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Introduction

Si l’évaluation fait partie intégrante de la vie des universités en Amérique du Nord, elle est apparue plus récemment en Europe. Certes, les universités européennes ont toujours été contrôlées : essentiellement financées par des fonds publics, à l’exception du Royaume-Uni, elles ont en effet subi, de façon plus ou moins tâtillonne, les contrôles de la puissance publique. De même, les universitaires sont évalués depuis toujours, pour leur recrutement ou leurs promotions, essentiellement sur leurs activités ou leurs productions de recherche.

Mais si l’on parle véritablement d’évaluation, c’est-à-dire d’un outil de gestion des personnes et des ressources, de formation individuelle ou collective, de prospective et de pilotage, etc., il faut alors attendre le début des années 1990 pour voir un véritable essor de l’évaluation dans les universités en Europe (Comité national d’évaluation, 1995 ; Crozier, 1990 ; Gellert, 1994 ; Kogan, 1992 ; Moses, 1996 ; Thelot, 1993). Pour saisir ce qui s’est passé depuis un peu plus d’une décennie, et, en particulier, analyser les tendances de fond, il vaut mieux appréhender la question de l’évaluation dans son ensemble, c’est-à-dire non pas examiner l’évaluation de la recherche, puis l’évaluation des enseignements, puis l’évaluation des enseignants, mais tenter de comprendre pourquoi s’est développée l’idée d’évaluation, comment se sont mises en place ces évaluations, quelles résistances elles ont rencontrées, à quelles conditions elles sont devenues pertinentes et efficaces. De même, il convient d’intégrer dans l’analyse le jeu entre les évaluations internes des universités et les évaluations externes.

Percevoir des tendances de fond dans différents pays est généralement impossible. L’histoire, les politiques et les cultures ont, en effet, façonné des systèmes universitaires si différents, qu’une comparaison apparaît a priori extrêmement difficile à réaliser. Seule une méthodologie commune et une vaste enquête peuvent permettre ce travail d’intelligibilité. C’est ce qui a été réalisé dans le cadre d’un appel d’offre de la Commission européenne. Cet article se fonde donc sur cette vaste enquête, Évaluation et autoévaluation des universités en Europe, appelée la recherche EVALUE, dans huit pays européens. Nous présentons cette recherche dans la première partie de cet article, puis, en deuxième partie, nous faisons un état des lieux de l’évaluation dans les universités en Europe. Dans une troisième partie, nous distinguons les dynamiques à l’oeuvre depuis quelques années. La dernière partie propose une tentative de typologie de l’évaluation dans les universités en Europe.

Présentation de la recherche EVALUE

Le projet EVALUE est une recherche comparative sur l’évaluation et l’autoévaluation des universités en Europe, qui a associé onze équipes de recherche [1] dans huit pays (Allemagne, Espagne, Finlande, France, Italie, Norvège, Portugal, Royaume-Uni) et une quarantaine de chercheurs de différentes disciplines (sociologie, sciences politiques, sciences de l’éducation, etc.). Il a été subventionné par la Commission européenne (Direction générale XII, Programme socioéconomique finalisé) et coordonné par P. Dubois (Laboratoire travail et mobilités, Université Paris X Nanterre) [2].

Si l’équipe française coordinatrice du projet est une équipe de sociologie du travail, les références théoriques s’appuient sur la sociologie des organisations. La diversité des origines disciplinaires de chercheurs des différents pays a permis d’ouvrir ces références aux travaux réalisés dans le domaine de l’évaluation des politiques publiques et de l’évaluation dans le domaine de l’éducation.

Ce texte se base sur les conclusions du rapport EVALUE [3]. Le projet est parti de plusieurs questions. L’évaluation est-elle une des conditions de l’amélioration de la performance des universités ? Quelle évaluation est la plus performante pour atteindre cet objectif, et quelles en sont les conditions d’émergence et de diffusion ? Il s’agissait aussi de développer la connaissance des effets de l’évaluation en Europe.

