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Introduction

Impliqués dans plusieurs projets d’appui méthodologique pour l’élaboration de programmes d’études dans le respect d’une logique de compétences[1], nous[2] sommes confrontés à un ensemble de difficultés. Elles sont d’ordre pratique, théorique et épistémologique. Nous en décrivons certaines en ces lignes.

Nous montrons, dans un premier temps, la nécessité pour les concepteurs des programmes d’études d’être éclairés dans leur tâche par des finalités non équivoques. Celles-ci permettraient à de nombreux programmes actuels de se dégager de critiques incessantes, qui soutiennent que le choix d’une logique de compétences est avant tout utilitariste. Nous décrivons ensuite des lacunes dans le cadre théorique du concept de compétence, dont une des dimensions essentielles semble oubliée. Cette carence risque de renforcer l’image trop pragmatique d’une logique de compétences. Nous reprenons ensuite quelques ordres de difficulté, pour lesquels nous proposons des éléments de réponses dans une vision recadrée du développement des programmes d’études. Nous en arrivons finalement à la conclusion qu’un empressement dans l’élaboration des programmes d’études, alors même que les outils pour les construire ne sont pas achevés, risque d’altérer des réformes aux perspectives intéressantes pour les apprentissages et pour le développement des apprenants.

Au-delà de ces difficultés, nous montrons la nécessité de définir des finalités claires, de compléter le travail théorique actuellement inachevé, d’unifier la terminologie et de faire des choix épistémologiques sans ambiguïté. Nous proposons ensuite un triple recadrage de la logique de compétences en l’inscrivant dans les perspectives de la cognition située, du constructivisme et de l’interdisciplinarité.

Des choix utilitaristes plutôt qu’éducatifs ?

Remises en cause

Le concept de compétence a été questionné dès son apparition dans le champ de l’éducation par différents chercheurs. Au terme d’une recherche sur les programmes d’études français, Caillot (1994) montre que ce concept n’aurait pas fait l’objet d’une analyse suffisamment approfondie avant d’être introduit en sciences au primaire et au secondaire. Dans certains programmes français, le concept de compétence se substitue tout simplement à celui d’objectif. Par ailleurs, ces compétences sont étroitement associées aux savoirs codifiés dans les programmes d’études antérieurs, à un point tel que chercheurs et praticiens se posent la question de la pertinence d’une telle réforme : qu’apporte de neuf ce concept de compétence s’il peut être remplacé par celui d’objectif ? Ropé (1994) établit un constat similaire pour les programmes de français en France. Tanguy (1994) resitue l’apparition de ce concept en éducation dans un contexte sociopolitique beaucoup plus vaste, dépassant largement le cadre du curriculum scolaire. Cet auteur retrace l’impact des mondes de l’entreprise et de celui d’une politique libérale sur le choix d’imposer une logique de compétences à différents programmes scolaires. Bronckart et Dolz (2002) montrent par ailleurs l’urgence d’une redéfinition d’un projet politico-éducatif global, précisant clairement des finalités qui ne se réduisent pas à une allégeance à la logique de marché. À défaut, une approche curriculaire par compétences ne pourra être comprise, selon ces mêmes auteurs, que comme une adhésion à un néolibéralisme brutal.

Pression sociale accrue sur les finalités de l’école

Loin de faire l’unanimité, le concept de compétence est même très critiqué. De nombreuses voix dénoncent les dangers d’une utilisation irréfléchie d’une approche par compétences dans les milieux éducatifs. L’introduction de cette approche présente des risques, autant par l’absence de véritables réflexions sur ses fondements épistémologiques et théoriques que par la mainmise annoncée d’une logique marchande et économique sur le monde de l’éducation. La faiblesse des finalités des systèmes éducatifs prônant à tout prix le développement des compétences chez les élèves et les étudiants ne permet pas aux rédacteurs des programmes d’études de se dégager de ces difficultés. Selon Gohier et Grossman (2001) :

[…] le système éducatif, s’il veut établir un équilibre entre les finalités utilitaire, cognitive et culturelle de l’école, ne doit pas souscrire à l’impérialisme d’un temps marqué au sceau de la compétitivité. À l’échelle diachronique, il doit croiser le temps horizontal, composé de savoirs disciplinaires et transversaux, essentiels et procéduraux, avec le temps vertical, qui relie savoir et sens, celui du langage symbolique. C’est à cette condition seulement que l’on pourra parler du temps retrouvé, celui du mariage de la culture, de la raison et du savoir-agir.

p. 49

Il y a une dizaine d’années, le concept de compétence n’était pas encore stabilisé dans le champ de l’éducation, bien qu’introduit de longue date dans d’autres disciplines (Jonnaert, 2002)[3]. Il subissait encore la forte influence de la pédagogie par objectifs et ne s’en dissociait guère. Le discours comportementaliste restait dominant, et la logique des compétences, notamment utilisée pour la rédaction des programmes pour la formation des maîtres dans certains États aux États-Unis, ne s’en dégageait pas vraiment. L’arrivée massive du concept de compétence comme structurant des programmes scolaires actuels s’est réalisée en partie pour répondre à une nouvelle demande sociale, issue des contraintes du monde de l’entreprise.

Le choix de se référer à une logique de compétences pour le développement des programmes d’études n’est pas gratuit. Il répond à une pression politique évidente. Mais cette situation n’est pas caractéristique des choix qui sont posés aujourd’hui pour les programmes d’études. De tout temps, l’école a cherché à répondre aux attentes sociales de son époque. Il n’en était pas autrement de la pédagogie par objectifs. L’approche taylorienne de l’organisation du travail en entreprise consiste à rendre séquentielles les tâches des travailleurs. Jusqu’au début de la dernière décennie, c’est dans cette perspective que les programmes scolaires ont découpé leurs contenus en de multiples micro-objectifs, permettant ainsi à l’école de préparer les élèves à une forme morcelée du travail, dont le modèle exacerbé était sans nul doute le travail à la chaîne. Le travail était alors divisé en une multitude de tâches parcellisées que chacun exécutait de façon isolée, ignorant ce que réalisaient les autres travailleurs et la signification globale de l’ensemble de ces tâches. Le Boterf (2001) établit un parallélisme entre cette vision du travail en entreprise et le courant pédagogique dominant de l’époque : la pédagogie par objectifs. Cette dernière offrait à l’école la possibilité de développer des approches cohérentes avec les attentes sociales du moment. À cette époque, Minder (1977) ne définissait-il pas l’éducation comme une « entreprise de modification du comportement » ? Ce point de vue faisait autorité dans les établissements de formation des maîtres et, par voie de conséquence, dans les écoles. Les enseignantes et les enseignants programmaient leurs activités selon une logique, une technique et une terminologie largement influencées par une pédagogie par objectifs. Par ce choix, le système éducatif dans son ensemble s’inscrivait résolument dans une perspective comportementaliste. L’école, par l’organisation des apprentissages séquentiels, ne pouvait pas nier qu’elle se modelait sur le taylorisme, cadre organisationnel dominant du travail en entreprise. L’école montrait donc, au minimum, son allégeance au comportementalisme, dont la logique était largement admise par le monde de l’entreprise, dans une perspective de rentabilité. Taylorisme et comportementalisme ont inspiré le puissant courant de la pédagogie par objectifs qui domine depuis cinq décennies le monde de l’éducation, particulièrement en Amérique du Nord et au Québec. Ces choix étaient déjà faits sous les contraintes des contextes économiques et sociaux de l’époque.

Aujourd’hui, cependant, la complexité des situations professionnelles nécessite que les formations se dégagent d’une orientation taylorienne des activités et donc aussi de l’approche stricte d’une pédagogie par objectifs, comme de sa philosophie traduite dans les prescrits de la pédagogie de la maîtrise (Bloom, 1979). Toutefois, cela ne signifie nullement que la notion même d’objectif soit rejetée. C’est plutôt son usage qui est revisité. Depuis longtemps déjà, nous avons substitué à la notion d’objectif celle d’hypothèse d’objectif (Jonnaert, 1988). Dans le même esprit, Martinand (1986) parle plutôt d’objectifs-obstacles[4]. Cette notion d’objectif était questionnée[5] dans l’usage qui en était fait, et ce bien avant l’apparition massive du concept de compétence, utilisé comme organisateur essentiel des programmes d’études. Perrenoud (2002b) accepte et utilise, certes en l’amendant de façon radicale, cette notion d’objectif. Il conserve cependant la notion de compétence comme organisateur des programmes d’études. À condition de la replacer dans un certain cadre, mais aussi d’en modifier les fonctions et les usages, la notion d’objectif est toujours utile. Par ailleurs, le comportementalisme n’a pas le monopole du concept d’objectif, pas plus que de celui de compétence. L’un et l’autre peuvent être conjugués sous l’emprise d’autres paradigmes sans qu’il n’y ait nécessairement contradiction, voire contre-indication. Pourquoi donc vouloir bannir toute référence à la pédagogie par objectifs, sous prétexte que les programmes d’études s’inscrivent dans de nouvelles perspectives épistémologiques ? L’adoption d’une approche par compétences ne peut être confondue avec un procès des objectifs en éducation. Il s’agirait plutôt, selon nous, d’analyser comment utiliser les apports incontestés d’une pédagogie par objectifs, lorsqu’ils sont inscrits dans les perspectives actuelles des nouveaux programmes.

