/, ou /faible dynamisme/, actualisé par les sémèmes ‘s’asseoir’, ‘s’arrêter’ et ‘contempler’. On voit donc toute l’importance de mesurer la quantité et la densité sémiques des segments textuels afin d’évaluer, comme nous l’avons fait dans notre première analyse, les équivalences manifestes entre les différentes isotopies : ainsi, dépassant d’une certaine manière l’évidence textuelle chez Dhôtel, nous postulons en effet que ces correspondances entre les isotopies concomitantes traduisent un certain nombre de phénomènes sous-jacents qu’il conviendra d’élucider et de formaliser par la suite, comme nous l’avons expliqué en introduction. Nous pouvons ajouter ici un commentaire supplémentaire qui nous permettra particulièrement de coordonner les résultats obtenus plus tôt : si l’on se réfère au segment textuel b), l’isotopie topographique est manifestement reliée à l’isotopie sociale par l’intermédiaire de l’expression lexicalisée “l’extrême bord de ce monde”, comme si finalement la zone correspondant au [Village] définissait un espace social, normé, s’opposant à un espace non social, anti-normé. Si l’on reprend les nouvelles données textuelles et les commentaires succincts exposés ci-dessus, on voit bien que les composantes sémiques, et les relations de signification qui les unissent restent valables et stables à l’intérieur du fragment délimité. En d’autres termes, les catégories spatiales du /dehors/, de l’/ouvert/ conduisent bien aux catégories axiologiques /anormalité/ + /inhumanité/ + /négativité/ + /liberté/ et inversement pour les catégories spatiales du /dedans/ et du /fermé/. On remarque en effet, au niveau des catégories topographiques, que l’on passe aisément et systématiquement du /fermé/ à l’/ouvert/, du /dedans/ au /dehors/.

En définitive, d’après l’analyse de l’oeuvre dhôtelienne, nous pouvons dans un premier temps affirmer les relations entre isotopie topographique, isotopie humaine et isotopie axiologique de la manière suivante : nous situons l’isotopie topographique au coeur du dispositif, dans la mesure où celle-ci solidarise effectivement les deux autres. Plus précisément, on peut dire que l’introduction des sémèmes topographiques est toujours corrélée d’une diffusion massive de sémèmes appartenant aux isotopies concomitantes. Sur le plan textuel, la tactique prédominante – tactique au sens sémantique que l’on trouve chez François Rastier – semble être celle de l’enchevêtrement systématique des référents hétérogènes, de telle sorte que se densifie progressivement un agrégat référentiel qui fonde la cohésion textuelle générale de manière durable et synchronique. En d’autres termes, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle chaque isotopie tend à présupposer l’une et/ou l’autre, ou à engendrer l’une ou l’autre de manière remarquable : en ce sens, on peut rejoindre les constats de François Rastier au sujet des faisceaux sémiques liés à la récurrence des isotopies dominantes. (Cf. figure 5).

Fig. 5

Schéma du dispositif tactique isotopique dhôtelien

Schéma du dispositif tactique isotopique dhôtelien

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Deuxièmement, on remarque qu’apparaît de manière concentrée un certain nombre de traits spatiaux récurrents d’une isotopie à l’autre, de telle sorte que l’on peut former plusieurs molécules sémiques. On retrouve en effet majoritairement les couples sémiques /fermé/ vs /ouvert/; /limite/ vs /absence limite/; /dedans/ vs /dehors/; /profond/ vs /non profond/ ainsi que /normalité/ vs /anormalité/; /à travers humanité/ vs /inhumanité/; /positivité/ vs /négativité/ (Cf. figure 6).

Fig. 6

Schéma des interactions isotopiques chez Dhôtel

Schéma des interactions isotopiques chez Dhôtel

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En synthèse, on peut dire ici que se constitue une première organisation sémique active et déterminante dans l’oeuvre dhôtelienne. Nous avons analysé ces relations à travers plusieurs fragments textuels relevés sur l’ensemble de l’oeuvre en procédant de la même manière. En effet, ces configurations sémiques restent valables de manière constante. Nous avons vérifié à la fois la stabilité de l’architecture sémique spatiale dhôtelienne et la pertinence des connexions assurées entre les diverses isotopies pour arriver finalement à dégager certains principes axiologiques. Précisons dès lors que les fragments que nous avons étudiés concernent soit directement des relations entre les différentes zones, soit des relations à l’intérieur des zones catégorisées. Sur le plan du contenu, il convient en dernier lieu de reprendre les données textuelles obtenues en vue d’une discussion analytique et synthétique afin d’obtenir des bases de travail claires et maniables qui seront plus aisément exploitables pour la partie théorique qui découle de cette partie sémantique préliminaire.

Analysons maintenant les relations directionnelles manifestes à travers d’autres fragments textuels : nous proposons d’étudier une nouvelle séquence se situant au début du roman :

  1. - L’école, c’est fini pour toi, de toute façon. […] Je vais te placer chez le tonnelier de Vauche, M. Ficot.

