Abstracts
Résumé
Le fjord du Saguenay est un laboratoire géoscientifique naturel exceptionnel. Sa physiographie et ses caractéristiques géomorphologiques, révélées par les levés multifaisceaux et de sismique-réflexion ainsi qu’une série de carottages, nous fournissent un éclairage nouveau sur l’évolution du fjord du Saguenay à partir du début de la déglaciation du fjord, il y a environ 11 000 ans, ainsi que sur l’enregistrement des différentes catastrophes naturelles majeures qui se sont produites dans la région. De plus, à cause de sa morphologie, le fjord du Saguenay est aussi un endroit de prédilection pour l’analyse des changements climatiques dans cette région du continent nord-américain. À partir de l’analyse morpho-sédimentologique du fjord du Saguenay, nous proposons de le subdiviser en trois parties : le supérieur, le moyen et l’inférieur. Le Saguenay inférieur correspond à la zone comprise entre Tadoussac (kilomètre zéro), à une profondeur d’environ 20 m, et jusqu’à environ 42 km en amont. Ce secteur est dominé par une morphologie glaciaire avec très peu d’accumulations postglaciaires. Le Saguenay moyen comprend la partie profonde du Saguenay comprise entre l’île St-Louis et la confluence de la baie des-Ha! Ha! et du Bras‑Nord. On y retrouve surtout des accumulations hémipélagiques, turbiditiques et des coulées de débris. Finalement, il y a le Saguenay supérieur qui correspond à la zone amont qui inclut le Bras‑Nord et la baie des‑Ha! Ha!. Ce secteur représente une zone d’accumulation et de comblement, surtout dans le Bras‑Nord où on retrouve le delta de la rivière Saguenay. Le fjord, en apparence tranquille, nous a révélé plusieurs traits géologiques intéressants, dont la présence de plusieurs glissements sous-marins, la présence importante de gaz dans la partie profonde et des évidences d’activités sismiques reliées aux séismes de 1663, 1870, et possiblement 1988.
Mots clés:
- fjord,
- physiographie,
- géomorphologie,
- glissements,
- sédiments,
- catastrophes naturelles,
- tremblements de terre
Abstract
The Saguenay Fjord is a natural geoscientific laboratory. Its physiography and geomorphological characteristics, as revealed by multibeam sonar and seismic reflection surveys, and sampling shed a new light on the fjord evolution since the onset of deglaciation in the area, i.e. about 11,000 years ago. It also provides a record of the major natural disasters which have occurred in the area. In addition to its morphology, the Saguenay Fjord is unique for the analysis of climate change for this part of North America. From the morpho-sedimentological analysis of the Saguenay Fjord, we propose to subdivide it into three parts: Lower, Middle and Upper Saguenay Fjord. The Lower Saguenay Fjord corresponds to the sector between Tadoussac (at kilometer 0), at a depth of about 20 m, up to kilometer 42. This part of the fjord consists mostly of glacial sediments with little postglacial accumulations. The Middle Saguenay Fjord encompasses the deeper part of the fjord between Île St. Louis, and the confluence between the Bras-Nord and Baie-des-Ha! Ha!. The seafloor of the fjord, in this sector, consists mostly of hemipelagic, turbiditic and debris flow sediments. Finally, the Upper Saguenay Fjord includes the Bras-Nord and the Baie-des-Ha! Ha!. The seafloor of this part of the fjord is largely made of infilling deltaic sediments. Although apparently quiet, the fjord has revealed interesting geological information including the signature of many submarine mass movements, the presence of gas in the deeper part and evidences of seismic activities linked to the 1663, 1870 and likely the 1988 earthquakes.
Keywords:
- Fjords,
- physiography,
- landslides,
- geomorphology,
- sediments,
- natural hazards,
- earthquakes
Article body
1. Introduction
Le fjord du Saguenay, qui s’impose de par sa morphologie et sa position stratégique le long du Saint-Laurent (Figures 1 et 2), a occupé depuis plusieurs générations l’imaginaire de scientifiques et de naturalistes longtemps intrigués par ses origines, son environnement, sa faune et sa morphologie. Comme le soulignent SYVITSKY et al. (1987), les fjords constituent à la fois une interface et une zone tampon entre un continent au modelé glaciaire et les océans. Les fjords sont souvent grandioses de par leurs parois abruptes et leurs profondeurs souvent abyssales. Déjà, au XIXe siècle, on s’interrogeait sur les origines du Saguenay souvent associées à des cataclysmes naturels (e.g. BUIES, 1880) ce à quoi LAFLAMME (1886) s’objectait vivement croyant plutôt à des phénomènes d’érosion. Depuis les travaux de LAFLAMME (1886), il a fallu attendre les années 1950 avant que d’autres géoscientifiques s’y intéressent, avec les travaux de LAVERDIÈRE et MAILLOUX (1956) qui se sont relayés afin de comprendre ses origines et aussi son environnement.
