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1. Introduction

1.1 De l’intérêt d’une diversification des types de recherches en sciences de l’éducation à propos des pédagogies différentes

Les rapports entre pédagogie et recherche en éducation sont anciens. En Europe et en France, des historien⋅ne⋅s et/ou des chercheur⋅se⋅s en sciences de l’éducation (Dubreucq, 2004 ; Gautherin, 2002 ; Hofstetter et Schneuwly, 2019 ; Marchive, 2008) ont retracé les relations complexes existant entre la pédagogie, certaines sciences humaines (philosophie, psychologie, sociologie, histoire) et la – puis les – science(s) de l’éducation, du 18e siècle à nos jours. L’un des débats majeurs a concerné le statut de la pédagogie, science ou « théorie pratique » selon Durkheim (1911). La plupart des chercheur⋅se⋅s de sciences de l’éducation qui, en France, l’ont alimenté (Charlot, 1995 ; Fabre, 2002 ; Hameline, 2001 ; Houssaye, 1997 ; Meirieu, 1997) soutiennent que la pédagogie n’est pas une science, car selon elles⋅eux, il n’existe pas de pratique qui serait pure application d’une science. Prétendre que la pédagogie est une science, c’est la conduire à édicter des prescriptions et des normes, alors qu’elle demeure par essence ouverte aux questionnements sur les finalités de son action, les instruments et les résultats scientifiques qu’elle mobilise. Contrairement à la plupart des sciences qui étudient des actions passées, la pédagogie exerce un jugement, prend des décisions, car partant des problèmes pratiques qu’elle rencontre, elle vise la transformation de l’action éducative (visée politique) et ses conséquences (visée éthique). La⋅le pédagogue est à la recherche de l’action juste. Elleil fait preuve de prudence et s’efforce d’agir avec tact (Prairat, 2017). Confondre pédagogie et science serait, pour ces chercheur⋅se⋅s, enlever à la⋅au pédagogue la responsabilité de la mise en oeuvre d’une praxis en situation, conjuguant la recherche inlassable d’une rationalisation des pratiques et la part d’irrationalité inhérente à toute relation d’enseignement/apprentissage.

Cependant, en France, le débat sur les rapports entre pédagogie et science a été réouvert, ces dernières années, par des chercheurs en neurosciences et en sciences cognitives déclarant vouloir révolutionner la pédagogie par la neuro-éducation (Dehaene, 2018) et la neuropédagogie (Houdé, 2018). Ce ne sont pas tant leurs recherches qui sont en cause – bien qu’elles n’apportent pas de résultats toujours originaux (Fabre, 2021) – que leur prétention à s’imposer dans les champs politique et scientifique (Fluckiger, 2020), à l’exclusion des autres disciplines, en particulier des sciences de l’éducation. Ce phénomène n’est pas spécifique à la France. Il s’observe par exemple au Québec avec le courant de l’enseignement explicite, dit « instructionniste » (Gauthier et coll., 2013), et fait également débat (Bergeron, 2016 ; Demers, 2016). Ces chercheur⋅se⋅s s’inscrivent dans le paradigme de l’« école efficace » issu du monde anglo-saxon (school effectiveness), qui, depuis les années 1950, oriente progressivement les politiques d’éducation des pays occidentaux en fondant les décisions politiques sur des recherches relevant du modèle de l’evidence-based practices. Leurs méthodes de recherches fondées sur des preuves – des données probantes – sont issues de la recherche médicale et appliquées à l’éducation (evidence-based education). Leur méthodologie repose en grande partie sur l’expérimentation (essai contrôlé randomisé) et la méta-analyse (revue systématique de recherche). Or, d’autres chercheurs ont analysé les intérêts, mais aussi les limites du paradigme de l’« école efficace » (Muller et Normand, 2013 ; Normand, 2006) et des recherches fondées sur l’evidence-based practices (Bryk, 2017 ; Saussez et Lessard, 2009).

Saussez et Lessard (2009) précisent que ces recherches identifient et apprécient des méthodes, des programmes et des interventions efficaces en réduisant la complexité par des règles limitant les variables en jeu et en dégageant des relations de causalité entre ces variables, mais elles contribuent peu à théoriser les champs étudiés et à comprendre le pourquoi des effets observés. De plus, elles tendent à se présenter comme la seule épistémologie scientifique valide – attirant à elles la plupart des financements de recherche – et à devenir l’unique source d’inspiration des politiques d’éducation dont elles réduisent les ambitions. Les résultats obtenus sont censés se traduire directement en pratiques, conçues comme un ensemble de gestes techniques exclusivement guidés par la rationalité et l’efficience. L’enseignant⋅e est considéré⋅e comme un⋅e technicienne exécutant⋅e, non pas comme un⋅e praticien⋅ne réflexif⋅ve dont l’intelligence professionnelle (gestion de l’incertitude et des dilemmes, jugement) serait prise en compte.

Concernant la pédagogie, ces recherches ne s’appuient pas sur l’étude des pratiques effectives des enseignant⋅e⋅s, mais sur des pratiques d’abord élaborées par les chercheur⋅se⋅s, puis mises en oeuvre par les enseignant⋅e⋅s. De même, les questionnements sur les finalités de l’action et le pluralisme pédagogique sont rendus impossibles. Concrètement, Normand (2006) et Muller et Normand (2013) observent le risque d’un bachotage systématique dans la perspective des tests, augmentant les résultats des élèves sans améliorer leurs compétences ; la réduction du phénomène complexe de l’apprentissage au détriment de la résolution de problèmes, de la catégorisation et de la manipulation d’opérations symboliques ; une concentration sur les disciplines fondamentales (lecture, mathématiques), réduisant les autres disciplines du curriculum, mais aussi la formation à l’esprit critique et à la créativité des élèves.

Quant aux pédagogies différentes, pluralistes et minoritaires, elles ne font pas bon ménage avec le paradigme de l’« école efficace ». Les « bonnes pratiques » (best practices) préalablement définies puis validées par les chercheur⋅se⋅s ne laissent pas de place à l’étude des pédagogies émanant des praticien⋅ne⋅s, contextualisées et ne se prêtant pas facilement à la généralisation. Les méthodologies de l’evidence-based practices rendent la critique impossible et d’autres méthodologies, notamment qualitatives, ne peuvent accéder à des niveaux de généralisation équivalents. En conséquence, les pédagogies différentes ne font l’objet d’aucun intérêt scientifique pour ce type de recherches. Reuter (2021) le confirme et passe en revue des critiques adressées aux recherches qui étudient les pédagogies différentes. Parmi elles, il relève une méconnaissance que « dans nombre de domaines des sciences humaines et sociales, la “robustesse” des résultats tient plus à une convergence d’indices et de résultats issus de sources diverses qu’à un type de résultats issus d’une seule démarche » (p. 68). De même, les recherches qui se réfèrent au paradigme de l’« école efficace » ignorent, voire méprisent, les disciplines scientifiques pratiquant peu ou pas les démarches expérimentales. L’auteur observe, dans les rares recherches sur les pédagogies différentes issues de l’evidence-based education, le caractère restreint des indicateurs étudiés et l’absence de diversité méthodologique. En outre, certaines critiques occultent « les problèmes massifs des démarches pédagogiques “classiques” : échec socialement différencié, décrochage, climat dégradé, ennui, etc. » (p. 70), ou encore la présence importante d’élèves en échec dans les établissements pratiquant des pédagogies différentes. Toujours selon Reuter (2021), des recherches sur ces pédagogies évaluent « de la même manière et au même moment des élèves qui suivent une progression classique (identique, un élément après l’autre, etc.) et des élèves qui suivent une progression spiralaire selon des modalités différenciées » (p. 70). Enfin, dans les recherches orientées par l’evidence-based education, la « discutabilité » des effets observés et le doute semblent davantage perçus comme une faiblesse que comme une règle scientifique de base.

