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En guise de conclusion à ce numéro thématique sur l’intervention éducative, nous nous proposons[1] de présenter quelques fondements qui sous-tendent notre conception de l’intervention éducative, par là des processus d’enseignement-apprentissage, que nous avons élaborée au cours de nos 54 ans de pratiques d’enseignement aux divers ordres d’enseignement et de nos 33 ans de recherche sur les pratiques d’enseignement au primaire, entre autres au sein de la Chaire de recherche du Canada sur l’intervention éducative dont nous étions le titulaire de 2001 à 2015 (Lenoir, 2011, 2017). La perspective développée s’inscrit nettement en opposition au modèle éducatif néolibéral, économiciste, utilitariste et individualiste (Lenoir, Adigüzel, Lenoir, Libâneo et Tupin, 2016) qui est diamétralement opposé à un développement cognitif centré sur l’émancipation individuelle et collective des êtres humains (Lenoir, Froelich et Zúñiga, 2015). Elle se différencie aussi nettement des conceptions passéistes et élitistes qui prônent une transmission frontale et descendante de savoirs déjà tout élaborés, conceptions qui sont reliées à une vision moderne de la science élaborée à partir du 17e siècle et qui est conçue comme une inversion du modèle religieux à prétention universaliste et immuable, occultant ainsi sa genèse elle-même et son ancrage social.
À la tendance présentiste et descendante de l’histoire ou à celle qui prône soit le continuiste, soit la discontinuité ou encore la rupture, nous privilégions une approche historique dialectique ascendante et socialement située, par là un relativisme sociologique qui assure la réinscription des données dans leur contexte temporel, spatial et social de production et qui recourt à la notion allemande haufheben qui indique un dépassement des interprétations en vigueur en les surmontant pour réinterpréter, pour réaménager et fournir de nouvelles significations (Blondiaux et Richard, 1999 ; Bloor, 1983 ; Bouilloud, 1999 ; Holton, 1973/1991 ; Serres, 1991 ; Simon, 1996 ; Rossi, 1999). En conséquence, nous adoptons bien davantage une approche dialectique et, par là, dialogique, fondée sur des démarches à caractère scientifique de « re-production » du savoir par les élèves en privilégiant la perspective constructionniste sociale et en situant ces démarches, prioritairement de conceptualisation — et non de résolution de problèmes que véhicule le modèle néolibéral —, dans un contexte sociohistorique.
1. Deux brèves clarifications conceptuelles
En plus de l’ouvrage de synthèse sur la notion d’intervention éducative et les concepts qui lui sont étroitement associés (médiation, situation, démarche, etc.) (Lenoir, 2017), nous avons déjà précisé à maintes occasions ce que nous entendons par intervention éducative (par exemple, Lebrun et Lenoir, 2001 ; Lenoir, 2009, 2011 ; Lenoir, Larose, Deaudelin, Kalubi et Roy, 2002 ; Lenoir, Roy et Lebrun, 2001). Rappelons ici simplement que nous avons défini cette notion, non de manière générique et englobante comme a pu le faire par exemple Postic (1986), mais bien de façon restrictive et spécifique pour désigner non les pratiques enseignantes, mais bien les pratiques d’enseignement (Altet, 2002 ; Bressoux, Bru, Altet et Leconte-Lambert, 1999 ; Vinatier et Altet, 2008) dans leurs phases préactives, interactives et postactives, en faisant appel à l’origine entre autres aux travaux de Durkheim (1922/1966), de Freitag (1973, 1986) et de Not (1979, 1984), ce dernier prônant une approche généticostructurale de l’enseignement très marquée par la pensée piagétienne et privilégiant le modèle d’interstructuration cognitive pour qualifier l’action professionnelle d’un formateur. Nous retenons, au-delà de diverses interprétations que relèvent Nélisse (1997) et Couturier (2001, 2005), une double perspective pour en appréhender la signification complexe : la première empirique, opérationnelle et pragmatique est appréhendée « sous l’angle praxéologique, l’intervention [étant] un agir opérationnel caractéristique de tout métier relationnel » (Lenoir, 2017, p. 297) ; la seconde, conceptuelle, repose en tant que rapport social d’objectivation sur un processus dialectique en ce sens qu’elle instaure un dialogue, une confrontation discursive de points de vue distincts qui engagent des élèves, des savoirs et un ou des enseignants.
De ce point de vue, l’intervention éducative ne peut se concevoir sans recourir à un système régulateur de médiations qui prend en compte un enchevêtrement de dimensions constitutives de l’intervention. Par « système de médiations » nous entendons cette dimension constitutive du rapport dialectique qui s’établit entre les élèves, l’enseignant et les savoirs et qui, sur le plan éducatif, se caractérise de manière centrale par une médiation cognitive intrinsèque, celle du rapport que les élèves établissent aux objets de savoir, et une médiation pédagogicodidactique extrinsèque (l’intervention éducative) qui agit sur la première à travers des situations problématisantes. Cette dimension constitutive du rapport dialectique est non exclusive parce que « cette double médiation […] fait elle-même partie d’un système de médiations plus complexe, chaque rapport que l’être humain établit à un objet quelconque étant lui-même médiatisé » (Lenoir, 2017, p. 261). Citons, à titre illustratif, « le rapport de reconnaissance de la dimension humaine et le rapport épistémique au savoir » (Lenoir, 2017, p. 261).
2. Des fondements
Dans les lignes qui suivent, nous présentons de manière synthétique quelques postulats de base, ou fondements conceptuels, qui sous-tendent et orientent notre conception de l’intervention éducative, par là du processus d’enseignement-apprentissage, et qui sont développés dans Lenoir (2017). La visée centrale poursuivie est bien d’exposer ces fondements que souvent l’on ne perçoit guère dans les publications en éducation et qui, pourtant, sont extrêmement précieux pour comprendre les dimensions opératoires qui sont proposées.
Premièrement, au fondement de tout processus d’apprentissage se trouve le conatus, pour reprendre l’expression de Spinoza (1677/1849), c’est-à-dire l’effort par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (p. 156). Dit autrement, le moteur de l’agir humain c’est le désir ou, plus exactement, l’énergie fondamentale (on pourrait aussi dire « l’intérêt », mais pas dans le sens utilitariste), qui se dégage du désir. Comme le souligne Lordon (2010) le conatus « n’est pas autre chose que la liberté de désirer et de s’élancer à la poursuite de son désir » (p. 18). Cette conception du désir chez Spinoza renverse en fait une vision négative du désir qu’il fallait maitriser, refouler et éliminer pour assurer et garantir sa liberté humaine et que l’Antiquité grecque et romaine avait privilégiée (Arrien de Nicomédie, ± 125 apr. J.-C./2011 ; Lucrèce, 1er siècle av. J.-C./1964 ; Platon, 3e siècle av. J.-C./1950).
