Abstracts
Résumé
Avec la démocratisation croissante de la mobilité universitaire, plusieurs étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les s’installent chaque année dans une nouvelle ville afin d’y suivre une partie ou la totalité de leurs études. Une telle expérience n’est pas sans représenter des défis, qu’ils soient économiques, sociaux, culturels ou linguistiques. Cette étude menée en contexte canadien s’intéresse plus spécifiquement aux défis linguistiques vécus par les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les à l’extérieur du campus. L’analyse qualitative de journaux de bord et d’entrevues de groupe menées auprès de 19 participant⋅e⋅s allophones et anglophones apprenant le français dans une université montréalaise indique que les principaux défis à l’utilisation du français dans la société d’accueil trouvent leur origine dans les caractéristiques d’un milieu sociolinguistique marqué par le bilinguisme français/anglais et la variation linguistique, combinées à un sentiment d’insécurité linguistique anxiogène.
Mots-clés :
- étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les,
- communication,
- intégration linguistique,
- apprentissage des langues,
- mobilité universitaire
Abstract
With the acceleration of international academic mobility, an increasing number of international students settle in a foreign city to pursue an academic degree. Such an experience comes with many challenges, be they economic, social, cultural, or linguistic. This study, conducted in a Canadian context, is specifically interested in the linguistic challenges international students faced outside the campus. The qualitative analysis of reflexive journals and focus groups carried out with 19 allophone and anglophone participants learning French at a Montreal university indicates that the main challenges to the use of French in the local community stem in the sociolinguistic characteristics of an environment characterized by French-English bilingualism and linguistic variation, combined with linguistic insecurities.
Keywords:
- international students,
- communication,
- linguistic integration,
- language learning,
- academic mobility
Resumen
Con la democratización creciente de la movilidad universitaria, varios estudiantes internacionales se instalan cada año en una nueva ciudad para continuar una parte o la totalidad de sus estudios. Una experiencia así presenta también desafíos, ya sean económicos, sociales, culturales o incluso lingüísticos. Este estudio, desarrollado en contexto canadiense, se interesa más específicamente en los desafíos lingüísticos vividos por los estudiantes internacionales al exterior del campus. El análisis cualitativo de diarios de a bordo y de entrevistas de grupo desarrolladas con 19 participantes de lengua materna diferente del inglés y el francés y anglófonos, que estaban aprendiendo el francés en una universidad montrealense, indica que los principales desafíos para la utilización del francés en la sociedad de acogida encuentran su origen en las características de un medio sociolingüístico marcado por el bilingüismo francés/inglés y la variación lingüística, combinados con un sentimiento de inseguridad lingüística estresante.
Palabras clave:
- estudiantes internacionales,
- comunicación,
- integración lingüística,
- aprendizaje de lenguas,
- movilidad universitaria
Article body
1. Introduction et contexte de la recherche
L’analyse de données présentée dans cet article s’inscrit dans le cadre d’une étude plus large portant sur la conception de matériel didactique en vue de soutenir la volonté de communiquer (MacIntyre et coll., 1998) en français à Montréal chez les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les (Papin, 2022). Nous présenterons ici un des volets de cette étude visant à explorer les défis à la pratique du français à Montréal, tels que rapportés par ces jeunes adultes apprenant le français comme langue seconde à l’Université McGill (une université anglophone montréalaise). Au-delà des défis auxquels font habituellement face les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les au Québec, tels que le stress académique ou le choc d’acculturation (Kanouté et coll., 2020), cette étude fait le choix de s’intéresser spécifiquement aux défis d’ordre linguistique, dans le but de mieux cerner les difficultés vécues par ces nouveaux⋅lles arrivant⋅e⋅s au Québec lors de leurs interactions dans la langue majoritaire de la société d’accueil, autrement dit lors de leurs tentatives d’intégration linguistique (Calinon, 2013). Afin d’orienter la⋅le lecteur⋅rice, nous nous proposons dans un premier temps de décrire les spécificités sociolinguistiques du contexte dans lequel l’étude a été conduite.
1.1 Montréal : une métropole caractérisée par la coexistence français-anglais
Montréal, plus grande ville francophone en Amérique du Nord, demeure marquée par un fort taux de bilinguisme français-anglais. Celui-ci y atteint 58,5 %, contre 46,4 % pour l’ensemble du Québec (Statistique Canada, 2021). Au sein de la ville de Montréal, le taux de bilinguisme varie selon le quartier ; les quartiers centraux (où est située l’Université McGill) affichant des taux dépassant les 75 % (Ville de Montréal, 2016). Ces chiffres sous-entendent qu’au centre-ville de la métropole québécoise, il est possible d’être compris et de recevoir des services en anglais dans la plupart des situations. Pour les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les anglophones ou allophones apprenant le français comme langue seconde durant leurs études universitaires, ce manque d’incitatif à communiquer dans cette langue à l’extérieur du campus est doublé d’un phénomène communicatif particulier : le Montreal switch, c’est-à-dire une forme particulière d’alternance codique caractérisée par le passage du français à l’anglais lors d’une interaction orale (Godfrey-Smith, 2015). Cela se manifeste par le fait que, même si une personne apprenant le français initie une conversation dans cette langue, son interlocuteur⋅rice bilingue est susceptible de poursuivre en anglais si elle⋅il perçoit que l’apprenant⋅e n’a peut-être pas une maitrise suffisamment élevée du français pour mener à bien la conversation. Bien que ce comportement linguistique soit motivé par l’empathie, il semble être mal perçu par les personnes cherchant à s’exprimer en français (Godfrey-Smith, 2017).
1.2 La pratique limitée du français dans l’environnement académique
Dans le contexte plus spécifique de leur parcours académique, les participant⋅e⋅s à notre étude sont des étudiant⋅e⋅s de premier cycle inscrit⋅e⋅s dans une université anglophone (Université McGill). L’anglais y constitue la langue d’usage, avec seulement 4,9 % du corps étudiant déclarant communiquer seulement en français (4,4%) ou en français et dans une autre langue que l’anglais (0,5%) dans leur vie quotidienne, contre 52,9 % préférant utiliser l’anglais seulement (34,5%) ou l’anglais et une autre langue que le français (18,4%) (Université McGill, 2009). Ceci peut s’expliquer par la diversité des pays d’origine des étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les dans cet établissement : seulement 15,7 % viennent d’un pays majoritairement francophone (comme la France), si l’on se base sur les 20 nationalités les plus représentées par le contingent international de l’établissement (Université McGill, 2021).
Par ailleurs, même si des données spécifiques à l’établissement des participant⋅e⋅s ne sont pas disponibles, une étude du Bureau canadien de l’éducation internationale (2015) révèle que 56 % des étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les au Canada déclarent ne pas avoir d’ami⋅e⋅s canadien⋅ne⋅s. Ce chiffre diminue encore parmi celles⋅ceux déclarant interagir surtout avec des étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de la même culture d’origine, ce qui trahit, selon l’étude, des difficultés d’acculturation. L’anglais étant dans notre cas la langue d’usage sur le campus, ces données portent à croire que les échanges en français avec des Québécois⋅es francophones restent souvent très circonscrits pour les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les apprenant le français comme langue seconde à Montréal.