Nécessité de disposer de finalités non équivoques

Une approche par compétences semble en mesure d’apporter un ensemble de réponses intéressantes aux attentes sociales actuelles. Les personnes pouvant appréhender globalement des tâches dans des situations complexes sont de plus en plus recherchées. Une logique de compétences, bien orchestrée, laisse aux personnes une marge de manoeuvre pour qu’elles mobilisent un empan de ressources appropriées et variées, et traitent les situations complexes[6] auxquelles elles sont confrontées. Progressivement, les chercheurs en éducation ont permis au concept de compétence de se dégager des ambiguïtés initiales et de se stabiliser (Perrenoud, 1997 ; Jonnaert, 2002). Ils suggèrent une approche cohérente de ce concept, qui laisse aux apprentissages scolaires la latitude de se dégager d’une stricte pédagogie comportementaliste par objectifs. Mais cela ne peut se réaliser sans une série de précautions indispensables. Après plus de cinq décennies de règne quasi absolu sur l’univers de la pédagogie, un courant aussi puissant et universel que celui de la pédagogie par objectifs et comportementaliste[7] ne peut, du jour au lendemain, cesser d’exercer toute influence. C’est cependant dans ce contexte que se situent les réformes curriculaires actuelles qui non seulement adoptent une logique de compétences, mais de surcroît s’inscrivent dans une perspective socioconstructiviste. Les changements de paradigme en perspective sont radicaux, ils ne peuvent se concrétiser que sous l’éclairage de finalités définies sans ambiguïté.

Au-delà du reproche utilitariste et de la polysémie des finalités, l’introduction de l’approche par compétences est confrontée à d’autres ordres de difficultés, lorsqu’elle est utilisée pour le développement des programmes d’études.

Ambiguïtés épistémologiques

En l’absence d’un cadre de référence clairement établi d’entrée de jeu, le concept de compétence véhicule simultanément plusieurs sens. Un paradigme épistémologique de construction et de développement des connaissances, à la lumière duquel la notion de compétence est comprise par les rédacteurs d’un programme d’études, devrait être spécifié avant même que ne soit précisée la conception de la compétence adoptée dans le programme. À défaut d’une telle clarification, le concept de compétence évolue, au sein d’un même programme d’études, dans des espaces de signification parfois incompatibles.

Par exemple, les compétences décrites dans certains programmes de formation des maîtres aux États-Unis sont considérées comme des routines comportementales (Hilbert, 1982). Ces programmes décrivent des séries de plus de 1000 compétences, précisées à la suite des recommandations formulées par le United States Office of Education (USOE), en termes de comportements observables. Dans ces programmes d’études, le concept de compétence est convoqué dans une perspective comportementaliste et est, à peu de chose près, facilement assimilable à la notion d’objectif opérationnel telle qu’elle est utilisée dans la pédagogie par objectifs.

Une vision de la notion de compétence qui s’inscrirait plutôt dans une perspective constructiviste ne peut souscrire à une telle approche et s’en écarte par nature. Pourtant, de nombreux programmes d’études, après avoir défini le concept de compétence en se référant au constructivisme, formulent par la suite des compétences comme si elles pouvaient malgré tout se réduire à des objectifs opérationnels comportementalistes. Ce dérapage est observé dans de très nombreux programmes actuels. Ces programmes ne sont alors que des salmigondis épistémologiques. Les errances paradigmatiques de ces programmes d’études ressemblent à de véritables trompe-l’oeil épistémologiques (Jonnaert, 2001). Cumulée à la faiblesse théorique du concept de compétence, la première difficulté que nous soulevons en ces lignes est celle liée à l’absence de posture épistémologique clairement établie pour les rédacteurs des programmes d’études. Certains programmes analysés font simultanément référence à des paradigmes épistémologiques contradictoires. D’autres ne s’inscrivent dans aucune perspective épistémologique, d’autres enfin s’affirment d’orientation constructiviste, mais se développent dans une perspective comportementaliste de pédagogie par objectifs.

Il est évident que le concept même de compétence n’appartient de façon exclusive à aucun paradigme épistémologique en particulier. Il peut être utilisé dans une perspective comportementaliste ou dans une perspective constructiviste ; la nuance se trouve dans le « ou » qui ne peut être qu’exclusif, car chacune de ces deux perspectives offre au concept de compétence un cadre général de référence incompatible avec celui de l’autre perspective. Une clarification épistémologique est indispensable. À défaut, le risque d’incohérence[8] est grand.

Des cadres théoriques encore trop faibles

Définitions approximatives du concept de compétence

Les approches du concept de compétence font sans doute aujourd’hui la quasi-unanimité dans le champ de l’éducation, mais elles manquent encore d’un cadre théorique suffisant. Même si, depuis quelques années déjà, ce concept est courtisé par de nombreux spécialistes des curricula, trop de zones d’ombre persistent. La « compétence » des acteurs sociaux est sur toutes les lèvres et semble être une denrée recherchée. Malgré des prises de position quelque peu divergentes (Perrenoud, 1997 ; Boutin et Julien, 2000 ; Tardif, 2003 ; Legendre, 2000 ; Jonnaert, 2002), un certain consensus semble entourer une définition globale de ce concept, mais est-ce suffisant ? Plusieurs auteurs et organismes officiels en proposent tantôt une approche très large ; par exemple, l’OCDE (2000) considère que la compétence est « la capacité de faire quelque chose » (p. 15). Tantôt, ils retiennent plutôt des définitions plus circonscrites ; par exemple, pour D’Hainaut (1988), la compétence est un ensemble de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être qui permet d’exercer convenablement un rôle, une fonction ou une activité. Convenablement signifie, pour cet auteur, que le traitement des situations aboutit au résultat espéré par celui qui les met en oeuvre. D’autres chercheurs abordent de façon précise le concept de compétence en le dissociant de concepts proches tel celui de capacité, avec lequel la compétence est souvent confondue. Ainsi, pour Jonnaert, Lauwaers et Pesenti (1990), la compétence a un caractère global et est la combinaison d’un ensemble de ressources qui, coordonnées entre elles, permettent d’appréhender une situation et d’y répondre plus ou moins pertinemment. En ce sens, la compétence serait spécifique à une situation et à une classe de situations, voire à plusieurs classes de situations présentant des intersections plus ou moins larges. La compétence reconnue d’une personne est, selon cette équipe de chercheurs, le résultat de la sélection et de la coordination de ressources, par lesquelles cette personne a répondu aux sollicitations de la représentation qu’elle s’est construite d’une situation donnée. Certains auteurs présentent la compétence comme revêtant un caractère très composite. Ainsi pour Montmollin (1986), les compétences (l’auteur insiste sur le pluriel) seraient des ensembles stabilisés de savoirs et de savoir-faire, de conduites-types, de procédures standards et de types de raisonnement que l’on peut mettre en oeuvre sans apprentissage nouveau. Avec Leplat (1991), nous découvrons une approche plus globale du concept de compétence : il s’agirait d’un système de connaissances permettant à une personne d’engendrer l’activité qui répond aux exigences des tâches dans une classe de situations. Enfin, Pastré et Samurçay (2001) reprennent l’ensemble de ces propositions et envisagent la compétence comme un rapport de la personne aux situations, en évitant cependant de la réduire à un simple caractère inné du sujet, la compétence étant toujours construite. Plus synthétiquement encore, la compétence peut être considérée, avec Masciotra, Jonnaert et Daviau (2003), comme l’intelligence des situations.

Aussi intéressantes et pertinentes soient-elles, ces définitions de la compétence conservent cependant un caractère général et approximatif. Par ce seul fait, le concept même de compétence reste une nébuleuse peu opérationnelle. Comment traduire en termes de contenus de programmes d’études « un rapport de la personne aux situations » ?

