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Le langage naturel, les écritures mathématiques, les diagrammes, les schémas, les graphiques et les tableaux sont autant de leviers pour représenter, penser et agir, communiquer, expliciter, débattre, convaincre, prouver et démontrer, pour enseigner, apprendre, mémoriser. Selon Chevallard (1991a),

un objet (par exemple, un objet mathématique) est un émergent d’un système de pratiques où sont manipulés des objets matériels qui se découpent dans différents registres sémiotiques : registre de l’oral, des mots ou expressions prononcés ; registre du gestuel ; domaine de la scription, de ce qui est écrit ou dessiné (graphismes, formalismes, calculs, etc.) […].

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Ce n’est donc pas sans raison que, dans un grand nombre d’études sur l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques, et ce, depuis longtemps, les chercheurs traitent fréquemment de « questions langagières », de « registres sémiotiques » et d’« imbrications entre divers registres sémiotiques ».

Les articles des chercheurs ayant participé à ce numéro thématique montrent la complexité et la diversité nécessaire des cadres d’étude [1]. Dans ce premier chapitre, nous proposerons d’abord quelques éléments d’appréhension de cette complexité ; les textes produits par les chercheurs de ce numéro serviront comme principales sources de notre travail.

La complexité de tenir compte des registres sémiotiques dans les études en didactique des mathématiques

L’enseignement et l’apprentissage des mathématiques font appel à divers systèmes ou registres sémiotiques. Chacun de ces systèmes comporte et engendre des signes. Comme l’écrit Sierpinska (1995), selon Peirce,

toute connaissance passe par les signes […]. Le point central est que la signification d’un signe est déterminée par la position qu’il occupe dans un système de signes pris comme un tout. On ne peut interpréter la signification d’un signe qu’au moyen d’un autre signe, à savoir l’interprétant.

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Peirce (dans Sierpinska, 1995, p. 14-15) distingue l’interprétant immédiat de l’interprétant dynamique. Le premier correspond, grosso modo, à la signification du signe (compréhension juste) tandis que le deuxième désigne « un acte d’interprétation, individuel et réel ». Cette distinction est fondamentale. Bien qu’elle ne soit pas explicitement effectuée, ou du moins effectuée en ces termes, dans les recherches en didactique des mathématiques, elle n’en est pas moins mise en oeuvre. Les effets du contrat didactique mis en évidence par Brousseau (1998) montrent, entre autres, une non-différenciation entre les actes d’interprétation de signes ou de représentations sémiotiques produits par des enseignants et des élèves. La complexité de l’enseignement réside, entre autres, dans la multiplication des représentations et des interprétants dynamiques. Dans ce numéro thématique, les chercheurs s’attaquent à cette complexité.

Faisant sienne la position de Duval (1995), Descaves (2001) explique que faire des mathématiques consiste donc :

  • à créer des représentations dans des registres sémiotiques ;

  • à mettre en correspondance différents registres (la traduction d’un registre à l’autre est productrice de sens) ;

  • à mettre en oeuvre des règles de traitement opérant sur chacun de ces registres (p. 85).

Ces actes et activités impliquent et produisent des liaisons signifiants/signifiés qui « forment des réseaux de significations qui s’organisent dans des structures de sens » (Descaves, 2001, p. 89). Le signifiant est la composante matérielle des représentations, tandis que le signifié en est la composante idéationnelle.

Le concept de représentation a fait l’objet d’investigations dans de nombreuses études relatives à l’activité humaine. Prenant source dans les travaux pionniers de Saussure en sémiologie (1916, dans Mounoud, 1985), ce concept s’est enrichi et s’est précisé, au fil des ans, par les apports des chercheurs en sémiologie, en linguistique, en sciences cognitives, en psychologie cognitive (Barthes, 1985 ; Cobb, Yakel et McClain, 2000 ; Duval, 1995 ; Janvier, 1987 ; Lacey, 1998 ; Piaget, 1923 ; Sperber, 2000 ; Vergnaud, 1985, 1996). Comme le rappelle Brousseau dans cet ouvrage, le « terme de “représentation” désigne l’action de “rendre présent à nouveau” et son résultat ». Une représentation est

spécifiée par une analyse du monde représenté, du monde représentant, des éléments du monde représenté qui sont effectivement représentés, des éléments du monde représentant qui réalisent la représentation et des correspondances entre ces derniers éléments.