En somme, en raison du contexte sociolinguistique montréalais et du climat linguistique spécifique à leur établissement d’accueil anglophone, on conçoit aisément que l’intégration linguistique en français des étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les apprenant le français à Montréal est semée d’embuches. Toutefois, peu de données empiriques sont disponibles quant au ressenti et à l’expérience de cette population à cet égard. Nous nous proposons donc d’explorer dans cet article la question suivante : quels sont les défis linguistiques à la communication en français à Montréal, tels que rapportés par des étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les apprenant le français ?
2. Contexte théorique
Afin de mieux appréhender les défis (socio)linguistiques qui pourront être rapportés, cette partie offre une recension des défis déjà connus dans le cadre de l’apprentissage du français comme langue seconde en contexte québécois. Nous nous intéressons ici à l’intégration linguistique dans la société d’accueil, en insistant sur la communication orale, puisque la maitrise de l’oral permet notamment aux nouveaux⋅lles arrivant⋅e⋅s au Québec « d’avoir un accès rapide à des services de base dont dépend [leur] mieux-être immédiat » (ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, 2015, p. 5). Deux aspects seront particulièrement pertinents à la recherche : la variation linguistique à l’oral au Québec d’un côté, et les émotions liées à la pratique de l’oral en langue seconde de l’autre.
2.1 Un enseignement du français langue seconde encore marqué par des préjugés variationnistes
Le contexte sociolinguistique dans lequel évoluent les apprenant⋅e⋅s de français comme langue seconde à Montréal n’est pas toujours propice, nous l’avons vu, à la pratique de cette langue hors de la salle de classe. À cela s’ajoute un enjeu important en contexte montréalais pouvant déstabiliser certain⋅e⋅s étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les : la variation linguistique.
Un obstacle important à la transposition des expériences d’interaction en classe vers la pratique du français dans la société d’accueil est la différence perçue par les apprenant⋅e⋅s entre le français tel qu’enseigné en classe et le français parlé à l’extérieur de celle-ci par les locuteur⋅rice⋅s francophones. Ainsi, plusieurs apprenant⋅e⋅s de français langue seconde (qui ont d’ailleurs parfois déjà commencé à apprendre le français à l’extérieur du Québec) éprouvent de la difficulté à comprendre le français oral familier, régulièrement entendu à l’extérieur de la salle de classe, comparé à un registre dit standard, entendu en salle de classe (Boucher, 2012). De plus, même si la sensibilisation à la variété orale de français parlé au Québec reste attractive pour plusieurs apprenant⋅e⋅s (Damay, 2018), les enseignant⋅e⋅s québécois⋅es de français langue seconde perçoivent et enseignent certains québécismes avant tout comme des termes à éviter (Veilleux, 2012) et transposent la norme écrite à leur enseignement du français oral (Calinon, 2009). On est donc loin d’une didactique de l’oralité (Weber, 2013), qui permettrait, entre autres, de démystifier la confusion entre le registre de langue (notamment le registre québécois familier pouvant être entendu à l’oral) et les simples traits d’oralité (par exemple, pauses, reprises, faux départ), qui eux ne sont pas propres à la variété de français parlée au Québec. Ces préjugés des enseignant⋅e⋅s de langue quant à la variation linguistique se retrouvent d’ailleurs au-delà des frontières du Québec, notamment aux États-Unis (Salien, 1998), en Afrique (Piebop, 2016), en Asie (Junkai et Zhihong, 2018) ou en Europe (Zychowicz Marandet, 2019), ce qui n’aide pas à préparer les futur⋅e⋅s étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les à la communication en français au Québec.
En somme, la variation linguistique reste peu enseignée en cours de français langue seconde au Québec, et encore moins à l’étranger. Ceci peut s’avérer problématique pour l’intégration linguistique des nouveaux⋅lles arrivant⋅e⋅s, d’autant plus que la variation linguistique est particulièrement apparente à l’oral. Il convient toutefois de noter qu’aucune des études mentionnées précédemment ne s’est intéressée aux défis rapportés spécifiquement par des étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les apprenant le français comme langue seconde au cours de leurs études universitaires à Montréal.
2.2 Communiquer dans une autre langue : une activité chargée émotionnellement
Afin d’approfondir ses connaissances linguistiques et de s’intégrer à la société d’accueil, l’apprenant⋅e de langue seconde doit chercher des opportunités de communication authentiques à l’extérieur de la salle de classe et devenir un⋅e acteur⋅rice social⋅e (Conseil de l’Europe, 2001). Or, même si la communication est la clé de l’intégration linguistique, s’exprimer à l’oral dans une langue seconde fait entrer dans l’équation différents paramètres psychoaffectifs (Dörnyei, 2019).
La recherche sur les émotions dans l’apprentissage des langues a retenu l’attention des chercheur⋅se⋅s depuis plusieurs décennies. L’anxiété langagière, définie par Horwitz et ses collaborateur⋅rice⋅s (1986) comme l’anxiété associée à la pratique (particulièrement orale) d’une autre langue, est l’émotion négative ayant reçu le plus d’attention. Selon les auteur⋅e⋅s, elle trouve sa source dans la peur de l’évaluation négative et du jugement, et peut avoir des répercussions physiques lors de l’utilisation de la langue cible (par exemple, transpiration excessive, accélération du rythme cardiaque). Par ailleurs, avant même d’interagir dans une autre langue, encore faut-il le vouloir. C’est là le constat de départ de la recherche sur la volonté de communiquer, autrement dit la propension à initier ou poursuivre une conversation dans une autre langue que la sienne, lorsque l’occasion se présente (MacIntyre et coll., 1998). D’après des études réalisées en contexte bilingue au Canada (par exemple, MacIntyre et coll., 2011 ; MacIntyre et Legatto, 2011), le degré de volonté de communiquer en français hors de la salle de classe résulte de la somme (positive ou négative) du sentiment de compétence communicative perçu par l’apprenant⋅e et de son anxiété langagière à un moment donné, même si des facteurs comme le soutien social ou les relations entre les groupes sociolinguistiques exercent aussi une influence indirecte (MacIntyre et coll., 2001).
Gregersen et MacIntyre (2014) précisent toutefois que si les dynamiques poussant un⋅e apprenant⋅e de langue seconde à communiquer dans cette langue sont désormais bien comprises, peu de recommandations pédagogiques ont découlé de ce champ de recherche. Même si le passeport de prise de risques linguistiques (Slavkov et Séror, 2019) a récemment permis d’inciter aux tentatives d’intégration linguistique en français et en anglais langue seconde en contexte canadien, il demeure un besoin de collecter des données empiriques sur les perceptions des apprenant⋅e⋅s quant à leurs défis linguistiques lors de ce processus.
