Recensions

Véron, L. et Abiven, K. (2024). Trahir et venger : paradoxes des récits de transfuges de classe. La Découverte[Record]

  • Frédéric Deschenaux

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  • Frédéric Deschenaux
    Université du Québec à Rimouski

Ce livre propose une analyse des récits de transfuges de classe publiés en Europe francophone, dont une des plus illustres représentantes du genre, Annie Ernaux, a reçu le Nobel de littérature en 2022. L’intérêt de cet ouvrage pour le monde de l’éducation est manifeste, puisque les auteures observent, dans tous les récits consultés, l’importance de l’école et de la culture scolaire. Aussi, presque tous ces récits abordent les concepts de Pierre Bourdieu pour relativiser le capital économique par rapport au capital symbolique, notamment par l’importance du capital scolaire. En effet, l’école, par l’accès qu’elle offre aux livres et à une nouvelle culture, constitue une étape centrale dans les récits de transfuges de classe. De plus, ils mettent le plus souvent en scène la figure d’un⋅e enseignant⋅e « sauveur, dévoué, qui permet le miracle scolaire du ou de la transfuge, en encourageant ses efforts » (p. 114). L’ouvrage se divise en six chapitres. Le premier aborde l’intérêt scientifique pour ces récits subjectifs, le deuxième retrace l’histoire de l’expression « transfuge de classe », alors que les troisième et quatrième montrent comment ils se sont généralisés jusqu’à devenir une forme de modèle, voire de recette. Le cinquième chapitre aborde la question de la langue employée, entre langue dominante et langue dominée, alors que le sixième pose la question du caractère politique de ces récits. Les auteures montrent à quel point le récit de transfuge de classe est devenu un style littéraire, même si la définition du phénomène n’est pas stable, notamment en sociologie. Elles le décrivent comme un récit écrit par un individu ayant connu une forte mobilité sociale, très souvent décrite comme ascendante. Leur analyse de plusieurs récits leur permet d’en dégager des traits communs : 1) une narration à la première personne, avec une focalisation interne ; 2) la représentation d’affects (comme la honte, la peur du ridicule) ; 3) la mise en scène du clivage entre deux mondes sociaux, à travers, par exemple, le décalage linguistique entre le milieu d’origine et le nouveau milieu social (diglossie) ou l’évocation des ignorances sociales ; 4) une certaine familiarité entre les livres, sur lesquels une photo de l’enfant transfuge orne presque toujours la couverture. D’ailleurs, le mot « transfuge » aurait été choisi par Ernaux en raison de sa forte connotation axiologique, qui véhicule une certaine charge émotive. En effet, la⋅le transfuge utilise un vocabulaire souvent très connoté, véhicule d’une émotion ressentie : trahir son milieu d’origine, venger les manques de l’éducation familiale, mériter des réussites (souvent scolaires), avoir honte d’avoir honte de ses origines, entre autres exemples. L’analyse des auteures montre également l’existence d’un schéma narratif récurrent qui suit un ordre assez classique : la situation initiale, l’élément perturbateur, les péripéties et la résolution. Cette structure en apparence nouvelle découle pourtant des romans d’apprentissage, développés au 19e siècle. Par son utilisation dans presque tous les récits, elle devient une sorte de marque de commerce à imiter. Ainsi, les mots et la structure narrative laissent croire que le parcours social des transfuges est unique, donnant même au récit un destin parfois romanesque et une certaine uniformité, ce qui ne manque pas de relever un certain paradoxe, car « ces existences sont censées être (et se présenter comme) des exceptions » (p. 101). Alors que les récits exposent une prise de distance avec le milieu social d’origine, rares sont les récits analysés qui débouchent sur une rupture complète avec la famille, s’achevant le plus souvent sur une réconciliation avec les parents et, ultimement, avec soi-même. En se concentrant sur les récits de transfuges publiés en Europe, ce livre, malgré sa parution récente, …