Lemoyne, René de Cotret et Coulange, 2002, p. 153

Si le « faire » du mathématicien, du chercheur en didactique des mathématiques, de l’enseignant et de l’élève est incontestable (Brousseau, 1997 [2] ; Chevallard, 1992 ; Conne, 1999 ; Rouchier, 1995 ; Margolinas, 1995 ; Mercier, 1995a), si ce faire est consommateur et producteur de représentations sémiotiques, ses moyens, ses finalités et ses enjeux sont toutefois variés. Nous nous intéressons ici aux représentations sémiotiques caractérisant le syntagme « faire des mathématiques » tel qu’il est étudié dans les recherches en didactique des mathématiques, en tenant compte de l’institution didactique dans laquelle oeuvrent des enseignants de mathématiques, dont le projet est de transformer les connaissances des élèves en connaissances utiles ou en savoirs. Les résultats attendus épousent en général les formes du savoir à enseigner, du savoir institué. Le savoir institué rend ainsi compte des pratiques sociales mises en forme par une institution (Conne, 1996, 1999 ; Rouchier, 1991, 1995).

Le « faire des mathématiques » et les représentations sémiotiques dans les recherches en didactique

Dans cet ouvrage, les chercheurs en didactique des mathématiques traitent de l’activité mathématique et des représentations sémiotiques en référence à des cadres conceptuels et méthodologiques différents. Cette diversité reflète les projets et les objets de recherche privilégiés par chacun. Nous présentons les articles de chacun des chercheurs lesquels sont présentés par ordre alphabétique.

Le « faire des mathématiques » et les « représentations » dans la théorie des situations didactiques

Dans son introduction, Brousseau précise, dans ce numéro, que la représentation n’est pas un concept fondamental dans la théorie des situations, mais, ajoute-t-il, « rien de ce qui intéresse l’enseignement des mathématiques ne lui est a priori étranger ». Il propose ainsi « d’étudier les propriétés des situations qui rendent les représentations utiles, utilisables, susceptibles d’être apprises, et de comparer l’utilité de chaque représentation ainsi déterminée dans la genèse des connaissances ». Pour entamer cette étude, après avoir examiné divers travaux visant à clarifier la notion de représentation, l’auteur propose une définition proche de celle que nous avons abordée antérieurement. Il rappelle la « méthode d’étude propre à la théorie des situations didactiques en mathématiques ». Pour mieux apprécier l’importance d’une telle méthode, il s’avère utile de donner un aperçu des définitions qu’il énonce plus loin dans ce numéro :

Un objet mathématique étant déterminé par une de ses définitions classiques, il s’agit de concevoir un ensemble de conditions qui fasse qu’un sujet doive nécessairement utiliser cet objet comme moyen pour obtenir un certain résultat.

Ces conditions ne sont pas a priori indépendantes les unes des autres ni indépendantes de l’objet ainsi défini. Elles seront modélisées par un ou des systèmes mathématiques appelés « situations » et formellement structurées comme des « jeux » mathématiques.

Un objet mathématique sera donc défini par sa fonction dans au moins un tel jeu.

L’activité pédagogique (jeu des trésors) utilisée par Brousseau permet de bien montrer comment les situations d’action, de formulation et de validation déterminent diverses fonctions des représentations. Inscrire l’étude des représentations dans le cadre de la théorie des situations didactiques permet de distinguer les représentations comme moyens utilisés par un élève pour contrôler une situation, comme objet de connaissances et comme moyen didactique pour l’enseignant.

Si, depuis fort longtemps, les chercheurs s’intéressent aux représentations utilisées par les élèves, leur intérêt pour les représentations utilisées par les enseignants est plus récent. La distinction entre représentant et représenté s’avère à nouveau fort pertinente pour l’étude des représentations comme moyen didactique. L’enseignant peut ainsi se contenter d’ajouter un représentant au milieu, sans dévoiler le représenté, en espérant que ce représentant puisse évoquer un représenté (voir le texte de Matheron et Mercier, dans ce numéro thématique, sur la mémoire pratique des élèves dans une activité mathématique). Le représentant peut également appartenir à un autre registre sémiotique ou relever d’un autre cadre mathématique (Douady, 1986) dans le but de provoquer un rapprochement entre les représentants et les représentés de ces cadres et de permettre ainsi de raccorder les mémoires pratiques « correspondantes ». L’enseignant peut associer un représenté à un des représentants du milieu, etc. Ces utilisations ne sont pas didactiquement comparables et l’étude de leurs effets mérite d’être poursuivie.