2.3 Objectifs et hypothèses
En somme, l’intégration linguistique en français à Montréal, comprise ici comme l’utilisation de cette langue dans les interactions orales au quotidien, n’est pas un exercice aussi facile qu’il n’y parait. Nous avons donc proposé une étude dont les objectifs étaient les suivants :
Identifier les défis à la communication orale en français chez les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les allophones et anglophones à Montréal.
Évaluer l’authenticité perçue, par ces mêmes apprenant⋅e⋅s, du matériel didactique créé afin de préparer à la communication orale en français à Montréal.
Déterminer dans quelle mesure l’introduction de ce matériel est susceptible d’influencer la volonté de communiquer à l’oral en français à l’extérieur de la salle de classe.
Comme mentionné précédemment, cet article présente les résultats obtenus en lien avec le premier objectif de recherche. Nous jugeons en effet utile de documenter ces défis afin de pouvoir par la suite y répondre, notamment via des programmes d’éducation adaptés.
3. Méthodologie
Cette étude dans son ensemble adopte une approche exploratoire, visant par définition à combler le manque de recherche dans un domaine tout en permettant d’apporter plusieurs éclairages sur la même situation (Thouin, 2014 ; Van der Maren, 1996). Une collecte de données mixte, reposant sur des échelles de Likert (tests psychométriques réalisés avant et après l’introduction du matériel didactique), ainsi que des journaux de bord réflexifs et des entrevues de groupes, a permis de recueillir les perceptions des apprenant⋅e⋅s quant à leurs défis de communication et au matériel didactique qui leur a été présenté. Nous présenterons uniquement dans cet article les données qualitatives en lien avec le premier objectif de recherche décrit précédemment.
3.1 Participant⋅e⋅s
Après l’obtention de certificats d’éthique, les 19 participant⋅e⋅s ont été recruté⋅e⋅s en 2019 dans un groupe-cours de français langue seconde de niveau débutant (ayant validé le niveau A1 du Cadre européen commun de référence pour les langues et se dirigeant vers le niveau A2) offert à l’Université McGill. Elle⋅il⋅s étaient inscrit⋅e⋅s dans différents programmes de baccalauréat (ingénierie, arts, sciences politiques, entre autres) et suivaient ce cours de français langue seconde en tant que cours à option. Quatre d’entre elles⋅eux apprenaient le français depuis moins d’un an au moment de l’étude, 12 depuis un à deux ans, et trois avaient commencé à l’apprendre au cours des quatre dernières années, puis l’avaient étudié par intermittence. Au total, 11 participant⋅e⋅s avaient commencé à apprendre le français langue seconde au Québec, dans un précédent cours (débutant complet) à l’Université McGill. La vaste majorité (16 participant⋅e⋅s sur 19) habitait à Montréal depuis moins de deux ans au moment de l’étude.
Le tableau 1 présente le profil des participant⋅e⋅s, dont cinq personnes s’identifient au sexe masculin et 14, au sexe féminin. L’échantillon est caractérisé par sa variété de répertoires linguistiques, qui s’explique par le fait que les participant⋅e⋅s sont originaires de huit pays différents : la Chine, la Corée du Sud, l’Égypte, les États-Unis, l’Inde, le Japon, le Mexique et le Vietnam. Le mandarin et l’anglais sont les deux langues maternelles les plus présentes, avec respectivement six et cinq locuteur⋅rice⋅s. Il est aussi important de préciser que l’ensemble des participant⋅e⋅s maitrise l’anglais à un niveau avancé, et que dix parlent au moins deux langues couramment.
On remarque enfin une forte homogénéité au niveau de l’âge, l’ensemble des participant⋅e⋅s ayant entre 19 et 21 ans.
3.2 Déroulement et instrumentation
Deux semaines après la date du recrutement, l’intervention didactique en classe a débuté. Elle consistait en la réalisation de trois tâches de simulation d’interaction orale réalisées individuellement sur un ordinateur, dans le but de préparer les apprenant⋅e⋅s à la pratique du français à Montréal (pour plus de détails sur le matériel didactique : Papin, 2021). La réalisation de ces trois tâches était espacée de deux semaines. Au début et juste après la fin de l’intervention, les participant⋅e⋅s ont été invité⋅e⋅s à autoévaluer leur degré d’anxiété langagière, de sentiment de compétence communicative et de volonté de communiquer via des tests psychométriques quantitatifs. Ces tests avaient pour but de répondre aux deuxième et troisième objectifs de recherche. Nous n’en rapporterons donc pas les résultats dans cet article.
Afin d’identifier les défis à la communication en français langue seconde en dehors de la salle de classe à Montréal (notre premier objectif de recherche), chaque participant⋅e a complété à la maison trois journaux de bord réflexifs (Moon, 2010) en ligne, à deux semaines d’intervalle. Ce choix méthodologique s’appuie sur le fait que les journaux de bord permettent de réfléchir de manière concrète et approfondie à une expérience vécue, notamment en société (Hamilton et Corbett-Whittier, 2012). Les journaux de bord ont été rédigés en anglais (une langue bien maitrisée par les participant⋅e⋅s) et comprenaient huit questions, telles que : « In general, which factors would you say could deter you from initiating conversation in French outside of the classroom? [En général, quels facteurs pourraient selon vous vous dissuader d’engager une conversation en français en dehors de la salle de classe ?] » ou « When was the last time you spoke French outside of the classroom in Montreal? Tell us about this experience. [À quand remonte la dernière fois que vous avez parlé français en dehors de la salle de classe à Montréal ? Parlez-nous de cette expérience.] »
Enfin, deux semaines après la rédaction du dernier journal de bord, quatre entrevues de groupe semi-dirigées de 45 minutes, regroupant chacune de trois à six participant⋅e⋅s, ont été réalisées. Les entrevues de groupe présentent en effet l’avantage de pouvoir faire émerger des réflexions complexes à travers l’interaction entre les différent⋅e⋅s intervenant⋅e⋅s (Morgan et Krueger, 1993) et ont d’ailleurs été utilisées dans des études en lien avec les émotions dans l’apprentissage des langues (de Saint Léger et Storch, 2009). Les entrevues de groupe abordaient entre autres la communication en français à Montréal. Les questions, élaborées en s’inspirant notamment du guide d’entrevue utilisé par Godfrey-Smith (2017) en contexte montréalais, demandaient par exemple : « Tell us about your use of French in Montreal, outside of the classroom, since the beginning of the semester. » [Parlez-nous de votre utilisation du français à Montréal, en dehors de la classe, depuis le début du semestre.] ou « What challenges have you faced while trying to communicate in French in Montreal? » [À quels défis avez-vous fait face lors de vos tentatives de communication en français à Montréal ?]. Chaque entrevue a été enregistrée au format audio/vidéo afin d’en effectuer par la suite la transcription.