Plus tard, on voit un regain d’intérêt pour le fjord du Saguenay avec les travaux de DRAINVILLE (1968) pour les aspects biologiques et écologiques et qui avait établi, près de Saint-Fulgence, un camp d’été pour les jeunes naturalistes (DRAINVILLE, 1999). LORING et NOTA (1973) ont réalisé une première caractérisation du fond du fjord du Saguenay, et comme nous le verrons plus loin, bien que les travaux de LORING et NOTA (1973) ne visaient pas à déterminer les unités physiographiques du Saguenay, ils en avaient tout de même déjà tracé le pourtour en identifiant trois faciès sédimentaires (granulométriques) : une zone de sable et gravier en aval, une zone argileuse au centre et une zone plutôt silteuse en amont. Il faut attendre les travaux de SCHAFER et al. (1980) pour commencer à réaliser que le fjord du Saguenay offre une occasion exceptionnelle pour étudier les catastrophes naturelles. Peu de temps après, avec la découverte de glissements sous-marins importants à l’aide de levés sismiques à haute résolution (BERGERON, 1988, 1989; HOSKINS et al., 1984; LOCAT et BERGERON, 1988; SYVITSKI et PRAEG, 1989) et dans un contexte aussi de compréhension du comportement des sédiments argileux, les travaux de reconnaissance géotechnique des sédiments du fjord du Saguenay se sont succédés au cours de plusieurs missions océanographiques (LOCAT et al., 1985, 1986a, b, 1987, 1988, 1991; LOCAT et LEROUEIL 1988; PERRET et al., 1988). Beaucoup de ces missions ont été à la base de projets d’études sur les glissements sous-marins (BERGERON, 1988; PELLETIER, 1993) et de compréhension du développement de la résistance au cisaillement dans des sédiments argileux (PERRET et al., 1995; PERRET, 1995).
Jusqu’en 1993, la plupart des techniques utilisées d’un point de vue géoscientifique étaient orientées vers la caractérisation de la colonne d’eau (densité, salinité et température), des levés de sismique réflexion et de sonar à balayage latéral, et finalement, la collecte d’échantillons de sédiments (surface et en profondeur), jusqu’à 15 m au maximum (LOCAT, 1995; PELLETIER, 1993; PELLETIER et LOCAT, 1993). Le début des années 1990 a aussi connu le développement de deux technologies majeures pour les travaux océanographiques : le positionnement par satellite (GPS) et les levés à l’aide de sonars multifaisceaux. Le premier a permis l’accès facile à un positionnement précis et le deuxième a conduit à l’obtention d’une imagerie sous-marine équivalente en qualité à des photographies aériennes. On peut sûrement affirmer que la méthode de levés multifaisceaux a révolutionné notre vision du milieu aquatique (LOCAT et SANFAÇON, 2002). À cet effet, le fjord du Saguenay a été un des premiers endroits au Canada où cette méthode a été introduite, au cours des étés 1992 et 1993 (COUTURE et al., 1993; HAMPTON et al., 1996; PRIOR et DOYLE, 1993). Pendant cette même période, on a connu le développement de techniques de carottage permettant d’atteindre une profondeur d’environ 50 m dans les sédiments. Il s’agit du carottier CALYPSO développé par IFREMER et utilisé pour la première fois au Québec en 1999 dans le cadre du programme IMAGES (International Marine Past Global Change Study), à bord du Marion‑Dufresne II dont une des carottes récupérées, longue de 58,6 m, constituait alors un record mondial (RACK, 2000)! Cette technique de carottage et le programme IMAGES associé ont permis des avancées majeures dans la compréhension de la stratigraphie du Saint-Laurent (ST-ONGE et al., 2004).
En 1997 fut lancé le programme de recherche intitulé « Saguenay postdéluge », initié à la suite des pluies diluviennes ayant frappé la région du Saguenay en juillet 1996. Ce programme pluridisciplinaire a permis des avancées substantielles sur nos connaissances du fjord, et cela à plusieurs points de vue allant de la biologie marine, l’hydrodynamique du fjord, la géochimie, la sédimentologie et la géotechnique. La plupart des résultats de ces recherches ont été présentés lors du 2e Symposium international sur les sédiments contaminés tenu à Québec en mai 2003 (LOCAT et al., 2003a; TREMBLAY et al., 2003). Du coté des géosciences, ce projet a permis une compréhension fine des propriétés géotechniques des sédiments récents (MAURICE, 2000) et une utilisation novatrice des levés multifaisceaux pour le suivi de la récupération environnementale de la faune benthique (SCHMITT, 2001; URGELES et al., 2002b) et des méthodes de micro-analyse comme la scanographie pour la caractérisation de sédiments (CRÉMER et al., 2002; MICHAUD et al., 2003). Parmi les retombées géoscientifiques du projet Saguenay postdéluge, on retrouve le projet COSTA-Canada qui a permis de pousser beaucoup plus loin nos connaissances sur les glissements sous-marins et sur le rôle des séismes dans la région du fjord du Saguenay (LEVESQUE et al., 2006; MARTIN, 2002; URGELES et al., 2002a) et leur enregistrement dans les séries sédimentaires (ST. ONGE et al., 2004). Plusieurs résultats de ces recherches ont été publiés dans lors du 1er Symposium international sur les mouvements de terrain et leurs conséquences (LOCAT et MIENERT, 2003) tenu à Nice, France, en 2003.
Étant donné la très grande quantité de travaux géoscientifiques réalisés dans le fjord du Saguenay depuis le début des années 1980, il n’est pas réaliste de tenter de les résumer tous en un seul document. Parmi ceux-ci, les aspects suivants nous apparaissent particulièrement importants d’un point de vue géoscientifique et aussi d’intérêt général : (1) la géomorphologie du Saguenay et (2) les signatures sédimentaires liées aux catastrophes naturelles (glissements de terrain, séismes et déluges). D’un point de vue pratique, nous souhaitons souligner la diversité exceptionnelle de la géomorphologie du fjord du Saguenay afin que les chercheurs intéressés au Saguenay, surtout ceux qui travaillent à l’interface eau/sédiment, puissent la prendre en considération dans leurs analyses. L’un des objectifs importants de cet article est de rendre accessible à la communauté scientifique, et au public en général, l’imagerie exceptionnelle du fjord du Saguenay et d’en apprécier toute sa richesse dans son contexte régional.
2. Méthodologie
Plusieurs méthodes ont été utilisées lors des divers travaux sur le fjord du Saguenay. Nous nous limiterons aux deux méthodes à l’origine de la plupart des données présentées ci-après. Il s’agit des levés au sonar multifaisceaux et la sismique réflexion.