Nous avons travaillé sur l’évaluation de la recherche, des enseignements, des enseignants, de la relation formation-emploi, du gouvernement des universités, etc. Le seul domaine exclu a été l’évaluation des étudiants.

Pour répondre à ces questions, nous avons utilisé quatre méthodologies.

La première – Chaque équipe nationale a réalisé, en début et en fin de recherche, un état des lieux des évolutions de l’enseignement supérieur depuis dix ans et des différents organismes nationaux d’évaluation pour comprendre les contextes du développement de l’évaluation. Cela a été réalisé à partir de l’analyse des textes législatifs, d’une importante bibliographie, des sources statistiques, et à partir d’entretiens auprès de personnalités appartenant aux organismes d’évaluation.

La deuxième – Chaque équipe nationale a mené quatre études de cas d’universités (trois au Royaume-Uni) qui ont été choisies en fonction de plusieurs critères : intérêt des expériences d’évaluation, taille, ancienneté, disciplines représentées, localisation géographique. Dans chaque université, chaque équipe a réuni les documents pertinents (compte-rendus des conseils, textes d’orientation, textes ayant trait aux procédures d’évaluation, etc.). Des entretiens ont été menés (30 à 70 selon les universités) auprès des responsables des universités, mais aussi auprès des acteurs visés par des dispositifs d’évaluation, que ce soit en tant qu’évaluateur ou en tant qu’évalué, pour les cinq champs de l’évaluation retenus : la recherche, les enseignements, les enseignants, l’organisation, la relation formation-emploi. Près de 1 500 entretiens ont été réalisés. Pour chacun d’entre eux, l’analyse du processus d’évaluation a été centrale : contexte, décision, acteurs, méthodes, résultats, effets.

Tableau 1

Universités choisies comme études de cas

Universités choisies comme études de cas

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Le coeur de la méthodologie EVALUE est donc évidemment constitué de ces 31 études de cas. Seules les études de cas et les entretiens sur lesquels elles s’appuient permettent de recueillir des données détaillées, et donc riches, de repérer et de mettre en valeur des expériences d’évaluation innovantes et de s’attacher à en comprendre l’émergence, d’analyser la dynamique qui s’instaure (ou non) entre évaluation externe et évaluation interne, de mesurer les effets des évaluations (comment certaines universités sont parvenues progressivement à s’approprier l’évaluation et à en faire un outil essentiel pour leur transformation) et, enfin, de donner la parole aux acteurs, de donner de l’importance à leurs représentations et à leurs interprétations des phénomènes qu’ils observent.

La troisième – Chaque équipe nationale a « revisité » une étude de cas, soit au moins plus d’une année après la première vague d’investigations, pour mieux étudier les effets des évaluations, les transformations qu’elles ont entraînées.

La quatrième – Durant la dernière année, les groupes de coordination thématiques ont complété l’analyse des états des lieux et des études de cas par des entretiens avec les collègues des autres pays. Comme le note Pierre Dubois dans le rapport (EVALUE, 1998), « il est en effet connu que les chercheurs, quand ils écrivent sur leur pays, ne pensent pas toujours à écrire dans leur rapport des choses ou des interprétations qui leur semblent évidentes » (p. 39). Ces entretiens « croisés » et ces discussions sur les rapports intermédiaires ont été réalisés au cours de neuf réunions de coordination. Les groupes de coordination thématiques (évaluation de la recherche, des enseignants, de la relation formation-emploi, des enseignements, du gouvernement des universités) ont réalisé les synthèses qui composent les différentes parties du rapport final [4]. Une version abrégée est disponible dans le volume 34, numéro 3, de la revue European Journal of Education (1999).