À ces limites s’ajoute le constat persistant qu’en France, les pratiques des pédagogies de l’Éducation nouvelle sont mal connues (Jacquet-Francillon, 2005), que peu de recherches sont consacrées aux écoles qui les pratiquent (Viaud, 2005). Hugon (2006) observe que « la plupart des travaux [de recherches de pédagogie] relèvent de la philosophie de l’éducation et de l’histoire des doctrines pédagogiques. Les études sur le devenir des élèves ayant accompli leur cursus dans des classes et écoles se réclamant de l’Éducation nouvelle sont rares, les évaluations aussi et on dispose de peu de descriptions et d’analyses fines du fonctionnement réel des établissements qui les mettent en oeuvre » (p. 421-422). Dix ans plus tard, nous écrivions que « le fonctionnement concret et actuel des écoles et pédagogies différentes [restait] peu renseigné, malgré des initiatives récentes [www.recherchespedagogiesdifferentes.net ; Hugon et Viaud, 2015] » (Hugon et Robbes, 2016). Si ce constat persiste, c’est selon nous parce qu’une diversité d’approches disciplinaires, épistémologiques et méthodologiques est nécessaire pour étudier les pratiques des pédagogies différentes, pour la raison qu’elles conçoivent l’éducation comme « une praxis qu’on ne peut réduire totalement à la rationalité scientifique parce qu’elle implique la rencontre de l’humain dans un contexte spécifique ici et maintenant et met en jeu des valeurs » (Fabre, 2021, p. 178). Certes, les « pédagogies différentes » apparaissent dans des contextes sociohistoriques donnés (la pédagogie Freinet nait du drame de la Première Guerre mondiale, de l’essor du mouvement coopératif et de l’idéal communiste ; les premières écoles publiques alternatives créées au Québec dans les années 1950 constituent une réponse progressiste, en pleine période conservatrice de la « Grande Noirceur ») qu’il convient de connaitre parce qu’ils en déterminent les fondements idéologiques et en orientent les philosophies de l’éducation sous-jacentes. Mais pour appréhender ces pratiques et leurs effets, il faut aussi prendre en compte leur écosystème, à commencer par les savoirs des acteur⋅rice⋅s de terrain, qui doivent pouvoir trouver leur place aux côtés des savoirs issus de la recherche (Saussez et Lessard, 2009). C’est ainsi que des recherches en sciences de l’éducation confrontant des méthodologies quantitatives et qualitatives – selon des visées complémentaires – ou les articulant, s’avèrent selon nous nécessaires pour appréhender la complexité de ces pratiques, en montrant comment des phénomènes qui n’auraient pas été compréhensibles avec une recherche réduite à une seule méthode peuvent être mis en évidence grâce à ces croisements.

Dans cette perspective, la proposition de Bryk (2017) de « communautés d’amélioration en réseau » (networked improvement community) apparait féconde. Elle peut être rapprochée des recherches-actions et/ou collaboratives en sciences de l’éducation, qui connaissent un regain d’intérêt (Bourassa et Boudjaoui, 2012 ; Les chercheurs ignorants, 2015). Selon Vinatier et Morrissette (2015),

aux États-Unis et au Canada, les recherches collaboratives sont aujourd’hui explicitement inscrites comme modèles dans les school-universities Collaborative Action Research model (CAR) qui mettent au premier plan une nécessaire communauté d’apprentissage interprofessionnelle (chercheurs, formateurs, enseignants et étudiants) pour aider les débutants à la construction de leur professionnalité. […] [En Europe, elles sont] vivement conseillées […] à l’Horizon 2020 pour la mise en commun des compétences d’acteurs sur un même projet de type Recherche et Innovation. […] [En France, elles] peuvent être aussi articulées à la réflexion qui s’amorce […] autour des établissements scolaires considérés comme des organisations apprenantes.

p. 139-140

Il faut alors élargir la question de la preuve scientifique telle que l’entendent les recherches orientées par l’evidence-based practices en admettant que, dans les recherches en sciences de l’éducation qui étudient les pédagogies quelles qu’elles soient, d’autres types de recherches puissent développer d’autres formes de rationalité scientifique et d’autres types de preuves, sans tomber dans l’idéologie ou l’opinion. Des propositions existent en ce sens, par exemple à propos des méthodologies qualitatives en sciences de l’éducation. Gohier (2004) distingue quatre critères : validité interne (vraisemblance des résultats au regard de la démarche de la×du chercheur⋅se) ; validité externe (capacité de la théorie élaborée à être intégrée par d’autres chercheur⋅se⋅s et par d’autres milieux) ; fidélité (capacité de la⋅du chercheur⋅se à prévoir les possibles variations de comportement du phénomène observé dans les résultats de sa recherche) ; objectivité (cohérence entre la situation décrite et les décisions prises par la⋅le chercheurse). S’inspirant de Bryk (2017), Sensevy et coll. (2018) parlent de « preuves anthropologiques » fondées sur la connaissance pratique et la connaissance de la pratique. Dans une perspective clinique ou socioclinique, des résultats produits dans un contexte peuvent avoir des « effets de vraisemblance » (Cifali, 2006) ou une portée générale (Monceau, 2009) lorsqu’ils sont mis en rapport avec les résultats d’autres recherches. On peut alors parler de faisceaux d’indices. En ce sens, Reuter (2021) expose selon quels principes d’analyse il conviendrait d’étudier les pédagogies différentes :

les logiques au sein desquelles la recherche se situe, une description précise des fonctionnements mis en place, les croisements (de théories, de méthodes, de données, etc.), la diversité des dimensions et des critères, la diversification des séries temporelles et des comparaisons, la mise en relation avec les études existantes, le refus de tout sectarisme méthodologique, l’allègement du stress.

p. 71

Toutes ces considérations justifient la problématique de cet article, consistant à identifier les types de recherches en sciences de l’éducation qui étudient les pédagogies différentes en France pour, d’une part, mieux appréhender les résultats produits et en apprécier la validité selon les épistémologies et les méthodologies utilisées et, d’autre part, permettre le développement des études et des connaissances sur les pratiques des pédagogies différentes.

Avant d’y venir, nous allons définir ce que nous entendons par « pédagogie » en distinguant aussi quelques-uns de ses qualificatifs, employés dans cet article. Précisons que notre étude des types de recherches à propos des pédagogies différentes s’est volontairement limitée à la situation française, mais qu’elle n’ignore pas certains débats posés à l’échelle internationale à propos des recherches sur la profession et les pratiques pédagogiques enseignantes, ou mobilisant d’autres traditions de recherche fécondes pour les pédagogies différentes.

1.2 Pédagogie et pédagogies « différentes », « alternatives », « innovantes »

Si son statut fait débat, la pédagogie n’en est pas moins un objet de recherche pour les sciences de l’éducation, d’où l’importance de clarifier les relations entre pédagogie et recherche. Sur ce point, Marchive (2008) souligne l’ambigüité de l’expression « recherche pédagogique », pouvant laisser penser que les travaux des pédagogues et des chercheurses en sciences de l’éducation seraient de même nature. C’est pour lever cette ambigüité que nous choisissons la dénomination de « recherche de pédagogie ». Elle indique clairement que la pédagogie est l’objet d’étude de la⋅du chercheur⋅se. Des recherches en sciences de l’éducation nous permettent d’en proposer une définition :

La pédagogie est un champ de recherches et de pratiques qui s’intéresse à la situation d’enseignement/apprentissage en portant notamment son attention sur les relations maître-élèves ou entre élèves [Develay, 1996], les aspects organisationnels, matériels et techniques en tant qu’ils participent des conditions d’apprentissage. Elle mobilise et articule trois pôles : un pôle axiologique (valeurs, finalités, éthique), un pôle scientifique (connaissances scientifiques) et un pôle praxéologique (outils et instruments pour l’action) [Meirieu, 2005]. Comme la médecine, la pédagogie s’instruit de la science en exerçant une « raison pratique » dans l’action. Elle se constitue ainsi un savoir reconnu parce que nécessaire, savoir fragile, mais réel, sans confusion avec les savoirs savants qu’elle mobilise [Fabre, 2002].

Robbes, 2018, p. 61

Nous « ajoutons que […] les pédagogies – au pluriel – renvoient à une diversité de courants et de pratiques » (Robbes, 2018, p. 61, d’où le constat que, généralement, le substantif « pédagogie » est associé à un qualificatif.