    - C’est comme vous voulez, dit Fabien. Est-ce que Vauche c’est à côté du Mont Damion? […]

    - Donc, dit Delphine, M. Ficot, tonnelier à Vauche. Tu prends la route de Samoise, tu vas tout droit. Tu traverses Artonne et tu tournes à gauche au premier carrefour. Tu n’auras qu’à lire les panneaux. Répète.

    Fabien répéta mot pour mot. Dans cette direction, il connaissait tout juste Samoise, n’ayant jamais fait de promenade que du côté de la vallée. Il embrassa Delphine et enfourcha son vélo.

    12-18
  2. Il allait dans la direction du Mont Damion, mais il ne pouvait l’apercevoir d’aucun point de cette route creusée dans les bas-fonds. Au bout d’une demi-heure, il abordait les premières collines et il ralentit son allure. Le beau temps était revenu. Déjà une chaleur intense se dégageait du goudron de la route. Quand il eut traversé Samoise, il eut assez de peine à monter la côte d’Artonne et, après ce village, il parvint à de grands bois coupés de prairies, vers le bas d’une descente abrupte. Il sauta de son vélo afin de se reposer un peu.

    Jusqu’alors, il n’avait pas levé le nez. Courbé sur le guidon, il s’appliquait à gagner du temps, ne songeant qu’à faire de son mieux pour racheter ses fautes passées. Il voulait désormais se montrer attentif et serviable, renoncer à ses paresses égoïstes et travailler sans répit. [….]

  3. À peine était-il assis sur le talus qu’il aperçut le Mont Damion qui se dressait devant ses yeux, tout proche semblait-il. […] L’isolement de cette colline qui tranchait sur le relief adouci de toute la région lui donnait une apparence rigide, malgré le désordre de la sylve qui s’y implantait. Fabien s’avisa de faire quelques pas afin d’explorer les parages. Il traversa la route, grimpa sur le talus opposé, courut dans une prairie toute bosselée. Il découvrit un immense fossé parfaitement sec, bordé d’épines, qui se perdait entre les broussailles mêlées à des fleurs géantes. Il suivit le fossé et déboucha au milieu d’un vaste parc semé de bosquets, de buttes et de ressauts.

    19
  4. Rien ne lui rappelait l’idée qu’il s’était faite du Mont Damion. A une si faible distance de la route, il avait l’impression de s’être égaré dans un labyrinthe. Comme il revenait sur ses pas, il entendit dans le lointain un aboiement étrange. Il s’arrêta pour écouter. L’aboiement reprit. C’était un hurlement lancé avec une grande douceur. Fabien se hâta de regagner la route.

    19-20
  5. Il courut vers son vélo. Il reprit sa route à toute vitesse, sans même jeter un regard vers le Mont Damion. Il avait perdu une bonne demi-heure. Dans sa hâte, il dépassa un carrefour puis un autre carrefour, et bientôt il comprit qu’il s’était trompé. Au lieu d’aller tout droit, il aurait dû, à son idée, prendre à droite au dernier carrefour qui était dépourvu de poteau indicateur. Il refit donc le chemin dans l’autre sens, et fonça le long de la route qui s’embranchait sur celle qu’il avait suivie depuis Artonne. Il y avait de ce côté peu de cultures. Il retrouva des prés et un peu de forêt qu’il traversa. […] Il était encore persuadé à ce moment d’avoir pris la bonne direction, alors qu’il allait en sens contraire, et il gagna vers le sud, où la route suivait des crêtes bosselées. Il longea trois villages, retrouva une grande voie transversale qu’il suivit dans un sens puis dans l’autre sur de longues distances afin de consulter les panneaux des carrefours. Après quoi il dut reconnaître qu’il s’était fourvoyé en allant vers le sud et résolut de rebrousser chemin. Dans ses allées et venues, il fut trompé par un bosquet solitaire au milieu des champs et tout à fait semblable à un autre bosquet qu’il avait pris comme point de repère. Il persévéra néanmoins dans cette direction, persuadé qu’il finirait par recouper le bon chemin. Vers quatre heures de l’après-midi, il sauta de sa machine et s’assit à côté d’une borne qui lui apprit qu’il se trouvait à quarante kilomètres de Bermont. […] Il décida néanmoins de prendre la direction de Bermont. Au pis aller, cela le rapprocherait de Marval. Il repartit sur la route déserte qui serpentait parmi des vallonnements boisés. Par endroits s’ouvraient de lointaines perspectives où il apercevait des villages et des églises, mais à aucun moment il ne pouvait découvrir un détail qui aurait pu le guider, ni quelque agglomération qui eût les proportions d’un bourg.

    Vers minuit, il frappa à la porte de Delphine.

    20-25
  6. Il ne restait plus, le lendemain matin, qu’à songer à un nouveau départ. […] Fabien, sur la route, […] s’arrêta de nouveau vers le Mont Damion, mais se contenta de regarder de loin la forêt presque verticale. […] Il suivit la bonne route. Il était arrivé dans le bourg bien avant l’heure de midi. Rien n’était plus aisé que de trouver la maison de M. Ficot.

