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Le terme définissant le mieux la majorité des Canadiens serait-il celui de colons ? C’est ce qu’avance Alain Deneault, professeur de philosophie (Université de Moncton), dans un essai au ton corrosif. L’ouvrage vise à compléter le couple colonisateur/colonisé de Memmi. Avec l’ajout de la notion de colon, le philosophe critique la mauvaise conscience de classe des Canadiens et des Québécois, une image de soi issue des visées oligarchiques des colonisateurs où les colons sont de simples prolétaires intermédiaires, agents d’exploitation, au service de l’entreprise coloniale.

Ainsi, la figure du colon imbriquée à celle du colonisateur se pense distinctement, car le colon n’est pas maitre des décisions liées à l’exploitation de la colonie : au contraire, il en subit les aléas, et ce, même s’il en profite aussi indirectement et dans une moindre mesure. Le colon a toutefois avantage à imiter le colonisateur et à s’en montrer solidaire, quitte à normaliser la colonisation. De même, l’image du courageux pionnier colon, que certains historiens ont accolé au colonisateur, est déconstruite par Deneault. L’auteur décrit le colon comme un opportuniste profitant des conflits d’intérêts pour se constituer un capital premier, façonnant ainsi une colonie « paradis fiscal », où l’État et le système de justice font figure de simples médiateurs économiques.

L’auteur remet aussi en question l’idée du colon colonisé, populaire chez certains intellectuels québécois depuis les années 1960, avec laquelle Memmi lui-même était mal à l’aise. Le vrai colonisé est autochtone, car, même si les autorités françaises ont tenté d’en faire un agent d’exploitation – un colon –, le régime colonial britannique l’a précipité dans un système de spoliation et d’ethnocide et a relégué le Canadien français au rang de colon, alors qu’il pouvait se penser colonisateur sous le régime français. Ainsi, le colonisateur fait partie d’une oligarchie cherchant à profiter de son subalterne intermédiaire, le colon, tandis que le colonisé est spolié, diminué, ostracisé.

Le Canada, une « bande de colons », un écoumène sans réelle unité identitaire, apparait alors comme une colonie à démanteler, un Congo de Léopold II réussi, où l’enrichissement des colonisateurs, l’aliénation des colons et la spoliation des colonisés sont pérennisés. Sur le fond, la démarche de l’auteur est pertinente pour penser la situation coloniale canadienne en y ajoutant une nuance négligée, mais le ton pamphlétaire du discours et son apparence de mépris, pour la moyenne de la population canadienne, risquent de nuire à la portée du propos. Si s’attaquer à la mauvaise conscience de classe est le but premier de l’auteur, aborder ce conflit sociocognitif avec un ton aussi caustique pourrait être perçu par plusieurs comme une menace à l’identité, provoquant ainsi une réponse défensive. Or, ce point revêt une grande importance en enseignement de l’histoire au Québec.

On peut se demander quelle réception aura, en éducation, cet ouvrage pamphlétaire déconstruisant l’idée de colons travestis en colonisés dans l’histoire du Québec et le replaçant comme figure oubliée de l’histoire du Canada. En effet, cette dynamique a laissé des marques en enseignement de l’histoire : un héritage de négation et d’instrumentalisation des Autochtones à des fins identitaires dans l’enseignement de l’histoire, au Québec comme en Australie, se manifeste entre autres dans les montées aux barricades de nationalistes dénonçant les critiques du colonialisme ou la place censément trop grande des Autochtones et des groupes culturels dans l’enseignement de l’histoire. Ainsi, dans ces deux situations coloniales d’établissement, la figure ambivalente de colons colonisés, déconstruite par Deneault, implique un processus de décolonisation en deux temps : l’indépendance des colons et l’autodétermination des Autochtones. Or, l’indépendance des colons accentue souvent les pratiques coloniales envers les Autochtones.

La même question de la réception de l’ouvrage de Deneault (et de la place que pourraient prendre ses colons) se pose au niveau ministériel, alors que le programme d’histoire du Québec et du Canada semble prôner un nationalisme civique inclusif centré sur la perspective historique de la société dominante de descendance franco-catholique et laisser peu de place à la diversité sociale, malgré l’incorporation d’éléments historiques concernant les peuples autochtones.

Du côté des enseignants, même si plusieurs conviennent de l’importance de la prise en compte de différentes perspectives historiques, l’intégration réelle de ces perspectives en classe d’histoire reste marginale. L’enseignement demeure plutôt axé sur la transmission des contenus de base influencés par des convictions personnelles. De plus, certains enseignants se rabattent sur une trame narrative souvent binaire et manichéenne socialement recevable. Dans ce contexte, l’ouvrage de Deneault sera sans doute reçu différemment selon les convictions enseignantes, mais il est probable que la nuance apportée par l’ouvrage ne trouve pas sa place dans le système de représentation binaire de l’histoire du Québec et du Canada.

Toutefois, l’ouvrage pourrait démontrer une volonté de décoloniser un corpus de lectures universitaires. Plusieurs départements d’éducation à travers le monde tentent d’adopter cette perspective en envisageant la construction du savoir universitaire d’un point de vue critique et historique, pour exposer et déconstruire les pratiques d’origines coloniales. Plusieurs étudiants sont passés par des états de blocage par rapport à certains savoirs liés au colonialisme ou ont manifesté de l’incertitude par rapport aux finalités de cette démarche. Ainsi, faire lire Bande de colons à de futurs enseignants reste une tâche qui s’annonce complexe, mais certainement plus accessible que le démantèlement du Canada.