Le « faire des mathématiques appliquées », la coordination de divers registres sémiotiques et les compétences d’étudiants universitaires en regard de leur histoire éducative

Les étudiants en génie, en gestion et en informatique font des mathématiques appliquées. Ces mathématiques supposent généralement une coordination de divers registres sémiotiques. Dans son article, Caron rend compte d’une étude visant à clarifier les relations entre l’histoire éducative de ces étudiants et leurs compétences en résolution de problèmes de mathématiques appliquées. Cette histoire comporte, notamment, une investigation des rapports aux mathématiques en général et aux mathématiques rencontrées par ces étudiants au cours de leur formation préuniversitaire ; les travaux réalisés par Mercier (1995b) sur la biographie didactique ont été une source d’inspiration importante. Caron est amenée à envisager un modèle par niveaux d’explicitation mis à contribution dans l’apprentissage des mathématiques. Par ce modèle, elle ne cherche pas à réduire les mathématiques à un langage ni la pratique mathématicienne à l’exercice de différents langages, mais plutôt à montrer l’importance de l’explicitation dans l’appropriation des concepts et dans l’exercice de cette pratique ; c’est donc selon ce modèle qu’elle analyse les résultats de son enquête.

Un des intérêts majeurs de cette étude concerne les problèmes de coordination des différents registres sémiotiques (symbolique, numérique, graphique et naturel) chez ces étudiants. Ces étudiants reproduisent en effet les associations qu’ils semblent avoir mémorisées dans leurs études antérieures, selon des pratiques instrumentales révélatrices de leurs rapports à ces représentations. Si faire des mathématiques, comme le soulignent Descaves (2001) et Duval (1995), suppose la mise en correspondance de différents registres, on peut dire que ces étudiants effectuent des correspondances instrumentales peu productrices de sens.

Cette étude montre aussi de quelle manière le recours à des outils technologiques producteurs de représentations graphiques de fonctions n’est pas, pour plusieurs étudiants, porteur de sens. Comme l’écrit Caron dans ce numéro, « l’activité de traduction entre une expression symbolique et sa représentation graphique peut être laissée entièrement à la charge du logiciel ou de la calculatrice graphique ». Certains étudiants imputent même à l’économie et à l’efficience de ces outils leurs difficultés de conceptualisation.

Les propos critiques de Caron semblent rejoindre certains des arguments de Brousseau (toujours dans ce numéro) concernant les vertus conférées, par plusieurs idéologues de l’enseignement, au recours à une multiplication et à une diversité de représentations sémiotiques. Ce n’est donc pas sans raison que les chercheurs en didactique s’intéressent de plus en plus aux dispositifs intégrant des outils technologiques et informatiques variés.

Le « faire des mathématiques » et les interactions langagières dans les classes régulières et dans les classes d’adaptation du primaire

Dans son article, Giroux s’intéresse aux interactions langagières enseignants-élèves qui modulent le « faire des mathématiques » des élèves du primaire des classes régulières et des classes d’adaptation scolaire, voire des classes spéciales, dans lesquelles les interactions langagières occupent un espace plus important. Celles-ci se manifestent notamment dans le traitement public des erreurs. Ainsi, en classe régulière, les échecs résistant à une reprise d’une explication par l’enseignant seraient relégués à la sphère privée de l’élève et évacués des interactions didactiques, alors qu’en classe d’adaptation, on assisterait à une poursuite des interactions jusqu’à ce que l’enseignant estime ces échecs résorbés ou encore jusqu’à ce qu’il renonce à poursuivre, à défaut de parvenir à une satisfaction de ses attentes face au savoir en cause. De prime abord, cette différence fait sens en regard de la mission didactique confiée à l’enseignant en classe d’adaptation.

L’examen de protocoles d’interactions langagières qui est effectué par Giroux traite les actes langagiers « d’un point de vue pragmatique comme une action particulière dans un contexte et faisant appel à un contenu qu’est la connaissance », évoquant ainsi les travaux de Peirce (voir Everaert-Desmedt, 1990 ; Fisette, 1996). Cet examen tient compte également de la structuration du milieu, notamment du milieu pour l’enseignant (Bloch, 1999) défini comme le système élève/milieu de l’élève. L’examen d’extraits d’interactions langagières enseignant/élèves en classe d’adaptation qu’elle propose montre comment il est difficile pour l’enseignant de moduler ses interactions langagières en fonction du système élève/milieu de l’élève et de considérer le milieu de l’élève. Cela suppose la réception d’une réponse inattendue et un traitement de cette réponse exigeant le renoncement, au moins temporaire, à la finalité d’une leçon. Renoncer à la finalité d’une leçon, comme le montre Giroux, est d’autant moins probable que les enseignants en classe d’adaptation puisent leurs dispositifs dans ceux conçus pour l’enseignement en classe régulière. L’adaptation de l’enseignement en classe d’adaptation se manifeste ainsi par le dépistage et le traitement prolongé des erreurs des élèves. Puisque ce traitement ne peut prendre appui sur des dispositifs, il s’effectue par le recours à des échanges langagiers.