3.3 Méthode d’analyse des données
Afin de préparer l’analyse des données qualitatives, les interactions lors des entrevues de groupe ont été transcrites. Quant aux journaux de bord, leur format en ligne a permis le téléchargement rapide des commentaires des apprenant⋅e⋅s, qui ont ensuite été regroupés par question.
Après une première lecture des données textuelles, l’ensemble de ces données a été codé de manière semi-ouverte grâce au logiciel QDA Miner. La grille de codage s’appuyait sur les thématiques présentes dans la grille d’entrevue et les journaux de bord (par exemple, les obstacles perçus ou vécus à la communication en français à Montréal, la volonté de communiquer en français langue seconde, la fréquence d’utilisation du français dans la vie quotidienne), tout en gardant la flexibilité d’intégrer d’autres éléments de réponse non anticipés. Les thématiques prédéfinies incluaient par exemple l’« anticipation anxiogène liée à la communication en L2 » ou le « faible degré de confiance en ses capacités linguistiques ». Le codage mixte réalisé a fait ressortir plusieurs sous-thèmes permettant de nous éclairer sur les défis à l’intégration linguistique des participant⋅e⋅s, notamment : « peur de l’inattendu », « peur du manque de patience de l’interlocuteur » ou encore « difficulté à formuler rapidement des idées ».
Notons que certaines questions similaires des journaux de bord et des entrevues de groupe ont pu être analysées conjointement afin d’augmenter la validité interne de l’analyse. Un contre-codage portant sur 10 % des données qualitatives a été réalisé afin de s’assurer de la validité de l’analyse (taux d’accord interjuges de 76 %).
4. Résultats
La pratique d’une langue seconde dans un contexte majoritaire, mais marqué par le bilinguisme, n’est pas sans représenter des défis spécifiques pour les apprenant⋅e⋅s de français. Nous présenterons dans cette section ces défis à travers deux aspects saillants dans les journaux de bord et les entrevues de groupe : les freins à la pratique du français liés au contexte montréalais d’un côté, et les insécurités linguistiques rapportées par les participant⋅e⋅s de l’autre.
4.1 Défis émanant du contexte sociolinguistique montréalais
La coexistence du français et de l’anglais à Montréal, bien qu’elle puisse à priori laisser penser à des opportunités d’apprentissage du français, semble en réalité poser des défis aux étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les. La variation linguistique, mentionnée en introduction, est aussi associée à des perceptions négatives chez les participant⋅e⋅s.
4.1.1 Le bilinguisme montréalais : un obstacle plus qu’un incitatif à la pratique du français
Tout au long de l’étude, lorsque les participant⋅e⋅s ont été interrogé⋅e⋅s sur leur utilisation du français à Montréal, la faible pratique rapportée de celui-ci a été associée à un manque d’incitatif à la prise de risque linguistique. En d’autres termes, pourquoi choisir de communiquer en français, quand la plupart des interlocuteur⋅rice⋅s sont en mesure de répondre ou d’offrir un service en anglais (à tout le moins, au centre-ville et aux abords de l’Université McGill) ? Les vues de cette apprenante anglophone, partagées par plusieurs autres participant·e·s, sont évocatrices : « No [I don’t speak French in Montreal] since I’m surrounded by anglophones. » [Non [je ne parle pas français à Montréal] puisque je suis entourée d’anglophones.] (Mila, JB1) ; « It’s so easy to speak English [rather] than switching to French. » [C’est tellement facile de parler anglais [plutôt] que de basculer en français.] (Mila, JB2) ; « The environment affects [the practise of French] a lot since for McGill students and the surrounding area, the main language is English so the tendency for me to speak French is not high. » [L’environnement joue beaucoup [sur la pratique du français] puisque pour les étudiant⋅e⋅s de McGill et les environs, la langue principale est l’anglais, donc je n’ai pas beaucoup tendance à parler français.] (Mila, JB1)
Le constat est le même parmi les apprenant⋅e⋅s allophones, qui associent l’utilisation de l’anglais (mieux maitrisé que le français) dans leur vie quotidienne à un choix pragmatique quand vient le moment d’interagir avec des interlocuteur⋅rice⋅s montréalais⋅es : « I feel like for people whose English and French are not first languages, they’re going to tend to choose the language they’re more comfortable with. Why would I speak something I’m not fluent in when I’m fluent in English? » [J’ai l’impression que les gens dont l’anglais et le français ne sont pas les langues premières vont avoir tendance à choisir la langue avec laquelle ils sont le plus à l’aise. Pourquoi devrais-je parler une langue que je ne maitrise pas alors que je parle couramment l’anglais ?] (Laura, EG)
En somme, l’anglais constitue la langue de référence pratique pour les interactions quotidiennes à Montréal (y compris avec les francophones montréalais⋅es), même si ces apprenant⋅e⋅s disposaient à leur niveau des ressources linguistiques élémentaires pour mener à bien plusieurs types d’échanges en français. À titre indicatif, elle⋅il⋅s avaient déjà été amené⋅e⋅s, dans le cadre de leur cours de français langue seconde à l’Université McGill, à comprendre et à utiliser du vocabulaire en lien avec le commerce de détail (par exemple, commerces d’alimentation, vente à emporter), les sorties, ou encore, l’orientation dans la ville.
4.1.2 Perception négative de la langue de l’interlocuteur⋅rice francophone
Un autre défi rapporté à l’utilisation du français à Montréal par les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les concerne le français oral entendu en dehors de la salle de classe. Dans leurs commentaires, les participant⋅e⋅s l’associent automatiquement à un registre familier et difficile à comprendre, perçu de façon négative. Ces perceptions émanent de multiples aspects liés à la langue orale, tels que l’accent, la vitesse et le manque d’articulation chez les interlocuteur⋅rice⋅s (l’utilisation du caractère gras vise à faire ressortir les éléments saillants de chaque verbatim) :
Modérateur: So have you been exposed to Québécois French before taking this class for example?
EG
Xiao: Yeah I’m in management… so my classmates we have group meeting this week, they speak French.
Charlotte: When you’re in class and somebody’s talking in Quebecois French and like…I know they are Québécois because I can’t understand a word. [rires]
Modérateur: Okay so basically you’re saying that for example you can understand things in class but maybe it’s also harder outside because of the accent.
Xiao: and maybe they talk very quick but yeah…
Marco: … and also some of the slang it confuses me.
Alexander: spoken French is very different from…
Xiao: and the liaisons also…
Alexander: Yeah I think they usually kind of pull out some words, they don’t say those words, like make nasal sounds, you know.
[Modérateur : Avez-vous été exposé⋅e⋅s au français québécois avant de suivre ce cours, par exemple ?
Xiao : Oui, je suis en gestion… avec mes camarades de classe, on a une réunion de groupe cette semaine, elle·il·s parlent français.
Charlotte : Quand tu es en classe et que quelqu’un parle en français québécois et comme… Je sais qu’elle·il·s sont québécois⋅es parce que je ne comprends pas un mot. [rires]
Modérateur : Bon, en gros, vous dites que par exemple vous pouvez comprendre des choses en cours mais peut-être que c’est aussi plus difficile dehors à cause de l’accent.