Les universités en Europe et l’évaluation : état des lieux

Les états des lieux réalisés pour chacun des huit pays (Allemagne, Espagne, Finlande, France, Italie, Norvège, Portugal, Royaume-Uni) permettent de comprendre ce qui s’est passé globalement en Europe, même si notre étude n’inclut ni les Pays-Bas, ni la Belgique. Nombre de transformations semblent communes. L’Europe est alors apparue comme un espace pertinent, comme au moment de la création des premières universités médiévales. Les huit pays observés (même si la Norvège n’est pas dans l’Union Européenne) partagent de nombreux traits communs : niveau proche de développement économique, contraintes budgétaires, impulsions des directives de la Commission européenne, développement des mobilités d’enseignants et d’étudiants en Europe (programmes ERASMUS-SOCRATES), harmonisation des diplômes, coopérations européennes en matière de recherche, taux d’accès des jeunes à l’enseignement supérieur.

Entre contrôle et autonomie

Au cours des dernières années, des transformations importantes ont affecté l’enseignement supérieur des huit pays. Elles concernent avant tout l’émergence de rapports nouveaux entre la puissance publique et les universités. Il s’agit à la fois d’un contrôle maintenu sur les universités par l’État et d’un développement de l’autonomie universitaire (autonomie statutaire, financière, pédagogique et administrative). Le contrôle et l’autonomie s’inscrivent de plus en plus souvent dans un cadre nouveau, celui du contrat fixant des objectifs et allouant des moyens. Ce contexte explique le développement de l’évaluation : c’est une forme nouvelle de contrôle de l’État, et c’est en même temps un support possible du développement de l’autonomie universitaire.

Les universités publiques, très majoritaires en Europe, font partie du service public d’enseignement supérieur. La puissance publique crée les universités, fixe leurs missions, établit les règles à respecter, apporte les ressources financières, évalue les résultats. Cette puissance publique n’est plus aujourd’hui seulement l’État national : les pouvoirs politiques régionaux et l’Union européenne ont, dans la période récente, renforcé leurs interventions dans l’enseignement supérieur (Commission européenne, 1993, 1994, 1996). La région a traditionnellement un rôle important dans l’enseignement supérieur dans un pays fédéral comme l’Allemagne, mais aussi dans un pays comme le Royaume-Uni (les funding councils sont différents pour l’Angleterre, l’Écosse et le Pays de Galles). En Espagne, après la loi sur l’autonomie, les régions sont devenues les premiers « financeurs » de leurs universités et restaurent à ce niveau l’enseignement de leur langue (en Catalogne, au Pays Basque, etc.). Dans les autres pays (France, Italie et Portugal), les régions sont mobilisées pour apporter du financement. Par contre la région semble avoir un rôle moins prégnant en Norvège et en Finlande.

L’université est aussi un ensemble puissant de corps professionnels d’enseignants et de chercheurs qui se sont constitués historiquement autour de l’évolution des savoirs et de leur transmission. Enfin, l’université est également aujourd’hui une entreprise de production et de diffusion de ces savoirs, et est, à ce titre, soumise à des contraintes nouvelles : celle de fixer des objectifs, celle d’utiliser au mieux ses ressources, celle d’obtenir des résultats. « Chaque université publique est une organisation complexe qui doit gérer les tensions et les éventuelles contradictions issues du fait qu’elle est à la fois une institution, une administration, un ensemble de professions, une entreprise » (EVALUE, 1998, p. 6).

Ces tensions s’expriment dans le contrôle public sur les universités et l’autonomie de celles-ci. Elles sont identifiables dans quatre champs : les missions assignées, les statuts et les structures, le financement, l’enseignement et la recherche.

Leur développement et la professionnalisation des études ont engendré des coûts toujours plus élevés ; dans une période qui exige de maîtriser les déficits budgétaires en dépit de priorités politiques souvent affichées envers l’enseignement supérieur. Comme les universités sont majoritairement financées par les pouvoirs publics, et que le soutien financier aux universités ne peut augmenter indéfiniment, on a noté un relatif désengagement financier. Dans ce contexte, l’autonomie financière des universités est surveillée (évaluée) : il faut dépenser mieux, à budget constant, par des opérations de modernisation et rechercher d’autres financements. Le contrôle public s’exerce donc de façon significative.