Éléments observés de façon récurrente dans les différentes définitions

C’est sur la base de critères dégagés de ces différentes approches qu’une grille d’analyse des conceptions de la notion de compétence véhiculées dans la littérature pédagogique et didactique contemporaine a été élaborée, validée et utilisée pour analyser un échantillon de ces définitions (Jonnaert, 2002)[9].

Tableau 1

Comparaison de différentes définitions du concept de compétence (Jonnaert, 2002, p. 31)

Comparaison de différentes définitions du concept de compétence (Jonnaert, 2002, p. 31)

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Il ressort de cette analyse de la littérature contemporaine au moins trois éléments constants, qui semblent constitutifs du concept de compétence :

  • Une compétence reposerait sur la mobilisation et la coordination, par une personne en situation, d’une diversité de ressources : des ressources propres à la personne et des ressources spécifiques à la situation et son contexte.

  • Une compétence ne se développerait qu’en situation.

  • Une compétence ne serait atteinte que dans le cas d’un traitement achevé de la situation.

L’élément majeur qui se dégage de l’analyse de l’ensemble des définitions évoquées est l’ancrage d’une compétence dans une classe de situations et dans un contexte qui lui donnent du sens. Deux concepts sont récurrents dans les définitions analysées : le concept de situation et celui de ressource. L’idée que le traitement de la situation doit être achevé pour qu’il y ait compétence revient dans pratiquement toutes les définitions. Dans ce cas, la définition de la compétence d’une personne en situation pourrait être la suivante :

La compétence est la mise en oeuvre par une personne en situation, dans un contexte déterminé, d’un ensemble diversifié, mais coordonné de ressources ; cette mise en oeuvre repose sur le choix, la mobilisation et l’organisation de ces ressources et sur les actions pertinentes qu’elles permettent pour un traitement réussi de cette situation.

Cependant, même si elle est intéressante, une telle définition reste très générale. Elle décrit l’action d’une personne en situation. Il s’agit bien d’une approche « développementale », qui nous permet de comprendre comment une personne peut gérer son action en situation et développer des compétences. Il ne s’agit pas d’une définition « curriculaire » qui nous permettrait de disposer des normes et des prescrits indispensables à la rédaction des programmes d’études.

Une autre difficulté rencontrée à l’analyse de ces définitions réside dans différents glissements conceptuels observés. Des concepts se situant à des niveaux de signification différents sont souvent utilisés les uns pour les autres, alors qu’il y a un rapport hiérarchique d’inclusion entre certains d’entre eux. Même s’il y a nécessairement complémentarité entre les concepts utilisés dans ces définitions, ils ne sont pas interchangeables : chacun a un sens spécifique. Une clarification à ce propos semble indispensable. Sans rejeter une terminologie pour en privilégier une autre, nous montrons les possibles articulations entre ces concepts et celui de compétence. Pour poser ces articulations, nous nous référons, d’une part, à la définition développementale du concept de compétence et, d’autre part, aux définitions originales des concepts proches utilisés dans la littérature : capacité, objectif terminal d’intégration et ressource structurante

Des concepts proches et cependant différents

Dans une recherche en cours, Jonnaert, Bélanger, Barrette et Boufrahi (2004)[10] repositionnent une série de concepts qui, dans la littérature actuelle, s’entrechoquent et se superposent pour finalement créer des confusions.

Compétence et capacité

Ces deux concepts sont souvent confondus, l’un étant utilisé pour définir l’autre. C’est ainsi que de nombreuses définitions de la compétence commencent par affirmer que « la compétence est la capacité de… ». Or ces deux concepts, capacité et compétence, se situent à des niveaux sémantiques différents. La compétence englobe la capacité, mais l’inverse n’est pas vrai. Les capacités sont constitutives d’une compétence, mais l’inverse n’est pas vrai non plus.

Jonnaert (2002, p. 50) établit un parallélisme entre capacité et schème, ces deux concepts étant très proches et ayant de très grandes intersections. Jonnaert, Lauwaers et Pesenti (1990), Roegiers (1997) et Jonnaert (2002) positionnent la capacité au niveau d’unités sur lesquelles repose la compétence. Une compétence est toujours la résultante d’une coordination gagnante de capacités de la personne avec des catégories de ressources. Préférant le concept de schème[11] à celui de capacité, Vergnaud (1991, p. 137) précise que les compétences sont sous-tendues par les schèmes organisateurs de la conduite. Cela nous amène à retenir les caractéristiques suivantes pour une capacité :

  • La capacité est une structure cognitive stabilisée au même titre que le schème opératoire défini par Piaget (1963, p. 46).

  • La capacité présente une organisation invariante pour une classe de situations ; la personne peut l’utiliser dans différentes situations appartenant à une même classe de situations (Vergnaud, 2000, p. 137). La capacité a donc un caractère transversal et peut être mobilisée dans plusieurs situations.

  • La capacité est opératoire ; c’est une action intériorisée par la personne et réversible.

Une capacité est constitutive de la compétence qui l’a activée et coordonnée avec d’autres catégories de ressources, dans une situation et un contexte déterminés. Plusieurs capacités, coordonnées à plusieurs ressources, s’organisent alors en un véritable faisceau opératoire de ressources (Allal, 2002, p. 81) pour le traitement d’une situation. La capacité est de l’ordre des ressources cognitives mobilisées par une compétence en situation. La compétence repose nécessairement sur ce faisceau opératoire de ressources. Plus qu’une somme de ressources, la compétence est le résultat de la coordination efficace de ces ressources, dont les capacités, ces dernières pouvant être assimilées à des ressources cognitives.

Il y a donc un rapport d’inclusion entre compétence et capacité : une compétence inclut nécessairement une série de capacités coordonnées à d’autres ressources pour le traitement d’une situation.

Compétence et objectif terminal d’intégration

À nouveau, nous constatons une confusion fréquente entre « objectif terminal d’intégration » et « compétence ». Ces deux notions sont certes complémentaires, mais différentes. Pour Roegiers (1997), l’objectif terminal d’intégration vise l’articulation dans une situation complexe de l’ensemble des apprentissages réalisés au cours d’une année scolaire ou d’une période importante d’un cycle de formation. Il met en jeu les acquis des activités antérieures et s’exerce en les articulant et en les intégrant dans une situation que les auteurs qualifient de complexe (De Ketele, Chastrette, Cross, Mettelin et Thomas, 1989 ; Roegiers, 1997). Si cette notion est intéressante et permet une organisation cohérente des acquis des différents apprentissages réalisés par une personne, elle ne peut cependant être confondue avec la compétence. Une compétence a bien sûr une fonction intégratrice des ressources qu’elle mobilise, mais seulement à un niveau « local », dans une situation et un contexte déterminés. Même si, après adaptations, une compétence peut être utilisée par une même personne dans plusieurs situations d’une même classe, elle n’a cependant pas ce caractère global de l’objectif terminal d’intégration. Ce dernier est beaucoup plus vaste et devrait, au terme d’une formation, permettre l’intégration de plusieurs compétences.

L’objectif terminal d’intégration inclut des compétences et, en ce sens, est plus proche de la notion de projet intégrateur que de celle de compétence. En effet, un projet intégrateur, tout comme un objectif terminal d’intégration, vise la synthèse de toute une formation. Enfin, s’il y a un rapport d’inclusion entre l’objectif terminal d’intégration et les compétences, tout comme il y a un rapport d’inclusion entre une compétence et des capacités, nous en arrivons à un système complexe, fait d’inclusions hiérarchiques. L’ensemble de ce système complexe n’a de signification que parce qu’il répond de façon optimale aux sollicitations de situations en contexte.

Compétence et ressource structurante

Une compétence se développe en situation sur la base des actions réalisées par une personne, en fonction de diverses ressources. L’action elle-même est une connaissance autonome, construite en situation (Vermersch, 2003). Dans une telle perspective, nécessairement située, tout ne se passe pas que dans la tête de la personne. Ce qui importe, ce ne sont pas exclusivement des connaissances mystérieusement « stockées » quelque part par la personne et tout aussi mystérieusement mobilisées pour l’action. Toutes les ressources de la situation, du contexte et de la personne sont potentiellement utiles au développement de l’action et d’une compétence en situation. Ces ressources sont des potentialités, utilisées ou non par la personne en action ; elles sont latentes. Il s’agit d’un ensemble très vaste de ressources qu’une personne apprend à utiliser en situation à travers son expérience.