    27- 28

Le premier élément notable dans cette séquence est l’apparition et la récurrence du sémème spatial ‘route’ au sein de l’isotopie topographique, actualisant les sèmes /caractère directionnel/, ou /directionnalité/, /dynamisme/ et /ouvert/, et que nous pouvons d’abord opposer au sémème spatial ‘maison’, que ce soit en référence à celle de la grand-mère de Fabien ou à celle du tonnelier Ficot dans le ‘Village’ de Vauche. Soit les nouvelles oppositions suivantes :

‘route’ vs ‘Village Marval’ vs ‘Village Vauche’
  /caractère directionnel/ vs /caractère localisationnel/
 /ouvert/ vs /fermé/
 /dynamisme/ vs /statisme/

Par ailleurs, on observe sur le plan narratif une structure intentionnelle ayant pour point d’ancrage déictique l’actant-sujet Fabien. En d’autres termes, d’après les segments narratifs a), b) et c) apparaît bien un foyer cognitif visant un point du continuum spatial à partir d’un point source, soit les relations établies dans un nouveau tableau, d’après les conclusions préétablies. (Cf. figure 7)

Fig. 7

Premier tableau récapitulatif de la directionnalité de la route

Premier tableau récapitulatif de la directionnalité de la route

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Expliquons-nous plus amplement sur ce premier point : la série de valeurs associées à l’espace initial n’est pas assimilée par l’actant-sujet (pour rappel : “les Ficot sauraient mieux le tenir”) et se trouve en quelque sorte projetée sur l’espace final, via l’espace intermédiaire. Le parcours spatial déterminé est alors en adéquation avec le parcours cognitif du sujet dans la mesure où celui-ci, pour le dire simplement, doit se conformer aux valeurs normatives, en changeant d’espace. On remarque également que le parcours spatial est programmé à l’intérieur d’une zone spatiale homogène, le déplacement s’effectuant de village à village, de maison à maison, ce qui implique les relations logiques suivantes, soit la transformation de l’espace (a) en l’espace (a’), à l’intérieur de l’ensemble ou zone {A} (Cf. figure 8).

Fig. 8

Premier schéma explicatif et topologique de la route

Premier schéma explicatif et topologique de la route

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Plus précisément, on dira que la transformation s’effectue par opération de translation. L’axe ainsi réalisé correspond à une normalisation qui, via l’espace intermédiaire [route], préserve les valeurs. Dans ces conditions, la [route] apparaît bien comme un espace médiatopique puisqu’elle assure la transition entre deux espaces valués, comme nous l’avons expliqué dans notre première analyse. Citons alors les motivations équivalentes du sujet sur la [route] : “Jusqu’alors, il n’avait pas levé le nez. Courbé sur le guidon, il s’appliquait à gagner du temps, ne songeant qu’à faire de son mieux pour racheter ses fautes passées. Il voulait désormais se montrer attentif et serviable, renoncer à ses paresses égoïstes et travailler sans répit ” (19).

Cependant, si l’on considère maintenant les segments narratifs c), d), e) et f), on observe une rupture dans la dynamique syntagmatique initialisée puisque le sujet décide de “se reposer un peu”, de “s’asseoir sur le talus”, de “traverser la route”, et d’“explorer les environs”. Ainsi l’actant-sujet Fabien coupe-t-il l’axe normé et s’éloigne-t-il de la zone spatiale référentielle pour accéder à une zone spatiale tierce (b) appartenant à la zone {B}, correspondant à l’ [Extra-village]. D’une part l’isotopie topographique est alors constituée des sémèmes spatiaux ‘parc’, ‘prairie’, actualisant majoritairement les sèmes /étendu/ + /ouvert/ + /vaste/, définissant une zone accessible immédiate et impliquant au sein de l’isotopie cinétique le sème /caractère exploratoire/ (“explorer”); d’autre part l’isotopie topographique regroupe les sémèmes ‘Mont Damion’, ‘colline’ et ‘sylve’, actualisant le sème /verticalité/, renvoyant à une zone plus éloignée dans la continuité de la première, mais se comportant comme le point de visée focal du sujet. Soit le tableau en annexe (Cf. figure 10). On remarque également que la zone (b) accessible est contiguë à la [route], mais que son accès ne se fait pas de manière continue (“traverser la route”). Si l’on se réfère aux polarisations initiales, l’opération réalisée est ainsi une trajectoire déviante, vers les valeurs [hors Norme + Liberté]. Autrement dit, l’actant cognitif règle et réoriente sa trajectoire en fonction d’une zone annexe et attractive en se détournant de sa visée initiale. Le réglage effectué est surtout fonction d’une visée cette fois-ci décisionnelle et non plus imposée, ce qui revient à modaliser les parcours dans les zones spatiales de manière différentielle en fonction d’un /devoir faire/ et d’un /vouloir faire/. Si l’on revient rapidement à l’analyse de l’isotopie topographique et cinétique, on voit bien qu’au déplacement unidirectionnel déterminé s’oppose alors l’exploration multidirectionnelle indéterminée. D’où le schéma topologique suivant où (a) et (a’) correspondent aux espaces normés, et (b) à l’espace anti-normé (Cf. figure 9).