Spinoza, puis les philosophes des Lumières qui valorisent la libido sciendi (Cassirer, 1932/1970), ensuite Hegel (1805/1969), mais aussi les premiers « libéraux », vont inverser cette conception négative du désir pour en faire le moteur de l’action humaine avec le conatus chez Spinoza, et le fondement du processus de reconnaissance chez Hegel. Nous renvoyons ici entre autres aux publications de Lordon (2010, 2006/2011, 2013) sur le désir et le conatus chez Spinoza (1677/1849), au chapitre 3 « Du désir à la reconnaissance. La fondation hégélienne de la conscience de soi » du livre de Honneth (1990/2013) sur le concept de désir chez Hegel, mais aussi au premier chapitre du livre de Dardot et Laval (2010) sur la question du désir chez Adam Smith (1776/1995) et John Locke (1689/1972), ainsi qu’à l’ouvrage de Laval (2007) sur les racines du néolibéralisme et à ceux de Caillé (2003, 2009) qui, à la suite de Honneth (1992/2007a), rappelle que les luttes sociales ne peuvent être réduites à la recherche de la satisfaction des intérêts individuels. Contestant les conceptions prônées par l’individualisme méthodologique de Boudon (1984, 1986) ou la théorie libérale des choix rationnels, Caillé met en évidence la confusion régnant à l’égard de la notion d’intérêt et il montre à contrario que l’action humaine est guidée par quatre dimensions entremêlées (intérêt pour soi, aimance, sympathie, empathie) qui renvoient au sujet lui-même, aux rapports intersubjectifs et à la collectivité. Il rejoint Terestchenko (2004) qui, analysant les résultats de plusieurs enquêtes empiriques portant sur les trois formes de la motivation humaine distinguées par Sober et Wilson (1998) — l’hédonisme, l’égoïsme et l’altruisme — conclut que « l’axiome selon lequel les hommes obéissent toujours, en dernier ressort, à des motivations égoïstes, est tout simplement faux » (Terestchenko, 2004, p. 333).
Pour Spinoza, le désir ne renvoie pas à son sens courant, celui de la séduction ou de l’attraction physique, voire intellectuelle ou spirituelle, mais à un sens ontologique : le désir est une propriété insécable de l’homme, « le désir est l’essence même de l’homme » précise Spinoza (1677/1849, p. 153). La notion, chez Spinoza, renvoie à « tous les efforts, mouvements, appétits, volitions qui varient avec les divers états d’un même homme » (p. 126) et qui sont mis en branle par des affects quelconques. Bref, l’homme est une « machine » qui désire, il ne fait même que cela. Le conatus est alors une puissance, non un devoir pour l’être humain ; c’est une impulsion dynamique qui anime l’être humain dans une direction.
Hegel (1805/1969, 1807/1941) a aussi fait du désir le moteur de l’action humaine, tout d’abord en le distinguant du besoin qui ne porte que sur les objets du monde (besoin de se nourrir, de sécurité, etc.) et qui peut être satisfait, au moins momentanément. Selon Hegel, la conscience humaine ne peut se réaliser pleinement, devenir conscience de soi, qu’en étant reconnue par l’autre comme telle, comme le propre d’un être humain. Seul le désir de l’autre peut confirmer l’être humain dans sa valeur humaine. Le désir proprement humain est donc le désir du désir de l’autre, le désir d’être l’objet de ce désir. Et c’est un désir toujours inassouvi, une quête incessante qui rend l’autre indispensable, vision qui s’oppose par exemple à la perspective individualiste et asociale dont on peut trouver l’une des sources modernes chez Hobbes (1651/1971), lequel est sans doute le premier à définir, au nom du désir, l’intérêt par la recherche insatiable du gain (Dardot et Laval, 2010).
Disons-le autrement en nous situant sur le plan des processus d’enseignement-apprentissage. Nous venons de le mentionner, le rapport de reconnaissance qui s’établit à l’autre se fonde sur le désir : « il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le désirent » signalait Kojève (1947, p. 13). Or, le rapport sujet-objet, qui ne s’établit que comme désir d’un autre désir (d’autres désirs), est un rapport au savoir, entendu comme rapport désiré au désir de savoir d’autrui : « pour réfléchir au savoir, notait Beillerot (1989), le désir est une origine incontournable » (p. 184). Le savoir ne peut donc être objet d’apprentissage que dans la mesure où le rapport au savoir est objet d’un désir médiatisé par un autre désir (celui que porte l’intervention éducative), que dans la mesure, par là, où le sujet donne du sens au processus d’objectivation qu’il met en branle parce qu’il y a du sens pour l’autre (parce qu’il est désirable), que dans la mesure où il donne du sens à son désir anthropogène (ici, pour nous, le désir d’apprendre) : le désir n’est humain, ou plus exactement remarque Kojève (1947), « humanisant », « anthropogène » « qu’à condition d’être orienté sur un autre Désir et sur un autre Désir. Pour être humain, l’homme doit agir non pas en vue de se soumettre une chose, mais en vue de se soumettre un autre Désir (de la chose) » (p. 169). Le désir humain requiert fondamentalement une action dirigée vers la reconnaissance par autrui de sa spécificité, du fait qu’il se confronte à un autre désir qu’il ne peut consommer, anéantir, ce qui impose de le reconnaitre comme son égal. Le désir humain est fondamentalement désir de reconnaissance au sein d’une pluralité d’autres désirs humains. Cette précision met en exergue la centralité de la médiation externe de l’enseignant dans le processus d’enseignement-apprentissage et du processus de reconnaissance que nous avons étudié dans Lenoir, Froelich et Zúñiga (2015). Ce désir de reconnaissance se retrouve inséré en tant que processus de médiation dans les rapports psychopédagogiques que l’enseignant établit avec ses élèves.