Xiao : et peut-être qu’elle·il·s parlent très vite, mais oui...
Marco : … et aussi une partie de l’argot, ça me déroute.
Alexander : le français parlé est très différent de…
Xiao : et les liaisons aussi…
Alexander : Oui, je pense qu’elle·il·s sortent généralement des mots, [mais] elle·il·s ne disent pas ces mots, elle·il·s font des sons nasaux, vous savez.]
Il est à noter que l’exposition préalable au français parlé au Québec (certain⋅e⋅s participant⋅e⋅s résidaient au Québec depuis trois à quatre ans au moment de l’étude et côtoyaient des francophones bilingues dans certains de leurs autres cours à l’Université McGill) ne semble pas atténuer ces perceptions négatives de la variété de français parlée au Québec, qui apparaissent bien ancrées. Les participant⋅e⋅s interrogé⋅e⋅s perçoivent ainsi le français entendu en dehors de la salle de classe comme difficile à comprendre, ce qui les dissuade encore souvent d’utiliser le français à Montréal : « For me, starting a conversation would make me feel a bit uncomfortable because I’m not used to speaking in slang or listening French at a fast pace. » [Pour moi, initier une conversation me mettrait un peu mal à l’aise car je n’ai pas l’habitude de parler l’argot ou d’écouter le français à un rythme rapide.] (Rodrigo, JB3)
Il est d’ailleurs intéressant de constater que la notion de jargon (slang) revient de manière récurrente dans les interventions des participant⋅e⋅s, avec des commentaires parfois culturellement connotés associant la variété de français québécoise à une langue supposément distincte et moins prestigieuse que celle enseignée en classe :
Also is that other issues like the Quebec accent, very thick strong Quebec accent. Because what you’re learning in class and what you’re listening in class it’s like Parisian French: Grammatically correct, standard Parisian and then in the street you’re not hearing that. That’s very different from what you’re hearing in the street. So your brain is sort of confused so [sic] to what to absorb and what to exclude. […] And so like even when you know it’s acceptable to use like anglophone terms and continental words, here that wouldn’t be acceptable.
[Il y a aussi d’autres problèmes comme l’accent québécois, l’accent québécois très fort et marqué. C’est que, ce que tu apprends en classe et ce que vous écoutez en classe, c’est comme le français parisien (grammaticalement correct, le parisien standard), et après dans la rue vous n’entendez pas ça. C’est très différent de ce que vous entendez dans la rue. Donc, votre cerveau est en quelque sorte mêlé [sic] quant à ce qu’il faut absorber et ce qu‘il faut exclure. […] Et donc même quand on sait que c’est acceptable d’utiliser des termes anglophones et des mots continentaux [de la variété métropolitaine], ici ça ne serait pas acceptable.]
Ananya, EG
For me, before coming here, I had no idea about theQuébécois language that Quebec people spoke. [Pour moi, avant de venir ici, je n’avais aucune idée de la langue québécoise que parlaient les Québécois·es.]
Rodrigo, EG
Même si certains propos trahissent une compréhension partielle de la réalité historique et sociolinguistique québécoise, il n’en demeure pas moins que les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les éprouvent des défis réels à interagir en français à Montréal, notamment du fait d’une difficulté à comprendre ce qui leur est dit. Ceci les conduit dans leur ensemble à préférer l’anglais dans leurs interactions quotidiennes.
4.2 Des insécurités linguistiques anxiogènes
Au-delà du contexte sociolinguistique montréalais, la pratique du français chez les participant⋅e⋅s est influencée par leur condition même d’apprenant⋅e⋅s de la langue, qui apporte son lot d’insécurité et peut rendre la communication en français (ou même sa simple anticipation) anxiogène.
4.2.1 Parler français : une question de performance
Qu’elle⋅il⋅s soient anglophones ou allophones, le désir de fournir une prestation linguistique de qualité lors d’interactions en français à Montréal transparait dans les commentaires de plusieurs participant⋅e⋅s. Par exemple, chez trois d’entre elles⋅eux, le souhait d’apparaitre sous leur meilleur jour se fait sentir et l’idée de ne pas être en mesure de mener à bien une interaction dans un français impeccable provoque un sentiment d’infériorité par rapport à d’autres apprenant⋅e⋅s, supposément plus talentueux⋅ses :
Everyone here is really smart, everyone who goes to McGill is very smart… and you cannot have a conversation in French. It’s like no, no… and self-confidence is affected automatically. [Tout le monde ici est vraiment intelligent, tout le monde qui va à McGill est très intelligent… et [si] vous ne pouvez pas avoir une conversation en français. C’est comme non, non… et la confiance en soi est automatiquement affectée.]
Nadia, EG
I want to be fluent in how I communicate and I don’t want it sound like less proficient than anyone else. [Je veux être à l’aise dans ma manière de communiquer et je ne veux pas avoir l’air moins compétent que quelqu’un d’autre.]
Alexander, EG
I kind of know how to form sentences, it’s just a pronunciation that I want to be perfectly okay on it perfectly understandable for the other person. And that’s a major problem for me. [Je sais à peu près comment former des phrases, c’est juste que la prononciation, je souhaite qu’elle soit impeccable, parfaitement compréhensible pour l’autre personne. Et c’est un gros problème pour moi.]
Marco, EG
Dans ces conditions, la prise de risque à communiquer en français à Montréal est négativement affectée : un participant fait d’ailleurs de l’utilisation réussie du français à l’extérieur de la classe une question d’orgueil (pride).
Par ailleurs, l’immédiateté et l’imprévisibilité des interactions humaines sont aussi anxiogènes pour des apprenant⋅e⋅s de langue de niveau débutant, qui y voient un risque de faire des erreurs et des choix de mots « inappropriés » :
I am very used to use complicated sentences in English, so when I am trying to translate that in French, I don’t know how to do it properly. Iam very afraid that I will say something inappropriate. [Trois autres participants hochent la tête] […] In general, I am comfortable with simple conversations, like, within 3 sentences. Once it involves more complicated matters, or things I need to explain further, I will prefer English. My biggest fear is to say something inappropriate and misleading or pronounce it incorrectly. [J’ai vraiment l’habitude d’utiliser des phrases compliquées en anglais, alors quand j’essaie de traduire ça en français, je ne sais pas comment le faire correctement. J’ai très peur de dire quelque chose d’inapproprié. [Trois autres participant⋅e⋅s hochent la tête] […] En général, je suis à l’aise avec les conversations simples, comme en 3 phrases. Dès que cela implique des choses plus compliquées, ou des choses que j’ai besoin d’expliquer davantage, je privilégierai l’anglais. Ma plus grande peur est de dire quelque chose d’inapproprié et de trompeur, ou de mal prononcer.]