On peut avancer quelques remarques conclusives à l’issue de cette première étude de cas : l’exploration de la zone (b) a pour conséquence de désorienter le sujet dans sa visée initiale, et donc de déprogrammer l’itinéraire initial. Apparaissent ainsi dans les deux derniers segments narratifs les oppositions suivantes :

‘route’ programmée vs ‘route’ aléatoire
 /bon/ vs /mauvais/
 /directionnalité/ vs /contre directionnalité/

Fig. 9

Second schéma explicatif et topologique de la route

Second schéma explicatif et topologique de la route

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Surtout, on remarque que la catégorie [route] assure les transformations syntagmatiques sur le plan narratif, apparaissant comme un connecteur logique, permettant la translation de (a) vers (a’), et la transgression de (a) vers (b) (Cf. figure 10).

Fig. 10

Second tableau récapitulatif de la directionnalité de la route

Second tableau récapitulatif de la directionnalité de la route

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Deux remarques annexes s’imposent alors : d’une part, de (a) vers (a’), la relation est continue; d’autre part, de (a) vers (b), la relation est discontinue. Soit les relations logiques suivantes :

a-----------a’

a------/-------b

Observons à présent la cohésion de cette configuration spatiale à travers la nouvelle séquence proposée, par le biais d’une analyse succincte et complémentaire :

  1. Fabien quitta la maison Alleume. […] Quand il fut dans la rue, il jeta un dernier regard vers la maison. […] Il s’éloigna du village, sans la moindre hâte. Il n’était certes pas pressé d’arriver à Marval. […]

    Fabien reprit sa route. Le bilan de l’apprentissage n’était pas fameux. Il savait tortiller quelques brins d’osier, et il avait réussi une fois de plus à se faire détester. […] Un petit incident vint mettre un terme à ces réflexions. Le pneu arrière du vélo était à plat.

    Fabien sauta de sa machine et il fit la réparation. Il se trouvait au milieu des champs de betteraves. La forêt prolongeait une extrême pointe vers les hauteurs. Avant de remonter sur son vélo, Fabien regarda la forêt.

    94-96
  2. Un peu plus loin encore, il creva. […] Il dut s’arrêter plusieurs fois avant d’atteindre Marval. Lorsqu’il arriva à cinq cents pas du village, trois heures avaient sonné depuis longtemps. […] En vérité, il ne se sentait nullement pressé d’aller conter à Delphine sa nouvelle déconvenue. Il prolongea la pause, et il se dit que si ce répit pouvait durer indéfiniment, il éprouverait une joie immense. Remettre les reproches à la fin des temps et plus loin que la fin des temps, ce serait la vraie vie.

    97
  3. A cet endroit, un chemin de terre s’embranchait sur la route au milieu d’un fouillis d’épines, ronciers et rosiers mêlés à des mauves et à des saules, comme une petite forêt. Il considéra encore le clocher de Marval et, dégoûté, il prit le chemin détourné. Certes il déplorait sa sottise et ne demandait qu’à se repentir, mais pour l’heure il avait simplement le désir de pénétrer au coeur de ces épines et de s’y anéantir tout au long de l’après-midi. Il était vraiment né pour se reposer et pour oublier. […] Entre les buissons s’ouvrait un mince passage. Il s’y glissa. Sans doute il trouverait un beau coin pour dormir. Une sorte d’allée stérile se dessinait sous la retombée des ronces jusqu’à une prairie fermée. […] Dans l’ombre du buisson qui fermait la prairie, Fabien aperçut tout de suite la forme du loup assis. […]

    C’était un lieu véritablement plus inextricable qu’une forêt.

    97-98

L’isotopie topographique est ici constituée de nouveaux sémèmes, tels que la ‘ rue’ ou le ‘chemin de terre’, actualisant également le sème /directionnalité/, et de sémèmes déjà connus, tels que la ‘route’, la ‘maison’, le ‘village’, les ‘champs’, la ‘forêt’ et le ‘Mont Damion’. On constate également la réapparition d’une structure intentionnelle ayant cette fois-ci pour espace source la [maison Alleume] et pour espace visé la [maison de la grand-mère Delphine]. Il ne s’agit pas ici de refaire la même démonstration, mais de préciser que l’espace intermédiaire, la [route], est contigu à deux catégories contraires : la [rue] et le [chemin de terre]. La catégorie [rue] présente pour l’instant peu d’intérêt, mais se définit néanmoins comme une déclinaison continue de la [route] que nous observerons dans l’étude de cas suivante. Cette remarque nous amène au point suivant : l’actant-sujet Fabien quitte la zone (a) pour rejoindre la zone (a’), en suivant à nouveau l’axe normalisé, la [route], ce qui déclenche les motivations suivantes : “faire le bilan de l’apprentissage”; “conter sa nouvelle déconvenue”. On note alors une nouvelle rupture sur l’axe normalisé. D’une part, la visée est à nouveau troublée par la présence d’un axe vertical inhérent à la zone {B}, d’abord amorcé par la [forêt], le [Mont Damion], venant suppléer celle de l’axe vertical de la zone {A}, le [clocher du village]. Mais contrairement à ce que nous avons vu au sein de la première configuration, l’accès à la zone {B} s’effectue cette fois-ci de manière continue, si bien que l’axe normalisé n’apparaît plus comme transgressé. Citons les segments narratifs correspondants où, pour reprendre l’expression de Pierre Ouellet, se déploie une véritable “structure de chemin” : “à cet endroit, un chemin de terre s’embranchait sur la route.”; “Entre les buissons s’ouvrait un mince passage. Il s’y glissa.”; “Sans doute il trouverait un beau coin pour dormir. Une sorte d’allée stérile se dessinait sous la retombée des ronces” (Cf. figure 11).