Dans les échanges langagiers portant sur le traitement de l’erreur, comme ceux présentés dans le premier exemple, les demandes d’explicitation, de formulation adressées par l’enseignant aux élèves permettent, selon Giroux, de reconnaître l’activité mathématique des élèves et le maintien de l’échange ; ils sont également des tentatives pour rendre intelligibles des réponses déroutantes. L’enseignant peut espérer que ces actes vont permettre à l’élève de reconnaître son erreur. Il peut aussi aménager une nouvelle activité cognitive entre l’élève et l’erreur ainsi devenue objet pour une activité mathématique originale. La prise en compte du milieu de l’élève, des connaissances de l’élève (comme cela apparaît dans le deuxième cas étudié par Giroux) peut aussi déboucher sur une transformation de l’activité mathématique initialement prévue.

Le travail présenté montre la difficulté à établir de véritables interactions enseignant/élèves, la parole étant presque uniquement le fait de l’enseignant. Cette difficulté n’est pas propre à l’enseignement spécialisé (Vergnaud, 1998). Elle conduitsouvent à la recherche par l’élève d’une réponse acceptable par l’enseignant, plutôt qu’à un travail d’explication de la résolution du problème posé. L’intervention de l’enseignant ne permet ni de modifier ni même de connaître la pensée de l’élève.

Que ce soit en classe régulière ou encore en classe d’adaptation, l’étude des interactions enseignant/élèves, en particulier des interactions consécutives au dépistage d’erreurs, s’avère essentielle. Sa pertinence didactique n’est plus à démontrer. Depuis quelques années, de nombreux dispositifs sont mis en place dans les établissements scolaires pour soutenir les apprentissages des élèves. Les interventions didactiques revêtent diverses formes : demander aux élèves d’expliquer comment ils ont fait ou pourquoi ils ont choisi de conduire telle action ; formuler d’autres questions portant sur des objets, sur des pratiques qui sont jugées reliées à l’objet en cause dans les questions « comment ou pourquoi » ; proposer des artéfacts (selon le sens donné à ce terme par Vérillon et Rabardel, 1995), en croyant souvent, très naïvement, que ces artéfacts sont naturellement des instruments pour penser et en ignorant alors tout le travail à mettre en oeuvre.

Rendre intelligibles à l’élève et à l’enseignant certaines productions des élèves suppose un travail complexe, comme le montrent, entre autres, les travaux réalisés par Sackur et Maurel (Sackur et Maurel, 2000 ; Maurel, 2001). Inspirés notamment par les travaux de Vermersch (1994), ces travaux accordent une place importante à l’expérience subjective de l’élève. Ils éclairent notre compréhension des phénomènes d’enseignement et d’apprentissage des mathématiques observés en classe, outillent l’acte d’enseignement et informent les élèves sur leur activité mathématique.

Le « faire des mathématiques » et les représentations sémiotiques dans une démarche heuristique de résolution de problèmes

Dans ce numéro, Hitt fait état des résultats de quelques études sur la résolution de problèmes de mathématiques. Mettant en avant le rôle déterminant des représentations sémiotiques et des coordinations de représentations diverses (Duval, 1995), s’appuyant également sur les notions de schémas, de réseau sémantique, de représentations mentales et de schèmes (Skemp, 1978 ; Richard, 1998 ; Vergnaud, 1994), il invite à un parcours des représentations sémiotiques d’étudiants du secondaire aux prises avec des problèmes d’algèbre élémentaire, de résolution d’inégalités algébriques. En effet, il démontre comment l’imbrication de l’arithmétique et de l’algèbre peut être source d’erreurs difficiles à débusquer et à corriger, et de contradictions logiques ou cognitives qui sont souvent invisibles aux étudiants ou qui ne sont pas facilement résolues. Ces études montrent également l’existence de schémas contradictoires chez un même étudiant, certains de ces schémas ayant été construits au cours des études antérieures. Elles montrent aussi la coopération heuristique de représentations mentales, figurales, numériques et algébriques dans la résolution de problèmes d’algèbre. Dans le cas de l’arithmétique et de l’algèbre, une telle démarche est productrice de sens dans ces deux cadres. Rappelant le foisonnement d’études sur les difficultés liées à la transition arithmétique/algèbre, Hitt souligne l’importance de maintenir les liens entre les habiletés arithmétiques et leurs productions sémiotiques tout en poursuivant le développement de ces habiletés. Bien que formulés autrement, ces propos rejoignent les positions de plusieurs chercheurs en didactique de l’algèbre (Adihou, 2003 ; Coulange, 2000).