Si nous appliquons maintenant ce premier fondement au processus d’apprentissage, nous devons alors reconnaitre qu’un élève n’apprend pas au départ par amour (c’est-à-dire par désir) du savoir ; il apprend parce qu’il désire capter (s’approprier) le désir d’autrui, c’est-à-dire le désir de savoir de l’enseignant à travers les processus didactiques, relationnels et psychoaffectifs que celui-ci met en oeuvre, parce qu’il juge, estime, évalue que le désir de cet enseignant pour le savoir a de la valeur, est digne d’intérêt. Dans un de ces autres livres, Lordon (2013) l’exprime très clairement :
Les individus ne se comportent jamais que comme les structures les déterminent à se comporter ; mais ils n’ont aussi tel comportement que pour avoir désiré se comporter ainsi. Ces deux propositions ne se raccordent que par la médiation des affects : c’est d’avoir été affecté dans et par les structures que les individus ont désiré se comporter comme ils se comportent.
p. 13
Lordon rejoint ici la position de Bourdieu (1997) sur le poids des déterminismes sociaux et de l’influence des structures — familiales, éducatives, etc. — pour mettre en évidence leur influence sur l’orientation du désir humain, mais il relève aussi les dangers de la manipulation des affects par des intérêts qui ignorent l’éthique de la responsabilité et ne respectent pas la dimension humaine. Nous renvoyons ici entre autres à l’ouvrage de Jonas (1979/1995), Le principe responsabilité, et à la critique de l’orientation psychologisante que véhicule le modèle néolibéral (Laval, Vergne, Clément et Dreux, 2011 ; Lenoir, 2012 ; Lenoir et coll., 2016).
Au regard du deuxième fondement, nous retiendrons un double point de vue, l’un négatif, l’autre positif, pour cerner la conception du rapport d’enseignement-apprentissage que nous privilégions. Du point de vue négatif d’abord, nous nous opposons « aux conceptions de la médiation déterministes, instrumentalisantes et réductrices du point de vue humain, mais aussi à l’universalisme abstrait et à l’utilitarisme individualiste » (Lenoir, 2017, p. 449). Ces trois conceptions du processus éducatif nous paraissent hautement perverses parce que la première réduit l’être humain à un instrument, alors que la seconde nie la diversité des cultures dans le monde et la troisième fait de chaque être humain un être égoïste, centré sur sa seule personne et uniquement préoccupé par ses seuls intérêts, en plus d’être ramené à du capital manipulable et jetable. Nous nous opposons également tant aux conceptions qui privilégient l’autonomisation et la rationalisation généralisée de l’agir des sujets humains qu’à celles qui ne retiennent que les mécanismes déterministes pour museler leurs initiatives. La première, mise en avant par Weber (1936/1964) et reprise par maints auteurs en éducation et surtout par le néolibéralisme, postule que les élèves comme les professeurs agissent de manière parfaitement rationnelle, ce qui relève de l’illusion. Nous avons déjà longuement traité de cette perspective (Lenoir et Vanhulle, 2006). La seconde, à l’inverse, considère qu’il n’existe aucun espace de liberté dans la conduite humaine, les êtres humains n’étant alors que des pions sur un échiquier.
Enfin, nous rejetons les conceptions exogéniques qui réifient les objets de savoir, c’est-à-dire les conceptions objectivistes, centrées sur le monde extérieur considéré comme un donné, dont font partie les épistémologies classiques, dont l’épistémologie kantienne, qui postulent l’existence d’un savoir universel à priori. Nous rejetons tout autant les conceptions endogéniques qui réifient la pensée du sujet, c’est-à-dire les conceptions subjectivistes, centrées sur les capacités rationnelles et autonomes de la pensée individuelle, dont font partie le constructivisme radical, le constructivisme psychologique et le cognitivisme. Une conséquence méthodologique forte de l’adoption d’une telle orientation théorique a été clairement relevée par Goldmann (1966) en ce qu’il portait une attention primordiale à l’action humaine en tant qu’objet d’étude : c’est bien l’action elle-même (les interactions) qui doit être considérée, non ses pôles constitutifs pour cerner le sens de l’agir humain, par là des processus d’enseignement-apprentissage. D’où l’indispensabilité d’étudier les systèmes de médiations en jeu en les ancrant dans une démarche dialectique ! Le propre d’une telle approche dialectique, signale Freitag (1986), est « de refuser la réification des pratiques sociales en objets autonomes et irréductibles, pour examiner le procès de production dans son unité » (p. 125), entendons ici les processus d’enseignement-apprentissage et leur système de médiations.
Du point de vue positif maintenant, nous considérons que l’école n’est pas le lieu où les élèves apprennent comme ils le font dans la vie de tous les jours, par tâtonnement empirique et par essai et erreur. C’est ainsi que nous avons tous appris par exemple à marcher et à parler, à distinguer entre un homme et une femme, à élaborer des manières de vivre. C’est à travers les expériences de la vie que nous avons acquis des connaissances. Il en est autrement à l’école où ce sont les savoirs qui sont l’objet des apprentissages, si l’on veut bien tenir compte de la distinction éclairante qu’établit Charlot (1997) entre connaissance et savoir. À l’école, si les expériences de la vie ont une place, si le tâtonnement empirique et l’essai et l’erreur ne peuvent être écartés, ce ne peut être que comme des points de départ — dans le cadre de ce que nous appelons l’investigation spontanée — à des apprentissages formalisés, ceux des savoirs émanant des disciplines scolaires. Pourquoi ? Parce que les disciplines scolaires sont porteuses des savoirs cognitifs produits historiquement, par là de la culture qui a été forgée progressivement par les êtres humains qui nous ont précédés et parce qu’ils sont porteurs des généralisations abstraites qui permettent d’appréhender le monde et d’orienter les décisions relatives aux actions. Dit autrement, le savoir développé au cours des siècles est source de liberté et d’émancipation des êtres humains par leur capacité d’objectivation critique du monde, et c’est là la raison fondamentale de l’école. La raison d’être du processus éducatif scolaire est le développement de l’émancipation humaine : développer la capacité réflexive, critique et distanciée, sur le plan social à accueillir, à structurer et à synthétiser pour penser le monde et agir sur lui de manière lucide et autonome. En conséquence, si les savoirs disciplinaires sont la raison d’être de l’école, c’est par le recours à des démarches à caractère scientifique que ces savoirs pourront être acquis. Nous parlons ici des démarches de conceptualisation (que savoir), de communication (que dire), de résolution de problèmes (comment faire pour), expérimentale (comment vérifier que), etc. Si nous nous sommes référé à Spinoza pour rappeler la notion de conatus comme puissance d’agir grâce au désir forgé sur le savoir, nous pourrions aussi rappeler que Vygotsky (1930/1978, 2014) pensait le savoir comme une capacité d’intellectualisation du monde, c’est-à-dire de conceptualisation, ou encore à Condorcet (1791-1792/1989a, 1791-1792/1989b, 1792/1994) pour qui les savoirs transmis par l’instruction ne rendent libres que dans la mesure où ils sont soutenus et éclairés par la raison. Le savoir est alors un « instrument de véridiction et non la vérité elle-même » (Sachot, 1996, p. 214), ce qui illustre bien la nécessité de processus médiateurs pour éviter le piège si fréquent de la réification (Honneth, 2005/2007b ; Kosik, 1970) sur lequel nous reviendrons dans la conclusion. Pour le dire autrement, l’acquisition des savoirs dans le cadre de l’éducation scolaire est à la base d’un développement systématique, organisé et formalisé de la conscience humaine et sociale et d’un ancrage dans une culture donnée.