La définition développementale de la compétence, retenue jusqu’ici dans ce texte, pose les ressources mobilisées par la personne comme pouvant être d’origine interne ou externe (Jonnaert, 2003). Les ressources d’origine interne sont de plusieurs ordres, mais elles ne se réduisent pas aux uniques connaissances. Lorsqu’elles sont d’ordre cognitif, ces ressources internes sont des connaissances adaptées et reconstruites en situation. Mais elles sont aussi d’ordre conatif lorsque la motivation de la personne la pousse à s’investir dans cette situation. Elles sont également d’ordre corporel, comme par exemple l’ensemble des mouvements coordonnés, déployés par la personne pour traiter une situation. Les ressources d’origine externe sont d’ordre social (par exemple, recourir à un expert externe), d’ordre spatial et temporel (par exemple, utilisation de l’espace, organisation temporelle) ou encore d’ordre matériel (par exemple, utilisation d’un livre, d’un outil). Ces ressources externes sont variables selon la situation, ses potentialités et ses exigences. Elles dépendent aussi de la personne elle-même et des actions qu’elle choisit de poser dans cette situation. Les ressources externes ne sont ni neutres ni dissociées de la personne, car celle-ci les reconstruit nécessairement en les adaptant aux exigences de la situation. Malgré l’utilisation de cette dichotomie ressources internes/externes, il demeure que, dans une perspective constructiviste et située, la personne travaille toujours à partir de ses propres constructions : « aussitôt que la personne agit, toutes les ressources convoquées lui sont nécessairement internes » (Jonnaert, 2003, p. 2). Les connaissances de la personne ne constituent qu’un ordre de ressources, au sein d’un ensemble diversifié de ressources internes et externes, reconstruites par la personne et mises en interaction en un faisceau opératoire pour l’action en situation (Allal, 2002). Cela écarte ainsi toute vision strictement cognitive des apprentissages,

Un ensemble de ressources variées est donc mobilisé dans l’action pour actualiser la compétence. Dans la perspective de la cognition située (Lave, 1988, 1991), ces ressources sont elles-mêmes structurantes tant pour l’action que pour la personne, et ce, dans une relation dialectique. Ces « ressources structurantes » comprennent tous les éléments de la situation, incluant le self et l’action elle-même (Lave 1988, p. 179). Il n’y a pas de frontières entre les aspects internes et externes de l’expérience. Selon l’approche de la cognition située, la personne et son action deviennent nécessairement ressources pour l’apprentissage. L’ensemble des ressources structurantes prennent ainsi une fonction de médiation, en ce qu’elles contribuent à façonner les possibilités d’apprentissage, les significations et les perspectives attribuées à la situation, par la personne en action et en pratique. Selon une telle perspective, les ressources structurantes adoptent donc pour la personne des formes très riches et variées : on y retrouve autant la pensée, l’activité et la pratique, les relations et l’échange avec les autres (agents sociaux de médiation), que la parole en tant que savoir mis en situation (Lave, 1988, 1991). Resituées dans le champ des relations aux autres et de l’apprentissage en pratique, les ressources sont aussi l’accès au savoir des autres, aux artefacts (outils et technologies), à la culture et aux systèmes symboliques et sémiotiques (Lave et Wenger, 1991). Les ressources structurantes prennent ici un caractère social et culturel, la personne n’étant jamais isolée du monde où elle évolue ni de sa propre pratique en situation.

On le comprend aisément, dans la perspective de la cognition située, les ressources structurantes ne sont pas limitées aux uniques capacités cognitives telles que décrites dans ce texte. Beaucoup plus larges, elles peuvent jouer le rôle d’une compétence et se confondre avec elle. Bien plus, par rapport à la littérature actuelle sur les compétences, le concept de ressource structurante semble moins restrictif et plus intéressant pour le développement de la personne en situation et en action.

Au-delà des situations

De la compétence incorporée à la compétence réflexive

Évidemment, dans une perspective de cognition située, les situations sont incontournables pour le développement des compétences. Encore faut-il pouvoir s’en dégager. On ne peut théoriser l’apprentissage ni à partir du seul symbolisme ni à partir des situations seulement. Il s’agit de considérer autant le sens des situations que celui des symboles, autant l’action du sujet en situation que l’organisation de sa propre conduite dans cette même situation (Vergnaud, 1996). Dans sa relation à la situation, la personne construit le sens de ce qu’elle réalise sur la base de ce qu’elle connaît déjà et du but qu’elle s’assigne dans la réalisation de cette situation. La situation est donc incontournable pour la construction du sens par la personne, mais elle n’est pas suffisante. Piaget (1974) décrit ce que nous pourrions aujourd’hui traduire comme une dynamique des compétences, à travers un passage progressif d’une coordination de l’action en situation, où la compétence est « incorporée » dans l’agir (Leplat, 1997), vers une coordination conceptuelle de cette même action en dehors de la situation, où cette action est explicitée et mise en mots. Le premier niveau, celui de la compétence « incorporée », voit celle-ci tout entière prise dans l’action hic et nunc. La personne agit en situation, est prise par l’agir, la situation et son contexte, et s’en dégage peu, voire pas du tout. Le second niveau, celui de la compétence « explicitée et réfléchie », voit la personne mettre en mots ce qu’elle a réalisé en situation, alors qu’elle est déjà hors de cette situation. Elle peut ainsi réfléchir à son action, sans refaire les gestes ni retourner physiquement dans la situation, tout en se référant à la situation dans laquelle elle a agi. Même éloignée de la situation, la personne ne parle de sa compétence qu’en référence à cette situation qui l’a générée. La personne accomplit mentalement les gestes, en dehors de la situation et du contexte. Elle réfléchit à ce qu’elle a fait et le met en mots : elle conceptualise.

On aurait donc, aux deux extrémités de ce qui est en réalité un continuum, deux types de compétences : les compétences incorporées, où le savoir-faire reste prisonnier de l’action et de son contexte ; et les compétences explicites ou explicitées, où un processus d’analyse réflexive de la part du sujet, donc de conceptualisation, aboutit à une décontextualisation du savoir-faire, ce qui rend la compétence adaptable et transférable à d’autres situations.

Pastré et Samurçay, 2001, p. 157

Pour que la personne puisse adapter à de nouvelles situations la compétence qu’elle a construite, il est important qu’elle l’ait mise en mots, explicitée et conceptualisée, tout en conservant son sens à travers le souvenir de la situation d’origine. Les processus d’adaptation que sont l’assimilation et l’accommodation nécessitent que la personne puisse agir mentalement, penser à ses actions en ne devant plus reproduire concrètement ses gestes en situation, analyser la situation et y penser tout en étant déjà hors de cette situation. Pour ce faire, la personne a dû mettre en mots son agir, certes, mais aussi la situation : elle a dû les conceptualiser.

L’adaptation par la personne de sa compétence à de nouvelles situations suppose une telle conceptualisation. Ce n’est qu’ainsi qu’elle reconnaît, d’une situation à une autre, une série d’invariants au départ desquels elle identifie et adapte les actions à poser. Cette personne modifie ainsi sa compétence construite dans une situation passée et l’adapte alors aux contraintes et aux ressources de la situation actuelle. Cette dernière est nécessairement reconnue par la personne comme étant plus ou moins isomorphe à la situation passée. Dans une telle perspective, la conceptualisation est, à notre sens, incontournable pour le développement de compétences qu’une personne peut sans cesse adapter et reconstruire, au gré des nouvelles situations qu’elle rencontre.

La « compétence explicitée et réfléchie » semble être le grand absent des réflexions didactiques et pédagogiques contemporaines sur les compétences en éducation. Tous les programmes d’études analysés (Belgique francophone, Mali, Sénégal, Tunisie), en plus des programmes d’études du Québec, sont construits sur la base d’une définition d’une « compétence incorporée ». Tout se passe donc comme si la compétence ne pouvait être que située. Si les situations sont importantes, elles ne sont pas suffisantes. Cette lacune théorique est une autre dimension d’un utilitarisme outrancier de l’approche par compétences, telle qu’elle est utilisée dans les programmes d’études contemporains.