Employer aujourd’hui les qualificatifs « différentes », « alternatives » ou « innovantes » à propos des pédagogies n’est pas équivalent. Dans les années 2000, Viaud (2005) a défini les pédagogies différentes comme des pratiques s’effectuant dans des « classes et écoles qui, à tous les niveaux scolaires, sont repérés dans le paysage éducatif comme alternatives, expérimentales et/ou se réclamant du courant des pédagogies nouvelles » (p. 32). Parmi leurs traits communs, ces pédagogies – qui postulent l’éducabilité de tou⋅te⋅s – défendent « une approche globale des savoirs remettant en cause découpages disciplinaires, hiérarchies implicites et explicites entre savoirs et valorisant activités artistiques et techniques » (Hugon, 2006, p. 423). Cette définition – qui vise à rassembler des termes génériques (« alternatives »), plus spécifiques, voire scientifiques (« expérimentales ») ou référant à un courant historique (« pédagogies nouvelles ») – regroupe un ensemble de pratiques certes en rupture avec une forme scolaire dominante (Vincent, 1994), mais elle montre aussi l’imprécision du terme plus ancien d’« alternative(s) », pourtant répandu dans les bases de données internationales. Selon Wagnon (2018), en effet, les « pédagogies alternatives » renvoient à une « galaxie » de pratiques très hétérogènes au sein desquelles il distingue trois tendances : celle « des courants historiques de l’Éducation nouvelle », celle « centré[e] sur la “tradition”, sur la transmission des savoirs » et « tout un ensemble d’expériences pédagogiques, d’associations et d’acteurs qui utilisent le triptyque des familles, des neurosciences et du développement personnel » (p. 19-20). Englobant notamment des pédagogies traditionnelles (Houssaye, 2014), la dénomination « pédagogies alternatives » couvrirait donc un champ plus large que celui de « pédagogies différentes », que nous préférons employer parce qu’il renvoie à des principes fondamentaux, à des principes d’action et à des pratiques aujourd’hui mieux cernés (Reuter, 2021). Quant au qualificatif d’« innovantes », il est très ambigu en France, où l’Éducation nationale s’en est emparée pour qualifier des pratiques qu’elle identifie comme « bonnes » et souhaite promouvoir. Ses significations sont, à l’évidence, bien plus riches dans la recherche (Alter, 2000).

Dans cet article, notre problématique vise donc l’identification des types de recherches qui étudient les pédagogies différentes en France, pour permettre que ces pratiques soient davantage documentées. Nous présentons une typologie des recherches prenant les pédagogies différentes comme objet.

2. Méthodologie

Notre démarche s’apparente à une revue narrative, permettant d’établir un bilan des connaissances disponibles sur le sujet qui nous occupe (Corbière et Larivière, 2020). Pour élaborer notre corpus, associant le terme « pédagogie(s) » à différents mots-clés (alternative[s], différente[s], recherche, sciences de l’éducation, recherche-action), nous avons consulté des bases de données de revues scientifiques (Cairn, Persée, Open Edition) afin d’y repérer des articles et dossiers de revues de sciences de l’éducation. Nous avons également établi une bibliographie d’ouvrages scientifiques anciens et récents à partir de ces mots-clés. De proche en proche, ces lectures nous ont permis d’accéder à beaucoup d’autres références, sans prétendre à l’exhaustivité. Nous avons ainsi rassemblé et analysé une littérature de référence et diversifiée de recherches francophones essentiellement européennes – historien⋅ne⋅s des sciences de l’éducation et de la pédagogie, chercheur·se·s ayant contribué à théoriser différentes formes de recherches, chercheur⋅se⋅s en sciences de l’éducation ayant étudié les pédagogies différentes et la didactique, chercheur⋅se⋅s en neurosciences –, ainsi que des ouvrages de pédagogues, récits de pratiques s’apparentant à des guides pédagogiques. Des ouvrages ou des articles de synthèse sur les recherches-actions – y compris dans le champ pédagogique – ont également été étudiés, afin notamment d’élaborer, dans les recherches « avec » les pédagogues, la catégorie que nous nommons « recherche-action de pédagogie ». Enfin, la consultation de publications européennes et canadiennes francophones, de même que la référence à des auteurrice⋅s et traditions de la recherche anglo-saxonne nous ont permis de mieux situer la réalité française parmi ces influences internationales.

Ce corpus de textes disparates a été analysé selon une approche inductive. Nous avons élaboré une grille thématique permettant de recueillir différentes informations nécessaires pour caractériser chaque type de recherche, dont le tableau de synthèse en fin d’article rend compte. À travers une analyse du contenu textuel des publications (Bardin, 2013), nous avons identifié les éléments suivants : les objets sur lesquels la recherche peut porter ; les finalités et visées poursuivies en termes de types de productions (connaissances, savoirs, outils, résultats, valeurs) ; les méthodologies utilisées préférentiellement ; les types de données que la recherche permet de recueillir ; les rôles donnés aux acteur⋅rice⋅s de terrain à partir de leur degré de participation ; le positionnement de la⋅du chercheur⋅se vis-à-vis des savoirs (scientifiques, issus de la pratique), des objets, du terrain et des acteur⋅rice⋅s de la recherche ; enfin, le modèle de scientificité dont la recherche se réclame. C’est ainsi que nous avons identifié des caractéristiques permettant de distinguer/rapprocher des types de recherches, en construisant aussi notre narration sur des repères historiques.

3. Des typologies des recherches de pédagogie

3.1 Dans la littérature scientifique francophone

On oppose souvent « être en recherche », qui qualifierait le rapport de la⋅du pédagogue à celle-ci, et « faire de la recherche », qui concernerait exclusivement la⋅le chercheur⋅se. De Landsheere (1992) distingue recherche en éducation liée à la pratique ou à la formation, et recherche sur l’éducation dépendante des disciplines scientifiques. D’autres différencient plus finement recherches « sur », « par », « pour » et « avec ». Ainsi, Marcel (2016) isole des recherches « avec » ayant une visée participative, des recherches « sur » – académiques et qui prétendent « sinon à l’universalité tout au moins à la généralisation » –, des recherches « pour » – contextualisées et socialement utiles, avec une « visée transformative […] praxéologique […] au service de la résolution de problème » (p. 225) –, enfin des recherches « par », qui ont une « visée émancipatrice » (p. 226). Sébillotte (2007) donne un sens très différent aux prépositions « pour » (acteur⋅rice⋅s destinataires de la recherche), « sur » (son objet) et « avec » (sa méthodologie) : « “pour” traduit la finalité des connaissances destinées aux praticiens et aux chercheurs ; “sur” traduit que les connaissances concernent des pratiques, des savoirs liés à l’action dans des milieux complexes ; “avec” exprime que c’est le seul moyen d’y arriver » (p. 71-72). Quant à Connac (2018), il distingue des recherches « sans », « de », « pour », « sur », « par » et « avec » (p. 114-115), mais sans que les prépositions employées n’aient toutes la même désignation : « sans » concerne des recherches théoriques sur l’action pédagogique ne sollicitant pas les pédagogues ; « par », à l’inverse, renvoie aux recherches conduites par des pédagogues sans l’aide de chercheur⋅se⋅s ; « de » désigne une recherche de documentation scientifique par les pédagogues ; « pour » concerne les finalités de la recherche ; « avec » désigne des recherches dites « collaboratives », avec un sens plus étendu que chez Desgagné (1997).

Nous observons donc qu’à préposition semblable, les auteurs cités ont élaboré des définitions parfois très différentes des types de recherches qu’elles recouvrent, ne retenant qu’un seul ou quelques critères classificatoires. Or d’après nous, une typologie des recherches de pédagogie devrait s’organiser selon plusieurs critères explicites tels ceux indiqués dans la section précédente, permettant d’identifier les caractéristiques propres d’une démarche de recherche par rapport à une autre, ce qui n’exclut pas qu’il puisse exister des recherches hybridant plusieurs des types présentés.

3.2 Notre proposition de typologie de recherche à propos des pédagogies différentes

Partant de la littérature consultée, nous n’avons finalement conservé que trois catégories pour notre typologie : les recherches « sur » les pédagogies et les pédagogues ; les recherches « par » les pédagogues et les recherches « avec » elles⋅eux. Nous justifions ce resserrement en considérant prioritairement les dimensions non participatives/participatives de ces recherches, sachant qu’il peut exister des degrés entre ces deux pôles. Les recherches « sur » se caractérisent principalement par une posture de chercheur⋅se distancié⋅e, la pédagogie ou les pédagogues étant les objets des recherches, qu’elles portent sur des archives, des productions pédagogiques (textes, outils), des points de vue d’acteur⋅rice⋅s (recueillis par questionnaire ou par entretien), sur l’administration d’un protocole expérimental, sur l’observation de pratiques, et ce, quel que soit le modèle de scientificité de la⋅du chercheur⋅se. À l’inverse, les recherches « par » se caractérisent par le fait que les pédagogues produisent leurs propres recherches sans l’aide des chercheur⋅se⋅s, même si elle⋅il⋅s peuvent effectuer des recherches documentaires mobilisant des travaux scientifiques. Les recherches « avec » ont pour caractéristique première de faire collaborer chercheur⋅se⋅s et praticien⋅ne⋅s, selon des degrés et des modalités variables. Si nous n’avons pas retenu les recherches « pour », c’est parce que nous estimons que toute recherche a des visées à expliciter. Cet aspect est donc inclus dans nos trois catégories. Quant aux recherches « de », elles sont l’expression générique que nous retenons pour qualifier les recherches ayant la pédagogie pour objet.