Depuis longtemps, les chercheurs en didactique s’intéressent à l’activité de résolution de problèmes mathématiques des élèves. L’étude des représentations sémiotiques des élèves, de leurs coordinations dynamiques et fonctionnelles est prometteuse. Elle questionne les représentations des processus et des stratégies de résolution de problèmes encore proposées dans nombre de travaux didactiques. Elle nous invite à recevoir les représentations des élèves comme des produits importants de leur activité mathématique. Mais comment penser des situations qui pourraient bénéficier de ces représentations ? Comment outiller les enseignants en classe ordinaire ?

Le « faire des mathématiques » dans une classe ordinaire, les objets ostensifs et non-ostensifs et les pratiques associées

Dans leur article, Matheron et Mercier prennent appui sur la double valence des ostensifs : instrumentale et sémiotique (voir, entre autres, Chevallard, 1991a). Ils prennent en considération les relations entre ces derniers et les non ostensifs (concepts, notions, idées) pour rendre compte du fonctionnement de la mémoire pratique d’élèves dans une activité mathématique et de la mobilisation par le professeur d’une telle mémoire (élèves dans une classe de terminale scientifique étudiant le logarithme népérien ; élèves âgés de 17-18 ans).

Lorsque l’objet nouveau au centre de l’activité est très voisin des objets ayant été impliqués dans des pratiques antérieures et que ces pratiques peuvent partager plusieurs des ostensifs invoqués par l’objet nouveau, le recours à certains ostensifs familiers aux élèves peut leur permettre d’entrer dans une activité mathématique à propos d’un objet nouveau. Cependant, s’il est souvent nécessaire pour l’enseignant d’évoquer les ostensifs antérieurs, il peut arriver aussi que cette évocation, comme le montrent Matheron et Mercier, ne soit pas suffisante pour constituer « une écologie d’objets » permettant de recevoir avec sens ce que le maître essaie d’amener dans la classe. Matheron et Mercier montrent comment, dans ce cas, le professeur doit user de diverses ressources sémiotiques pour constituer une « mémoire publique », un milieu pour l’enseignement.

La constitution d’une mémoire publique par le professeur est un événement fréquent dans les classes ordinaires. La construction d’une telle mémoire est délicate ; il est important d’en examiner la mise en place, les moyens utilisés et d’en apprécier les incidences sur les connaissances et savoirs des élèves. Dans les classes intégrant des élèves présentant des difficultés d’apprentissage, ce travail est encore plus fondamental et délicat.

Les études conduites par Matheron et Mercier montrent les difficultés rencontrées par l’enseignant lorsque le non-ostensif est absent parce qu’il n’a pas été enseigné ou parce qu’il a été oublié par les élèves. Alors, le travail conduit sur les ostensifs ne se fait pas sous le contrôle de notions mathématiques publiquement déclarées dans un discours qui commande et justifie ces pratiques ; il ne reste qu’une « pratique silencieuse », une pratique qui ne peut pas être commentée. Selon le rapport personnel de l’élève à ce savoir, cette pratique devra être mise à distance ou risquera d’entrer en conflit avec le discours du professeur qui ne peut plus décrire le travail qu’il attend des élèves, le travail attendu se réduisant à l’application de règles qui sont le plus souvent impraticables. L’oubli du non-ostensif peut interdire l’usage de l’ostensif et amener le professeur à effacer publiquement la mémoire privée de l’élève dont il dirige l’action.

À travers ces études, les auteurs en viennent à préciser l’« idonéité du rapport personnel à un objet mathématique » en introduisant les deux nouvelles notions de « praxème » et de « mémoire pratique ». Ces notions pourront être utiles pour analyser les discriminations importantes qui apparaissent entre certains élèves et pour élaborer de nouveaux savoirs professionnels nécessaires pour en assurer la gestion didactique.