Troisième fondement, celui-ci étant tout aussi déterminant, ces démarches à caractère scientifique que l’on peut qualifier de processus d’objectivation scientifique en s’appuyant sur Freitag (1973), posent d’une part la fonction théorique (la conceptualisation) comme médiation indispensable — c’est le coeur du processus éducatif — entre les fonctions empirique (les données du terrain) et opératoire (les modalités d’action) et, d’autre part, elles requièrent deux autres fonctions indispensables pour éviter de n’être que la version inversée, laïcisée, de l’interprétation religieuse : la fonction de sens qui renvoie à un nécessaire ancrage sociohistorique, par là à une nécessaire contextualisation, et la fonction de valeur qui impose de replacer les savoirs dans la réalité de la société concernée, c’est-à-dire au sein de ses valeurs, de ses normes et de ses règles sociales. Toute la structuration conceptuelle qui sous-tend notre conception de l’intervention éducative et du système des médiations qu’elle requiert repose sur cette base scientifique à laquelle Freitag (1973, 1986) nous a initié.
En conséquence, le savoir n’est pas de nature universelle ; il dépend des conditions spatiales, historiques et culturelles particulières dans lesquelles il est produit à travers l’interdépendance sociale dialogique. Toutefois, le savoir
est ancré « dans la tradition culturelle scientifique et dans les trois fonctions interreliées (théorique, empirique et opératoire) de la dialectique scientifique » (Lenoir, 2017, p. 458) ;
doit être conçu doublement : « les faits de connaissance, soutien nécessaire en tant que repères cognitifs d’ordre naturel, spatial, temporel, social, et les processus de conceptualisation qui assurent la production de la réalité naturelle, humaine et sociale, socialement élaborée » (p. 458) ;
doit être ancré « sur le plan de sa genèse sociohistorique et sur celui des valeurs partagées socialement » (p. 459), en faisant ainsi appel aux fonctions de sens (le social-historique) et de valeur (l’ancrage dans la société).
Bref, si le savoir est déterminé spatialement, temporellement, socialement et culturellement, les processus d’enseignement-apprentissage doivent être conçus de la même manière. Telle est une condition princeps sur laquelle nous élaborons notre compréhension des processus d’enseignement-apprentissage et qui spécifie l’intervention éducative.
Quatrième fondement, nous considérons que le social n’est pas un adjuvant pour stimuler et faciliter les apprentissages individuels ; il est non seulement intrinsèquement au coeur de tout processus d’enseignement-apprentissage et il l’envahit totalement, mais il en est en outre le moteur et le produit conceptualisé de la réalité naturelle, humaine, sociale. C’est pourquoi enseigner et apprendre sont des processus sociaux indissociables et la production de la réalité, qui est à distinguer du réel (Lacan, 1966), est le résultat d’un processus social, intersubjectif, constructionniste et, par là, dialogique. Nous allons revenir sur ce fondement en le liant à un autre.
Cinquième fondement, nous considérons qu’il est indispensable de définir et d’analyser les processus d’enseignement-apprentissage selon une approche dialectique des rapports sociaux qui se tissent entre les élèves et entre ceux-ci et l’enseignant. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que l’apprentissage est un processus d’objectivation qui trouve son origine « dans la dialectique du désir qui est également, fondamentalement, une dialectique de la reconnaissance de la dimension humaine » (Lenoir, 2017, p. 450). « Au coeur de la pensée hégélienne se trouve la proposition suivante : l’être humain ne peut se reconnaitre comme être humain que parce que sa conscience se reconnait en tant qu’elle-même dans une autre totalité, une autre conscience » (Lenoir, 2017, p. 82). Nous insistons ici sur le fait que l’altérité s’avère essentielle pour les rapports sociaux qui se tissent en classe entre des élèves et entre ceux-ci et l’enseignant. Quelle valeur l’enseignant attribuera-t-il alors à chacun de ses élèves ? Lamotte (2001), qui restitue le plus fidèlement possible de la pensée de Gagnepain (1994), de se demander :
Qu’est-ce […] que l’éducation ? C’est […] non pas […] un contrat avec l’autre en tant qu’il est mon égal, mais avec l’autre en tant qu’il est celui pour qui j’agis, c’est-à-dire un autrui, en rendant au mot son plein sens étymologique : altrui […], en bas latin, le datif du mot alter qui signifie l’« autre », […] se traduit par « pour l’autre » (p. 33). Lacan (1966) voit l’autre comme « le lieu où se constitue le ‟jeˮ qui parle avec celui qui entend, ce que l’un dit étant déjà la réponse et l’autre décidant à l’entendre si l’un a ou non parlé » (p. 115). L’élève, en tant qu’altérité potentielle, ne sera en conséquence d’abord que ce que l’enseignant en concevra et concrétisera dans ses rapports sociaux avec lui. Il peut, en fait, très bien ne pas « exister » en tant qu’un autre, membre de la collectivité « classe », dans la mesure où il devient socialement « invisible » pour l’enseignant qui procède ainsi à un déni de reconnaissance (Honneth, 2007)
Lenoir, 2017, p. 155
déni qui s’attaque de la sorte à sa dignité humaine. Or, ces rapports sociaux et cognitifs entre élèves et entre élèves et enseignants sont des rapports en tension qui reposent sur des conceptions, des représentations, des manières de voir le monde et les autres, qui sont différentes, sinon opposées. Ainsi que nous le mentionnons dans notre ouvrage,
Adorno (1978) […] rappelle que la dialectique « est la conscience rigoureuse de la non-identité. Elle n’adopte pas de point de vue à l’avance » (p. 13). Elle s’oppose de la sorte à la fois aux conceptions universalisantes à priori, aux représentations conceptuelles appréhendées comme des donnés immuables, et à l’idée d’une fusion entre la pensée et la réalité, ce qui, dit autrement, signifie que le concept n’est pas la chose […]. La dialectique est fondamentalement la reconnaissance de la contradiction qui témoigne de « l’hétérogène au penser de l’unité » (p. 13)
Lenoir, 2017, p. 85-86
Il est d’autres raisons qui nous conduisent à concevoir les processus d’enseignement-apprentissage d’un point de vue dialectique. Tout d’abord, et il s’agit du sixième fondement, il importe de reconnaitre que l’acte d’enseigner — ce que nous qualifions d’intervention éducative — est un acte complexe et multidimensionnel. La notion d’intervention est porteuse de deux perspectives épistémologiques : pragmatique et conceptuelle. La notion d’intervention éducative renvoie, sur le plan empirique, opérationnel et pragmatique, à la caractéristique même de tout métier relationnel. Elle renvoie au fait que tout professionnel oeuvrant dans le cadre d’un métier relationnel est fondamentalement un intervenant qui agit dans un environnement hautement complexe pour introduire une modification quelconque, normalement jugée positive. Elle est alors saisie en tant qu’une praxis existentielle et sociale qui intègre dialectiquement discours, action (une pratique significative) et réflexion critique. Mais la notion d’intervention implique aussi, sinon surtout, une perspective conceptuelle, car l’agir seul est largement insuffisant s’il n’est pas éclairé et soutenu conceptuellement. Parce que la pratique significative d’enseignement est singulière, complexe, difficilement accessible, peu étudiée empiriquement et dans sa multidimensionnalité, peu théorisée également (Lenoir et Vanhulle, 2006), il importe de la conceptualiser pour en dégager ses attributs, ce qui est le rôle de la recherche scientifique qui étudie les pratiques d’enseignement.