Le tableau ci-dessous présente, de façon embryonnaire, les trois catégories retenues en se limitant aux objets de ces types de recherche, aux types de données recueillies et aux positionnements de la⋅du chercheur⋅se. La suite de cet article nous permettra de proposer une synthèse plus aboutie.

Tableau 1

Trois types de recherches à propos des pédagogies différentes

Trois types de recherches à propos des pédagogies différentes

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4. Recherches « sur » les pédagogies et les pédagogues

Cette section s’appuie sur des travaux d’historien⋅ne⋅s et de chercheur⋅se⋅s de la (puis des) science(s) de l’éducation, pour montrer les liens étroits que cette discipline entretient avec la pédagogie et les pédagogies différentes, en France et en Europe, depuis la fin du 19e siècle.

4.1 Des recherches universitaires s’intéressant aux principes généraux de l’éducation et aux doctrines pédagogiques

L’idée de recherche « sur » les pédagogies nait en France en 1882, avec la création de la Science de l’éducation (Gautherin, 2002). Des intellectuels « éducateurs républicains » (Dubreucq, 2004, p. 8) – dont Marion et Buisson – préconisent « une “pédagogie d’action” ou une “éducation active”, susceptible de pourvoir aux besoins de liberté et d’épanouissement de l’enfant » (Dubreucq, 2004, p. 11). Marion (1888) définit la pédagogie comme science de l’éducation, mais Durkheim (1911) affirme qu’elle est une théorie pratique. De 1883 à 1914, des cours de « science de l’éducation » ou de « pédagogie » sont donnés dans la plupart des universités françaises qui enseignent la science de l’éducation (Gautherin, 2002, p. 26-27). Celle-ci est aux mains des philosophes et des sociologues, qui s’intéressent à « des théories générales de l’éducation et non [à] des savoirs factuels ou des techniques pédagogiques immédiatement utiles » (p. 52).

Ce type de recherches « sur » la philosophie de l’éducation et l’histoire des doctrines pédagogiques s’est poursuivi et enrichi avec le mouvement de l’Éducation nouvelle, au cours du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui. Il peut s’agir de travaux philosophiques et/ou historiques portant sur l’étude des idées éducatives, des discours pédagogiques et/ou sur l’itinéraire d’un ou de plusieurs pédagogues. Ces recherches peuvent également appréhender et analyser des pratiques enseignantes ou des dispositifs pédagogiques élaborés à une époque donnée. L’étude de ce patrimoine pédagogique peut éclairer les questions actuelles. Citons quelques auteur⋅e⋅s et travaux de référence : Hameline (2000) ; Houssaye (1994, 1996) ; Meirieu (1985) ; Peyronie (1999) ; Savoye (2004) ; ou plus récemment : Go et Riondet (2020a, 2020b) ; Gutierrez et coll. (2012), Kolly (2018), Meirieu (2013), Riondet et coll. (2018).

D’autres travaux dressent aussi un état des lieux contemporain de la diffusion des pédagogies différentes (Viaud, 2017), alternatives (Wagnon, 2018, 2019) dans les écoles publiques et privées de France, tentant de comprendre les motivations des parents d’élèves qui y recourent, d’identifier les fondements et enjeux éducatifs, politiques et sociétaux sous-jacents.

4.2 La pédagogie scientifique (ou expérimentale) et ses prolongements

Les débuts du 20e siècle sont aussi dominés par le positivisme et la rationalité. Selon Dubreucq (2004), « la psychologie, dans la forme expérimentale et scientifique que lui donnent Claparède ou Binet, parait bien être la science espérée par les éducateurs républicains » (p. 23-24). Ainsi, Marion conçoit la pédagogie comme « une science appliquée et dérivant ses règles d’une science fondamentale, la psychologie » (p. 25). Entre 1890 et 1940, dans toute l’Europe occidentale, des psychologues et/ou des médecins s’intéressant à l’éducation, comme Binet, Simon et Claparède – voire élaborant de nouvelles pratiques pédagogiques, comme Decroly et Montessori – tentent d’adopter une démarche scientifique pour fonder leur méthode pédagogique selon les exigences de la psychologie expérimentale. Cette conception de la recherche en éducation, qui ne produira pas toujours les effets escomptés, va cependant l’imprégner durablement. Ainsi, actuellement, l’émergence des neurosciences et des sciences cognitives dans le champ éducatif (Dehaene, 2018 ; Houdé, 2018) peut laisser penser à la résurgence d’une pédagogie scientifique et expérimentale empreinte de positivisme.

4.3 La pédagogie ouverte aux dimensions sociales et politiques

Au début des années 1930, au sein de la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle, Haenggeli-Jenni et Hofstetter (2011) relèvent l’existence d’un courant pragmatique, concret et rationnel (p. 150), davantage centré sur les besoins sociaux de l’enfant et la prise en compte de son milieu, de son environnement social et économique (p. 152, 154). Les valeurs prônées sont le pacifisme et l’universalisme, la tolérance et le respect de l’autre dans sa diversité, l’action au niveau local et concret, incluant les dimensions sociales et politiques, pour espérer transformer l’humanité, et la science comme moyen de conscientisation politique (p. 157). Le Groupe français d’Éducation nouvelle (GFEN), qui regroupe des praticien⋅ne⋅s et des chercheur⋅se⋅s engagé⋅e⋅s au plan sociopolitique, poursuit cette orientation (Bernardin, 2013). Des travaux publiés récemment, tels que ceux de Legavre (2022) et de Leroy (2020), semblent montrer l’émergence d’un courant de recherches de pédagogie d’orientation sociologique.

4.4 Les sciences de l’éducation, la pédagogie et la didactique

En 1967, la création des sciences de l’éducation en France comme discipline universitaire n’éteint pas les débats sur les rapports entre pédagogie et recherche en éducation. Selon Marchive (2008), cette nouvelle discipline produit, dans un premier temps, un discours pédagogique savant à vocation prescriptive, mais sans réel ancrage dans la pratique (p. 37). Cette recherche « sur » se veut une recherche académique, c’est-à-dire « une recherche scientifique pour qui la rupture avec la pratique constitue une nécessité épistémologique » (p. 16). Cette épistémologie positiviste apparait, à bien des égards, comme une réponse au reproche (défaut de scientificité) accompagnant les travaux empiriques et les recherches pédagogiques gravitant autour du mouvement de l’Éducation nouvelle. C’est ainsi que, dans les années 1980, se développent « des travaux sur l’analyse des pratiques et des recherches en didactique » (Marchive, 2008, p. 63). La didactique s’affirme alors comme science en s’autonomisant de la pédagogie, voire en se construisant « en grande partie contre la tradition de recherche pédagogique » (p. 68). De vifs débats ont opposé des didacticien⋅ne⋅s (Chevallard, 2010) et des « chercheurs pédagogues » (Houssaye, 1997), qui existent encore aujourd’hui dans les sciences de l’éducation. Cependant, d’autres chercheur⋅se⋅s (Astolfi, 2008 ; Marchive, 2008 ; Reuter, 2007, 2011 ; Denizot et Robbes, 2019) tentent de rapprocher et d’articuler ces deux champs de recherche, dans une perspective de complémentarité des approches disciplinaires.

5. Recherches « par » les pédagogues

Cette section permet d’observer que les recherches « par » les pédagogues – avec d’autres catégories d’acteur⋅rice⋅s – ont été à l’origine du mouvement de l’Éducation nouvelle. Ces recherches se sont poursuivies, produisant des savoirs spécifiques qui, à certaines conditions, peuvent être recevables par l’université.

5.1 À l’époque du mouvement de l’Éducation nouvelle

À la fin du 19e et dans la première moitié du 20e siècle, des enseignantes pédagogues mettent au point des pratiques nouvelles d’éducation et d’enseignement. Gutierrez (2012) fait débuter le mouvement de l’Éducation nouvelle en 1889, avec la « fondation de la première New school (Abbotshome) en Angleterre à l’initiative de Cecil Reddie » (p. 403). Relevons aussi l’influence de Dewey qui, dès 1895 aux États-Unis, élabore une pédagogie fondée sur la construction de la pensée par l’expérience et la pratique d’une vie collective démocratique.