Les levés multifaisceaux ont été réalisés principalement à l’aide du F.G. Creed, un bateau de style « catamaran » et équipé d’un sondeur multifaisceau auquel sont fixés les équipements nécessaires au positionnement dynamique du bateau ainsi qu’aux corrections dues aux effets du roulis et du tangage (HUGHES CLARKE et al., 1996). Le sondeur multifaisceau EM 1000 émet un signal à une fréquence de 95 kHz à l’aide de 60 faisceaux ayant une ouverture comprise entre 2,4° et 3,3° et balayant sur un angle total de 150°, et cela pour des profondeurs d’eau variant entre 3 m et 1 000 m et à des vitesses de croisière pouvant atteindre 18 noeuds. Les données sont acquises avec un recouvrement minimum de 20 % entre les lignes de levés afin d’assurer suffisamment de redondance dans les données pour corriger les divers artéfacts liés à la saisie. Les données de positionnement géographique différentiel sont essentielles à des levés de qualité et cela est assuré soit par la mise en place de systèmes locaux d’émetteurs ou par l’utilisation de satellites, comme c’est le cas aujourd’hui. Ainsi, pour créer l’image générale de la morphologie du fjord du Saguenay, nous avons compilé des millions de points représentant la profondeur de l’eau sous la coque du navire (corrigée par la suite pour les marées). À moins d’indications contraires, toutes les images de données multifaisceaux sont présentées avec un éclairage provenant de l’ouest et avec une exagération verticale de deux fois l’échelle horizontale.
Le milieu aquatique est propice à l’utilisation de sismique réflexion, la colonne d’eau fournissant un excellent couplage entre l’appareil de mesure et le milieu géologique. Depuis 1984, diverses techniques de levés sismiques ont été utilisées, la plus fréquente étant la sismique réflexion à haute résolution pour des fréquences variant de 100 Hz à 7 kHz selon l’outil utilisé. La capacité de pénétration dans les sédiments est fonction à la fois de l’énergie et de la fréquence. Ainsi, les levés réalisés à l’aide d’une source pneumatique peuvent atteindre une profondeur de plus de 1 000 m dans les sédiments en émettant des ondes sismiques de <250 Hz. La vitesse des ondes de compression utilisée pour calculer les profondeurs est de 1 500 m•s‑1.
3. Le fjord du Saguenay et ses origines géologiques
Le substratum rocheux (Figure 1) formant la région du fjord du Saguenay-Lac-Saint-Jean est principalement constitué de roches précambriennes métamorphiques d’origines ignées et sédimentaires, de roches intrusives (anorthosites) de la province du Grenville et ainsi que quelques lambeaux de roches sédimentaires ordoviciennes que l’on retrouve ici et là (par exemple dans la région de Saint-Honoré, THIVIERGE et al., 1983). Le fjord du Saguenay a été creusé presqu’uniquement dans des roches métamorphiques du Grenville, soit les roches charnockitiques ou gneissiques (Figure 1) qu’on estime s’être formées à au moins une vingtaine de kilomètres sous la surface. Ces roches se trouvaient ainsi aux racines d’une très haute chaîne de montagnes qu’on estime avoir été aussi haute que l’Himalaya actuel et qui, depuis, a été en grande partie érodée (correspondant en gros aux Laurentides actuelles). On considère que l’âge de ces roches varie de 1,0 à 1,6 Ga (LUCAS et ST-ONGE, 1998).
Comme on peut le constater à la figure 2, le socle rocheux de la région du fjord du Saguenay est fortement fracturé et déformé à la suite d’activités tectoniques intenses. Par exemple, le fjord du Saguenay occupe une partie du graben du Saguenay (Figure 1) qui forme une dépression presque perpendiculaire au graben du Saint-Laurent occupé par l’estuaire du Saint-Laurent actuel. Ces grabens, fossés d’effondrement tectonique, auraient été formés à la fin du Précambrien ou au début du Cambrien avec l’ouverture de l’océan Iapetus (ou océan proto-Atlantique) il y a plus de 500 millions d’années. Les zones structurales constituant un graben sont souvent plus faillées et fracturées, facilitant ainsi les phénomènes d’érosion fluviale ou glaciaire subséquents. Ainsi, les périodes d’érosion successives associées à la formation de la pénéplaine ont révélé les traits structuraux de la région, lesquels ont été accentués par l’érosion glaciaire qui a créé une forme en « U » caractéristique de l’érosion glaciaire dans une vallée. Ceci nous permet donc, aujourd’hui, de concilier un peu les opinions opposées de BUYES (1880) et de LAFLAMME (1886) quant aux origines géologiques du fjord du Saguenay : c’est-à-dire l’action combinée des forces tectoniques et de l’érosion.