Le « faire des mathématiques » et les représentations sémiotiques dans des textes extraits de manuels anciens de géométrie

Les chercheurs en didactique considèrent comme essentielle l’étude de manuels produits au cours d’une période relativement importante. Comme le soulignent Richard et Sierpinska dans ce numéro thématique, une telle étude peut nous informer sur le sens accordé, au fil des ans, aux notions mathématiques, sur « l’épistémologie des mathématiques et la philosophie de l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques » prégnantes à une époque donnée. Une telle étude permet aussi d’identifier les objets du savoir qui s’ajoutent, ceux aussi qui disparaissent, bref de saisir des coupes diverses du travail de transposition didactique (Chevallard, 1991b, 1992).

L’approche pour l’analyse des extraits de manuels proposée par Richard et Sierpinska intègre les théories et modèles construits par Duval (1995) et Jakobson (1963). Ils servent d’abord d’entrée à une analyse fonctionnelle/structurelle originale des représentations graphiques de figures géométriques (voir, par exemple, comment une séquence de représentations graphiques de figures peut remplir une fonction discursive, à la manière d’énoncés en langue naturelle), représentations intrinsèquement liées à la discipline. Ils sont également utilisés dans l’examen des textes destinés aux lecteurs, envisageant des échanges « non triviaux ». Les fonctions du langage (émotive, poétique, conative, phatique, métalinguistique, référentielle) dans la communication orale sont ainsi projetées sur l’écrit dans les manuels scolaires.

Appliquée à l’examen de deux extraits de manuels produits au Québec (l’un rédigé en 1866 et l’autre en 1958) et portant sur la propriété de la somme des angles d’un triangle, cette approche permet de montrer les aménagements didactiques survenus entre ces périodes de rédaction de manuels. Notons, entre autres, le passage des angles/figures géométriques (1866) aux mesures d’angles en degrés (1958) qui s’accompagne d’un début de traitement symbolique/algébrique des expressions. De plus, l’accroissement de la variété des registres sémiotiques (dans cette même période) apparaît comme une invitation au lecteur à faire lui-même la théorie. En ce sens, le texte du manuel de 1958 présente une intention didactique accentuée par des aspects rédactionnels et typographiques absents du manuel de 1866.

En conclusion, les auteurs notent que, dans les manuels produits après 1960, le « souci d’objectivation a été remplacé par la volonté de communiquer avec le jeune élève dans son propre langage et le désir de jouer avec lui ». Ils parlent ainsi de « l’importance croissante de la fonction phatique », en association avec la fonction conative. La terminologie mathématique (théorème, définition) disparaît au profit d’une terminologie didactique (par exemple, activité). Cet effacement du mathématique est accentué par le fait qu’une propriété devient un fait empirique sur lequel on expérimente avant que le professeur ne l’affirme par un argument d’autorité.

Le « faire des mathématiques » des élèves et des enseignants dépend et se construit aussi en interaction avec les manuels scolaires qu’ils utilisent. Un manuel appartient à une époque. Il est lié aux objets de savoir, aux pratiques et techniques privilégiées, à l’épistémologie des mathématiques, à la philosophie et aux idéologies sur l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques. C’est pourquoi l’économie et l’efficience des moyens didactiques actuels mériteraient un examen poussé.

Conclusion

Le parcours des articles des chercheurs dans ce numéro thématique nous a permis de saisir la complexité de l’inscription de l’objet registres sémiotiques dans les études en didactique des mathématiques. Ce parcours montre également comment ces études sont concernées par les rapports entre « le faire des mathématiques » et « les représentations sémiotiques » et soulèvent des questions de sens importantes. Notre appréciation est le fruit d’un travail d’interprétants des textes des chercheurs. Une invitation à d’autres interprétants est ainsi lancée.

En liaison avec le sens établi par un interprétant de diverses productions sémiotiques, mais aussi par un proposant de telles représentations, il nous semble important de rappeler les propos formulés par Descaves (2001) sur « la charpente modale qui articule modalités cognitives et pragmatiques » dans la construction du sens en situation scolaire : « le sens s’établit lors des réussites, des succès, par la reconnaissance des pairs, par la satisfaction personnelle ou la valorisation apportée par les destinateurs (maître, parents, camarades, etc.) » (p. 25).