De ce point de vue, l’intervention éducative se situe à la convergence d’un enchevêtrement de dimensions fondées sur des rapports distincts et que nous regroupons en trois catégories :
une perspective socioéducative est liée à l’évolution du système scolaire et aux réalités sociales et elle inclut les dimensions historique et contextuelle ;
Une perspective socioéducative est liée au cadre de référence de l’enseignant, un cadre externe avec la dimension curriculaire structurellement organisée et incluant les différents contenus cognitifs et autres, et interne avec les dimensions épistémologique, éthique et morale ;
Enfin, une perspective opératoire représente l’actualisation de ce cadre de référence au sein des pratiques d’enseignement, incluant les dimensions didactique, organisationnelle, psychopédagogique (relationnelle, socioaffective), et la double dimension médiatrice dont il va être maintenant question.
À ces composantes de l’intervention éducative, il importe d’ajouter la dimension temporelle, tout à fait centrale et transversale.
Septième fondement, le processus d’enseignement-apprentissage est aussi un rapport dialectique parce qu’il repose sur une double interaction entre les élèves, le savoir et l’enseignant et celle-ci n’est jamais directe. Cette interaction est toujours médiatisée. D’une part, le rapport que l’élève établit au savoir repose sur le recours à des processus cognitifs médiateurs intrinsèques, ce que nous appelons des démarches d’apprentissage à caractère scientifique. Cette médiation est d’ordre cognitif. D’autre part, le rapport que l’enseignant établit avec ses élèves est ou devrait être fondamentalement une action dirigée vers la médiation cognitive des élèves, c’est-à-dire vers le rapport que les élèves établissent avec le savoir à apprendre. C’est dire que cette action sur la médiation cognitive est une médiation externe, extrinsèque, qui a pour raison d’être que l’enseignant mette en oeuvre toutes les conditions qu’il juge nécessaires et appropriées pour planifier, susciter, guider, soutenir et réguler les processus d’apprentissage chez les élèves. Concrètement, cela signifie que l’enseignant doit s’appuyer sur le rapport didactique qu’il établit avec le savoir à enseigner, médié par un rapport épistémique au savoir, et sur le rapport pédagogique qu’il établit avec ses élèves (rapport organisationnel, relationnel et psychoaffectif) — ce que nous appelons des facilitateurs —, médié sur un rapport de reconnaissance de la dimension humaine, pour concevoir et soumettre aux élèves des situations problématisantes. Ce type de médiation, nous l’appelons la médiation pédagogicodidactique. La notion d’intervention est donc comprise comme un rapport dialectique à autrui (aux élèves), c’est-à-dire la médiation externe pédagogicodidactique, qui passe par un ou des processus médiateurs externes et qui porte sur la médiation cognitive intrinsèque mise en oeuvre par les élèves. Dit autrement, le système de médiations est l’élément constitutif de ce rapport dialectique. Sur le plan éducatif, il se caractérise de manière centrale par une médiation cognitive intrinsèque et une médiation pédagogicodidactique extrinsèque (l’intervention éducative) qui agit sur la première à travers des situations problématisantes.
Huitième fondement qui découle du précédent, ce qui se trouve au centre du processus d’enseignement-apprentissage, ce n’est pas l’enseignant (conception magistrocentriste), ce n’est pas la gestion de la classe (conception organisationnelle), ce n’est pas le savoir (conception épistémique) et ce n’est pas non plus l’élève (conception puérocentriste). Au centre du processus d’apprentissage, à la croisée des deux médiations, se trouve la situation problématisante, c’est-à-dire une proposition d’activité d’apprentissage émergente, dynamique et évolutive qui ne deviendra une situation problématique que dans la mesure où les élèves s’en emparent pour la traiter. Nous attirons l’attention sur le fait que nous disons « traiter » et non « résoudre », car si la résolution de problèmes constitue une démarche d’apprentissage importante, les situations problèmes sont bien davantage traitées, c’est-à-dire auscultées, construites, explorées, analysées, débattues. La conception de la résolution de problèmes comme démarche hégémonique, quasiment unique, découle d’une vision instrumentalisante et techniciste du processus d’apprentissage, vision largement diffusée par le modèle éducatif néolibéral et reprise dans nombre de curriculums d’enseignement.
Le traitement d’une situation problématisante repose en conséquence sur une intentionnalité partagée et sur la coopération entre élèves et enseignant. Une fois problématisée, son traitement requiert le recours à des dispositifs instrumentaux (des outils didactiques et pédagogiques) et à des dispositifs procéduraux, c’est-à-dire aux démarches à caractère scientifique déjà citées et à des facilitateurs organisationnels et à haute teneur symbolique (relationnels et psychoaffectifs) qui agissent comme soutien aux processus d’apprentissage.