Le fjord du Saguenay (Figure 2), long de 103 km, occupe une cicatrice profonde de plus de 1 000 m. On obtient cette valeur en considérant un relief de plus de 300 m, une profondeur d’eau atteignant 270 m, et jusqu’à 900 m de sédiments (LOCAT et SYVITSKI, 1991; PRAEG et SYVITSKI, 1991; Figure 3). Le fjord du Saguenay constitue donc une fosse profonde remplie en partie de dépôts quaternaires laissés par le passage des glaciers et partiellement comblée par des accumulations de sédiments marins. Une section impressionnante de près de 900 m de dépôts quaternaires a été identifiée par Praeg et Syvitski (1991) à l’aide de levés sismiques par source pneumatique dans la zone profonde du fjord du Saguenay (Saguenay moyen, Figure 2). Les détails de ce profil sismique sont repris à la figure 3 où on note que ces dépôts recouvrent une morphologie rocheuse irrégulière. La fonte subséquente des glaciers, accompagnée par la remontée du niveau moyen des mers et d’une émersion des terres (la remontée isostatique était plus rapide que celle du niveau moyen des mers), a permis l’exondation de sédiments marins qui nous indiquent les altitudes maximales atteintes par le niveau marin dans certains secteurs. Ces traces sont surtout visibles dans quelques vallées secondaires comme à Anse‑Saint-Jean, à l’embouchure de la rivière Sainte‑Marguerite, à Baie‑Éternité et surtout de part et d’autre du Bras‑Nord et de la baie des‑Ha! Ha!. La dernière invasion marine, qui a débuté il y a environ 11 700 ans avant aujourd’hui, a atteint des altitudes de submersion maximales de 140 m à Tadoussac (DIONNE et OCCHIETTI, 1996), 175 m à Anse‑Saint‑Jean (RUSSELL, 1993; RUSSELL et LOCAT, 1991 et 1992), 165 m dans la région de la baie des‑Ha! Ha! et 198 m au nord du lac Saint-Jean, (BOUCHARD et al., 1983; LASALLE et TREMBLAY, 1978). On peut donc constater que le patron de la relation entre relèvement isostatique et de l’émersion des terres n’est pas uniforme le long du fjord du Saguenay.
4. Les unités physiographiques du fjord du Saguenay
Une question souvent posée est la suivante : quelle est la longueur du fjord du Saguenay? Naturellement, cela dépend de notre définition d’un fjord. Si on accepte la définition selon laquelle un fjord (voir SYVITSKI et al., 1987) correspond à une dépression profonde laissée par le passage des glaciers, et qui s’ouvre sur la mer, alors le fjord du Saguenay débute en aval à Tadoussac (Figure 2, point A) et se termine en amont à la position du delta (Figure 2, point D). Quant à la position du delta, il faut prendre l’endroit correspondant au point de sortie de la rivière Saguenay dans la partie non fluviale, soit à l’extrémité est du delta de la rivière Saguenay. Ce point n’est pas fixe dans l’espace et le temps car il s’avance dans le plan d’eau formé par le fjord au fur et à mesure de l’accumulation des sédiments. Du delta de la rivière Saguenay à Tadoussac, le fjord a une longueur de 103 km. La baie des‑Ha! Ha! fait entièrement partie du fjord du Saguenay, mais, sauf exception, elle correspond à une portion généralement moins active d’un point de vue sédimentologique. La baie des‑Ha! Ha! a vu la principale partie de son bassin de drainage tronquée par l’émersion des terres entre La‑Baie et le lac Saint‑Jean en passant par le lac Kénogami. Quant à la profondeur du Saguenay, elle est maximale à 270 m dans le secteur du Saguenay moyen (Figure 2) La superficie du bassin de drainage associé au fjord du Saguenay est de 78 000 km2 (SMITH et WALTON, 1980).
L’utilisation d’unités physiographiques permet de fournir rapidement un contexte ou un cadre de référence à partir duquel des données spatiales peuvent être analysées ou encore placées dans leur contexte particulier. On parle donc ici de traits physiques particuliers à la zone englobée par l’unité. Pour ce qui est du fjord du Saguenay, les termes utilisés actuellement sont surtout reliés à la présence des bassins séparés par des seuils. Le bassin de l’est (ou extérieur) se situe entre le seuil de Tadoussac, à 20 m de profondeur et un seuil de 62 m de profond environ 18 km en amont, suivi du bassin de l’ouest (intérieur) vers l’amont.
Pour le fjord du Saguenay, DRAINVILLE (1968) propose le terme Bas‑Saguenay pour cette portion du cours de la rivière Saguenay qu’il appelle aussi le fjord du Saguenay. DRAINVILLE (1968) utilise le terme Haut‑Saguenay pour qualifier la partie amont de la rivière Saguenay à partir de la tête du fjord, i.e. le delta actuel (Figure 2, point D).
Alors, pourquoi revoir et introduire des subdivisons physiographiques au fjord du Saguenay? La raison en est simple : nous avons à présent une connaissance beaucoup plus fine de la morphologie du fjord, i.e., une imagerie permettant enfin d’en analyser la géomorphologie, un peu comme une photographie aérienne, et d’ainsi en apprécier les caractéristiques spécifiques. Ceci a été rendu possible par l’accumulation de plusieurs données bathymétriques obtenues à l’aide de multifaisceaux et dont les premières ont été obtenues en 1993 (COUTURE et LOCAT, 1993). D’autres levés ont été réalisés lors du projet Saguenay postdéluge (URGELES et al., 2002a et b) et du projet COSTA (LEVESQUE et al., 2006). Nous proposons les unités suivantes pour décrire le fjord : le Saguenay inférieur, le Saguenay moyen et le Saguenay supérieur. La justification de ces termes est expliquée et illustrée plus bas avec l’analyse géomorphologique du fjord. Des termes tels que « haut » et « bas » auraient aussi pu très bien qualifier ces unités physiographiques, mais ils ont été omis afin d’éviter de créer de la confusion puisque ces qualificatifs sont déjà utilisés (DRAINVILLE 1968) pour décrire l’ensemble de la rivière et du fjord du Saguenay. Nous allons décrire ces unités physiographiques de l’aval vers l’amont, afin de mieux apprécier comment la déglaciation et l’invasion marine synchrones, ainsi que la régression marine, ont laissé leurs empreintes le long du fjord.