Charlotte, JB1
Dans la même veine, quatre participant⋅e⋅s ont mentionné spontanément dans leur journal de bord ou leur entrevue de groupe l’idée qu’elle⋅il⋅s ne souhaitaient pas faire perdre de temps à un⋅e interlocuteur⋅rice francophone (voire à d’autres personnes, selon la situation) en tentant de lui parler en français :
I sometimes hesitate to initiate conversation in French because I feel like the interaction could go much more smoothly in English, for example at a restaurant, I would order in English so that I would not make a mistake in the order and take less of the waiters’ time. [J’hésite parfois à engager la conversation en français, car j’ai l’impression que l’interaction pourrait se passer beaucoup plus facilement en anglais. Par exemple, dans un restaurant, je commanderais en anglais pour ne pas me tromper dans la commande et pour faire perdre moins de temps aux serveurs.]
Mao, JB1
The staff in restaurants and also in Provigo [supermarket] they are very effective to do everything and they don’t have time to waste to communicate [in French] with you, I guess. [Les personnes qui travaillent dans les restaurants et aussi au [supermarché] Provigo, elles sont très efficaces pour tout et elles n’ont pas de temps à perdre pour communiquer [en français] avec vous, j’imagine.]
Milena, EG
I understand people when they’re speaking at a moderate speed, but I feel like I don’t like contributing because it takes me longer to formulate sentences than it does for them. I feel like I would be slowing down the conversation. [Je comprends les gens quand ils parlent à un débit modéré, mais j’ai l’impression que je n’aime pas contribuer [à la conversation] car cela me prend plus de temps qu’eux pour formuler des phrases. J’ai l’impression de ralentir la conversation.]
Nadia, JB1
Au vu des commentaires, on comprend que cette anxiété liée au temps s’appuie sur des expériences linguistiques vécues à Montréal, indiquant que ce genre d’anxiété semble s’autoalimenter jusqu’au point de réduire drastiquement la volonté de s’exprimer en français à Montréal.
Enfin, un autre défi lié au sentiment de performance (et lui aussi alimenté par des expériences passées) est la confrontation au Montreal switch, mentionné en introduction. En plus de constituer un obstacle à la poursuite d’une conversation en français, ce phénomène a été identifié par sept participant⋅e⋅s comme une source d’anxiété. Il existe chez elles⋅eux un sentiment d’amertume et de résignation face à cette réalité sociolinguistique montréalaise :
I think the Montreal switch is like our perpetual, never ending problem, and that’s perhaps one of the biggest road block as well to practising French outside of class. As soon as somebody suspects that your accent is off or you make a little mistake in pronunciation, it’s like an immediate switch to English. And even if you continue responding back in French, they’ll ask you the questions in English. So it’s like you’re speaking one language, they’re speaking another and that’s a big hurdle. [Je pense que le Montreal switch est comme notre problème perpétuel et sans fin, et c’est peut-être aussi l’un des plus gros obstacles à la pratique du français en dehors des cours. Dès que quelqu’un soupçonne votre accent ou que vous commettez une petite erreur de prononciation, c’est comme un passage immédiat à l’anglais. Et même si vous continuez à répondre en français, elle·il·s vous poseront les questions en anglais. Donc, c’est comme si vous parliez une langue, elle·il·s en parlaient une autre, et c’est un gros obstacle.]
Ananya, EG
En plus de la frustration qu’il peut entrainer, le Montreal switch alimente le sentiment d’échec chez les apprenant⋅e⋅s, conduisant à un manque de confiance en soi lorsque vient le temps d’utiliser le français à Montréal :
I’m really afraid of awkward conversation so I’m really stressed. If I make a mistake, I will feel super awkward if somebody [is] talking to me and they switch languages, like “oh my god is my French that bad? You don’t understand me”. [J’ai vraiment peur des conversations gênantes, donc je suis vraiment stressée. Si je fais une erreur, je me sentirai très mal à l’aise si quelqu’un me parle et change de langue, [c’est] comme « oh mon dieu, mon français est-il si mauvais ? Vous ne me comprenez pas ».]
Charlotte, EG
I live in a Francophone neighbourhood and so sometimes I get the Montreal switch and that’s very annoying. Also, it’s frustrating because then you feel like “my French was bad” and so that’s why they switch. [J’habite dans un quartier francophone et donc parfois je suis confrontée au Montreal switch et c’est très agaçant. C’est aussi frustrant parce qu’alors vous vous dites « mon français était mauvais » et c’est pour cela qu’elle·il·s changent [vers l’anglais].]
June, EG
It is very frustrating for me when I speak in French and the person responds in English. I understand that they are trying to be helpful, but it usually makes me assume my French was terrible. [C’est très frustrant pour moi quand je parle en français et que la personne répond en anglais. Je comprends qu’elle essaie d’aider, mais cela me fait généralement sentir que mon français était terrible.]
June, JB
Même si ces perceptions sont partagées par d’autres, il convient toutefois de nuancer les propos précédents en précisant que quelques participant⋅e⋅s (n = 3) déclarent ne pas s’offusquer du Montreal switch, même si cela ne favorise pas leur pratique du français en dehors de la classe :
Yeah, it [the Montreal switch] happened to me […] but sometimes I don’t want to feel bad about it because I can kind of understand it: they seem to have difficulties listening to understand what I’m saying. I would be: “ok maybe I should just speak English”. [Oui, ça [le Montreal switch] m’est arrivé […] mais parfois je ne veux pas me sentir mal parce que je peux en quelque sorte le comprendre : elle·il·s ont l’air d’avoir du mal à écouter pour comprendre ce que je dis. Je me dirais : « ok, peut-être que je devrais juste parler anglais ».]
Ayana, EG
De plus, une anecdote partagée par une participante indique que la peur de s’exprimer en français disparait lorsque l’interlocuteur⋅rice ne parle visiblement pas anglais (en d’autres termes, lorsqu’il est peu probable que le Montreal switch se produise) :
Yesterday, I was in an Uber and then I said something to the Uber driver and he was like: “Do you speak French?” and then I was like “Oh… okay”. He obviously didn’t speak English and I actually didn’t feel that embarrassed because my French was really bad. I just like tried to talk, say what I was trying to say and he understood it and then like we moved on. [Hier, j’étais dans un Uber, puis j’ai dit quelque chose au chauffeur et il m’a dit: « Parlez-vous français ? » et puis je me suis dit « Oh… d’accord ». Il ne parlait visiblement pas anglais, et en fait je n’étais pas si gênée que mon français soit vraiment mauvais. J’ai juste essayé de parler, de dire ce que j’essayais de dire et il l’a compris, puis nous sommes passés à autre chose.]
Jane, EG
4.2.2 Une confiance en soi ébranlée par un faible sentiment de compétence linguistique
À travers les journaux de bord et les entrevues de groupe, l’ensemble des participant⋅e⋅s disent percevoir leur niveau actuel de compétence linguistique en français comme un obstacle à l’utilisation du français à Montréal. Chez ces apprenant⋅e⋅s de français de niveau débutant, l’initiation de conversations en français, même celles globalement prévisibles, demeure un défi de taille.