Six pièges au moins sont ici à éviter :
le premier piège consiste à prendre les facilitateurs pour les fins de l’éducation scolaire alors qu’ils ne sont que des moyens indispensables pour « faciliter » les apprentissages cognitifs ;
le second piège à éviter est de remplacer les démarches à caractère scientifique par des démarches de sens commun, celles qui sont en usage dans la vie quotidienne ;
le troisième piège réside dans l’exploitation de ces démarches dans leur intégralité ou de l’une ou l’autre de leurs composantes indépendamment des contenus cognitifs, pratique qui a déjà été à l’honneur (apprendre à… réfléchir, résoudre, déduire, etc.) en contexte béhavioriste ;
le quatrième piège, nous venons de le mentionner, renvoie au discours dominant des organisations internationales, dont l’ Organisation de coopération et de développement économiques, la Banque mondiale, la Communauté européenne, etc., qui prônent comme démarche d’apprentissage exclusive la résolution de problèmes, ce que les différents curriculums d’enseignement ont repris en coeur, évacuant ainsi ou réduisant à bien peu les autres démarches d’apprentissage et les processus de conceptualisation avant tout pour privilégier les processus techno-instrumentaux et l’acquisition de ce qui est appelé les « fondamentaux » (ou connaissances de base) à visée utilitariste ;
le cinquième piège réside dans l’oubli d’une véritable contextualisation des situations problématisantes qui exige que la situation fasse sens des points de vue ontologique (pour le sujet), épistémologique (pour le savoir) et social (pour la société). Prendre en compte ces trois dimensions de la contextualisation nous conduit à considérer qu’une situation problématisante doit être avant tout politico-anthropologique au sens mis en avant par Freire (1970, 1971, 2005). Nous avons choisi de retenir les travaux de Freire parce qu’ils possèdent des liens étroits avec notre conception émancipatoire de l’éducation scolaire, parce qu’ils offrent un modèle cohérent d’articulation de la notion de situation qui prend sa source dans les réalités de la vie quotidienne à partir de laquelle peut se réaliser l’appréhension de cette réalité d’un point de vue objectif, généralisant et abstrait, c’est-à-dire d’un point de vue conceptuel, mais aussi parce que cette conceptualisation est saisie non en tant que la fin du processus éducatif, mais en tant qu’un outil intellectuel d’analyse, de compréhension et d’action, ce que Young (2009) et Young et Muller (2013) appellent des powerful knowledges, des savoirs qui donnent du pouvoir.
Le sixième piège, précédemment esquissé, concerne le danger de réification des processus d’enseignement-apprentissage. Réifier, c’est produire un concept, que l’on abstrait d’un ensemble empirique selon des procédures méthodologiques adhoc, en une réalité distincte et autonome de cet ensemble dont il a été précisément abstrait, et l’appréhender comme un « donné naturel », stable et autonome, en occultant ainsi son processus de production et son mode de production humains. Le processus de réification consiste à attribuer à l’objet du rapport les propriétés mêmes du rapport à l’objet (Goldmann, 1959 ; Lukàcs, 1923/1960 ; Marx, 1867/1967) et il est suscité par l’aliénation. La réification nous parait très présente dans les processus d’enseignement, les savoirs étant présentés comme des « donnés » totalement décontextualisés maintiennent alors les élèves dans un état d’aliénation. Pour sa part, Israël (1968/1972) effectue, en s’inspirant de Goldmann (1959), un rapprochement intéressant entre les processus sociaux réifiés et les processus cognitifs pour associer ces derniers à la pensée magique. Tout comme les rapports sociaux acquièrent, par le biais de la réification, les apparences de rapports « naturels », l’expérience immédiate conduit l’être humain à se percevoir comme étant soumis au pouvoir et au contrôle de « lois naturelles » suprahistoriques (qui l’excluent en tant que sujet producteur) et « à attribuer à des objets non humains la possibilité de [le] gouverner » (Israël, 1968/1972, p. 445). Il est donc permis d’établir une analogie entre la réification et la pensée magique dans la mesure où celle-ci se caractérise « par l’anthropomorphisme, c’est-à-dire par la tendance à assigner des caractéristiques humaines aux choses inanimées » (Israël, 1968/1972, p. 445).
C’est aussi à ce moment que nous qualifions de phase d’investigation spontanée le moment au cours duquel les élèves peuvent procéder à une exploration — par induction, tâtonnement empirique, essais et d’erreurs — de la situation problématisante pour la problématiser, c’est-à-dire pour en faire émerger une situation problématisée, se l’approprier et déboucher sur des processus cognitifs d’apprentissage recourant à des démarches à caractère scientifique. Car penser les processus d’enseignement-apprentissage en tant que mise en oeuvre de démarches à caractère scientifique requiert d’assurer une structuration de ces processus qui adopte effectivement une démarche scientifique : une problématisation qui débouche sur une question de recherche, une structuration conceptuelle qui conduit à préciser des objectifs à poursuivre et qui sont en conséquence opérationnalisés dans un dispositif méthodologique qui précise les modalités de recueil et de traitement des données. Il reste ensuite à réaliser ce recueil et à en analyser les résultats afin de pouvoir les interpréter, leur donner du sens et les mettre en oeuvre sur le plan opératoire.
Sur le plan de l’enseignement, cette démarche d’apprentissage permet — ce que traduisent les différentes phases suivantes — de la distinguer de la logique pédagogique qui prévaut fréquemment (préparation, réalisation, intégration) : mise en situation, exploration, planification, production, traitement, synthèse, mise en oeuvre éventuelle. D’où le fait que nous parlons non de démarche scientifique, mais de démarche à caractère scientifique, en concordance avec le troisième fondement en particulier. On ne peut oublier ici qu’un réel apprentissage requiert que les élèves puissent confronter, à la fin d’un parcours cognitif, leurs conceptions initiales avec celles qu’ils ont acquises à la suite du processus d’apprentissage. Concrètement, cela signifie que l’enseignant devrait conserver ces conceptions initiales et, à la fin du cheminement, interpeler ses élèves pour les inviter à répondre à des questions du genre « Qu’est-ce que vous pensiez au départ ? », « Qu’est-ce que vous pensez maintenant ? », « Quels sont vos nouveaux acquis ? », « Comment avez-vous fait pour y parvenir, pour faire ces apprentissages ? », « Quel cheminement avez-vous suivi ? », « Quelles opérations avez-vous réalisées ? », etc. Bref, un bilan métacognitif des apprentissages est absolument nécessaire, car il ne suffit pas de faire, encore faut-il objectiver ce qui a été fait et le conceptualiser ! L’acquisition d’un savoir structuré est à ce prix.