Le mouvement est international et Genève en est l’épicentre. En 1899, le pédagogue suisse Ferrière fonde le bureau international des écoles nouvelles (Hofstetter, 2010). Le début du 20e siècle voit se développer un nombre croissant de pratiques d’éducation différentes et d’écoles nouvelles, à l’initiative d’enseignant⋅e⋅s pédagogues. Parmi elles⋅eux, Wyneken et Geheeb en Allemagne à partir de 1906, Cousinet en France à partir de 1917, Makarenko en Union soviétique à partir de 1920 et Freinet en France à partir de 1924. En 1907, des médecins, comme Montessori en Italie ou Decroly en Belgique, fondent aussi des écoles et développent des pédagogies nouvelles. Entre 1921 – date de la fondation de la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle – et 1936, celle-ci organise sept congrès en Europe. Ils rassemblent des psychologues, médecins, universitaires, écrivain⋅e⋅s, inspecteur⋅rice⋅s, enseignantes pédagogues… Le mouvement de l’Éducation nouvelle est extrêmement hétérogène. Des débats et des tensions croissantes apparaissent, notamment entre savoirs « constitués » et « naturels » (Haenggeli-Jenni, 2011) ou entre éducation bourgeoise et populaire (Haenggeli-Jenni, 2012).

L’Éducation nouvelle connaitra un second essor en France à partir de 1944, grâce aux travaux de la commission Langevin-Wallon (Gutierrez et Kahn, 2016) et à l’expérience des « classes nouvelles » (Savoye, 2011) dans l’enseignement secondaire. Elle déclinera cependant au seuil des années 1970 (Savoye, 2004). Mentionnons toutefois l’Institut Pédagogique National qui, entre 1956 et 1966, développe une recherche pédagogique sous l’impulsion de Louis Cros et Roger Gal. Un réseau d’écoles est créé pour constituer des terrains de recherches de pédagogie expérimentale. Freinet s’y impliquera (Bon, 2015). L’Institut soutient également les innovations et les mouvements pédagogiques.

5.2 La recherche autonome des pédagogues de terrain

Dès les débuts du mouvement de l’Éducation nouvelle, les pédagogues entreprennent de théoriser leurs pratiques. Il leur arrive de s’appuyer sur des travaux scientifiques (philosophie, psychologie, sociologie), mais aussi de les rejeter, pour privilégier l’étude de terrain. Certain⋅e⋅s prétendent déterminer d’elles⋅eux-mêmes et de façon empirique les bases scientifiques de leurs pratiques. C’est ainsi, par exemple, que le milieu des chercheur⋅se⋅s en éducation reçoit les écrits de Freinet (1994a, 1994b), c’est-à-dire L’éducation du travail en 1949, Essai de psychologie sensible en 1950 ou Les invariants pédagogiques en 1964. Dans les années 1930 en effet, Freinet s’est situé « en rivalité de leadership » (Peyronie, 2015, p. 23) à l’égard des universitaires de l’Éducation nouvelle. De même, par la suite, le travail monographique de la pédagogie institutionnelle initiée par Vasquez et Oury (1967), en référence au cadre théorique psychanalytique, ambitionne-t-il de mettre au jour des clés de compréhension de ce qui agit dans la classe. Plus récemment, pensons à Collot (2002) et à son « école du 3e type ».

Il existe donc une tradition de la recherche par les praticien⋅ne⋅s elles⋅eux-mêmes, qui revendiquent leur autonomie vis-à-vis des universitaires, en pratiquant « une recherche pédagogique qui fonde sa légitimité sur le lien théorie-pratique […] [où] la pratique est l’origine et la fin ultime de la recherche » (Marchive, 2008, p. 16).

C’est le cas dans le mouvement Freinet, selon Peyronie (1999). En témoignent des articles, des livres ou encore, dans les années 1980, la tentative de Le Gal de faire reconnaitre un statut de « praticien-chercheur » (Robbes, 2017, p. 174-176).

5.3 Spécificité des savoirs produits par les pédagogues et rapports avec les savoirs scientifiques

L’une des questions vives que pose la recherche « par » les pédagogues est celle de la nature des savoirs qu’ils produisent. Houssaye (1993) définit la pédagogie comme l’enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducatives par la même personne, sur la même personne » et le pédagogue comme « un praticien-théoricien de l’action éducative […] [qui] cherche à conjoindre la théorie et la pratique à partir de sa propre action. (p. 13). Cet auteur (1997) caractérise les conditions de production des savoirs pédagogiques : « C’est dans cette production spécifique du rapport théorie-pratique en éducation que s’origine, se crée, s’invente et se renouvelle la pédagogie » (p. 91), selon une démarche ayant quatre caractéristiques : « l’action, l’enracinement, les ruptures, la médiocrité » (p. 91). Par là, Houssaye entend que le désir de faire (action) de la⋅du pédagogue, toujours inscrit⋅e dans son époque (enracinement), la⋅le conduit à remettre en question des pratiques antérieures par l’élaboration d’affirmations, de raisonnements, de démonstrations et de mises à l’épreuve (rupture). La médiocrité tient au fait que la pratique excède la théorie et que la⋅le pédagogue fait l’expérience de l’échec. Ainsi, le savoir pédagogique issu de la recherche de la⋅du pédagogue relève de « l’action sensée », de « la praxis », de théories dont la fonction est d’orienter, de réguler la pratique. En ce sens, il « échappe radicalement à un savoir de type scientifique » (p. 92).

Pour autant, l’articulation des savoirs produits par les pédagogues avec ceux de la recherche a été un autre objet de réflexion pour Fabre (2002). Considérant que la dévalorisation de la pédagogie mène au scientisme, cet auteur interroge « l’existence d’un espace intermédiaire entre théorie scientifique et réflexion en action ». Il se demande s’il existe un savoir pédagogique à la fois « irréductible au savoir scientifique et cependant distinct d’un simple savoir-faire ? » et si oui, si ce savoir est « assez consistant pour satisfaire aux canons de la recherche universitaire » (p. 100). Selon Fabre (2002), Durkheim n’a jamais réduit la pédagogie à une pratique, mais l’a considérée comme « une théorie non scientifique, praxéologique » (p. 101). Elle est une discipline qui – comme la politique, la médecine ou la stratégie – s’instruit de la science à la recherche de la justesse et de la prudence, mais sans s’en déduire. Pour le pédagogue, « un savoir pédagogique est […] un savoir d’expérience, au sens plein du mot, le savoir de qui a résolu un problème en surmontant une épreuve » (p. 111). Ce problème survient lorsque l’une au moins des trois questions ci-après n’a plus de réponse évidente :

Comment faire en sorte que le savoir enseigné devienne une culture vivante pour l’élève (entre signification et expression) ? Comment articuler développement personnel et adaptation sociale (entre expression et référence) ? Enfin, comment concilier valeur du savoir et utilité pour la vie (entre signification et référence) ?

p. 112

Ainsi, la pédagogie produit ses propres savoirs hétérogènes : savoirs pragmatiques (méthodes, procédés, dispositifs pertinents et efficaces), politiques (conception et organisation des rapports de pouvoir et de savoir), herméneutiques et critiques (intelligibilité du changement, analyse des situations et repères pour l’action).

6. Recherches « avec » les pédagogues

S’il y a eu des échanges entre chercheur⋅se⋅s universitaires et enseignant⋅e⋅s pédagogues dans la première moitié du 20e siècle, ils n’ont pas véritablement débouché sur des collaborations communes. Ces formes de recherche ont pourtant existé aux États-Unis où elles sont nées dans les années 1950, puis au Québec et dans divers pays d’Europe, particulièrement en France.

Avant de les présenter, précisons certains termes qui peuvent concerner le champ éducatif et/ou pédagogique : recherche « avec » (Lieberman, 1986), recherches participatives (Anadón, 2007), recherches en partenariat ou en collaboration recouvrent des pratiques génériques. D’autres expressions renvoient à des démarches méthodologiques plus stabilisées – recherche collaborative (Desgagné, 1997), recherche-intervention (Monceau, 2005 ; Pain, 1993) –, bien que les frontières entre elles restent poreuses et que la liste des appellations ne soit pas exhaustive (Anadón, 2007, p. 208 ; Bourassa et coll., 2012, p. 14-19 ; Les chercheurs ignorants, 2015, p. 18).