Du point de vue de la compétence linguistique, c’est d’abord l’étendue de leur vocabulaire, perçu comme encore trop restreint, qui est invoquée par une majorité de participant⋅e⋅s (n = 12) pour expliquer les réticences à communiquer en français à Montréal. Bien que chronophage, le besoin d’identifier les mots justes est perçu comme primordial afin de faciliter l’obtention d’un service :
Mary: I guess sometimes I still worry that I just won’t have the words to say what I want to say in French, so maybe the vocab [would be a challenge to using French]. […] This year, I just didn’t take the time outside of class really to try and drill those [words] into my head as much. So I guess that would probably be the biggest thing [preventing me from initiating conversation in French] for me.
EG
Sarah: Yeah I agree with that. I think with vocabulary you might know what you want to say and you can have some of the words, but you don’t have all or you can’t correctly express yourself. So sometimes I’m afraid I’m going to say something wrong because I don’t have enough words to say the right thing.
[Mary : Je suppose que parfois je m’inquiète encore de ne pas avoir les mots pour dire ce que je veux dire en français, alors peut-être que le vocabulaire [serait un défi pour l’utilisation du français]. […] Cette année, je n’ai tout simplement pas vraiment pris le temps en dehors des cours pour essayer de mémoriser ces [mots] dans la tête. Donc je suppose que ce serait probablement la chose la plus importante [m’empêchant d’engager une conversation en français] pour moi.
Sarah : Oui, je suis d’accord avec ça. Je pense qu’avec le vocabulaire, vous savez peut-être ce que vous voulez dire et vous pouvez connaitre certains mots, mais vous ne les connaissez pas tous ou vous ne pouvez pas vous exprimer correctement. Alors parfois, j’ai peur de dire quelque chose de mal parce que je n’ai pas assez de mots pour dire la bonne chose.]
Même pour celles⋅ceux qui se décident à initier une conversation en français dans leur vie quotidienne en utilisant un vocabulaire connu, la complexification perçue de la conversation (en d’autres termes, les « questions pièges » utilisant du vocabulaire inconnu) peut conduire au repli sur l’anglais, comme l’explique cet apprenant pourtant désireux de parler en français à Montréal :
I’d say like my biggest fear from utilizing French at like a restaurant or another public space is that I’m good at the beginning… at the simple things like “je voudrais”, like for ordering stuff, but the minute they come at you with a more detailed or complex question, I kind of shut down and then like just start speaking English. [Je dirais que ma plus grande peur d’utiliser le français dans un restaurant ou un autre espace public est que je suis bon au début... pour les choses simples comme « je voudrais », comme pour commander des trucs, mais au moment oùelle·il·sposent une question plus détaillée ou complexe, je me ferme en quelque sorte, et ensuite je commence juste à parler anglais.]
Jabar, EG1
Par ailleurs, huit participant⋅e⋅s invoquent l’insécurité liée à la prononciation (perception négative de leur accent en français) pour expliquer leur réticence à communiquer en français à Montréal. Cette déficience linguistique perçue conduit d’ailleurs selon elles⋅eux au Montreal switch :
My poor pronunciation, and often lack of vocabulary deter me from initiating a conversation in French. I’m comfortable with the vocabulary for food, and hence use it frequently when the situation demands it. [Ma mauvaise prononciation et souvent le manque de vocabulaire m’empêchent d’engager une conversation en français. Je suis à l’aise avec le vocabulaire de la nourriture et je l’utilise donc fréquemment lorsque la situation l’exige.]
Ananya, JB1
The two biggest things that deter me from using French outside of the classroom are a lack of vocabulary and mispronunciations. Either the person that I am speaking to realizes that I am struggling to communicate with them in French and switches to English, or they respond to me using vocabulary that I don’t know and I have to ask them for clarification in English. [Les deux principales choses qui me dissuadent d’utiliser le français en dehors de la classe sont le manque de vocabulaire et les erreurs de prononciation. Soit la personne à qui je m’adresse se rend compte que j’ai du mal à communiquer avec elle en français et elle passe à l’anglais, soit elle me répond en utilisant du vocabulaire que je ne connais pas, et je dois lui demander des éclaircissements en anglais.]
June, JB1
It’s probably a little bit pronunciation, little bit of the accent [which are causing people to switch to English]. I think it’s more pronunciation just because they can’t understand and I’m probably not pronouncing it right. [C’est probablement un peu la prononciation, un peu l’accent [qui poussent les personnes à passer à l’anglais]. Je pense que c’est plus la prononciation, simplement parce qu’elles ne peuvent pas comprendre, et je ne le prononce probablement pas correctement.]
Sarah, EG
À des fins de synthèse, nous croyons utile de conclure cette partie en présentant ci-après un résumé des défis à la communication en français à Montréal, tels que rapportés par les participant⋅e⋅s (les chiffres entre parenthèses indiquent le nombre de fois où le défi a été mentionné dans les entrevues de groupe et les journaux de bord). Ont été mentionnés :
le manque de vocabulaire pour exprimer ou pour comprendre des idées (12) ;
le Montreal switch (10) ;
le manque de confiance en sa prononciation (8) ;
la difficulté à comprendre la langue de l’interlocuteur⋅rice en raison du débit (7) ;
la peur de l’échec et de la rupture dans la communication (8) ;
le temps nécessaire à la formulation d’idées en français (8) ;
le manque de confiance en son niveau en français en général (7) ;
la peur de dire quelque chose d’inapproprié (6) ;
l’incapacité à comprendre ou produire du « jargon » oral (slang) (5) ;
la difficulté à maitriser la grammaire ou la structure des phrases à l’oral (5) ;
la gêne en public en cas d’erreur ou de lenteur à formuler ses idées (4) ;
la peur du manque de patience anticipé de l’interlocuteur⋅rice (3) ;
l’anxiété, la nervosité (3) ;
la timidité (1).
5. Discussion et conclusion
L’objectif de cette étude était de documenter les défis à l’intégration linguistique des étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les apprenant le français comme langue seconde à Montréal, plus précisément via les défis de communiquer en français dans la vie de tous les jours, en dehors de la classe. L’analyse des données qualitatives (journaux de bord, entrevues de groupe) confirme l’hypothèse de recherche selon laquelle celles⋅ceux-ci sont confronté⋅e⋅s à différents défis linguistiques freinant leur utilisation du français dans leur vie quotidienne, en dépit de leur volonté de se perfectionner en suivant un cours de langue. Ces défis sont à la fois liés au contexte sociolinguistique particulier de Montréal et aux insécurités linguistiques des étudiant⋅e⋅s en question.
