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Voici un ouvrage de vulgarisation, édité par le Centre national de la recherche scientifique, qui associe avec bonheur une grande richesse dans l’exposé des faits et des analyses, et une grande accessibilité. La perspective historique repose sur l’idée simple de rapprocher les « phénomènes caractéristiques de la culture médiatique, qu’elle soit numérique ou simplement journalistique » (p. 12) – des fake news (infox) au buzz (bouche à oreille) en passant par les hoax (canulars), un lexique très lisible se trouve en fin d’ouvrage – et leurs antécédents plus ou moins lointains (parfois de plusieurs siècles).
L’empan des sujets traités est large et surprend parfois, comme dans le chapitre trois à propos du hacking (piratage). On y apprend que dès les années 1830, le télégraphe de Chappe est piraté à grande échelle, soit par intrusion d’erreurs volontaires et significatives (pour les pirates et leurs complices) dans le code transmis à propos des cours de la Bourse, soit par un réseau parallèle de moulins, qui s’apparente au darknet (Internet clandestin) d’aujourd’hui ! Les 15 courts chapitres sont construits sur le modèle de celui-ci. Chacun part d’un phénomène bien connu des fonctionnements des réseaux médiatiques (au sens large) d’aujourd’hui, pour décrire ses antécédents historiques (sur le cas français). Des illustrations d’archives participent à rendre clairs ces rapprochements. Les cas sont précisément documentés et inscrits dans un appareil analytique discret, mais efficace. Il faut dire que les trois auteur⋅e⋅s – qui se cachent derrière le « canular académique » de l’auteur officiel Roy Pinker (personnage fictif qui signait des articles dans l’hebdomadaire Détective, entre 1928 et 1940) – sont des spécialistes de l’histoire de la presse. L’érudition scientifique structure l’ensemble du texte, mais sans académisme, et elle s’affirme dans la conclusion et le postscriptum qui donnent une vue plus directe des concepts mis en oeuvre pour inscrire ces phénomènes d’actualité dans une continuité médiatique.
Bien que l’entrée choisie mette en avant des phénomènes fortement liés aux réseaux sociaux et à l’omniprésence du numérique, l’exposé et l’analyse portent surtout sur la presse et ses fonctionnements. Il en ressort que ces phénomènes ne sont pas propres à la dimension numérique des médias actuels, mais bien plutôt à la diffusion de l’information en général. La notion de « viralité » est au coeur du projet, avec ses multiples dimensions illustrées et différenciées au fil des cas traités. La circularité de cette circulation d’information, en premier lieu, est frappante dès les débuts de la presse. Les journalistes lisent avant tout des journaux, comme le commun des mortel⋅le⋅s regazouille, relaie, rediffuse, etc. le contenu qu’elle⋅il vient de recevoir sur telle ou telle plateforme. La transformation plus ou moins radicale du contenu joue elle aussi un rôle essentiel dans cette diffusion.
Mais la viralité est examinée en tant qu’elle porte sur des informations dont la validité est questionnée. Le choix de vouloir « faire réfléchir en travaillant sur les zones d’intersection entre le faux, le vrai et la fiction » (p. 5) manifeste la grande portée de la problématique choisie, qui renvoie au travail de l’historien⋅ne (on pense au sous-titre de l’ouvrage de Carlo Ginzburg, traduit de l’italien et publié en 2010, Le fil et les traces : vrai faux fictif) qui évalue ce qui a été dit et écrit sur le passé, comme la⋅le journaliste. L’enjeu de compréhension de ces phénomènes repose sur le dépassement de la dualité vrai/faux qui domine au sein même des discours d’alerte (voire de dénonciation) sur ces phénomènes (comme le fact-checking [vérification des faits] qui fleurit dans les médias traditionnels, imaginant qu’un fait serait vrai ou faux en lui-même et non en fonction des questionnements et argumentations qui le construisent). Les auteur⋅e⋅s montrent que la dimension commerciale de la diffusion d’information, qu’elle soit journalistique ou portée par les réseaux sociaux, détermine des phénomènes qui peuvent avoir des conséquences positives ou négatives. Le canular peut faire rire, mais son alter égo – l’infox – vise à tromper dans un but idéologique ou commercial. De manière identique, l’ouvrage rend visible la continuité entre l’introduction de la publicité dans les journaux, qui démultiplie leur accessibilité en baissant les prix, mais qui les fait entrer dans une course à la vente et une logique du plus grand nombre de clics ou d’abonné⋅e⋅s des géants du numérique, tout en créant une confusion entre des discours promotionnels ou informatifs des médias anciens et ceux des influenceur⋅se⋅s.
Sur le plan éducatif, l’ouvrage est riche d’enseignements historiques, en particulier sur les enjeux d’encadrement juridique de ces phénomènes et la manière dont les médias eux-mêmes se sont depuis toujours préoccupés de tenir un « métadiscours de décryptage de l’information » (p. 5). Loin de conduire au pessimisme, parce qu’il montrerait un fonctionnement médiatique plutôt que des dysfonctionnements, il permet à l’éducateur⋅rice d’agir en connaissance de cause. L’un de ses principaux mérites est de montrer que les usager⋅ère⋅s des réseaux sociaux – notamment les plus jeunes – sont sans doute parmi les mieux informées de ces phénomènes, selon le principe que les faussaires doivent mobiliser une compréhension fine des mécanismes qu’elle·il·s manipulent (comme l’illustre la production des « mèmes » au chapitre deux). De là, la dénonciation trop simpliste des jeunes ou des peu éduqué⋅e⋅s comme victimes, parce que crédules, est à nuancer fortement.
On peut cependant regretter, pour terminer, un angle mort, celui de la variété du journalisme. Peu est dit de ce qui distingue le journalisme d’investigation de la reprise circulaire de contenu en vue de « vendre » (du papier, de l’attention), mais aussi de ses faiblesses potentielles, telles que la difficulté à protéger ses sources, tout en se distinguant, au sein d’un monde médiatique omniprésent, par la production de preuves que sous-entend l’idée d’enquête.