De la situation à l’action

Si les compétences se développent en situation, la notion de situation devient centrale non seulement pour l’identification des compétences à cibler pour les formations, mais aussi pour inventorier les ressources qui doivent faire l’objet des programmes d’études. Bien plus, si nous reprenons la double dimension du concept de compétence, effective versus prescriptive, le développement de la personne d’une part et l’organisation des programmes d’études d’autre part, la notion de situation doit aussi évoquer l’activité de la personne en situation. En effet, c’est à travers son activité qu’elle construit des compétences. Or, de nombreux programmes d’études actuels se contentent d’énoncer des listes de compétences, pour lesquelles le lecteur ignore à quelles situations elles font référence et donc, tout autant, quelles actions la personne pourrait y réaliser. L’absence de la situation dans ces programmes d’études rend ces derniers impraticables dans la perspective d’une logique de compétences. Le dérapage semble alors inévitable et ces programmes se rapprochent nécessairement de la pédagogie par objectifs comportementaliste, tout en se déclarant d’une autre nature. Cette difficulté est sans doute une des raisons pour lesquelles, après un discours sur les compétences, les programmes font l’impasse sur les situations et l’activité de la personne dans ces situations et se ramènent aussitôt à des listes décontextualisées de compétences. Il s’agit là d’un non-sens puisque toute compétence est par nature fonction de l’activité de la personne en situation. Activité et situation sont incontournables dans une logique curriculaire de compétences, et cependant l’une et l’autre sont absentes de la plupart des programmes d’études que nous avons analysés. Ce paradoxe montre comment les programmes actuels tournent en rond. Ils commencent par définir ce qu’est une compétence effective d’une personne en situation, ils ne définissent pas la compétence prescriptive, mais y reviennent quasi automatiquement en ne nommant que des contenus disciplinaires et non des situations, des ressources et des activités pour le développement de compétences effectives. La boucle se referme ainsi sur un non-sens, où les utilisateurs de ces programmes ne peuvent absolument pas se retrouver, si ce n’est en se référant en dernier recours aux moules de la pédagogie par objectifs. Mais alors, où est la réforme ?

Confusions

Confusion entre compétence « prescriptive » et compétence « effective »

Un autre problème causé par l’utilisation abusive du concept de compétence dans les programmes d’études actuels est celui de la confusion entre la compétence effective et la compétence prescriptive. La compétence effective, celle que la personne construit en situation, et la compétence prescriptive, celle qui est plus technique et est conçue comme une structure organisatrice d’un programme d’études, relèvent l’une et l’autre de domaines et de cadres théoriques différents. L’une relève du développement de la personne, l’autre des techniques curriculaires de conception de programmes d’études. Il ne s’agit pas du tout d’un concept unique, même si l’un et l’autre se rejoignent nécessairement, puisqu’un programme organisé selon une logique de compétences prépare le développement de compétences par les personnes. Il le fait cependant de façon prescriptive ; ce qu’en fait la personne en développement dans des situations est d’un autre ordre.

Pour Gillet (1991, p. 72), l’utilisation du concept de compétence correspond à une certaine logique d’organisation des formations qui définit des contenus imposés par la compétence elle-même. La compétence devient ainsi, en quelque sorte, le « maître d’oeuvre » de la formation envisagée. Mais cet organisateur technique des formations et des programmes d’études qu’est la compétence, définie dans une logique curriculaire, a donc d’autres propriétés et d’autres fonctions que la compétence de la personne en développement. Le développement de compétences effectives par les personnes, celles que ces personnes construisent effectivement en situation, est bien sûr une finalité. Les compétences prescriptives, celles qui constituent les prescrits des programmes d’études, sont des moyens au service de cette finalité. Dans de très nombreux programmes cependant, ces deux concepts se superposent étrangement, les moyens étant pris pour des finalités. Les curricula dans lesquels s’inscrivent ces compétences ne définissent en général qu’un seul type de compétence, celui de la personne en développement : la compétence effective. La compétence prescriptive, par contre, est rarement, voire jamais définie. Comme si d’une compétence effective pouvait automatiquement découler tout un programme d’études organisé, lui, sur la base de compétences prescriptives. Tout se passe donc comme si la compétence définie dans une perspective développementale pouvait aussi avoir une fonction curriculaire et jouer le rôle d’organisatrice des programmes d’études. Les deux concepts sont confondus dans les textes d’orientation de nombreux programmes d’études. Cette superposition de définitions, l’une en cachant une autre comme un véritable miroir aux alouettes, engendre des hésitations dans l’organisation même des programmes d’études, mais aussi dans la conception de l’évaluation. Cette difficulté est cruciale et rend peu opérationnelle une logique de compétences dans un curriculum donné, ainsi que son application dans la construction des programmes d’études. Une véritable logique prescriptive de conception de programmes d’études selon une logique de compétences présente des contraintes formelles auxquelles les rédacteurs des programmes ne peuvent se soustraire. Une des contraintes majeures d’une logique de compétences est l’indispensable référence aux situations dans lesquelles une compétence opère. Comment en effet définir une compétence et les ressources qu’elle peut mobiliser si la situation est négligée ? Or les situations sont les grandes absentes de nombreux programmes actuels.

Une définition de la compétence effective d’une personne dans les textes d’orientation d’un programme n’est pas suffisante, elle doit être accompagnée d’un document plus technique, décrivant les modalités formelles de rédaction prescriptive du programme et donc d’une description opérationnelle de la compétence prescriptive.

Confusions entre ressources, savoirs et connaissances

Nous observons des confusions dans l’emploi des concepts de ressource, de savoir et de connaissance. Les ressources sont les moyens nécessaires à l’exercice d’une compétence. Elles sont spécifiques aux personnes, aux situations et aux contextes. Elles peuvent être internes ou externes à la personne qui les utilise. Les ressources internes sont d’ordre cognitif, conatif ou corporel. Les ressources externes dépendent de la situation et de son contexte ; elles peuvent être de nature humaine, physique, matérielle ou temporelle.

Le savoir codifié est une ressource externe, puisqu’il s’agit d’un énoncé décontextualisé d’un contenu faisant partie d’un domaine d’apprentissage, il est décrit dans un programme d’études, un manuel scolaire ou dans d’autres matériels didactiques. Les savoirs codifiés sont organisés pour être enseignés et appris par tous. Le savoir codifié est déterminé socialement et marqué culturellement, il n’est jamais neutre. Il est choisi par une société donnée qui l’a « codifié » dans ses programmes d’études, parce qu’elle le trouve utile pour ses membres. Le savoir codifié dans un programme d’études a fait l’objet d’une transposition didactique.

Si les savoirs sont définis et codifiés dans les programmes d’études et sont donc externes à la personne, les connaissances, quant à elles, sont d’une autre nature. Elles font partie du patrimoine cognitif d’une personne. Les connaissances ne sont plus seulement des constructions sociales comme le sont les savoirs, la personne les a construites à travers ses expériences, elles lui sont donc propres. Elles ne sont pas acquises une fois pour toutes, elles sont temporairement viables, tant et aussi longtemps que la personne peut les utiliser et les adapter à différentes situations. Il s’agit donc de ressources internes, construites par la personne.

Une ressource est un moyen mobilisé par la personne pour activer une compétence. Les savoirs et les connaissances sont l’un et l’autre des ressources au service du développement des compétences. Mais les ressources ne se limitent ni aux savoirs ni aux connaissances. Les savoirs codifiés, décrits dans les programmes d’études, relèvent des ressources externes à la personne. Les connaissances sont évidemment des ressources cognitives et, par ce seul fait, relèvent des ressources internes à la personne. Ressources, savoirs et connaissances ne peuvent donc être pris les uns pour les autres. Il s’agit plutôt de cerner d’abord les rapports hiérarchiques qui s’établissent entre ces concepts. Le concept de ressource inclut respectivement ceux de savoir et de connaissance et, sémantiquement, il n’y aurait pas d’intersection entre « savoirs » et « connaissances ». Il s’agirait de deux catégories mutuellement exclusives. Il est ensuite utile d’établir les rapports de complémentarité entre ces concepts. En effet, aussitôt qu’une personne développe une démarche d’apprentissage à propos d’un savoir codifié, elle le met en interaction avec ce qu’elle connaît déjà : ses connaissances. Par cette interaction dialectique, elle construit de nouvelles connaissances à propos de ce savoir codifié en adaptant ses connaissances plus anciennes, mais en adaptant aussi ce savoir codifié. Elle n’en prend pas une simple photographie, elle reconstruit ce savoir codifié pour créer une nouvelle connaissance à son propos. Il s’agit bien, dans ce cas, d’un rapport dialectique et constructif qui s’établit fondamentalement entre « savoir codifié » et « connaissance », entre cette « ressource interne » et cette « ressource externe ». En effet, l’une modifie l’autre tout en se reconstruisant pour créer, in fine, une connaissance personnelle et originale qui est, pour la personne, une synthèse de ses connaissances et de ce savoir codifié.