Le neuvième fondement, peut-être le plus interpelant, renvoie à la conception du lien qui se noue entre les élèves et l’enseignant à propos du savoir et de son acquisition. Le postulat central est que le monde, c’est-à-dire la réalité – et par là le savoir –, est avant tout le résultat d’une production à partir des interactions sociales entre les êtres humains vivant en collectivité, ainsi que l’énonce tant la théorie historicoculturelle de Vygotsky que le social constructionism (constructionnisme social) développé par Gergen (1985, 1992, 1995, 1999/2001, 2011) et Gergen et Gergen (1991, 2003, 2004/2006). À la différence de la perspective psychologique vygotskyienne cependant, l’option du constructionnisme social s’appuie sur une lecture sociologique. Le savoir n’est pas alors le fruit d’un processus interne aux êtres humains : « ce que nous tenons pour être la connaissance du monde nait des relations, […] elle ne fait pas partie intégrante de l’esprit individuel, mais de traditions communes et interprétatives » (Gergen, 1999/2001, p. 220). Pour le constructionnisme social, la réalité comme processus de construction et résultat de cette construction est le résultat partagé d’un rapport social, d’un dialogue incessant sur les sources de ce qui est considéré socialement comme réalité, c’est-à-dire comme savoir sur le réel. Il s’agit de l’effort coordonné au niveau de l’activité discursive (agissant en tant que médiation fondamentale dans tout rapport d’objectivation du réel) qui s’établit dans l’interdépendance, en fonction de questions réelles, entre des êtres humains insérés dans un contexte social donné, en fonction d’une visée sociale partagée. Comme le notent Gergen et Gergen (2004/2006),
nous pensons généralement que le sens réside dans la tête des individus. […] Cette façon de concevoir le sens est au centre de notre tradition individualiste ; elle érige l’individu en source de toute signification. En plus de sa partialité, cette vision individualiste génère également un impossible problème de compréhension entre humains. Si le sens est situé « à l’intérieur de la tête de l’autre », et si les seuls indices qui indiquent « ce qui se passe là-dedans » résident dans l’expression verbale, nous ne pourrons jamais comprendre l’autre
p. 32
Dit autrement, une personne seule ne peut jamais produire du sens ; l’interaction avec autrui est toujours indispensable, cet « autrui » pouvant être aussi un « je » dédoublé. Il y a toujours un dialogue et celui-ci est toujours symboliquement médiatisé par la parole, celle de l’autre, celle du livre (et son auteur), celle de l’image, etc.
Plutôt que de concevoir que le savoir procède du mental, est « situé » dans le cerveau des individus et que le sens résulte d’une production mentale, pour le constructionnisme social le savoir et le sens se trouvent dans les pratiques discursives, résultent des rapports sociaux (de la praxis sociale) et ce sont ces derniers qui les déterminent par et dans le dialogue. Plus précisément, Gergen (1994) considère que ce type de dialogue n’est ni privé ni intérieur parce qu’il est un produit linguistique, le langage étant par essence un produit social. Ailleurs, Gergen (2009) rappelle, en citant Vygotsky, qu’il n’y a rien dans notre esprit qui ne soit d’abord produit de la société. Il souligne que :
ce que nous appelons penser est un rendu privé d’une conversation publique. […] Ce que nous faisons privément n’est pas de nous introduire dans un « monde intérieur » — appelé pensée —, mais c’est de participer à la vie sociale sans une audience présente.
p. 78, 79
En fait, nous rejoignons ici le deuxième fondement qui signalait le rejet à la fois des conceptions exogéniques et endogéniques. Bref, le savoir n’est pas une propriété individuelle.
La conséquence directe de cette posture, portée par le constructionnisme social et la conception hégélienne qui font de l’intersubjectivité le fondement de la dimension humaine et du processus cognitif, est que le savoir est un processus dialogique entre des êtres humains. En conséquence, parce qu’il s’agit d’un rapport dialectique qui se concrétise dans des situations problématisantes, ce rapport ne peut être que dialogique. Le dialogue est une praxis dirigée vers autrui : « le discours est une forme d’action sociale – un ‟en train de faire avec” dans le monde » (Gergen et Gergen, 2003, p. 63). Il exige obligatoirement la reconnaissance de la dimension humaine des différents sujets impliqués dans le rapport d’enseignement-apprentissage (la dimension ontologique), mais aussi des processus d’apprentissage interactifs et intersubjectifs au lieu de les concevoir comme des activités solitaires.
Finalement, et ce sera le dixième fondement, de manière à mettre en place des interventions éducatives adéquates, par là d’actualiser des situations d’enseignement-apprentissage qui permettent le développement des savoirs à caractère scientifique à l’école, il est indispensable de questionner au départ, avant de se pencher sur les aspects didactiques et pédagogiques, les dimensions ontologiques (c’est-à-dire le rapport à la dimension humaine), les dimensions téléologiques (c’est-à-dire le rapport aux finalités poursuivies), les dimensions dialectiques (c’est-à-dire les rapports sociaux en tension épistémologique qui se tissent entre les élèves et entre ceux-ci et l’enseignant), les dimensions épistémologiques (c’est-à-dire le rapport au savoir) et les dimensions praxéologiques (c’est-à-dire le rapport indissociable entre la théorie et la pratique).
3. Conclusion
En conclusion à ce bref tour d’horizon de ces différents fondements sur lesquels nous appuyons notre conception de l’intervention éducative et des processus d’enseignement-apprentissage, nous réaffirmons que l’enseignant est un médiateur essentiel, incontournable, qui a pour responsabilité de mettre en oeuvre toutes les conditions qu’il juge les plus appropriées pour planifier, susciter, guider, soutenir et réguler la médiation cognitive activée par les élèves. Cette double action imbriquée des médiations requiert la mise en place de situations problématisantes, lesquelles doivent être didactiquement traitées en faisant appel aux principes dialogiques.
De notre point de vue, il ne s’agit aucunement d’une énième proposition d’une méthode d’enseignement, d’autant plus que nous sommes allergique à ces méthodes « miracles » imposées aux enseignants et dont les fruits ne bénéficient finalement qu’à leurs concepteurs. Bien au contraire, à cette époque où les conceptions tendent de plus en plus à prôner une école soumise aux exigences économiques du marché et réduite à se comporter en entreprise concurrentielle productrice d’un capital humain entrepreneur de lui-même devant répondre aux besoins de ce marché, sa seule ambition réside dans une réflexion sur les orientations d’une éducation scolaire de la jeunesse tournées vers l’acquisition de ce que Young (2009) appelle des powerful knowledges, c’est-à-dire des savoirs culturels qui donnent le pouvoir de se libérer des rapports de domination par le développement de structures cognitives conceptuelles qui permettent d’apporter « des explications valides ou de nouvelles façons de penser le monde » (p. 14). Plus précisément, les powerful knowledges renvoient aux :
savoirs disciplinaires précis, spécialisés, validés et articulés entre eux dans un ensemble cohérent, qui ont le « pouvoir » d’offrir aux élèves la progression la meilleure possible dans la compréhension des réalités naturelles, humaines et sociales en ce qu’ils sont source d’abstraction et de généralisation.