Fig. 11

Troisième schéma explicatif et topologique de la route

Troisième schéma explicatif et topologique de la route

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La catégorie [route] se décline donc en plusieurs endroits, en autant de sous-catégories spatiales, dans la zone {A}, avec la [rue], et dans la zone {B}, avec le [chemin de terre] notamment. L’opposition entre la zone {A} positivée et la zone {B} négativée apparaît alors dans la relation contradictoire entre [route] et [chemin de terre], entre axe normalisé et axe dévié. Notons le passage qui résume ces propos : “il considéra encore le clocher de Marval et, dégoûté, il prit le chemin détourné…”. Par conséquent, le parcours spatial et cognitif est instable et oscille toujours entre les deux pôles, comme si le sujet était soumis à des tensions permanentes. Observons ainsi les segments narratifs a) et b) suivants :

  1. Tu veux vivre avec les bêtes? Il faudrait donc te mettre dans la forêt? Est-ce cela que tu veux? Fabien regarda Delphine avec étonnement, et puis la maison. Non, il n’aimait tant rien que la maison, la table, la grange, toutes les choses et tous les gens, le jardin avec les fleurs, mais pas la forêt.

    67
  2. Que lui voulait cette forêt là-bas, dont il avait peur?

    71

Soit le nouveau tableau articulant les nouveaux éléments, avec l’apparition d’une structure passionnelle où l’on observe chez l’actant-sujet Fabien une topophilie pour la zone {A} et une topophobie pour la zone {B}, structure passionnelle qui se trouve fonction d’acquis cognitifs qui sont respectivement le /familier/ et le /connu/ vs l’/étranger/ et l’/inconnu/, acquis eux-mêmes reliés à des effets cognitifs tels que la répulsion vs l’attraction vis-à-vis des zones répertoriées (Cf. figure 12).

Fig. 12

Tableau récapitulatif des structures concomitantes

Tableau récapitulatif des structures concomitantes

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Les trajectoires contraires et alternatives suivent donc les paradoxes exposés ci-dessus. On peut examiner la nuance obtenue au regard des propos de Gaston Bachelard au sujet de l’espace topophile :

Nos enquêtes mériteraient, dans cette orientation, le nom de topophilie. Elles visent à déterminer la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses, des espaces aimés. […] À leur valeur de protection qui peut être positive, s’attachent aussi des valeurs dominantes. L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. […] En particulier, presque toujours il attire. Il concentre l’être à l’intérieur des limites qui protègent.[1]

1960 : 17

4.2. Modèles théoriques et applications sur l’axe paradigmatique : l’axiologisation de l’espace

Précisément, à partir de l’étude des relations isotopiques, c’est-à-dire en partant de l’étude de la manifestation textuelle et en adoptant le point de vue descendant du texte, nous pouvons définir les différentes notions d’espace rencontrées tout au long de notre travail et nous sommes amenés à concevoir un premier modèle théorique, correspondant aux opérations sémiotiques de détermination des valeurs axiologiques en fonction des espaces abstraits déterminés, et réunissant plusieurs niveaux ou plans-dimensions au sein d’un modèle paradoxalement hétérarchique et phéno-génératif au sens où nous l’avons entendu en introduction, et si l’on prend en considération les bases initiales de notre réflexion au sujet de la localisation des valeurs axiologiques au sein du parcours génératif classique. La composition spatiale initiale chez Dhôtel correspond alors à un modèle structural valorisé, antérieur à la manifestation discursive. Dans ces conditions, on peut concevoir le continuum spatial chez Dhôtel comme une totalité spatiale cohérente, chargée de valeurs abstraites distribuées et agencées, et où vont se réaliser un certain nombre d’opérations logiques, topologiques. Soit le schéma suivant où apparaît une double tension de signification relative aux principes d’axiologisation des dispositifs spatiaux (Cf. figure 13).

Fig. 13

Schéma des principes d’axiologisation des dispositifs spatiaux

Schéma des principes d’axiologisation des dispositifs spatiaux

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Nous faisons apparaître également le schéma correspondant à l’attribution des valeurs en fonction des zones déterminées dans l’oeuvre dhôtelienne (Cf. figure 14).