Il s’agit dès lors, dans un programme d’études, de distinguer « savoir » de « connaissance », et « ressources internes » de « ressources externes ». Pour se construire des connaissances à propos de savoirs codifiés dans des programmes d’études, une personne utilise une pluralité de ressources. Internes et externes, ces dernières ne se réduisent ni aux connaissances ni aux savoirs codifiés. Un savoir codifié est différent d’une connaissance, l’un et l’autre appartiennent à des domaines spécifiques. Un savoir codifié relève de l’écriture. Il est donc caractérisé par les propriétés sémantiques et lexicales qui ont permis sa rédaction dans un programme. Le savoir codifié a aussi les propriétés du domaine d’apprentissage duquel il relève (mathématiques, biologie, histoire, etc.). Enfin, il est tributaire de traits sociaux et culturels qui lui donnent toute sa signification dans un programme d’études déterminé. Mais un savoir codifié ne peut avoir de propriétés qui relèveraient du domaine de la cognition, ce serait un non-sens. Les connaissances, par contre, ont une série de propriétés cognitives et épistémologiques qui ne sont pas applicables aux savoirs. On ne peut pas attribuer à un savoir codifié, par exemple, un niveau donné d’une taxonomie du domaine cognitif, celle-ci relève de la cognition et non de l’écriture. Pas plus qu’un savoir codifié ne peut être qualifié de déclaratif, procédural ou encore contextuel. Ce sont là des attributs que la psychologie cognitive applique à des connaissances et non à des écrits de programme d’études. Comment un énoncé d’un programme d’études pourrait-il avoir des propriétés de la cognition ? Ce sont pourtant des pratiques couramment observées dans les écrits des programmes d’études, qui font que les savoirs codifiés sont qualifiés par des propriétés cognitives. De telles aberrations suscitent naturellement une confusion entre « savoir » et « connaissance ». Tout se passe alors comme si les « savoirs codifiés » généraient chez les élèves, de façon quasi automatique, des connaissances qui n’en seraient qu’une reproduction. C’est évidemment un réductionnisme outrancier. Il n’y a pas de correspondance entre savoir et connaissance, puisque l’élève construit, adapte et reconstruit des connaissances mises en interaction avec des savoirs codifiés. Chaque connaissance est une création originale en situation et non une copie conforme d’un savoir codifié décontextualisé, fût-il prescrit par un programme d’études.

Cependant, ce niveau de confusion en génère souvent un autre. Ressources, connaissances et savoirs codifiés, superposés dans la terminologie des rédacteurs des programmes d’études, sont pris les uns pour les autres. La voie est alors ouverte pour réduire un programme d’études aux uniques ressources cognitives. C’est toutefois un leurre que nous ne pouvons que dénoncer.

Confusions entre ressources et ressources cognitives

Plus qu’une confusion, il s’agit dans bien des cas de la réduction du concept inclusif, à savoir celui de ressources, à l’un des sous-ensembles qu’il inclut, à savoir celui de ressources cognitives. Alors qu’une compétence se développe par la mobilisation et la coordination d’une série de ressources diverses, internes et externes, les programmes d’études ne parlent souvent que de ressources cognitives, elles-mêmes confondues avec les savoirs codifiés. En aucun cas cependant, l’action d’une personne en situation ne repose que sur des savoirs disciplinaires traditionnels à l’école : les savoirs codifiés dans les programmes d’études. Or, à la lecture de différents programmes, nous pouvons noter une tendance générale à ne décrire que des savoirs disciplinaires, faisant fi de tout autre type de ressources, particulièrement les ressources externes. En ce sens, de tels programmes sont tellement réducteurs qu’ils ne peuvent en aucun cas s’inscrire dans une logique de compétences.

Malgré une définition « située » de la compétence et un discours développemental axé sur la « mobilisation des ressources » pour l’activation d’une compétence, on constate que plusieurs auteurs ne se dégagent que peu ou pas des ressources cognitives. Selon Le Boterf (1994), par exemple, la compétence serait une capacité à mobiliser un ensemble de « ressources cognitives » pour faire face à une situation. Elle est de l’ordre du « savoir mobiliser ». Perrenoud (2002a) la décrit comme un « ensemble d’opérations mentales complexes » (p. 46) qui transforment les connaissances en les reliant aux situations. Pour Guillevic (1991), en psychologie du travail, la compétence est « l’ensemble des ressources disponibles [chez l’opérateur] pour faire face à une situation nouvelle dans le travail. Ces ressources sont constituées par des connaissances stockées en mémoire et par des moyens d’activation et de coordination de ces connaissances » (p. 145). En ergonomie, Montmollin (1996) utilise le concept des compétences pour « caractériser ce qui explique les activités des opérateurs » (p. 193). Selon cette conception, bien que le savoir soit chaque fois transformé pour la situation, on parle de savoirs théoriques (connaissances déclaratives et procédurales, en général verbalisables), de savoirs d’action (savoir-faire, à la limite des routines difficilement verbalisables) et de métaconnaissances, qui sont des connaissances de l’opérateur sur ses propres connaissances ou encore des savoirs d’action (Perrenoud, 2002a, p. 54). Perrenoud choisit de ne considérer que les ressources « internes » du sujet, incluant le savoir-faire et la culture. Son inventaire des « ressources cognitives » comprend : « les connaissances, capacités cognitives générales, schèmes d’action ou d’opération, savoir-faire, souvenirs, concepts, informations, rapport au savoir-faire, rapport au réel, image de soi, culture ». Identité, culture et savoir-faire sont ici intériorisés par l’individu, comme l’est aussi la connaissance. Les ressources, bien que mobilisables par la personne par un « processus de recherche », n’en sont pas moins considérées comme un « capital intellectuel » emmagasiné dans la tête de l’individu (Perrenoud, 2002a, p. 54-55).

Un programme d’études qui se veut cohérent par rapport à une logique de compétences évoque une pluralité de ressources complémentaires, mais ne se réduit pas aux seuls savoirs codifiés relatifs aux domaines d’apprentissage. Il devrait offrir plus que cela. L’ensemble des ressources potentielles, internes et externes à la personne devraient être prises en considération. S’il est peu probable de les énumérer de façon exhaustive dans un programme d’études, il est cependant nécessaire d’offrir une ouverture aux ressources externes à la personne, particulièrement celles disponibles dans la situation et ses contextes. Encore faudrait-il que les programmes d’études ne se cantonnent pas dans les uniques ressources cognitives, mais qu’ils désenclavent les savoirs codifiés des ressources cognitives et offrent un plus large empan de ressources, tant externes qu’internes à la personne. Ces dernières restent cependant les plus hypothétiques à nommer dans un programme d’études. Paradoxalement, par la confusion qu’ils suscitent entre les ressources au sens large (internes et externes), de nombreux programmes d’études donnent l’illusion que les savoirs codifiés peuvent se confondre avec les connaissances des personnes et donc que l’ensemble des ressources peuvent se limiter aux ressources cognitives.

Il serait utile et nécessaire, dans une logique de compétences, de dégager les programmes d’études des uniques textes codifiant des savoirs à portée exclusivement cognitive.

Une véritable théorie des compétences reste à construire

Énoncer une définition globale et incomplète du concept de compétence ne permet bien sûr pas de construire quoi que ce soit de pertinent en éducation. Or, actuellement, nous n’en sommes que là ! Une véritable théorie des compétences en éducation est encore à construire. Nous ne montrons que quelques facettes des lacunes actuelles et de l’incomplétude de ce cadre théorique. Nous dénonçons l’empressement à l’utilisation du concept de compétence au niveau curriculaire, alors même que les débats et les recherches sur sa construction ne sont pas achevés. Une théorie des compétences reste à construire avant même de pouvoir servir d’assise à une approche curriculaire y faisant référence.

Or tout se passe comme s’il suffisait de fournir une définition rapide et incomplète du concept de compétence pour échafauder tout un curriculum en respectant la logique de ce qui n’est même pas théorisé. Rapidement, les concepteurs des programmes, à défaut de nouveaux modèles, convoquent Bloom et ses taxonomies, Gagné et sa conception comportementaliste de l’apprentissage, De Landsheere ou D’Hainaut et leurs théories des objectifs, etc. De telles réformes n’en sont pas et ne suggèrent finalement qu’un leurre dont les premières victimes seront évidemment les apprenants.

Perspectives

Les propositions formulées dans les lignes qui suivent recadrent la réflexion curriculaire axée sur le développement des compétences dans une triple direction : la cognition située, le constructivisme et l’interdisciplinarité. Chacune de ces trois orientations est décrite dans les lignes qui suivent. Elles sont ensuite articulées entre elles, dans un modèle qui offre des perspectives intéressantes au développement de compétences au départ de programmes d’études inscrits dans une telle logique.