L’analyse tend tout d’abord à confirmer que le bilinguisme français-anglais au centre-ville de Montréal, en plus de ne pas constituer un fort incitatif à la prise de risque linguistique en français, s’avère plus problématique que bénéfique pour les apprenant⋅e⋅s de français langue seconde souhaitant communiquer en français à Montréal. Le Montreal switch est ainsi considéré par les participant⋅e⋅s comme représentant un défi à l’intégration linguistique en français à Montréal. Conformément à la conclusion de Godfrey-Smith (2017), ce passage du français à l’anglais est anxiogène pour les participant⋅e⋅s. La plupart de ces dernier⋅ère⋅s l’associent aussi à une baisse de confiance en soi, comme le montrent une dizaine de commentaires tels que : « [The Montreal switch] makes me assume my French is terrible. » [Le Montreal switch me laisse croire que mon français est terrible.] Les autres commentaires qui indiquent que l’anticipation anxiogène du Montreal switch diminue la prise de risque linguistique vont également dans le sens des rares études ayant documenté le Montreal switch et qui concluent que ce phénomène serait associé à une baisse de motivation pour apprendre le français (McNaughton, 2014 ; Pletch Kanashiro, 2011). Par ailleurs, les divers commentaires évoquant la crainte de faire perdre du temps à un⋅e interlocuteur⋅rice francophone bilingue en lui parlant en français corroborent les travaux récents en contexte canadien sur la susceptibilité face au rejet (rejection sensitivity), ce que Lou et Noels (2017) définissent comme une tendance anxiogène liée à l’anticipation de subir un rejet associé à une faible maitrise de la langue seconde.
En parallèle, la variation linguistique qui caractérise l’environnement sociolinguistique montréalais (par exemple, la variété de français oral utilisée en classe, qui est différente de ce que les participant⋅e⋅s peuvent entendre dans leur vie quotidienne en dehors du campus) est source d’incompréhension linguistique et de difficulté perçue à exprimer ses idées en français à l’extérieur de la salle de classe. Ce sentiment d’un déficit communicatif vient par ailleurs créer chez les participant⋅e⋅s des insécurités anxiogènes associées à la perception de disposer d’un vocabulaire trop limité et d’une prononciation défaillante en français, ce qui pourrait selon elles⋅eux provoquer des ruptures de communication et des situations gênantes. Une étude a d’ailleurs montré que les étudiant⋅e⋅s de francisation au Québec (une population partageant des similarités avec les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les) ont une moins bonne compréhension du registre de langue familier que du registre oral neutre (Boucher, 2012). Ainsi il semble que certain⋅e⋅s participant⋅e⋅s à la présente étude font un amalgame entre le français oral entendu dans la vie de tous les jours (certes différent de la norme écrite, du fait des traits d’oralité) et le registre québécois familier, voire le « jargon ».
Puisqu’il n’est bien sûr pas possible de changer le contexte sociolinguistique d’apprentissage ni d’altérer les comportements des locuteur⋅rice⋅s francophones bilingues à l’échelle de Montréal, les résultats de cette étude nous incitent à réfléchir à des solutions concrètes pouvant favoriser l’intégration linguistique en français des étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les apprenant le français à Montréal. Ainsi, pour augmenter la volonté des apprenant⋅e⋅s en français langue seconde à utiliser le français à l’extérieur de la salle de classe, certains éléments gagneraient à être intégrés systématiquement à l’enseignement du français en contexte montréalais. Il s’agirait notamment d’enseigner des stratégies de sensibilisation et d’adaptation au Montreal switch ; une suggestion déjà faite par Pletch Kanashiro (2011). Dans la même veine, et pour faire écho à l’étude de Boucher (2012), il serait pertinent d’accorder suffisamment de temps dans les cours de français langue seconde aux stratégies d’écoute et de compréhension orale, afin d’éviter les écueils des ruptures de communication anxiogènes dans les interactions de la vie quotidienne chez les apprenant⋅e⋅s. Ceci passerait par la sensibilisation à la variation linguistique de la part des enseignant⋅e⋅s (Calinon, 2009 ; Veilleux, 2012), mais surtout par la démystification des traits d’oralité, encore associés par les étudiant⋅e⋅s à une variété de français jugée peu légitime et rendant difficile l’interaction orale.
En parallèle, il conviendrait aussi d’accorder une place de choix à la prononciation et au vocabulaire lors de l’enseignement-apprentissage du français comme langue seconde au niveau débutant, en tentant de se rapprocher le plus possible de l’utilisation du français dans la vie quotidienne québécoise. À ce titre, le recours à un corpus multimodal (André et Ciekanski, 2018) pourrait s’avérer utile, car cela permettrait d’exposer les apprenant⋅e⋅s de langue à certains traits d’oralité, tel que suggéré par Weber (2013). Quant à l’anxiété rapportée par les participant⋅e⋅s, qui se perçoivent souvent comme mal équipé⋅e⋅s linguistiquement pour mener à bien des conversations de base en français, une forme de soutien supplémentaire gagnerait à être apportée lors des premières étapes de l’apprentissage expérientiel (Kolb, 1984) de la langue, afin de renforcer leur confiance en soi et d’encourager leur persévérance. Ceci pourrait par exemple impliquer l’accompagnement par un⋅e moniteur⋅rice de langue et du soutien linguistique et émotionnel lors d’une activité en dehors des murs impliquant des interactions en français. Une préparation à la pratique du français dans la vie quotidienne serait alors de concevoir des séquences didactiques visant au renforcement de la volonté de communiquer (MacIntyre et coll., 1998) à l’extérieur de la salle de classe, en intégrant au cours de langue des simulations orales d’interactions de la vie quotidienne et une réflexion métalinguistique sur les manières de surmonter ses hésitations à communiquer en français à Montréal (pour une proposition de séquence didactique ; Papin, 2021).
En somme, cette étude, qui s’intéresse plus particulièrement aux apprenant⋅e⋅s débutant⋅e⋅s en français langue seconde en contexte universitaire, dresse un état des lieux des défis à la communication en français à Montréal. La taille réduite de l’échantillon, bien qu’elle ait permis une analyse en profondeur des perceptions de chacun⋅e des participant⋅e⋅s, constitue toutefois une limitation à la généralisation des résultats. Même s’il est possible que certains défis se recoupent, il nous paraitrait judicieux d’interroger dans de futures études des apprenant⋅e⋅s de français langue seconde issu⋅e⋅s d’autres contextes d’apprentissage similaires (classes de français langue seconde d’autres établissements postsecondaires anglophones de Montréal, classes de francisation et cours de langue aux immigrant⋅e⋅s en général) sur leurs difficultés à s’intégrer en français à Montréal (Paquet et Levasseur, 2019). Ceci permettra au passage de dégager des implications didactiques et pédagogiques supplémentaires, de favoriser l’apprentissage du français auprès des personnes immigrantes et, enfin, de réaliser l’objectif de favoriser l’intégration linguistique et l’inclusion des nouveaux⋅lles arrivant⋅e⋅s à la société québécoise (ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, 2016).
Kevin Papin
Professeur, Université du Québec à Montréal
Appendices
Bibliographie
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