Fig. 14

Schéma de l’axiologisation de l’espace chez Dhôtel

Schéma de l’axiologisation de l’espace chez Dhôtel

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4.3. Modèles théoriques et applications sur l’axe syntagmatique : schème spatial et directionnel

Aussi la structure spatiale apparaît-elle comme l’organisation première de la syntaxe narrative. En ce sens, on peut avancer l’idée selon laquelle la distribution des espaces et, de fait, les parcours réalisés au sein du continuum spatial, sont la partie émergente d’une schématique topologique fondamentale. Plus exactement, les relations logiques inhérentes à la structure du continuum spatial semblent être la résultante d’un schème spatial élémentaire, directionnel et dynamique. En effet, d’après les séquences narratives étudiées, le parcours spatial du sujet est toujours fonction d’une ou de plusieurs catégories actualisant le sème /directionnalité/. Dans ces conditions, “nous considérons [bien] la /directionalité/ comme étant une catégorie sémique plus fondamentale que la /dimensionalité/”. On a observé précisément que la [route], catégorie directionnelle principale, se déclinait en de multiples sous-catégories, qui sont les [rues], les [chemins], les [sentiers], les [allées], les [passages], pour se déployer en une intensive “structure de chemin”, d’une zone à l’autre, et à l’intérieur des zones. Ainsi la schématique élémentaire de l’oeuvre dhôtelienne peut-elle être réduite à cette logique spatiale telle que l’on passe d’un point (a) à un point (a’) ou (b) dans l’espace (Cf. figure 15).

Fig. 15

Schème spatial directionnel général

Schème spatial directionnel général

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En ce sens, le schème directionnel équivaut à une véritable toposyntaxe fondamentale qui rend compte des opérations de transformation des catégories spatiales, et par conséquent des valeurs axiologiques. Pour rappel, “les toposyntaxes, ou syntaxes topologiques, font usage de tous les rapports de position pouvant exister dans un plan, et même dans les trois dimensions” (Klinkenberg 1996 : 153), la notion de schème recevant la définition suivante : “structure d’ensemble d’un processus” (Le Petit Larousse illustré 2007). On peut alors émettre l’hypothèse selon laquelle cette structure prélogique et dynamique oriente les valorisations successives du procès de signification. Dans ces conditions, nous pouvons élaborer une syntaxe primaire, non loin de l’élaboration d’un carré sémiotique, ayant pour triple distribution binaire les valeurs [Norme] et [hors Norme], [Bien] et [Mal] ainsi que [Liberté] et [absence Liberté] (Cf. figure 16). D’après le schéma obtenu exposant la transformation syntaxique, la /directionnalité/ semble tisser les relations sémiotiques et dynamiser les autres propriétés dans une force tensive initiale. On peut alors se demander comment cette structure schématique se trouve être mobilisée au sein du procès de signification. Il semblerait que l’on procède par opération de convocation structurelle. Le schème possède, dans ces conditions, une existence pré-sémiotique et peut être convoqué pour le bien de l’organisation des “récits-énoncés”, pour reprendre le terme de Denis Bertrand. Il se comporte comme une figure source, une skêma au sens étymologique du mot. C’est pourquoi nous pouvons étendre la notion de schème à celle de schème figural. Le schème figural se définirait alors comme une figure pré-conceptuelle et pré-signifiante qui structure des univers complexes fondés sur la spatialité.

Fig. 16

Schéma de la toposyntaxe chez Dhôtel

Schéma de la toposyntaxe chez Dhôtel

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4.4. Synthèse

En synthèse, l’étude des différents fragments textuels correspondant aux différentes séquences narratives nous a amené à considérer un tout de signification fonctionnant de manière complexe. Si l’on s’intéresse au mode d’organisation syntaxique, nous avons été obligé de distinguer plusieurs niveaux de sens, par présupposition logique, en partant de la manifestation discursive superficielle où l’on observe l’articulation, pour ne pas dire l’agencement, des différents dispositifs topographiques, jusqu’à la manifestation discursive profonde où l’on dégage des règles d’organisation élémentaire et l’élaboration en deçà de la signification avec la création puis la convocation de configurations complexes tels que les schèmes figuraux. Si l’on reprend pour en discuter la notion de parcours génératif et la notion de procès de signification, on voit bien, en matière de spatialité, qu’il faut considérer l’oeuvre dhôtelienne comme une production nécessitant la corrélation entre plusieurs structures et phénomènes sémiotiques, en allant des plus simples vers les plus complexes, et qui sont, dans l’ordre : la convocation schématique structurelle, la pression du fond sur la surface, la spatialisation discursive superficielle, la disposition tactique textuelle. (Cf. figure 17).

