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Cet ouvrage est un très bon exemple de la manière dont les universitaires peuvent utiliser les sciences humaines et sociales pour intervenir dans les débats publics en tant que chercheurs, c’est-à-dire en donnant à voir la construction argumentative visant à l’objectivation de ce qui fait polémique. Il est d’autant plus efficace qu’il traite d’attaques à l’encontre de l’université elle-même : l’auteur – chercheur en sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal – étant un acteur direct de ce qui fait débat, s’efforce, avec succès, d’objectiver les positions en jeu.
L’université serait le lieu, voire le moteur, d’une emprise violente et totalitaire qui mettrait à mal la démocratie. Les accusés sont les islamogauchistes, le wokisme, les gender studies ou autre critical race theory. L’ouvrage expose nombre de discours accusateurs et les confronte à des données empiriques. Il montre, d’une part, la circularité au principe du développement de ces discours – entre médias, intellectuels et partis politiques – et d’autre part, la manière dont ces discours s’appuient sur un sens commun qui fait de l’idéologie, illustrée par quelques informations, le seul moteur de l’action sociale et politique. Ce faisant, l’auteur met en lumière le ciment de ces attaques contre l’université : la lutte contre le développement du savoir et contre la logique de la découverte, la défense du déjà-là et la réaction contre la nouveauté.
Les six chapitres du livre déploient une argumentation simple et limpide, sur la base de très nombreuses citations tirées de médias grand public et d’essais, sur les cas du Québec, de la France et des États-Unis. L’argumentation est simple, mais fondée, en premier lieu, sur un certain nombre d’outils conceptuels des sciences sociales mis à la portée du lecteur non spécialiste : la panique morale, l’étiquetage, la construction de faux problèmes, le biais de confirmation, l’historicisation ou encore la construction sociale de la réalité. Des références sont fournies et offrent la possibilité d’une lecture critique des usages faits de ces outils. En second lieu, l’argumentation de l’auteur repose sur la recherche et la production de données sur ce dont il est question dans ces propos accusateurs (censure, totalitarisme, violence…). Cette dimension empirique de l’ouvrage est sans doute la plus percutante parce qu’elle manifeste le vide empirique de ces discours contre l’université. Prenons quelques exemples.
La mesure des phénomènes dénoncés constitue un premier niveau d’argumentation puissant. La simple mesure du nombre de formations qui relèveraient des courants de recherche incriminés montre leur très faible présence ; cette même mesure à l’échelle d’une université permet à l’auteur de montrer, par contraste, la prégnance massive des auteurs et théories les plus traditionnels. Le recensement des cas d’annulation de conférences permet, quant à lui, de montrer la place dominante, dans ce phénomène, des mouvements d’extrême droite. L’historicisation ensuite montre elle aussi sa puissance argumentative. Elle permet à l’auteur de replacer, par exemple, la « censure » brandie par les discours accusateurs dans les traditions universitaires du chahut et du boycottage (p. 162). Le changement de point de vue enfin, outil simple des recherches en sciences sociales, met au jour la saturation médiatique sur des objets bien particuliers au détriment d’autres : la dépendance des formations universitaires envers les puissances de l’argent n’est jamais évoquée comme menace contre les libertés académiques par ces discours dénonciateurs, pas plus que la place prise par l’enseignement catholique en France ou les universités baptistes ou adventistes aux États-Unis.
Au fil des chapitres se construit ainsi le portrait de mécanismes efficaces qui reposent, paradoxalement, sur un déséquilibre radical entre puissance accordée aux discours et faiblesse supposée des actes. Les sciences sociales, contrairement à l’image qu’en donnent ces discours accusateurs, visent avant tout à conserver cet équilibre dynamique entre idées explicatives et données empiriques. Ces discours accusateurs ne s’embarrassent pas d’évaluer le bienfondé des faits qu’ils convoquent, et, parallèlement, ils laissent croire que les hypothèses et concepts émergents de ces approches universitaires auraient des effets directs et dévastateurs sur le monde social. D’où la préférence pour les grands mots tels que la liberté (d’expression, chapitre quatre) plutôt que pour les situations dans lesquelles celle-ci est empêchée, réduite ou au contraire garantie, et plutôt que pour les discriminations effectives.
L’ouvrage, malgré son ancrage du côté des sciences sociales, peut donner l’apparence d’entrer dans la polémique. Il prend directement position, défend une thèse, et s’appuie d’une manière qu’on pourra trouver parfois excessive sur des citations ad hoc. Il est par ailleurs parfois difficile de distinguer les chapitres entre eux, ce qui peut donner l’impression de la répétition dans les arguments. Mais, entre l’essai et l’ouvrage scientifique dans la forme, ce livre vaut notamment parce qu’il illustre par lui-même ce qu’il défend. L’enjeu ne se situe pas dans le rapport entre interprétation et données, qui est toujours au coeur des arguments de sens commun, mais dans la possibilité de discuter ce rapport. C’est-à-dire l’explicitation des idées et des données favorisées pour permettre la confrontation à d’autres rapports possibles. C’est le propre des sciences sociales que de mettre ainsi en discussion les positions et prises de positions possibles. La polémique, celle qui envahit les médias, s’en trouve transformée en débat dans lequel il devient possible de contre argumenter. Ce qui est le propre du monde scientifique, contre tous les dogmes. Le livre incite à prendre cela au sérieux, dans et hors de l’université.