4.1 Le Saguenay inférieur
Le Saguenay inférieur est présenté à la figure 4. Il s’étire de Tadoussac (ligne A à la Figure 4) jusqu’à l’ouest de l’île Saint-Louis, sur une distance de 42 km (ligne B à la Figure 4), avec des profondeurs atteignant 240 m et une largeur variant entre 1,5 km et 3 km. Ce secteur inclut plusieurs seuils (Figure 4) dont les deux plus souvent mentionnés dans la littérature sont celui à 20 m de profondeur, légèrement en aval de Tadoussac et celui à 62 m de profondeur dans la région de Sacré-Coeur et qui est bien visible sur la figure 5a à environ 18 km en amont de Tadoussac. Les principaux affluents du Saguenay inférieur sont les rivières Sainte-Marguerite et des Petites-îles qui se jettent dans le fjord, respectivement à l’anse Sainte-Marguerite et à l’anse Saint-Étienne. Le plus grand bassin de drainage de la Sainte-Marguerite pourrait expliquer le comblement plus important de cette vallée secondaire perpendiculaire au fjord et dont l’avancée du delta a presqu’atteint la bordure principale du fjord (Figure 5b).
La principale caractéristique morphologique remarquable de ce secteur est liée aux formes observées qui nous apparaissent telles qu’elles auraient été laissées à la suite du retrait glaciaire de cette portion du fjord, il y a environ 11 000 ans, mais dont l’interprétation est limitée due à la difficulté d’auscultation des sédiments à l’aide des méthodes sismiques disponibles. Ainsi, l’interprétation qui suit est surtout basée sur des analogies géomorphologiques terrestres.
On y retrouve des dépôts morainiques prenant la forme de moraines longitudinales subparallèles (Figures 4a et 5a), et de dépôts fluvioglaciaires sous glaciaires (eskers?, Figure 5b) au devant desquels on note un champ de rides s’étalant sur plusieurs centaines de mètres (Figure 5b). Si les seuils intermédiaires identifiés à la figure 4a sont constitués de dépôts morainiques, ils pourraient ainsi mettre en relief un recul plutôt régulier de la marge glaciaire dans le fjord. À ce stade-ci, il est impossible de déterminer la vitesse du retrait de la marge glaciaire. Au droit du seuil interne (62 m), la grande épaisseur du dépôt morainique (figure 5a) et la grande quantité de sédiments marins observable du coté nord du fjord (Figure 5a), e.g. dans la région de Sacré-Coeur, suggèrent une longue période de stagnation de la marge glaciaire à cet endroit, tel qu’il a aussi été suggéré par SYVITSKI et PRAEG (1989).
La mise en place des dépôts fluvioglaciaires semble avoir été influencée par la présence de l’île Saint-Louis située juste à l’amont du dépôt qui, ainsi, aurait pu agir comme point d’ancrage du glacier. L’extrémité amont du fjord du Saguenay inférieur se termine abruptement juste à l’ouest de l’île Saint-Louis par un escarpement d’environ 15 m (Figure 6) à partir duquel on retrouve des accumulations de sédiments plus fins et bien stratifiés (Figure 4b). On note dans cette portion du Saguenay inférieur (Figure 6) que le fond se présente en paliers dont la morphologie est irrégulière et qui reflète un bouleversement majeur des sédiments laissant toutes les apparences d’une immense zone de décrochement d’un grand glissement de terrain vraisemblablement à l’origine de celui cartographié par SYVITSKI et PRAEG (1989) (Figure 6a). Ces perturbations se continuent jusqu’au début du Saguenay moyen, mais y apparaissent recouvertes d’environ 10 m de sédiments, donnant ainsi un âge relativement ancien à ce grand mouvement de terrain (Figure 6a) à moins que cette couche ne comprenne aussi une importante turbidite (e.g. Perretet al., 1995; ST. ONGE et al., 2004).
Si on considère l’absence de sédimentation fine au fond du fjord, dans le Saguenay inférieur, ainsi que la présence de sédiments marins plus fins à des altitudes d’environ 130 m, juste à proximité du fjord (Figure 5a), alors l’explication la plus plausible est que la présence de la glace, ancrée ou non, prévenait toute accumulation de sédiments marins profonds dans ce secteur jusqu’à la limite amont du Saguenay inférieur (voir aussi DIONNE et OCHIETTI, 1996; SYVITSKI et PRAEG, 1989).
Suite à ces observations, on peut considérer que le glacier a reculé graduellement de sa position à l’embouchure du fjord (verrou glaciaire) jusqu’à la position de l’immense dépôt morainique qui forme en fait ce qui est communément appelé le seuil interne. Il serait intéressant d’évaluer la relation entre ce dépôt morainique important et les grands systèmes morainiques de la région identifiés soit par la moraine Saint-Narcisse ou encore la moraine Mars-Batiscan, plus récente. Cette période d’occupation glaciaire du fjord correspondrait aussi à la période de formation des importants dépôts deltaïques de Tadoussac (DIONNE et OCHIETTI, 1996). Par la suite, le glacier s’est retiré graduellement vers le nord et semble s’être arrêté quelque temps juste à proximité de l’île Saint-Louis. À cet endroit, le glacier occupait toujours le fjord mais il semble, d’après les dépôts fluvioglaciaires présents et les rides, que le glacier commençait à flotter permettant ainsi des écoulements sous-glaciaires.
4.2 Le Saguenay moyen
Le Saguenay moyen (Figure 7) est la plus longue portion du fjord qui s’étend de la limite est du Saguenay inférieur (point B, Figure 2) jusqu’à la confluence entre le Bras-Nord et la baie des Ha! Ha!, soit une distance d’environ 47 km (point C de la Figure 2, Figure 7) avec une profondeur maximale de 270 m. Le Saguenay moyen reçoit les sédiments principalement de la rivière Saguenay en amont, mais aussi, dans sa partie est, des rivières Saint-Jean (Figure 8a) et Éternité (Figure 8b). Contrairement au delta de la rivière Sainte-Marguerite (Figure 5b), les deltas de ces deux dernières rivières n’ont pas encore comblé les anses qu’elles occupent. Cette portion du fjord du Saguenay agit en quelque sorte comme un immense piège à sédiments provenant de différents phénomènes qui ont laissé leurs traces dans la morphologie de cette partie du fjord et de la région.