En examinant le gouvernement des universités, on constate, parallèlement, un renforcement du pouvoir à l’intérieur des universités. La puissance des pouvoirs publics crée les universités et contrôle, dans la plupart des pays, la création de certaines de leurs structures internes (facultés). Cependant, dans le cadre de leur autonomie statutaire et administrative, les universités, et particulièrement leurs instances dirigeantes, ont l’initiative de la création de ces structures. Un autre trait commun aux huit pays sous enquête (le Royaume-Uni fait exception) est que, dans le cadre de leur autonomie statutaire, les universités sont dirigées par des instances élues au sein desquelles les enseignants occupent une position majoritaire, au moins relative (représentation et participation des personnels non enseignants, des étudiants, de personnalités extérieures). Ce système participatif et collégial n’a pas empêché un renforcement du pouvoir du recteur et de son équipe (direction et services administratifs centraux).

Diversification des missions et des partenariats

Les universités publiques ont été soumises dans les huit pays à une ou à plusieurs réformes législatives importantes durant les quinze dernières années : Espagne (1983), Finlande (1991), France (1984 et 1989), Italie (1980, 1989 et 1990), Norvège (1987, 1995), Portugal (1988), Royaume-Uni (1988, 1992).

Celles-ci ont rappelé les valeurs du service public que les universités doivent diffuser et consolider : égalité et équité des chances d’accès, tolérance, laïcité, progrès, justice, démocratie, etc. Ces réformes ont aussi conforté la diversification, donc l’accroissement, des missions assignées aux universités (voir, pour la France, Comité national d’évaluation, 1997). Celles-ci doivent assurer la formation initiale et continue (formation des adultes), développer la recherche scientifique et technologique, valoriser les résultats de la recherche, développer la coopération internationale, diffuser la culture, préparer à l’emploi et diversifier les débouchés des étudiants par la professionnalisation des études, contribuer au développement économique et culturel, etc. Ces réformes, prenant en compte l’existence des corps professionnels et les contraintes de l’enseignement et de la recherche, ont aussi conforté et réaffirmé l’autonomie des universités (au Royaume-Uni, la situation est plus complexe : accroissement ou restriction de l’autonomie selon les cas et selon les domaines).

La diversification des missions entraîne la diversification et la multiplication des partenaires avec lesquels les universités doivent négocier et coopérer : autres universités (y compris universités étrangères), organismes de formation continue, collectivités territoriales de différents niveaux, entreprises et structures de partenariat avec les milieux économiques, associations professionnelles, partenaires sociaux, institutions de développement local, fondations, Commission européenne, etc.

Le développement des partenariats avec les entreprises va de pair avec la diversification et la progression des diplômes technologiques et professionnels, et avec la montée de l’exigence de « recherche et développement » (RD) faite aux universités. Ces partenariats avec l’entreprise constituent un des développements récents les plus spectaculaires qui a touché l’évaluation des enseignements, de la recherche, de la relation formation-emploi et de la relation des universités avec leur territoire.

La place des pouvoirs publics

Une troisième évolution semble caractériser les universités en Europe : le développement même du système universitaire. Le nombre d’universités publiques a nettement progressé durant les 25 dernières années, sauf en Norvège, qui, sous l’instigation de l’évaluation faite par l’OCDE, est le seul pays qui a diminué récemment le nombre de ses établissements d’enseignement supérieur (la centaine de Hautes écoles régionales se sont fédérées en 26 centres d’études supérieures seulement). Cette progression est liée à divers facteurs.

