Article body
Dans cet essai, Francis Dupuis-Déri, professeur en sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal, entend mettre à l’épreuve les prétentions d’intellectuels ou de chroniqueurs qui estiment que les universités seraient sous la coupe d’idéologies portées par des militants wokes, comme la rectitude politique et la culture de l’annulation. Il mentionne que la « virulence et la mauvaise foi qui caractérisent ces attaques répétées contre l’Université [l’]ont incité à entreprendre cet exercice pédagogique » (p. 34) et qu’il entretient l’espoir de convaincre les lecteurs « qu’il n’y a pas plus de tyrannie totalitaire dans les universités que d’ogres sous votre lit » (p. 34).
L’ouvrage s’articule en six chapitres. Le premier définit les concepts sur lesquels s’appuie l’argumentaire. Ainsi, les mots piégés réfèrent à toute expression servant « à déclencher un sentiment de panique, de répulsion ou de la colère à l’égard d’individus et de groupes qu’on veut étiqueter comme déviants et dangereux » (p. 38). Le terme woke constitue aisément un mot piégé employé par certains chroniqueurs ou polémistes. Leurs utilisateurs visent à créer une panique morale, autre concept central, car celle-ci « a pour objet la transgression des bonnes moeurs et des valeurs dominantes auxquelles se conforme la majorité bienpensante, qui veut préserver l’ordre social et culturel » (p. 51).
Les chapitres suivants décrivent les mécanismes mis en oeuvre pour entretenir la panique morale évoquée. Dans le deuxième chapitre, l’auteur examine la supposée nouveauté du problème évoqué et montre comment l’alarme est sonnée. En effet, le mouvement woke viendrait ternir les principes valorisés à l’université, comme l’esprit critique et l’ouverture aux propos d’autrui. Or, selon Dupuis-Déri, « les polémistes entretiennent la légende dorée d’une Université qui n’était jadis qu’un lieu de réflexions et de conversations respectueuses et raisonnables entre distingués collègues en quête de vérité. Une telle Université n’a jamais existé » (p. 69).
Le troisième chapitre étudie l’amplification de la menace qui planerait sur l’Université. En effet, « les paniques morales carburent à l’exagération, à l’hyperbole et à l’outrance pour mieux fabriquer une menace diabolique. L’agitation politique n’en est que plus efficace » (p. 119).
Le quatrième chapitre montre comment on peut fabriquer de toute pièce un problème et passer sous silence de réelles atteintes à la liberté d’expression. Ainsi, à partir d’une plainte souvent répétée voulant qu’on ne puisse plus rien dire, on construit le problème selon lequel la liberté d’expression serait menacée sur nos campus. L’auteur fournit moult exemples où la liberté d’expression de groupes minoritaires s’est effritée, sans pourtant offusquer les chroniqueurs. Dans la foulée, le cinquième chapitre s’attaque au mythe selon lequel les études sur le genre et le racisme domineraient l’Université. On vise ainsi à déformer la réalité afin de justifier la panique morale. Après plusieurs exemples et démonstrations, Dupuis-Déri conclut : « on entend donc depuis au moins trente-cinq ans le même mensonge, à savoir que les féministes et les antiracistes menacent les études classiques » (p. 215).
Le sixième et dernier chapitre aborde les ressorts économiques de la production de la panique en décrivant le rattachement des porte-voix des sonneurs d’alarme à de grandes entreprises de presse qui profitent économiquement de la polémique.
Il en résulte un essai facile à lire, rédigé dans un style dynamique qui présente de manière claire les enjeux. En cohérence avec le style choisi, l’opinion de l’auteur à propos de son sujet n’est pas cryptée. Il se permet d’ailleurs quelques pointes acérées à l’endroit notamment d’un chroniqueur omniprésent des deux côtés de l’Atlantique.
Aussi, cet essai remarquablement bien documenté puise des exemples aux États-Unis, en France et dans les controverses québécoises très récentes. Par exemple, il décortique le rapport sur l’université québécoise du futur qui s’inquiète d’une montée de la censure guidée par la rectitude politique. Or, après vérification d’une journaliste qui a demandé les documents en appui à cette affirmation, le bureau du scientifique en chef a répondu qu’il n’y avait pas de données factuelles à l’appui de cette affirmation, plutôt guidée par les actualités récentes. Malgré tout, les médias ont repris ce passage du rapport, des politiciens se sont exprimés à coup de lettres dans les journaux et de déclarations publiques sur l’importance d’arrêter la censure dans les universités. Une loi a même été adoptée. Ainsi, ce qui ressemble à une anecdote condense néanmoins les éléments de cette amplification médiatique théorisée par Stanley Cohen : « [l]a recette est toujours la même : on parle sans fin d’un évènement dont on ne connaitra jamais tous les détails, pour (se) convaincre qu’on fait face à une menace effroyable et généralisée d’individus diaboliques qui frapperaient partout et sans arrêt » (p. 54).
Or, l’ouvrage présente le défaut de sa qualité, c’est-à-dire qu’il foisonne d’exemples pour appuyer le propos, mais ceux-ci prennent parfois le pas sur l’élaboration des idées au fondement de son argumentaire. En effet, l’auteur semble se perdre en chemin pour nous démontrer que le phénomène n’existe pas ou a été exagéré, mais il réfléchit peu aux causes ou motivations de la construction artificielle de ce problème. Pourquoi voudrait-on entretenir ce mythe, cette panique à propos des idéologies qui gagneraient du terrain en venant à dominer les débats sur les campus ? Qui profiterait de la situation dans les universités ?
En somme, doit-on s’inquiéter, comme plusieurs chroniqueurs, qu’une frange woke prenne le contrôle des universités ? L’auteur conclut que « de telles crispations existent depuis les origines de l’Université ; elles sont presque toujours gérées à l’interne et ne méritent pas toutes ces controverses nationales et internationales qu’entretiennent les forces conservatrices et réactionnaires pour défendre leurs intérêts » (p. 300). Si la promulgation de la loi sur la liberté universitaire repose sur des chimères, comme nous le démontre cet essai, il faut probablement s’inquiéter de la crédulité du monde universitaire et de la récupération politique de ces mensonges. La communauté universitaire manquerait-elle de vigilance ou d’outils pour se défendre contre les mythes véhiculés par quelques chroniqueurs ? L’ogre évoqué à la blague par l’auteur se situe peut-être ailleurs que sous notre lit.