Les deux extrémités du Saguenay moyen sont délimitées par deux escarpements de glissements sous-marins (Figures 7 et 9). Si on suit en détail le pourtour du fond du Saguenay dans ce secteur (Figure 8c), on y observe des cicatrices de glissements de terrain partout, sauf entre Anse-Saint-Jean et Saint-Basile-de-Tableau, et elles deviennent plus nombreuses vers l’amont (LEVESQUE et al., 2006). Une portion de ces mouvements sous-marins est illustrée aux figures 8c et 9 (indiqués par des flèches donnant la direction du mouvement). Dans la partie est, les signatures de glissements sous-marins sont surtout visibles entre Île‑Saint-Louis et Anse-Saint-Jean et réapparaissent à nouveau à partir de Sainte-Rose-du-Nord et de là jusqu’en amont où elles se présentent comme des glissements plus ou moins planaires avec des amphithéâtres presque complètement évidés des sédiments impliqués dans le glissement (Figure 8c). Les travaux de LEVESQUE et al. (2006) ont permis de dater plusieurs de ces glissements sous-marins et de souligner que plusieurs d’entre eux ont été causés par le séisme de 1663, ainsi que par celui de 1870, et fort possiblement aussi celui de 1988, sans toutefois disposer d’une datation formelle.
La portion sous-marine du Saguenay moyen comprise plus ou moins entre Saint-Basile-de-Tableau et Sainte-Rose-du-Nord présente une morphologie inusitée (Figure 8c). On y remarque une dépression échancrée mise en évidence principalement par la présence d’escarpements linéaires d’environ 2 m de hauteur et qui s’alignent plutôt bien avec des linéaments visibles sur terre. Ceci suggère un lien direct entre la morphologie sous-marine de cet endroit et le substratum rocheux, tout comme c’est le cas pour l’ensemble du fjord (Figure 2). Au même endroit, toutes les lignes sismiques que nous avons réalisées ont montré la perte du signal acoustique provenant de notre émetteur de 3,5 kHz dès que l’on entrait à l’intérieur de cette dépression, et cela à cause de la présence de gaz dans les sédiments et qui est vraisemblablement d’origine biogénique. Les données sismiques de PRAEG et SYVITSKI (1991), obtenues avec des équipements plus puissants, indiquent des épaisseurs de sédiments de plus de 600 m dans ce secteur. Le très grand nombre de glissements sous-marins bordant le fond du Saguenay moyen et supérieur, pour plusieurs correspondant à 1663, et la présence de cette grande dépression, viennent peut-être appuyer l’idée avancée par SYVITSKY et SCHAFER en 1996 à l’effet que le séisme de 1663 aurait engendré l’effondrement global du bassin (basin collapse).
4.3 Le Saguenay supérieur
Le Saguenay supérieur comprend la partie du fjord du Saguenay qui englobe le Bras-Nord ainsi que la baie des Ha! Ha! (Figure 9). Le Bras-Nord se termine vers l’amont au delta de la rivière Saguenay (D, Figure 2). Cette portion du fjord a été intensivement étudiée à la suite du déluge du Saguenay de 1996 (e.g. URGELES et al., 2002a) et du projet COSTA (e.g. LEVESQUE et al., 2006; LOCAT et al., 2003b, TREMBLAY et al., 2003). Le Saguenay supérieur correspond à la zone principale d’accumulation de sédiments avec une activité plus importante du coté de la rivière Saguenay, sauf exception comme ce fut le cas en 1996 avec des accumulations de plus de 18 millions de tonnes de sédiments dans la baie des Ha ! Ha ! (PELLETIER et al., 2003). Le Bras-Nord est caractérisé par la présence d’un chenal discontinu (Figure 9) et de parois, surtout en rive gauche (nord), qui sont largement tronquées par diverses cicatrices de glissements sous-marins (Figure 10a). Il se termine juste avant la confluence avec la baie des Ha! Ha! par un large cône d’accumulation couvert de méga-rides vraisemblablement créées par l’accumulation de sédiments provenant du glissement de terrain de Saint-Jean-Vianney de 1663 (MULDER et al., 1998). Il est aussi intéressant de noter que le cône sub-aquatique associé aux rides a été subséquemment érodé jusqu’au début du Saguenay moyen où des rides sont encore visibles. À cet endroit on peut aussi remarquer que l’escarpement bordant le fjord du coté nord et qui sert de limite est au Saguenay supérieur a été partiellement érodé dans l’axe central du fjord. Il est clair ici qu’une analyse séquentielle plus fine est nécessaire afin de mieux cadrer l’évolution morphologique de ce secteur qui a aussi subi les effets des apports provenant de la baie des Ha! Ha!.
La baie des Ha ! Ha ! (Figures 9 et 10b) présente un relief tout à fait différent quoique montrant aussi plusieurs glissements sous-marins. On remarque tout d’abord la différence dans le relief sous-marin entre le côté sud et le côté nord de cette baie. Le versant sud présente un relief très raviné typique d’érosion (un peu comme des badlands, ou canyons) dans des dépôts quaternaires et avec des pentes comprises entre 10 et 30°. Le versant nord, quant à lui, présente un relief très escarpé avec des pentes sous-marines comprises entre 50° et 70° vraisemblablement constitué par le prolongement des parois rocheuses bordant le fjord à cet endroit. La partie amont de la baie des Ha! Ha! est couverte de dépôts deltaïques provenant des rivières à Mars, Ha! Ha! et à Benjamin (Figure 10b). Le secteur de la rivière des Ha! Ha! a été fortement perturbé lors de l’avulsion de la rivière des Ha! Ha! (LAPOINTE et al., 1998) qui a entraîné un apport soudain et très volumineux de sédiments sableux et graveleux qui ont formé des méga-rides spectaculaires sur le front du delta nouvellement modifié par ces apports de sédiments (Figure 11).