6.1 En Amérique du Nord

Lieberman (1986) fait remonter les débuts de la recherche « avec » en éducation aux États-Unis « en 1940, lorsque Corey (1953) travaille avec des professeurs d’université sur leurs pratiques » (p. 28). Les premières recherches-actions en pédagogie concerneraient donc la pédagogie universitaire. Dans des travaux ultérieurs, une réflexion méthodologique approfondie sur les conditions de ce type de recherches est conduite. L’auteure en retient « un grand potentiel de production de savoirs quand les enseignants définissent eux-mêmes leurs problèmes professionnels » (p. 32). Cependant, mentionnons aussi l’expérience antérieure de l’école-laboratoire créée en 1896 par Dewey, alors responsable du département de pédagogie à l’Université de Chicago. Bien que les enseignant⋅e⋅s qui y exercent ne participent pas à la définition du programme de recherche – les hypothèses testées étant « celles de la psychologie fonctionnelle et de l’éthique démocratique de Dewey » (Westbrook, 1993, p. 6) –, des modalités de travail démocratique existent entre tous les acteur⋅rice⋅s. Les enseignant⋅e⋅s « jouent un rôle actif dans l’élaboration du programme scolaire » (p. 8) et deux d’entre elleseux écriront sur cette expérience (Mayhew et Edwards, 1966).

Dans les années 1970, une seconde génération de la recherche-action émerge au Québec (Savoie-Zajc, 2001). Très influencée par les travaux de Schön (1994) et de Kolb (1984), elle est orientée vers la transformation des pratiques (recherche « pour »). Citons la recherche collaborative développée par Desgagné (1997) à partir de trois idées directrices : « Co-construction, production de connaissance et développement professionnel des praticiens, rapprochement entre communauté de recherche et de pratique » (p. 371). La recherche collaborative met en lien les savoirs professionnels des enseignant⋅e⋅s en contexte et leur compréhension des situations, avec le cadre d’enquête de la⋅du chercheur⋅se. Les praticien⋅ne⋅s développent leurs savoirs grâce à la recherche. L’intention de formation, en référence au « praticien réflexif » (Schön, 1994) exerçant ses « compétences d’acteur en contexte » (Giddens, 1987), est explicite. Les praticien⋅ne⋅s contribuent à l’investigation de l’objet de recherche et à la co-construction des connaissances, en s’engageant avec la⋅le chercheur⋅se dans une démarche de « compréhension en interaction » (Desgagné, 1997, p. 377) de leurs pratiques.

Toujours au Québec, une troisième génération, qui conçoit la recherche-action « comme un instrument d’émancipation personnelle et sociopolitique » (Savoie-Zajc, 2001, p. 20), apparait aussi. Les recherches-actions pratiquées dans les pays nord-américains recouvrent des pratiques très diverses. Savoie-Zajc cite « sept types de recherche-action : traditionnelle, collaborative, technique, pratique, émancipatrice, critique et participative » (p. 17). Les courants émancipateur et critique se sont développés notamment en Australie, avec Kemmis, et en Amérique latine, avec Freire au Brésil et Fals Borda en Colombie (Anadón et Savoie-Zajc, 2007). Au Québec, d’autres chercheur⋅se⋅s s’efforcent de clarifier ces pratiques, telle que Morrissette (2013), qui distingue recherche-action et recherche collaborative.

Si ces trois générations de recherches-actions ont en commun les idées de changement et de développement professionnel par la recherche, chacune a sa spécificité, selon Savoie-Zajc (2001) : la première réunit « la recherche, l’action et la formation » (p. 20) ; la seconde s’appuie sur « l’écart entre les résultats de recherche et son impact sur les pratiques éducatives » pour viser le « développement personnel et professionnel » (p. 21) ; la troisième en fait « un instrument de changement social dans une perspective résolument politique et engagée » (p. 21). Un tel constat nous conforte dans la nécessité d’une clarification épistémologique des diverses approches et méthodologies qui, dans les recherches-actions, étudient les pratiques des pédagogies différentes.

6.2 En France

6.2.1 Rôle de l’INRP dans les années 1970 et 1980

La recherche-action de pédagogie en France est liée à l’histoire de l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP), où différentes équipes la pratiquent à partir des années 1970. Elles sont composées de chercheur⋅se⋅s statutaires et d’enseignant⋅e⋅s en poste, en partie déchargé⋅e⋅s de classe, qui y apportent les questionnements du terrain. Créé en 1969 et très vite rattaché à l’INRP, le Centre de Recherche de l’Éducation Spécialisée et de l’Adaptation Scolaire (CRESAS), émanation d’une collaboration entre l’Université Paris V et le CNRS (Bon, 2015), développe des recherches-actions dans des crèches, des jardins d’enfants, des écoles maternelles et élémentaires. Stambak, citée dans Carraz (1983) – alors directrice du CRESAS – présente ces recherches-actions, dont l’origine réside dans les échanges entre chercheur⋅se⋅s et acteur⋅rice⋅s sociaux, ignorés voire combattus par les chercheur·se·s en place. Leur « objectif principal [est] d’étudier, en y participant, les actions de transformation des institutions éducatives en vue de lutter contre la sélection scolaire et les inégalités sociales » (p. 322, 323). Il s’agit, ajoute l’auteure, de transformer les « rapports interindividuels et sociaux qui sous-tendent les pratiques éducatives » (p. 325). L’observation participante est utilisée, la collaboration entre chercheur⋅se⋅s et partenaires engagé⋅e⋅s dans l’action étant aussi un objet de recherche. Stambak énumère les premiers résultats produits :

Preuves […] que tous les enfants peuvent apprendre et élaborer des connaissances, qu’ils sont capables d’autonomie dans leurs apprentissages et la conduite de leur vie, que les parents immigrés peuvent […] coopérer avec les enseignants.

p. 325

Elle livre enfin des arguments solides à propos de l’épistémologie des recherches-actions : illusion de l’objectivité de la science positiviste, capacité euristique irremplaçable d’une analyse produite par divers protagonistes (p. 327-328).

En octobre 1986, a lieu à l’INRP un important colloque visant à faire reconnaitre les recherches-actions au plan scientifique. Des chercheur⋅se⋅s français⋅es, mais aussi suisses, belges, portugaises, québécois⋅es et brésilien⋅ne⋅s y participent. Hugon et Seibel (1988) interrogent les spécificités des recherches-actions en éducation, leur statut scientifique et leur articulation à la formation. Une définition de référence est posée : « Il s’agit de recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de transformation de la réalité ; recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations » (p. 13). S’agissant du statut scientifique, la recherche-action se présente comme « une alternative épistémologique et non pas seulement méthodologique » (p. 58), porteuse d’une triple ambition : « co-produire du sens et des significations partagées et acceptées par les partenaires […], produire des connaissances nouvelles fondées scientifiquement et optimiser l’action dans une perspective de transformation » (p. 59). Trois critères permettent de l’évaluer : « critères de fiabilité des savoirs produits dont le contrôle soit à la fois d’ordre social […] et d’ordre scientifique » ; « critères de communicabilité, de transférabilité (et non de reproductibilité) » ; « critères de mise à l’épreuve (et non d’administration de la preuve) » (p. 69). Enfin, la dimension co-formatrice des processus de recherche-action pour celles⋅ceux qui s’y impliquent, abordée par les participant⋅e⋅s s à ce colloque à partir de la question « Recherche-action, formation : quelles articulations ? » (p. 113-116), fait consensus.

Les années 1980 sont marquées par un nombre important de publications de recherche-action en éducation (Dubost et Lévy, 2013 ; Monceau, 2015), de même qu’« une douzaine de colloques francophones, dont huit en France » (Dubost et Lévy, 2013, p. 421). Mis à part les formateur⋅rice⋅s d’enseignant⋅e⋅s des Instituts Universitaires de Formation des Maitres (IUFM) qui les ont reprises à partir des années 1990, beaucoup de chercheurses s’en sont éloigné⋅e⋅s devant les difficultés à les faire reconnaitre par leurs pairs (Monceau, 2005).

6.2.2 Pédagogie institutionnelle d’intervention, analyse et socioclinique institutionnelle

Cependant, quelques chercheur⋅se⋅s poursuivent des recherches-actions à l’école. Ainsi, Pain (1993) formalise une méthodologie – la pédagogie institutionnelle d’intervention – qu’il utilise notamment dans des établissements scolaires en crise (Pain et coll., 1998). L’auteur soutient qu’à travers la pratique de la pédagogie institutionnelle (Vasquez et Oury, 1967) se met en place « par besoin » une dynamique de recherche-action institutionnalisée, liant la formation et la recherche à l’intervention. Il s’agit d’articuler militantisme et analyse, en irriguant en permanence l’analyse de la pratique et de la formation par les apports des sciences humaines et de l’éducation. La pédagogie institutionnelle d’intervention se présente comme un complexe pratico-théorique s’adaptant au terrain d’expérimentation, doté d’une éthique du sujet et d’une technométhodologie active (parole et écriture sur ses pratiques ; conseils et interanalyse de la parole ; responsabilisation et métier, tâche en collectif ; conférences et intervention ; correspondance « théorique » groupe à groupe) où, entre désir et rigueur, le dispositif bien pensé fait l’analyse.

