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L’engouement des politiciens et de certains acteurs du domaine de l’éducation pour la quantification des pratiques éducatives dans une gestion axée sur les résultats force les écoles et les centres de services scolaires à établir des indicateurs chiffrés permettant de mesurer l’atteinte (ou non) des indicateurs et cibles de réussite. L’usage des chiffres et de la mesure en éducation afin de rendre compte de la réussite scolaire n’est pas banal et il importe d’y réfléchir.
Ce livre permet d’outiller le lectorat intéressé par le thème de la quantification, car il l’aborde de manière exhaustive. Il se divise en dix chapitres répartis en deux parties. La première partie vise à présenter des enquêtes sur les pratiques de quantification et commence, dans le premier chapitre avec les traces anciennes de la quantification, alors que le deuxième chapitre décrit la mesure des marchandises et des ressources dans une perspective historique. Le troisième chapitre traite du temps, de ses rythmes et de ses mesures. Au quatrième chapitre, l’auteur discute de la mise en statistique des sociétés, puis enchaine avec la quantification dans les sciences au cinquième chapitre. Le sixième chapitre montre l’extension de la mesure par les échelles et le septième chapitre clôt la première partie en traitant de l’évaluation et des compétitions chiffrées dans les sociétés contemporaines.
La seconde partie aborde les enseignements à tirer de ces enquêtes. Le huitième chapitre réfléchit à la quantification comme un fait social, alors que le neuvième chapitre présente les raisons de la quantification. Le dixième et dernier chapitre traite des effets de la quantification.
Dans l’introduction, Martin soulève un paradoxe intéressant : ce qu’il appelle l’empire des chiffres est à la fois puissant, mais aussi très fragile. En effet, les chiffres permettent de clore des débats, parce qu’ils parleraient d’eux-mêmes, mais ils sont en même temps fragiles : « on peut les faire mentir, les déformer, les trahir, les truquer, les trafiquer ; on peut jouer avec eux […] » (p. 4). Aussi, la quantification ne constitue pas un phénomène récent, car on rapporte des traces très anciennes des premières formes de quantification qui dateraient d’environ 20 000 ans sous la forme d’os trouvés en Afrique qui portent des encoches gravées qui suggèrent « une intention arithmétique » (p. 19).
Selon Martin, on quantifie pour trois grands types de motifs : 1) pour se coordonner, s’entendre, échanger et collaborer ; 2) pour décider et gouverner et 3) pour connaitre et savoir. Ainsi, la quantification a d’abord servi à établir des bases communes, notamment dans le commerce, afin de s’entendre sur des quantités, par exemple. Qu’est-ce qu’une livre de marchandise ? Les échanges commerciaux s’en trouvent complexifiés si les parties impliquées ne présentent pas une compréhension commune des quantités. La quantification sert aussi à décider et gouverner. Pensons aux recensements des populations qui permettent d’éclairer les politiques publiques à mettre en place. Finalement, comme la quantification est beaucoup utilisée en sciences, Martin fait une mise au pont importante : « si on peut défendre l’idée que la quantification est souvent un aspect important de la démarche scientifique, la quantification n’est pas une preuve de scientificité. Et ce n’est même pas une condition nécessaire, comme en témoignent beaucoup de théories et de connaissances scientifiques [qui ne recourent pas à la quantification] » (p. 204).
Autre constat éclairant dans cet ouvrage : la quantification est un fait social qui se constitue de trois aspects fondamentaux. Premièrement, elle implique des pratiques (instruments, techniques, gestes, méthodes) et des individus aptes à les mettre en oeuvre. Deuxièmement, il n’y a pas de quantification sans convention, comme les distances, l’heure ou le calendrier. Sans une définition de ces éléments qui fasse consensus, il s’avère impossible de quantifier. Finalement, la quantification est toujours associée au pouvoir, les mesures pouvant servir d’instruments de domination sociale (p. 200).
En somme, ce livre s’avère fort instructif pour porter un regard critique sur la quantification qui prend autant de place dans notre société par une abondante documentation autant dans des travaux historiques et sociologiques. L’auteur a le souci de prendre le lecteur par la main, en présentant son argument principal en introduction, pour ensuite le déployer dans les chapitres et revenir, en conclusion du livre, sur ses dimensions essentielles. C’est une force, le propos est facile à suivre, mais l’impression de redondance qui se dégage de la lecture constitue parfois une limite. Par exemple, le chapitre neuf présente les raisons de la quantification, mais ne fait que reprendre des raisons déjà évoquées auparavant.
La lecture de ce livre permet de relativiser l’usage et la portée des données dites probantes en éducation, une des questions vives en ce moment. L’approche des connaissances issues de la recherche semble une avenue plus prometteuse, car elle laisse de la place aux données qualitatives et quantitatives, contrairement aux données probantes, essentiellement quantitatives. En effet, les mécanismes permettant de les produire proviennent des sciences biomédicales (méthodologie expérimentale, essai contrôlé, randomisé). Aussi, les intentions et la définition même du concept de données probantes ne font pas consensus, ce qui ne satisfait pas les conditions de la quantification présentées dans l’ouvrage. De plus, l’insistance du pouvoir politique à propos des données probantes en éducation trahit vraisemblablement une intention de contrôle des milieux scolaires par le biais de la quantification, déjà entreprise par la gestion axée sur les résultats et manifestement consolidée avec le dépôt du Projet de loi n° 23 (Loi modifiant principalement la Loi sur l’instruction publique et édictant la Loi sur l’Institut national d’excellence en éducation, 2023) présenté par le Gouvernement du Québec.