Dans le tableau obtenu apparaît donc la toposyntaxe au niveau discursif profond, laquelle est associée à la topologie avec une structure directionnelle régulatrice des tensions entre les zones différentielles. À ces structures sémio-narratives profondes équivalent les structures narratives superficielles où figurent les éléments topographiques telles que les catégories [route]; [rue/ruelle]; [chemin]; [allée]; [sentier] et [passage]. Dans ces conditions se distingue nettement la catégorie sémique /directionnalité/ qui semble être fondamentale dans l’organisation syntaxique de l’oeuvre dhôtelienne. Ainsi, l’approche sémantique des textes nous a amené, nous semble-t-il, à un rendement scientifique satisfaisant. En revenant aux notions de sémèmes, d’isotopies – et de faisceaux d’isotopies –, de molécules sémiques (ou configuration de sèmes), nous avons pu mettre en exergue l’ensemble des propriétés spatiales actives au sein de notre corpus puis proposer de manière systématique des modèles explicatifs rendant compte d’opérations de signification et de phénomènes sémiotiques, antérieurs ou non à la manifestation discursive, liés aux catégories directionnelles telles que la [route] et/ou le [chemin].

Fig. 17

Tableau du parcours génératif de l’espace chez Dhôtel

Tableau du parcours génératif de l’espace chez Dhôtel

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Passons maintenant à la formalisation de notre théorie générale : finalement, nous avons tenté de le démontrer à travers l’étude de différents fragments textuels, toute l’oeuvre d’André Dhôtel s’exprime à travers des concepts spatiaux entrelacés, ne se dit plus sémiotiquement qu’en termes d’espace. Précisément, il est possible, à partir des catégories [route] et [chemin], de reconstruire le processus phéno-génératif lié à la production de l’oeuvre dhôtelienne. Soit le modèle topologique final proposé en annexe, ou, autrement dit, le parcours génératif de l’espace dhôtelien, qui s’impose comme un simulacre logico-spatio-sémantique fragmenté en quatre niveaux de signification, où l’on passe du monde pré-sémiotique aux structures sémio-narratives fondamentales jusqu’aux structures discursives superficielles, par l’intermédiaire d’une structure modélisante et transformative (Cf. figure 18 en annexe page 137).

L’articulation finale que nous proposons, ne valant en l’instant que pour le texte artistique d’André Dhôtel, Le Mont Damion, semble bien, telle que nous l’avons modélisée ci-dessus, indissociable du paradigme sémiotique greimassien qui s’exprime en termes de générativité et de hiérarchisation du sens. C’est ce que nous appelons plus généralement une spaciose du sens. Avant de commenter ce schéma, revenons d’abord sur le plan épistémologique et sur les orientations théoriques prises durant notre étude. Ainsi le modèle théorique du sens proposé ci-dessus a-t-il été construit, en procédant par présupposition logique, à la fois à partir des théories greimassiennes et fontanilliennes en matière d’élaboration de la signification, ainsi qu’à partir des outils de la sémantique rastierienne qui renoue avec l’approche textuelle proposée par Greimas dans Sémantique structurale. L’approche lotmanienne nous a permis de faire apparaître des zones topologiques imbriquées les unes aux autres et a été déterminante dans la manière de concevoir le plan axiologique que nous avons situé au sein du parcours génératif au niveau de la sémantique fondamentale, avec les catégories topographiques équivalentes et correspondantes. Nous avons ensuite appréhendé le schème directionnel lié à la catégorie abstraite [route] ou [chemin], que nous avons relégué du côté de la syntaxe spatiale, puisqu’à travers elle se joue la distribution et la transformation des espaces valués. Par ailleurs, si la sémantique rastierienne ne cherche pas à expliquer le processus de production du texte, en exerçant même une tension contraire, elle reste cependant axée sur les enjeux de la signification en proposant des outils permettant d’élaborer justement des modèles théoriques génératifs ou non. C’est cette ouverture théorique stimulante qui nous a permis d’élaborer de proche en proche, ou de “bricoler”, pour reprendre la formule savante de Claude Lévi-Strauss, avec toutes les autres sources théoriques à l’appui, en cumulant la force de la démarche intuitive et celle de la résistance du texte, notre propre théorie en matière de /spatialité/ et de configuration liée à la /directionnalité/. Autrement dit, il semble qu’en un point précis les points de vue différents puissent converger, sans pour autant aboutir à un syncrétisme idéologique dénaturant les positions des et des uns autre.

Conclusion

Passons dès lors à l’explication détaillée de notre spaciose du sens mise au jour plus haut et qui s’articule selon un dispositif topologique étagé, pour reprendre le projet greimassien puis fontanillien, et que nous pouvons définir de la manière suivante : procès de signification par lequel le discours se déploie autour d’une architecture spatiale (Cf. figure 8 en annexe page 137).