Cognition située

Les compétences se développent en situation et en contexte, aussi apparaît-il logique d’inscrire la réflexion développée dans ce texte, dans la perspective théorique de la cognition située.

La cognition située apporte une vision de la cognition liée à la pratique sociale et distribuée sur le corps et l’activité de la personne en situation, sur la situation elle-même et sur son contexte. La cognition se trouve ainsi au coeur d’un réseau de relations dialectiques entre la personne en action, sa propre cognition et la situation et son contexte social et physique. Dans une telle visée de la cognition, l’apprentissage se réalise nécessairement en situation et en contexte social, à travers les constructions que réalise la personne au cours de ses propres pratiques quotidiennes (cognition in everyday practice) (Lave, 1988, p. 18). Cette perspective est dès lors en décalage par rapport aux approches traditionnelles de la psychologie cognitive. Lave (1988) qualifie cette dernière d’idéologie cognitiviste, parce qu’elle dissocie son objet d’étude, une connaissance abstraite et décontextualisée, de l’expérience concrète et intuitive de la personne en situation et en action. Les présupposés de la cognition située sont épistémologiques, ils posent les êtres humains comme des agents « pensants » et socialement situés. Ces derniers négocient entre eux de façon réflexive les mouvements de leurs interactions (Lave, 1988, p. 15). La personne agissante n’est pas séparée de son contexte d’action dans le monde, elle le détermine tout en étant elle-même déterminée par lui. Une personne est un tout agissant, engagé dans le monde, en un champ complexe d’interrelations : person-acting-in-setting (Lave, 1988, p. 190).

Ainsi définie, la personne agissante est en relation constitutive avec la situation et l’activité, tout en participant elle-même à la construction de cette action et de cette situation. Son apprentissage est intégré à sa participation — à son action — et est reconstruit en fonction de la situation (Laflaquière, 2002). La cognition située fournit un éclairage particulier sur la primauté de la personne qui se construit tout en construisant son environnement, en relation dialectique avec lui, pour le développement de ses compétences. Plus encore, elle appelle une « nécessaire contextualisation de l’enseignement [puisque] la connaissance n’est pas une “chose” ni un panel de descriptions, ni une collection de règles et de faits » (Laflaquière, 2002, p. 11) que la personne pourrait emmagasiner sans autre forme de procédé, simplement parce qu’elle lui est transmise. La connaissance est un construit de la personne elle-même, agissant en situation.

La cognition située, replaçant la personne dans des situations et contextes avec lesquels elle interagit de façon constructive, constitue un cadre pertinent pour le développement des compétences. Elle écarte toute perspective curriculaire qui n’envisagerait d’aborder, dans les programmes d’études, que des savoirs codifiés décrivant des domaines d’apprentissage (mathématiques, biologie, langue d’enseignement, etc.). La cognition située donne tout son sens à la vision d’une action de la personne qui reposerait sur une pluralité de ressources en situation et en contexte.

Constructivisme

L’option constructiviste[12] (ou socioconstructiviste[13]) des réformes curriculaires contemporaines suppose un changement de paradigme épistémologique de construction de la connaissance chez les rédacteurs des programmes d’études qui, depuis plus de cinq décennies, travaillent dans une perspective comportementaliste. Un cadre de référence constructiviste se fonde sur « les intentions, les valeurs, les motivations, les stratégies des acteurs. Il s’oppose au paradigme positiviste ; il réfute l’existence d’un monde réel, extérieur au sujet » (Karsenti et Savoie-Zajc, 2000, p. 310). L’argument central d’un paradigme épistémologique constructiviste de construction de la connaissance est le « primat absolu du sujet connaissant ». La personne en situation, par son activité, construit ses connaissances à partir de son expérience propre, subjective et unique du monde réel. Ainsi, toute connaissance est spécifique à la personne et n’est jamais la copie conforme d’une réalité externe : « chaque individu cherche à construire le monde en se construisant lui-même de manière à pouvoir s’y insérer et y adopter une position viable » (Jonnaert, 2002, p. 66).

Un programme d’études ne peut se construire qu’en référence à un paradigme épistémologique de construction de la connaissance, clairement explicité dans les finalités du curriculum de formation. Dans une perspective constructiviste, telle que celle qui est précisée dans les finalités de l’éducation au Québec par exemple, la connaissance n’est pas transmissible. Au contraire, elle se construit dans et par l’action en situation, bien plus et en complémentarité, par la réflexion sur l’action. Les programmes d’études au Québec s’inspirent du constructivisme et font référence à la construction de connaissances par la personne en situation et non à l’apprentissage décontextualisé de comportements. Bien plus, la définition même de la compétence retenue par le nouveau curriculum au Québec, mais aussi par la plupart des programmes analysés (Belgique francophone, Mali, Tunisie, Sénégal, etc.), positionne le concept de compétence dans un cadre de référence socioconstructiviste ou constructiviste. La logique de compétences adoptée par de nombreux programmes d’études dans le vaste mouvement mondial de réformes curriculaires s’inscrit dans une perspective constructiviste.

Dans une telle optique, la compétence est construite par la personne en situation, à partir de sa propre expérience du réel. Toute compétence est nécessairement le fruit d’une dialectique constructive entre une personne et le contexte dans lequel elle est nécessairement située. Il est important, à ce propos, de rappeler qu’il est impossible de naviguer simultanément dans différents paradigmes épistémologiques, et d’autant plus s’ils sont antinomiques. Rappelons simplement qu’une compétence et une connaissance ne peuvent à la fois être construites et en même temps transmises, ni être à la fois extérieures à la personne et simultanément construites par cette même personne (Jonnaert, 2002, p. 67).

Les références au constructivisme et à la cognition située semblent incontournables pour le développement de programmes d’études conçus en respectant une logique de compétences. Ce double ancrage théorique a nécessairement un impact majeur sur les décisions relatives aux règles d’écriture des programmes d’études. Tout glissement vers les traditionnels moules de la pédagogie par objectifs entraîne automatiquement une contradiction interne et une incohérence majeures, qui rendent ces programmes d’études impraticables dans les classes. Ces dérapages sont cependant ceux qui sont observés dans pratiquement tous les programmes analysés. Ils ne sont plus alors qu’une reproduction des programmes antérieurs avec simplement quelques changements terminologiques. Certains leurres utilisés par les rédacteurs des programmes sont scandaleusement naïfs. Ainsi, dans certains programmes le mot « objectif » est remplacé par celui « d’attente », laissant aux analystes l’illusion que l’on parle non plus d’objectif, mais bien de compétence. La tactique est grossière et personne n’en est dupe : « l’habit ne fait pas le moine ! »

Interdisciplinarité

L’interdisciplinarité permet le dialogue des savoirs et des méthodes disciplinaires autour d’un même objet. Le développement de compétences en situation repose sur une pluralité de ressources souvent de nature très différente. La construction d’une compétence repose, entre autres, sur ce dialogue constructif entre des ressources de nature diverse et appartenant à des domaines différents. La situation, espace complexe de développement des compétences, suscite, par nature, des démarches interdisciplinaires. L’interdisciplinarité est donc au coeur d’une problématique curriculaire, conçue selon une logique de compétences. Cette dimension interdisciplinaire d’une logique de compétences remet radicalement en cause la tradition « comtienne » d’organisation de l’école dans le cloisonnement de quelques domaines d’apprentissage[14]. Les situations nécessitent des réponses interdisciplinaires, à travers des constructions intégrant plusieurs savoirs disciplinaires. Ce sont ces réponses qui revêtent une dimension interdisciplinaire, et non la situation en tant que telle (Fourez, 2002). Il n’est donc plus pertinent, dans une logique de compétences, d’aborder les programmes d’études en autant de catégories étanches qu’il n’y aurait de domaines d’apprentissage à envisager. Ce cloisonnement, caractéristique de la pédagogie par objectifs, est un non-sens dans la construction de programmes d’études respectant une logique de compétences.

L’approche interdisciplinaire s’inscrit dans la perspective de la postmodernité, car elle permet une prise de conscience de la complexité des objets de savoir et valorise la pluralité ainsi que la diversité des savoirs et des méthodes. Une logique de compétences s’inscrit dans une même orientation de prise en considération de la complexité des situations.