  • À l’augmentation du nombre d’étudiants, liée à un plus large accès des jeunes à l’enseignement supérieur (le chiffre de 30 % d’une classe d’âge scolarisée dans le supérieur est souvent dépassé), à l’allongement des études (développement des études de doctorat), et ce, malgré la mise en oeuvre d’une limitation de l’accès dans certains pays et dans certaines formations. Il a fallu créer des universités nouvelles pour faire face à la progression du nombre d’étudiants. Certains pays cependant, par exemple la France, dans la période la plus récente, constatent une phase de stabilisation du nombre d’étudiants, débouchant elle-même sur une phase de concurrence accrue entre les universités.

  • À la volonté politique d’égaliser les possibilités d’accès sur tout le territoire, associée au souci de faire contribuer les universités au développement économique régional. Aussi, des réformes ont appuyé le rôle de la puissance publique sur le plan « régional » dans le cadre général de politiques de décentralisation.

  • À l’attribution du statut d’université à des instituts/collèges supérieurs, décernant majoritairement des diplômes professionnels « courts » (en deux ou trois ans). C’est le cas des polytechniques au Royaume-Uni, des centres d’études supérieures en Norvège, des écoles spéciales intégrées aux universités en Italie. Notons une situation inverse : la Finlande a créé récemment des écoles supérieures à vocation professionnelle, indépendantes des universités.

Le développement de l’évaluation

Tout ce que nous venons de voir explique le développement de l’évaluation dans les universités en Europe au cours des dernières années. Il s’agit à la fois d’un développement stimulé par la puissance publique (évaluation externe), mais aussi d’un essor de la place de l’évaluation dans le fonctionnement interne des universités.

Les premiers organismes officiels, avant les années 1980, ont couvert le domaine de la recherche. À partir du milieu des années 1980, et quelquefois encore plus récemment, les organismes ont été créés pour couvrir un champ plus large (les enseignements, la recherche, l’organisation, etc.).

La puissance publique veut connaître l’impact des réformes, l’utilisation, à bon escient, des ressources affectées. L’évaluation semble côtoyer, désormais, le contrôle traditionnel de conformité et/ou de pertinence.

À l’interne, les universités sont autonomes pour décider de lancer leurs propres évaluations. Nous avons pu observer que la décision d’évaluation par l’université elle-même est porteuse du développement d’une évaluation pluraliste, dynamique et contextualisée, conditions optimales d’une évaluation pertinente et efficace dont il sera question plus loin.

Les universités, publiques et autonomes, acceptent maintenant de rendre des comptes à la société et à l’État. On constate ainsi, de plus en plus souvent, que les résultats de ces efforts ont des conséquences sur le financement accordé.

Après une phase de découverte et d’expérimentation, l’enjeu principal est aujourd’hui le développement de l’évaluation interne : évaluation externe et évaluation interne interagissent pour que les universités, dans le cadre de leur stratégie, parviennent à améliorer la qualité et la performance des enseignements, de la recherche, des services rendus aux usagers, et ce, au meilleur coût.

Les dynamiques à l’oeuvre

L’évaluation révélatrice de tensions

L’évaluation peut être ainsi utilisée pour gérer les tensions entre enseignement traditionnel, enseignement professionnalisant et, formation professionnelle continue, les tensions entre recherche fondamentale et recherche appliquée, les tensions dans le champ de la relation avec la société et le territoire (faire augmenter le taux de participation à l’enseignement supérieur, participer à l’animation culturelle du territoire, à son développement). Enfin, les universités sont évaluées et s’évaluent parce qu’elles sont soumises à de fortes pressions financières : la progression du nombre d’étudiants, la diversification des formations et des missions ont nécessité un accroissement du financement public et ont obligé les universités à diversifier leurs ressources.

L’importance des acteurs et des pratiques

Les enquêtes de terrain dans cette recherche ont fait apparaître l’importance des acteurs et des pratiques pour comprendre les dynamiques d’évaluation. Un certain nombre de traits communs peuvent être dégagés.

Le phénomène le plus fréquent n’est pas celui d’une combinaison harmonieuse d’initiatives diverses (externes et internes), mais l’accumulation non maîtrisée d’opérations d’évaluation, déclenchées indépendamment les unes des autres. Il en découle trois problèmes : un de priorités, un de calendrier et un de cohérence.