Dans le cas étudié, c’est-à-dire le roman Le Mont Damion, la manifestation discursive superficielle pourrait être caractérisée comme la résultante d’un procès de signification subissant une irradiation de propriétés spatiales, à tous les niveaux. Au niveau pré-sémiotique se manifesteraient en quelque sorte les prodromes de la signification spatiale où se réaliserait une fission élémentaire d’un noyau topologique fondamental, produisant des figures schématiques et des propriétés spatiales qui suivraient alors leur expansion progressive en se transformant en structures sémiotiques jusqu’au niveau de surface, lieu de matérialisation où s’achèverait un long processus de fixation du sens. Autrement dit, on assiste à ce premier niveau aux tensions matricielles en matière de signification spatiale puisqu’est en cours l’élaboration de formes présymboliques réunissant les conditions de la signification. Au second niveau apparaissent et se constituent donc, dans un mouvement sémiotique lié à ces forces tensives, les structures sémio-narratives spatiales qui se traduisent d’une part par une véritable toposyntaxe ou, en d’autre termes, par un schème spatial directionnel élémentaire en adéquation avec la catégorie abstraite [route] ou [chemin] par laquelle se joue, nous l’avons dit plus haut, la transformation des zones topologiques et l’évolution des traits spatiaux fondamentaux; et d’autre part par une sémantique spatiale où l’on observe des phénomènes sémiotiques telles que la projection et l’attraction de valeurs vers les catégories spatiales abstraites et la présence de molécules sémiques solidarisant lesdites valeurs et lesdits espaces. Ici sont réunies les conditions de la signification profonde de l’oeuvre puisque l’on dégage des structures élémentaires spatiales qui régiraient et articuleraient, dans un second mouvement sémiotique, les structures narratives superficielles. Ceci ne peut être valable que par l’existence d’un troisième niveau de sens où apparaît une structure transformative : on localise alors à ce niveau la formation par modélisation spatiale d’un modèle spatial valorisé, d’espaces valués, et les programmations narratives de surface. Ici a lieu la mise en place des parcours des actant-sujets, principalement celui de l’actant-sujet Fabien. Enfin, au quatrième niveau se réalisent les procédures de spatialisation du discours où l’on repère les dispositifs topographiques, les tensions vectorielles et localisationnelles au sein des zones topologiques et l’actorialisation en relation avec les structures intentionnelle et cognitive : là se dessine plus exactement une théorie des états transformatifs.

Dans une spaciose du sens liée à l’apparition des catégories [route] et [chemin], on passe véritablement des structures sémio-narratives spatiales les plus simples, les plus élémentaires, aux structures discursives plus complexes introduites par les suites phrastiques au palier du texte. La question que l’on pourra se poser est de savoir plus précisément comment l’on passe d’un niveau à l’autre : tout se passe comme si le sens, et les espaces différents à travers lesquels celui-ci se manifeste, étaient en transformation et passait d’un état à un autre état moyennant un certain nombre de conversions, pour rejoindre des propos fontanilliens. Dans Sémiotique et littérature, Jacques Fontanille précise en effet que le “sens n’est saisissable que dans sa transformation” (1999 : 6). Précisément, les formes schématiques pré-sémiotiques se transforment en véritables structures sémiotiques, associées à des phénomènes de signification, desquelles découlent et autour desquelles s’articulent les systèmes spatiaux plus superficiels. Ainsi une spaciose du sens réunit-elle plusieurs niveaux de sens, plusieurs plans-dimensions, de manière vivante et dynamique, selon un certain nombre de forces et de principes énergétiques liés à l’émergence progressive de la signification. Nous rejoignons ici à nouveau Jacques Fontanille, selon qui la sémiotique contemporaine est celle “du discours en acte, du discours vivant”, une sémiotique “des ensembles signifiants en construction et en devenir” (1998 : 14). Finalement, dans l’oeuvre d’André Dhôtel, Le Mont Damion, l’espace opèrerait bien, dans ces conditions de vivance de la signification, une fonction poly-structurale à tous les niveaux du procès, exerçant une force dynamique continue, des premières tensions matri-cielles invisibles aux perceptibles tensions superficielles.

Ainsi, sur le plan scientifique, nous sommes parvenus à cibler un phénomène sémiotique discursif et à l’intégrer pleinement dans le modèle génératif greimassien puis fontanillien, modèle qui restait auparavant accessible au niveau profond strictement aux catégories abstraites, en montrant qu’il y avait bien une générativité de la spatialité se déclinant sur plusieurs niveaux, sur plusieurs articulations sémiotiques à partir des réseaux isotopiques manifestées. La spaciose du sens associe bien une toposyntaxe, le schème spatial directionnel, sur l’axe syntagmatique, qui assure non seulement la transformation des espaces mais aussi des valeurs de significations diverses qui leur sont associées, à une véritable sémantique spatiale sur l’axe paradigmatique. La générativité de l’espace tient précisément en ce sens qu’il existe, par les propriétés spatiales inhérentes, une prédisposition des catégories spatiales aux valeurs de significations (attractivité), lesquelles ne sont pas pour autant figées et exclusives (relativité). Ensuite, sur le plan méthodologique, nous avons travaillé à tous les niveaux du procès, avec une approche abductive qui préconise un va et vient constant entre les abstractions et la matière textuelle observable : la sémiotique discursive déployée s’appuie en effet sur une sémantique textuelle indexée nécessairement. Dans ces conditions, la méthode utilisée permet une souplesse d’exécution et d’analyse, au service des concepts modélisant et des textes observés.