Lenoir et coll., 2016, p. 234-235
Ils devraient constituer l’essentiel d’un curriculum, mais ils ne donnent du pouvoir que s’ils répondent, de notre point de vue, à quatre conditions de base :
le savoir ne donne du pouvoir que s’il est soutenu, éclairé et guidé par la raison […]. [C]e pouvoir ne peut émerger que des rapports médiateurs indispensables qui se tissent entre les élèves et l’enseignant à propos des savoirs en jeu […]. La troisième renvoie à la centralité du processus de conceptualisation dans ces rapports […]. La quatrième condition […] relève du dialogue comme « médium langagier »
Lenoir et coll., 2016, p. 235-236
Nous inscrivons ainsi notre conception des rapports d’enseignement-apprentissage, ainsi que nous l’avons explicité dans Lenoir et coll. (2016) en opposition à la fois à la vision passéiste et élitiste de la transmission de contenus cognitifs procédant de la « logique du donné » et de la perspective qui se prétend « progressiste » en prônant la production d’un « homme nouveau » est-il besoin de rappeler que cette expression « homme nouveau » était mise en avant par les différents totalitarismes du 20e siècle ? Elle est de nos jours reprise par l’Organisation de coopération et de développement économiques (2001) qui entend modeler par l’éducation des êtres humains dont les attributs seraient en parfaite harmonie avec les besoins et attentes du monde économique, individualiste et utilitariste, fondée sur l’acquisition de compétences instrumentales et comportementales au service exclusif de ses seuls intérêts soumis à de ceux du monde économique, mais qui évacue dans le même mouvement les valeurs éthiques, humaines et sociales ainsi que les savoirs conceptuels, toutes dimensions qui devraient être au coeur des processus éducatifs scolaires. Nous adoptons de la sorte une posture fondamentalement critique, suivant en cela Rioux (1969) qui oppose la sociologie critique, sociologie dialectique qui insère la praxis dans les rapports sociaux et qui lie faits et valeurs, et qu’il identifie originellement à Marx, à la sociologie aseptique, non dialectique et donc essentiellement dualiste en opposant faits et valeurs, ces dernières réduites à la subjectivité individuelle, qu’il associe à Weber. La conception actuellement en vogue de la pensée réflexive et critique en éducation illustre bien cette vision essentiellement subjectiviste qui adopte différentes perspectives (de sens commun, instrumentale, épistémologique), mais non sociale et intersubjective (Lenoir et coll., 2016).
Nous entendons dénoncer de la sorte cette inertie intellectuelle qui a permis à certains sociologues et historiens qui ont fait toute leur carrière sur l’opposition entre « archaïques » et « modernes », entre « conservateurs » et « progressistes », de persévérer dans leur être de grands dispensateurs de recommandations « modernisatrices » aux gouvernements de leur pays. Parmi les innombrables exemples actuels qui témoignent de cette opposition, nous retenons la lettre d’un consultant sénior de la compagnie Hatley (Meterissian, 2015). Cette lettre vante les bienfaits de UberX et dénonce le fait de vouloir « punir un simple citoyen qui voulait gagner sa vie en offrant un meilleur service à meilleur prix », oubliant, d’une part, de rappeler que UberX et ce « simple citoyen » rendent des « services » sans aucune rétribution financière à la société et sans respect des lois en usage. D’autre part, cet auteur considère que la question de l’inégalité des revenus est un faux problème, le « vrai » problème étant qu’il y a « de plus en plus de gens [qu’il qualifie d’‟archaïques” en opposition aux ‟progressistes” ou ‟modernes”] qui ne veulent tout simplement pas se joindre au monde moderne », c’est-à-dire, si on veut bien lire entre les lignes, à un monde où chacun individuellement agit de manière égoïste en fonction de son propre intérêt. Bref, selon ses dires, les pauvres sont pauvres parce qu’ils le veulent bien, parce qu’ils ne prennent pas les moyens pour devenir riches. Rien de plus facile que d’effacer du raisonnement la question des inégalités et des injustices sociales qui, toujours selon ce discours, ne relèverait exclusivement que de la responsabilité individuelle, passant totalement sous silence les impacts négatifs d’un néocapitalisme débridé (par exemple, Dardot et Laval, 2016 ; Haber, 2013 ; Piketty, 2004 ; Stiglitz, 2010) et dont ne bénéficie qu’une infime minorité d’êtres humains ainsi que vient encore de le rappeler la directrice d’Oxfam international (Losson, 2019) ! Par cette opposition de couples antithétiques (« modernes-anciens », « progressistes-archaïques », etc.), ses effets réducteurs rendent pratiquement impossible toute autre analyse d’une situation donnée par sa disqualification immédiate en tant qu’anachronisme et obsolescence, toute autre approche argumentative qui permettrait de cerner autrement une polémique. Gautier (1999) illustre parfaitement cette entrave à un réel débat dans la seconde moitié du 18e siècle entre Mercier de la Rivière, ardent défenseur de Quesnay et des physiocrates, revendiquant l’autonomisation de l’économie et Mably, disqualifié au nom de son « archaïsme », qui rejette d’un point de vue anthropologique la subordination du politique à l’économie. Et pourtant, note Gautier, « les effets de cette émancipation [de l’économie] la rendent aujourd’hui de plus en plus problématique » (1999, p. 279). Voilà qui devrait faire comprendre l’importance des powerful knowledges !
Enfin, penser le système des médiations au coeur du processus d’enseignement-apprentissage n’est pas le fruit d’un travail réflexif individuel et solitaire. Il est redevable tant de nos recherches sur le terrain avec les enseignants que de nombreux apports de provenance diverse, de nos étudiants en particulier, des collègues que nous avons côtoyés un peu partout dans le monde et de tous ces ouvrages qui nous ont nourri. Mais il est avant tout fondamentalement redevable des échanges intellectuels avec le professeur Michel Freitag dont nous avons pu bénéficier pendant plus de quatre années dans le cadre des cours et séminaires qu’il dispensait à l’Université du Québec à Montréal, ainsi que des entretiens privés à son domicile qu’il nous accordait si généreusement. C’est pourquoi nous viennent à l’esprit ces vers de Lucrèce dans son De rerum natura (1er siècle av. J.-C./1964) qui, en plus de lui rendre hommage, témoignent de l’importance, dans une formation intellectuelle, d’avoir recours à un « sage érudit » qui puisse précisément agir en tant que véritable médiateur :
Toi, père, qui es l’initiateur, tu prodigues à tes enfants de sages leçons ; c’est dans tes traités, maitre glorieux, que semblables aux abeilles butinant çà et là parmi les fleurs des prés, nous allons cueillir nous aussi, pour nous en repaître, des paroles d’or, oui, d’or vraiment, et telles qu’il n’en fut jamais de plus dignes d’une vie éternelle
p. 87
Appendices
Note biographique
Monsieur Yves Lenoir est Commandeur de l’ordre de la Couronne et membre associé au Centre de recherche sur l’enseignement et l’apprentissage des sciences.
Note
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[1]
Veuillez noter que tout au long de ce texte nous utilisons le « nous de modestie ».
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