Un autre élément remarquable du secteur de la baie des Ha! Ha! est la présence d’un escarpement majeur d’environ 8 m de hauteur, lequel correspond à la tête d’un grand glissement et d’une coulée majeure qui s’est rendue jusque dans le bassin central (Saguenay moyen, URGELES et al., 2002a). On retrouve imbriqué dans cette coulée des blocs plus ou moins intacts dont le plus gros, partiellement disloqué, fait environ 8 m d’épaisseur (Figure 9). Juste en amont de cet escarpement, on peut observer au moins deux petits cônes (symbole V à la Figure 9). Des carottes prélevées dans ces cônes ont révélé la présence de sables fins. Ces levés sismiques nous portent à croire qu’il s’agirait de volcans de sable générés par un fort séisme (e.g. CHAGNON et LOCAT, 1987), que nous pourrions associer à celui de 1663 à cause de sa proximité avec l’escarpement du grand glissement indiqué plus haut et des signatures terrestres à proximité (voir la Figure 12). Par contre, la présence d’un port important à proximité laisse toujours la possibilité que ces buttes constituent des dépôts de dragage. Les figures 9 et 10b montrent aussi des formes allongées et qui semblent s’étirer de l’escarpement central jusque dans la direction de la baie de la rivière à Benjamin. Ces formes peuvent représenter des accumulations de coulées de débris provenant de divers glissements terrestres du secteur drainé par la rivière à Benjamin. Ce secteur, côté terrestre, est principalement constitué d’une plaine argileuse fortement ravinée et montrant plusieurs niveaux de terrasses recoupées par plusieurs cicatrices de glissements de terrain (BILODEAU et al., 2005).
Juste au droit de l’escarpement sous-marin situé vers le centre de la baie des Ha! Ha!, et du côté nord, la face rocheuse présente une paroi lisse (Figure 12 a) qui correspond à une fracture pouvant être suivie sur plusieurs centaines de mètres vers le nord sur le massif rocheux (Figure 12d). Une ligne sismique perpendiculaire à l’escarpement sous-marin (Figure 12e) suggère qu’il y aurait eu un léger déplacement des couches (moins de 2 m). Juste au pied de cet escarpement, une carotte a été récupérée afin d’estimer l’âge de la surface du glissement (Figure 12c). On y retrouve environ 10 cm de sédiments déposés lors du déluge de 1996 et environ 22 cm qui reposent sur la surface de rupture ou le sommet des débris de la coulée. Si on considère que le taux de sédimentation dans ce secteur est entre 0,5 et 1 mm par an (LEVESQUE et al., 2006), cette surface aurait pu être générée par le séisme de 1663. Il est important de noter ici que l’escarpement sous-marin a été causé principalement par le glissement lui-même et que, dans ce secteur, l’escarpement n’aurait que partiellement coïncidé avec la direction de la trace possible de la faille (Figure 12b). De telles données ont été utilisées par LOCAT (2008) et URGELES et al. (2002a) pour proposer que l’épicentre du séisme de 1663 était localisé dans la région de la baie des Ha! Ha!. Ce type d’analyse comporte son volet d’incertitude et de spéculation, mais la coïncidence de différents éléments morphologiques dans ce secteur permet de proposer une telle interprétation.
5. Les sédiments : registre des catastrophes naturelles
Ah! que la neige a neigé, disait Nelligan! Eh bien pour le fjord du Saguenay, les sédiments sont comme de la neige qui s’accumule depuis des milliers d’années. Et comme la neige, les sédiments peuvent s’accumuler plus ou moins rapidement, être transportés tranquillement le long du lit du fjord à la faveur de courants ou encore d’une façon catastrophique comme des avalanches de neige. L’accumulation des sédiments peut donc produire un empilement toujours croissant de sédiments, un peu comme un livre qui serait toujours en train de s’écrire, mais dont la dernière page serait toujours sur le dessus! Prendre une carotte au fond du fjord du Saguenay correspond donc à récupérer une partie du livre qui nous raconte en quelque sorte l’histoire du fjord depuis un âge correspondant à la profondeur atteinte par le carottier. Ainsi, chaque année a laissé une trace plus ou moins importante selon la quantité de sédiments atteignant le fjord. Quand la sédimentation est dite « tranquille » on discerne des couches fines (plutôt argileuses) alors que pendant les années où l’accumulation est en bonne partie le résultat de catastrophes terrestres qui transportent d’énormes quantités de sédiments, on observe alors une couche annuelle beaucoup plus épaisse et irrégulière (ST-ONGE et al., 2004). S’il s’agit de coulées de débris, alors la structure du dépôt est plus chaotique et peut contenir des matériaux de diverses tailles (comme des petits cailloux). Quand il s’agit de dépôts mis en place par des courants de turbidité, la couche de sédiments va montrer une variation granulométrique typique avec un portion plus grossière (sable) à la base et qui devient plus fine et non bioturbée (si elle est assez épaisse) au sommet (ST-ONGE et al., 2004). La mise en place de telles couches peut être causée par l’avènement de glissements de terrain importants (causés ou non par des séismes) ainsi que par des pluies torrentielles comme celles du déluge du Saguenay en 1996.