Cette attention aux conditions et aux modalités d’une collaboration entre praticien·ne·s et chercheur⋅se⋅s à travers les dispositifs emprunte à la méthodologie et aux concepts de la clinique et de l’analyse institutionnelle, nées dans les années 1970. Selon Ardoino (1989), la clinique prend en compte les relations évolutives des sujets aux institutions (leurs implications respectives), travaillées dans des dispositifs collectifs artificiels proposés par les chercheur⋅se⋅s pour en favoriser l’analyse avec les praticien⋅ne⋅s. Le déploiement de ces dispositifs dans la durée permet d’en saisir les éventuels effets de transformation. Les concepts d’institution et d’implication mobilisés ici proviennent de l’analyse institutionnelle. D’après Lapassade et Lourau (1971), l’institutionnalisation désigne un moment du concept d’institution (avec l’institué et l’instituant), où les institutions en transformation permanente sont aux prises avec des contradictions à analyser, selon trois dimensions : idéologique (rapport au militantisme et au politique), libidinal (rapport au désir et à l’affectif), organisationnel (rapport aux structures et à la base matérielle). Le dispositif mis en place par la⋅le chercheur⋅se « active différentes résistances qui s’offrent comme des analyseurs » (Monceau, 2003, p. 17) : « événements, situations, objets ou individus qui cristallisent les contradictions institutionnelles » (Monceau, 2016, p. 212). Les analyses convoquent une pluralité de disciplines des sciences humaines, selon une perspective multiréférentielle (Ardoino, 1993).

Dans cette continuité théorique, la socioclinique institutionnelle (Monceau, 2009) propose des dispositifs collectifs d’analyse et mobilise les concepts exposés plus haut. Monceau (2018) isole huit invariants méthodologiques de cette démarche :

Travail de la commande et des demandes […]. Participation des sujets à la démarche, sous des modalités variables […]. Travail des analyseurs donnant accès à des enjeux qui ne s’expriment pas ordinairement […]. Analyse des transformations qui se produisent à mesure qu’avance le travail […]. Mise en place de modalités de restitution qui retournent les résultats provisoires du travail aux partenaires de terrain […]. Travail des implications primaires et des implications secondaires du chercheur et des autres participants (dans leurs institutions respectives) […]. Visée de production de connaissances […]. Attention portée aux contextes et aux interférences institutionnels dans lesquels sont impliqués les chercheurs et les autres participants.

p. 158-166

7. Quels enseignements et quelle typologie des recherches de pédagogie en France ?

Au terme de notre exposé, présentons ce que nous retenons des recherches de pédagogie en France, en réponse à notre problématique, qui visait à identifier des types de recherches en relation avec leurs épistémologies et leurs méthodologies, afin de permettre le développement des études et des connaissances sur les pratiques des pédagogies différentes.

7.1 Que retenir des recherches de pédagogie en France ?

Les recherches « sur » les pédagogies et les pédagogues sont très liées à l’histoire des sciences de l’éducation comme discipline universitaire, mais également au mouvement international de l’Éducation nouvelle. Elles ont généralement un ancrage disciplinaire « fort » (histoire, philosophie, psychologie, sociologie, didactique) externe aux sciences de l’éducation, et empruntent logiquement les épistémologies et les méthodologies de ces disciplines. Selon nous, l’étude historique et philosophique du patrimoine pédagogique, de même que certains travaux en psychologie, en sociologie et en didactique demeurent indispensables pour appréhender les pratiques des pédagogies différentes dans leurs contextes sociohistoriques et culturels de développement, et pour éclairer les questions pédagogiques actuelles. Cependant, en se présentant comme « académiques » et en rupture avec la pratique, ces recherches – en psychologie et en didactique, notamment – n’échappent pas au positivisme.

Un tel risque ne concerne pas les recherches « par » les pédagogues, dont les plus anciennes sont à l’origine du mouvement de l’Éducation nouvelle. Celles⋅ceux-ci produisent des savoirs spécifiques nécessaires à l’action pédagogique et entretiennent un rapport ambivalent à l’égard de la recherche scientifique, entre revendication d’autonomie et demande de reconnaissance. C’est sur l’épistémologie que porte le débat, les pédagogues revendiquant de produire des savoirs à partir d’un rapport théorie-pratique spécifique.

Quant aux recherches « avec » les pédagogues, malgré une diversité de dénominations, de méthodologies et de pratiques, elles présentent des convergences épistémologiques autour d’un principe de collaboration des pédagogues et des chercheur⋅se⋅s au processus de recherche, selon des degrés et modalités variés. Elles étudient également les pédagogies différentes selon des approches disciplinaires plurielles convoquées par un ou une équipe de chercheur⋅se⋅s, produisant des savoirs particuliers aux sciences de l’éducation. Ainsi présentent-elles différents atouts pour mieux documenter les pratiques des pédagogies différentes : prise en compte des préoccupations des pédagogues croisées avec celles des chercheur⋅se⋅s ; élaboration commune des objets de recherche ; visées convergentes, mais aussi spécifiques : pour les pédagogues, résolution de problèmes professionnels, amélioration des pratiques ; pour les chercheur⋅se⋅s, explicitation, compréhension, étude des conditions de réussite des pratiques en contexte et production de savoirs de portée plus générale ; grâce à la coproduction des analyses après leur restitution, effets de saturation des données analysées de nature à accroitre la « crédibilité et [la] fiabilité des résultats obtenus » (Gohier, 2004).

7.2 Tableau de synthèse de notre typologie

Nous proposons maintenant un tableau de synthèse reprenant notre typologie des trois types de recherches à propos des pédagogies différentes : les deux premières colonnes concernent les recherches « sur » et « par », la troisième colonne correspondant à notre conception de la recherche « avec » en recherche-action de pédagogie. À chaque ligne et conformément à ce que nous avions annoncé dans la section « méthodologie », nous avons repris les différentes informations permettant de caractériser chaque type de recherche : ses objets ; ses finalités et visées en termes de types de productions ; les méthodologies utilisées ; les types de données recueillies ; les rôles donnés aux acteur⋅rice⋅s de terrain dans la recherche ; le positionnement de la⋅du chercheur⋅se vis-à-vis des savoirs, des objets, du terrain et des acteur⋅rice⋅s de la recherche ; le modèle de scientificité de la recherche. Enfin, nous avons donné quelques exemples de chaque type de recherche.

Tableau 2

Synthèse de notre typologie de recherches à propos des pédagogies différentes

Synthèse de notre typologie de recherches à propos des pédagogies différentes

Tableau 2 (continuation)

Synthèse de notre typologie de recherches à propos des pédagogies différentes

Tableau 2 (continuation)

Synthèse de notre typologie de recherches à propos des pédagogies différentes

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7.2.1 Qu’entendons-nous par « recherche-action de pédagogie » ?

Cette section vise à décrire plus précisément le troisième type de recherches de notre typologie, soit les recherches « avec » les pédagogues, que nous appelons aussi la « recherche-action de pédagogie ». Dans le cadre de cette proposition typologique et terminologique, nous présentons maintenant une synthèse des caractéristiques qui pourraient la définir, adaptées de la littérature consultée et exposée plus haut.