Les termes-clés indissociables de l’interdisciplinarité sont ceux de discipline et d’intégration. Une discipline est un domaine de connaissance pouvant faire l’objet d’un enseignement[15]. Cette définition n’est pas en contradiction avec l’approche positiviste « comtienne ». Il importe donc de s’en dégager pour arriver à une perspective plus ouverte. L’interdisciplinarité, si elle respecte l’identité des disciplines, les valorise cependant par le dialogue interdisciplinaire. L’intégration évoque, quant à elle, les dimensions interactives qui relient d’une part les sujets aux objets d’apprentissage et, d’autre part, l’enseignant en tant que médiateur dans le rapport sujet-objet (Lenoir et Sauvé, 1998).

La pratique interdisciplinaire s’opérationnalise en quatre lieux : scientifique, scolaire, professionnel et pratique (Lenoir et Sauvé, 1998). Dans le présent article, nous nous intéressons à l’interdisciplinarité scolaire. Il s’agit de la mise en situation de plusieurs disciplines scolaires, qui s’exerce à la fois sur les plans curriculaire, didactique et pédagogique. Cela conduit à l’établissement de liens de complémentarité ou de coopération, d’interprétation ou d’actions réciproques, sous divers aspects (finalités, objets d’études, concepts et notions, démarches d’apprentissage, habiletés techniques, etc.) en vue de favoriser l’intégration des processus d’apprentissage et des savoirs chez des élèves (Lenoir et Sauvé, 1998). Cela implique une centration sur l’objet (interdisciplinarité curriculaire), sur le rapport à l’objet de la part de l’enseignant (interdisciplinarité didactique) et sur le rapport aux processus d’apprentissage (interdisciplinarité pédagogique).

Une approche interdisciplinaire qui permet une mise en dialogue d’une pluralité de ressources semble évidemment incontournable pour le développement de compétences par les personnes en situation. Combinés entre eux, ces trois cadres de référence, la cognition située, le constructivisme et l’interdisciplinarité, constituent une ossature préalable à l’élaboration d’une théorie des compétences.

Cognition située, constructivisme et interdisciplinarité : une triple assise au développement d’une théorie des compétences

La Figure 1 schématise les cadres constitutifs du développement des programmes d’études selon une logique de compétences. Dans une telle vision, un programme d’études serait construit dans l’intersection de ces trois cadres de référence. En ce sens, une logique de compétences est à la fois constructiviste, interdisciplinaire et cognitivement située. L’identité et la spécificité d’une logique de compétences se trouvent dans cette intersection. Chaque cadre de référence a bien sûr une identité propre, mais, ensemble, ils créent un espace propre au processus d’élaboration des programmes d’études :

  1. Le constructivisme est l’assise épistémologique orientant les programmes d’études, selon laquelle la connaissance est construite dans une dialectique entre la personne et la situation où elle est engagée, à partir de ses expériences.

  2. L’interdisciplinarité est un facteur de cohésion entre les différentes ressources convoquées pour le développement de la compétence. L’approche interdisciplinaire permet un processus de valorisation des disciplines, tout en les transcendant, pour permettre l’émergence d’un nouveau type de savoir (Lenoir et Sauvé, 1998) : un savoir interdisciplinaire, construit et situé.

  3. La cognition située permet d’appréhender le développement des compétences, au coeur d’un système complexe à l’intérieur duquel une personne en situation interagit dans des rapports dialectiques, à travers ses actions, avec l’ensemble des éléments de la situation et du contexte.

  4. Une logique des compétences en tant qu’organisatrice des programmes d’études se trouve à l’intersection de ces trois cadres de référence. Elle nécessite une redéfinition des éléments constitutifs des programmes d’étude en toute cohérence avec chacun des trois cadres de référence. Ce diagramme peut ainsi devenir un puissant outil d’analyse de la cohérence des programmes d’études conçus selon une logique de compétences.

Figure 1

Espace du processus de développement des programmes d’études

Espace du processus de développement des programmes d’études

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Au coeur de cette vision, nous trouvons des compétences, construites en situation par la personne, dans et par ses actions et ses réflexions, l’interdisciplinarité permettant le dialogue constructif entre les ressources.

Conclusion

Ce cadre de référence pour les compétences des programmes d’études nécessite une série de clarifications. Ce n’est qu’alors qu’un véritable programme de recherche pour la constitution d’un cadre théorique des compétences pourra s’échafauder. À ce jour, un tel cadre théorique n’existe pas, nous ne disposons dans la littérature que d’un embryon théorique pour les compétences. Il est, de toute évidence, insuffisant pour permettre de véritables réflexions curriculaires dans le respect d’une logique de compétences. Tout empressement dans la rédaction de programmes d’études selon une logique de compétences, alors même que le travail théorique à propos de ce concept n’est pas achevé, conduit nécessairement les rédacteurs des programmes d’études dans des impasses. Ils résolvent alors ces difficultés majeures en faisant appel au cadre théorique largement établi de la pédagogie par objectifs. Ils quittent ainsi, automatiquement, l’intersection de la triple assise présentée dans la Figure 1. La pédagogie par objectifs :

  • tourne le dos au constructivisme, étant donné son caractère comportementaliste ;

  • ne peut guère prétendre à l’interdisciplinarité du fait qu’elle compartimente les savoirs disciplinaires en catégories étanches ;

  • s’écarte fondamentalement de la cognition située en définissant des savoirs codifiés décontextualisés, tout en ignorant tout autre type de ressources.

Il s’agit, tout en respectant le triple cadre de référence évoqué, de commencer par offrir au concept de compétence des balises. Ces dernières permettront de sortir le concept de compétence des amalgames dont il est l’objet dans son traitement actuel, dans de nombreux programmes d’études. Dans cet article, des confusions sont dénoncées. Il n’est guère possible actuellement de répondre à toutes ces contradictions ; plusieurs d’entre elles n’ont même pas encore fait l’objet d’analyses sérieuses. Cependant, il semble indispensable de commencer par prendre conscience qu’un programme d’études n’est qu’un moyen au service du développement des personnes qui le suivent. Le programme d’études n’est pas le développement de la personne et ne peut être confondu avec elle. Dans le cadre de programmes d’études conçus selon une logique de compétences, le programme d’études n’est qu’un outil. Il permet aux enseignants de construire des séquences d’apprentissage orientées vers le développement de compétences par leurs élèves. Il s’agit dès lors de différencier l’outil en tant que moyen des finalités pour lesquelles il est mis en place. Un programme d’études n’est pas une somme de compétences. Il ne peut pas non plus définir des compétences, encore moins se confondre avec elles. Ce sont les apprenants qui élaborent les compétences en situation, et personne ne peut se substituer à eux dans ce travail de construction. Le programme d’études définit par contre ce que l’enseignant peut mettre en place pour favoriser une telle construction par ses élèves. La nuance est d’importance. Elle permet d’éviter la confusion entre « compétence effective » (à savoir la compétence que la personne développe en situation) et la « compétence prescriptive », parfois nommée compétence « virtuelle » (à savoir le prescrit des programmes d’études pour le développement des compétences par les personnes). Si le rédacteur des programmes d’études a besoin d’une définition claire de la « compétence effective » afin de choisir en toute cohérence le contenu des programmes d’études, il a également besoin d’une définition sans équivoque de la « compétence prescriptive ». En effet, c’est cette dernière qui est son principal outil de travail. Mais, là aussi, il y aura des nuances à apporter selon que la formation cible des compétences « incorporées dans l’action » ou des compétences « explicitées et réfléchies ». La première vise strictement la compétence de la personne en action dans une situation, la seconde envisage plutôt l’adaptation de compétences vécues antérieurement dans certaines situations à de nouvelles situations non encore rencontrées. Une définition générale de la compétence effective ne permet pas de générer automatiquement les différents cas de figure au niveau de la compétence prescriptive. Puisque dans le premier cas il s’agit de mettre en place les conditions de l’action en situation, dans le second cas l’enseignant recherchera plutôt les conditions de l’adaptation de la compétence construite à une nouvelle situation.

Nous sommes encore loin du compte. Les programmes actuellement sur l’établi sont de véritables « chantiers des compétences prescriptives ». Ils ne pourront toutefois réellement avancer que si, dans des recherches collaboratives, enseignants et chercheurs en éducation expérimentent une logique de compétences dans les apprentissages scolaires, et ce, pour le développement de « compétences effectives ». Une théorie des compétences permettra de nuancer les différentes facettes de ce concept, tout en montrant comment elles s’articulent entre elles. Aujourd’hui, les rédacteurs des programmes d’études ont besoin de ces clarifications pour sortir des errances dans lesquelles une sorte d’empressement les a placés, sans doute sous la pression mondiale de la nécessité de réformer les curricula. Ce serait un truisme que d’affirmer qu’il y a urgence en la matière ! L’approche par compétences est intéressante pour les apprenants : elle permet le retour de la vie à l’école.