Le tapis de sédiments couvrant le fond du fjord est propice à l’établissement d’une communauté benthique qui y laisse des traces. Certaines espèces fabriquent des terriers et ces constructions sont souvent préservées au moins dans les premiers centimètres (< 50 cm). Un apport soudain et important de sédiments risque aussi de recouvrir cette faune, un peu comme cela s’est produit suite au déluge de 1996. Cette couche accidentelle de recouvrement peut parfois être d’une épaisseur telle que les terriers qui vont recoloniser la couche ne pourront la perforer sur toute son épaisseur. Dans un tel cas, on notera l’absence de traces de terriers dans la portion inférieure d’une telle couche de sédiment. On peut donc déjà constater que la récolte de sédiments va nous permettre d’observer si de telles signatures sont présentes et d’ainsi savoir si de tels événements catastrophiques se sont produits par le passé!
Ainsi, de par sa morphologie, le fjord du Saguenay est un endroit privilégié pour y étudier les catastrophes naturelles. Déjà, au cours des années 1980, SCHAFER et SMITH (1987, 1988) avaient remarqué que les sédiments du Bras-Nord avaient enregistré, par la présence de couches caractéristiques, les glissements de terrain de Saint-Jean-Vianney de 1663 et de 1971. En fait, si un événement terrestre ou marin permet une mobilisation importante de sédiments (e.g. grands glissements, crues importantes) et que cet événement se situe soit au pourtour du fjord du Saguenay ou dans son bassin versant, il y a de fortes chances qu’une partie de ces sédiments se retrouvent dans le fjord du Saguenay sous la forme de dépôts mis en place rapidement. Un tel exemple est présenté à la figure 13 où on retrouve une image (photographie et image tomographique au CAT-scan) et une description sommaire d’une carotte prélevée dans le Bras-Nord en 2002 (position S à la Figure 9) et qui est interprétée à partir des facies déjà reconnus dans ce secteur du fjord du Saguenay (LEVESQUE et al., 2006; PERRET et al., 1995; ST-ONGE et al., 2004). De la base vers le sommet, on retrouve dans cette carotte les sédiments de la mer de Laflamme, qui sont plutôt gris avec un faible contenu en matière organique (moins de 3 %, Perretet al., 1995) par rapport aux sédiments récents plus haut. On observe ensuite une surface d’érosion (SE) sur laquelle sont venus se déposer les sédiments associés au séisme de 1663. Cette surface d’érosion aurait pu être causée par un ancien glissement ou encore correspondre à une position récente du chenal d’érosion bien visible dans certaines parties du Bras-Nord (Figure 9). La couche de sédiment associée au séisme de 1663 est sablonneuse et stratifiée à la base et devient plus fine vers le sommet jusqu’à une profondeur d’environ 2,90 m dans la carotte. Par-dessus la couche de 1663, on retrouve des sédiments hémipélagiques bioturbés qui sont typiques de l’environnement actuel du fjord contenant donc de bonnes quantités de matière organique (jusqu’à 10 % dans certains cas, PERRET et al., 1995). Par la suite, la séquence hémipélagique est perturbée par deux événements catastrophiques correspondant aux glissements de Kénogami de 1924 et à celui de Saint-Jean-Vianney de 1971, les deux événements laissant une couche d’argile grise, typique des sédiments inorganiques émergés de la mer de Laflamme. Finalement, on retrouve au sommet de cette carotte, une partie de la couche turbiditique déposée lors du déluge de 1996, le reste n’ayant pu être récupéré lors de l’échantillonnage de cette carotte.
On constate donc que le fjord du Saguenay est un endroit exceptionnel pour l’enregistrement de plusieurs phénomènes naturels dans la région. À ce titre, il est donc aussi le registre permanent des catastrophes naturelles qui ont affecté le fjord et la région et une bonne partie de cette qualité vient de sa morphologie unique qui lui permet, dans sa partie amont, de préserver les sédiments associés aux divers phénomènes énoncés plus haut.
6. Conclusion
L’acquisition de données géologiques diverses au cours des dernières années a permis de mettre en lumière la morphologie exceptionnelle du fjord du Saguenay. Ces informations nous permettent d’asseoir solidement les caractéristiques physiographiques du fjord du Saguenay et de proposer de le subdiviser en unités physiographiques basées sur une morphologie fine qui met en relief l’héritage géologique du fjord. Ainsi, il est proposé de considérer les trois unités physiographiques suivantes : le Saguenay inférieur, le Saguenay moyen et le Saguenay supérieur.
Finalement, nous avons montré que le fjord du Saguenay agit comme registre des phénomènes naturels (e.g. séismes, pluies diluviennes, etc.). Les travaux géoscientifiques n’ont permis, jusqu’à présent, que de scruter les premiers mètres d’une série sédimentaire profonde de plusieurs centaines de mètres! Le fjord du Saguenay demeure donc un témoin important et encore sous-exploité de l’évolution géologique et climatique de la région, voire de l’ensemble du Québec, et continuera d’attirer les chercheurs curieux d’en connaître davantage. Voilà qui en fait un exceptionnel laboratoire de recherche.
Appendices
Remerciements
Quiconque connaît la nature et la complexité des travaux de recherche en mer comprend que les résultats ne sont atteints que par une collaboration excellente de plusieurs chercheurs et un soutien financier et logistique important. Nous avons tenté de souligner le plus possible la participation des géoscientifiques (chercheurs et étudiants) impliqués dans les divers travaux de recherche au fjord du Saguenay depuis 1984. Nous voulons ici souligner les apports importants faits par James P. Syvitski et Charles T. Schafer (à l’époque chercheurs à la Commission géologique du Canada à l’Institut océanographique de Bedford, Halifax) qui nous ont initiés au fjord du Saguenay, à la collaboration exceptionnelle de Richard Sanfaçon et de ses collaborateurs du Service hydrographique du Canada (Mont-Joli) pour la réalisation des divers levés multifaisceaux et Serge Leroueil pour ses collaborations à diverses étape de nos travaux. Nous remercions aussi les organismes subventionnaires dont le Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG), le Fonds québécois de la recherche sur la nature et les technologies (FQRNT), ainsi que le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec (MELS).
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