La recherche-action de pédagogie repose sur des choix épistémologiques et des orientations méthodologiques spécifiques. Sur le plan épistémologique, le refus des coupures théorie/pratique, pensée/action, sujet/objet a pour conséquence de considérer l’ensemble des acteur⋅rice⋅s comme codétenteur⋅rice⋅s et coproducteur⋅rice⋅s de savoirs. Les chercheur⋅se·⋅s sont invité⋅e⋅s à quitter une position de « sujets savants ». Elleils considèrent que les praticien⋅ne⋅s détiennent des savoirs sur leurs pratiques, qu’elle⋅il⋅s sont à même de les partager et de les communiquer. Ces énoncés ont des conséquences sur le plan méthodologique. La mise au jour des savoirs des praticien⋅ne⋅s passe par une collaboration avec des chercheur⋅se⋅s ne se situant pas en position d’extériorité par rapport à l’objet de la recherche. Les chercheur⋅se⋅s s’impliquent donc sur le terrain. Partant de demandes et de problématiques professionnelles identifiées par les praticiennes, ils les analysent et les élaborent avec elles⋅eux (ces demandes et problématiques sont évolutives) pour en faire des problématiques de recherche conformément à leur démarche (questions, hypothèses, recueil et analyse de données, résultats, etc.). Cela suppose que les praticien⋅ne⋅s acceptent le doute, sortent de la quête de solutions immédiates, fassent de leurs pratiques des objets de questionnement scientifique. Les chercheur⋅se⋅s leur proposent alors un dispositif de travail en commun, une méthodologie de la recherche-action précisant la temporalité, les modalités et les conditions de la collaboration. L’un des temps caractéristiques en est la restitution, où les réactions des praticien⋅ne⋅s aux données recueillies par les chercheur⋅se⋅s engagent à la coproduction de savoirs et peuvent alimenter des changements. On ne peut véritablement parler de recherche-action que si ces moments de coproduction de savoirs existent. Ce cadre est indispensable pour permettre les élaborations, faire progresser le processus de recherche, prendre en compte d’éventuelles tensions. Ainsi, l’analyse des relations entre chercheur⋅se⋅s et praticien⋅ne⋅s, de même que les dimensions institutionnelles et les interrogations à propos de la tension militant⋅e/praticien⋅ne/chercheur⋅se participent au processus de recherche.

La recherche-action de pédagogie se caractérise par une double visée articulée : 1) produire des savoirs pour 2) transformer des comportements et des pratiques, aux plans individuels et collectifs. Les places de chercheur⋅se et de praticien⋅ne n’étant pas confondues, les objectifs poursuivis diffèrent : les praticien⋅ne⋅s veulent élaborer des savoirs utiles pour l’action, les chercheur⋅se⋅s tentent de produire des savoirs sur les pratiques et leurs effets, sur le processus de recherche, savoirs in situ et de portée générale. Un autre enjeu est la capacité du dispositif d’une part, à permettre aux praticien⋅ne⋅s de s’approprier les résultats de la recherche et d’autre part, aux chercheur⋅se⋅s de produire des savoirs décontextualisables. Car bien que les savoirs produits soient contextualisés, certains d’entre eux peuvent avoir une portée générale s’ils peuvent être mis en rapport avec les résultats d’autres recherches. Enfin, la recherche-action de pédagogie n’a pas d’intention explicite ni d’action spécifique de formation des praticien⋅ne⋅s. Celles⋅ceux-ci se forment par la recherche à l’appropriation de démarches réflexives sur leurs pratiques.

7.2.2 Éléments de discussion

Nous ne prétendons pas que notre typologie des recherches à propos des pédagogies différentes soit nouvelle ou originale. Elle est discutable et assurément perfectible. Ainsi, à propos des recherches « sur » les pédagogies et les pédagogues, des sous-catégories selon les disciplines de référence, avec leurs épistémologies et leurs méthodologies, pourraient être reprises. Nous avons aussi accordé une place importante aux recherches « avec » les pédagogues, en particulier à la « recherche-action de pédagogie », alors même que peu de recherches s’y réfèrent à ce jour. Ce choix paradoxal peut donc faire débat. Cependant, quelques travaux récents (Connac et coll., 2022 ; Lescouarch, 2020, 2021 ; Robbes et coll., 2023) montrent que ce type de recherche émerge aujourd’hui, aussi parce qu’avec son épistémologie et ses méthodologies, il peut permettre de dépasser la contradiction présente chez les pédagogues soucieux⋅ses de la reconnaissance des savoirs spécifiques qu’elle⋅il⋅s détiennent et produisent (recherches « par »), mais aussi – comme nous le constatons actuellement – demandeur⋅se⋅s de collaborations avec des chercheur⋅ses pour confronter leurs pratiques aux regards scientifiques. Deux questions restent en suspens, que nous proposons de traiter en conclusion : quelle complémentarité ou quelles hybridations de ces types de recherches doit-on promouvoir ? En quoi cette complémentarité ou ces hybridations constituent-elles une réponse au positivisme ?

8. Conclusion

À la question de la complémentarité ou des hybridations possibles des trois types de recherches de sciences de l’éducation qui, en France, étudient les pédagogies différentes, nous répondons par un soutien sans réserve ni sectarisme méthodologique (Reuter, 2021). Donnons quelques exemples à l’appui de cette position. Premièrement, parce que nous avons constaté que les pédagogues contemporain⋅e⋅s se référaient peu à un courant pédagogique ou à un⋅e pédagogue historique identifié⋅e, nous estimons que la⋅le chercheur⋅se qui étudie leurs pratiques selon une démarche de recherche « avec » les pédagogues ne peut ignorer le patrimoine pédagogique, qui relève de recherches « sur » les pédagogies et les pédagogues. Mobilisé à bon escient, il lui permet de resituer ces pratiques en rapport avec d’autres connues dans l’histoire des doctrines pédagogiques, avec les fondements idéologiques et les philosophies de l’éducation qui les portent. Un autre exemple déjà évoqué de complémentarités disciplinaires peut être rappelé ici (Denizot et Robbes, 2019). Deuxièmement, l’étude d’une question pédagogique telle que, par exemple, celle des effets de dispositifs de régulation des conflits sur des comportements d’élèves peut utilement débuter par une enquête par questionnaire, afin d’établir un état des lieux du climat d’une école, puis d’identifier des questions de recherche, qui feront ensuite l’objet d’études qualitatives (analyse de situations contextualisées, entretiens individuels, etc.). Ici, la⋅le chercheur⋅se recourt d’abord à une méthodologie quantitative relevant des recherches « sur », puis à des méthodologies qualitatives empruntées à des recherches « sur » ou « avec ». À propos des recherches « par » les pédagogues, rappelons que si les pédagogues qui mènent ces recherches revendiquent leur autonomie à l’égard des chercheur⋅se⋅s, elle⋅il⋅s en lisent très souvent les travaux. Par ailleurs, et comme indiqué plus haut, les savoirs spécifiques qu’elle⋅il⋅s détiennent et produisent peuvent être des objets d’étude partagés dans des recherches « avec » ou encore bénéficier d’une validation scientifique (Fabre, 2002).

Examinons maintenant en quoi cette complémentarité ou ces hybridations des types de recherches que nous avons présentés – à condition qu’elles soient mises en évidence et justifiées dans chaque recherche conduite – constitueraient une réponse au positivisme. Partant des critiques énoncées en introduction à propos de l’evidence-based practices, nous sommes désormais en mesure d’apporter des éléments de réponses. Ainsi, selon nous, des complémentarités ou hybridations entre types de recherches donnent accès à une pluralité épistémologique et méthodologique, permettant la prise en compte de la complexité des variables en jeu dans les pratiques des pédagogies différentes. Elles visent la compréhension des situations d’enseignement et actes d’apprentissage différenciés selon les élèves, du pourquoi des effets observés dans les interactions et des finalités des actions en contexte, sans exclure la possibilité de généralisations permettant une théorisation du champ étudié. Pour cela, elles développent et combinent différentes formes de rationalité scientifique et de types de preuves, convergences d’indices et de résultats de sources diverses. En cela, elles maintiennent aussi le doute et laissent ouverts les questionnements. Elles peuvent supporter une conception processuelle et pluraliste des pratiques des pédagogies différentes, étudier les pratiques effectives des acteur⋅rice⋅s, mais aussi ce qu’elle⋅il⋅s en disent, les significations qu’elleil⋅s leur donnent. Elles peuvent formaliser, comprendre et apprécier les effets de ces pratiques de façons différenciées. Quant à la⋅au pédagogue, elle⋅il est considéré⋅e comme réflexif⋅ve et concepteur⋅rice de son activité, aux prises avec l’incertitude, les dilemmes et les prises de décision inhérentes à son action. À ce titre, les problématiques vives et complexes que la⋅le pédagogue rencontre (résolution de problèmes, formation à l’esprit critique, échec et origine sociale, décrochage, climat scolaire, etc.) peuvent être des objets d’étude.

En substance et face à certaines tentatives de discrédit des recherches en sciences de l’éducation du débat scientifique à propos des pédagogies différentes, gageons que le potentiel scientifique de tels croisements encourage le développement articulé de ces types de recherches, au bénéfice d’une meilleure connaissance des pratiques des pédagogies différentes.

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Bruno Claude Robbes
Professeur, CY Cergy Paris Université