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Cet ouvrage est tiré d’une thèse de doctorat qui a mené Catherine Larochelle (2021) à s’intéresser à la construction de l’altérité dans les écoles québécoises du 19e siècle au début du 20e siècle. Elle y a trouvé matière à réflexion pour décrire l’influence de l’institution scolaire dans la transmission des stéréotypes associés aux Orientaux, aux membres de la communauté noire et aux Autochtones. Durant la période étudiée (1830 à 1915), l’école sert de vecteur pour la construction de l’identité du « Blanc civilisé ». Dans ce contexte, les jeunes canadiens (francophones et anglophones) apprennent qu’ils sont privilégiés d’appartenir à la civilisation et à la race blanche. À partir d’un riche corpus articulant des extraits de manuels scolaires, des documents iconographiques et des productions d’élèves (à l’intérieur de cahiers personnels), l’auteure met en lumière l’évolution des différentes représentations de l’altérité dans une perspective historique. Les six chapitres soutiennent l’idée principale que l’école, celle du Bas-Canada puis de la province de Québec, contribue à la construction d’une image hégémonique et impérialiste du Blanc, laissant de côté toute forme de considération humaine chez l’Autre.
Le premier chapitre décrit les théories de l’altérité et sert à préciser la place de choix occupée par l’école comme lieu d’autorité pour l’alphabétisation à l’altérité. Le deuxième chapitre présente la forme que prend la classification des Autres dans un récit où seul le Soi occidental a une histoire. Le souci accordé à la description du contexte politique, économique, religieux et scientifique explique les assises de l’infériorité de l’Autre dans les manuels et les dictées réalisées en classe. Le chapitre trois explore les caractéristiques de l’identité d’un individu dans le matériel scolaire. C’est par la couleur de la peau, les traits physiques ou les vêtements que l’altérité est perçue et nommée. Cette description mène Larochelle (2021) à identifier la domination et l’effacement des Autochtones dans le récit narratif des manuels scolaires (chapitre quatre). Dès lors, c’est par l’accessibilité aux représentations et aux stéréotypes visuels de l’Autre que se transmet et se construit l’identité canadienne (chapitre cinq). Finalement, le dernier chapitre de l’ouvrage met en scène le rôle crucial joué par les enfants dans le financement des « missions civilisatrices » transnationales des communautés religieuses. Les figures que prend l’Autre servent ainsi de moteurs à la mobilisation sociale des enfants et de leurs parents. La pertinence de l’ouvrage réside dans la qualité du contenu et dans la clarté de la démarche d’enquête. D’abord, Larochelle (2021) donne des clés d’interprétation pour saisir l’interaction entre le contexte impérial et colonial de l’époque étudiée et la présentation des différentes figures de l’Autre dans le système scolaire. Ensuite, le livre permet de définir les manuels scolaires comme des lieux de mémoire, puisqu’ils permettent d’identifier et de comprendre les formes que prend le racisme dans des contextes politiques et socioculturels particuliers comme ceux du Québec aux 19e et 20e siècles.
De plus, l’ouvrage force le temps d’arrêt pour interroger les documents iconographiques représentant l’altérité dans les manuels scolaires passés. Les représentations visuelles de l’altérité sont le produit du conquérant, du civilisé, du Blanc. Le Soi collectif est construit sur la déshumanisation de l’Autre. Celui-ci n’est pas représenté pour son progrès, mais pour son exotisme, son infériorité culturelle ou ses traits corporels différents des normes occidentales. Par effet de ricochet, cette rencontre avec l’iconographie de l’altérité nous oblige à revisiter la façon dont elle se déploie aujourd’hui dans les ensembles didactiques au primaire et au secondaire.
Le rôle de l’image comme outil d’éducation à l’altérité nous rappelle l’importance de mobiliser les dimensions du contexte historique pour comprendre l’essence de ces représentations. Ces représentations de l’Autre se construisent avant l’arrivée à l’école. Cependant, l’école décrite par Larochelle (2021) occupe une place de choix, puisqu’elle fait figure d’autorité dans la consolidation de ces images centrées sur la déshumanisation, la naturalisation ou la féminisation de l’Autre.
Dans cet enseignement axé sur la transmission des connaissances, l’image sert de preuve « au réel », mais pour faire parler cette image, il faut savoir l’interroger. Les documents iconographiques tirés des manuels scolaires étudiés ne nous permettent pas de contextualiser l’utilisation de ces images dans des situations d’apprentissage précises. Les élèves posaient-ils des questions ? Des nuances étaient-elles apportées par l’enseignant lors de l’analyse de ces images en classe ? Enfin, malgré l’absence de ces données, nous observons tout de même la primauté des manuels comme instrument pédagogique privilégié pour mettre en scène la mémoire collective. Aussi, le corpus choisi par l’auteure montre l’importance de placer les actions des individus dans leur contexte de production pour les rendre intelligibles.
En conclusion, ce livre jette un éclairage sur les racines du discours colonial et raciste transmis par la culture scolaire au 19e et au début du 20e siècle. Le propos permet de mieux saisir l’origine de ces stéréotypes et de ces préjugés sur l’Autre, dont les Premiers Peuples, car ils sont les plus souvent représentés dans les manuels scolaires francophones. Aujourd’hui, à l’ère des réseaux sociaux et du culte porté à l’image, l’ouvrage vient nous rappeler combien il est nécessaire d’outiller les élèves à l’alphabétisation visuelle. Au 19e siècle, l’école initie l’élève à la représentation visuelle de l’altérité, ce qui permet d’imaginer l’ailleurs. En 2022, les sources de l’altérité sont accessibles en quelques clics. Le document iconographique demeure un puissant outil pour plonger dans un contexte d’époque et pour interroger les représentations dominantes de l’altérité. Il reste à déterminer comment amener les apprenants à mobiliser les opérations intellectuelles nécessaires à la lecture critique de l’image comme source d’information. Il s’agit d’un défi à relever pour les enseignants des écoles primaires et secondaires, ainsi que pour les professeurs dans la formation des maitres en sciences de l’éducation.
L’illustration de la page couverture est révélatrice de cette représentation de l’Autre dans laquelle l’expression « jouer à l’Indien » prend tout son sens. Nous observons un groupe de douze acteurs de la pièce Le P. Isaac Jogues, S. J. ou l’Évangile prêché aux sauvages (1874). Huit d’entre eux portent des accessoires associés aux Premiers Peuples. Qu’ont-ils retenu des enseignements dispensés à l’école ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelle image véhicule-t-on dans les écoles au 21e siècle ? Quelle image les élèves construisent-ils ? Ces questions demeurent d’actualité et sont en filigrane durant la lecture de ce livre. Chaque professionnel de l’enseignement devrait y trouver des pistes de réponses dans ses pratiques enseignantes.