Une autre question concerne la « délégation » d’évaluation. Dans le cas d’une initiative centrale (le plus souvent nationale), l’évaluation peut être déléguée à une administration du ministère lui-même, à des organismes officiels ayant un statut plus ou moins autonome selon les pays, à une société de consultants, à l’université elle-même. Dans le cas d’une initiative de la direction de l’université, l’opération peut être confiée à une agence créée par une conférence de recteurs ou par un organisme international, à une société de consultants, à un organisme interne. Plusieurs problèmes sont associés à ce processus de délégation : l’initiateur éprouve une certaine difficulté à expliciter des objectifs (plus ou moins explicites) à l’intention de l’opérateur, et l’opérateur rencontre la même difficulté vis-à-vis des experts. Il existe un risque de bureaucratisation de l’organisme délégataire, particulièrement s’il est institué de façon permanente. L’organisme délégataire ou les experts, n’étant pas impliqués dans les conséquences de leurs évaluations, ou ne les prenant pas en considération, sont souvent responsabilisés quant aux conséquences de leurs évaluations.

Pour remédier à ces deux problèmes, les études de cas montrent que les structures permanentes, à l’intérieur des universités, sont d’une importance cruciale : elles assurent une cohérence et une organisation appropriées pour les diverses procédures et garantissent une certaine continuité.

La qualité et la légitimité des experts sont essentielles. L’évaluation, quelle qu’en soit la configuration, mobilise divers types d’experts : experts-décideurs (personnalités reconnues et nommées par le ministère), experts professionnels employés à titre permanent, experts occasionnels, conseillers d’universités, experts des unités internes d’évaluation ou des commissions. Les critères de désignation des experts extérieurs sont la compétence et l’objectivité; ils reçoivent généralement peu ou pas de formation spécifique. Leur légitimité peut émaner de la base légale de la procédure d’évaluation, de la position institutionnelle de l’autorité qui les a nommés, de leur réputation scientifique ou de leur position institutionnelle elle-même, ou de leur mode d’intervention et de la relation de confiance qu’ils parviennent à établir.

Le degré de participation interne au processus d’évaluation est essentiel (Bonnafous, Dizambourg, Mendel et Moreau, 1997). Il conditionne l’acceptation des résultats, les actions ou les décisions consécutives à l’évaluation, les processus d’apprentissage à long terme. Mais il est très variable. Or, le lancement d’un processus d’évaluation fait souvent naître des attentes : l’expérience de l’évaluation peut, de ce fait, être démotivante pour les participants si le processus ne débouche sur aucune décision, aucun changement perceptible, ou si les décisions prises ne sont pas en rapport avec cette expérience. Si le lien entre l’évaluation et la décision est perçu comme une menace, le niveau de confiance des acteurs est très faible. La qualité de la participation est aussi très différente selon que la décision est perçue comme une décision ouverte et fonction des résultats de l’évaluation, ou que l’évaluation apparaît comme une opération destinée à légitimer des décisions déjà arrêtées (Fave-Bonnet, Estrela, Veiga-Simao et Moscati, 1999 ; Fréville, 2001).

Enfin, la diffusion des résultats des évaluations constitue un problème majeur. Lorsqu’il s’agit d’initiatives gouvernementales, la publication des résultats est favorisée là où il n’existe pas de liens entre l’évaluation et les décisions de financement. Dans les évaluations de type autonome ou internes à l’université, la diffusion des résultats est généralement restreinte à quelques cercles internes, et la décision est laissée à la discrétion des évalués.

Les modèles de référence de l’évaluation

Les enquêtes menées permettent de dégager divers modèles de référence à l’oeuvre dans ces évaluations (qui sont résumés dans le rapport final). Deux modèles de références sont extrêmement anciens : le contrôle de conformité et l’évaluation par les pairs. Le contrôle de conformité veille à faire respecter les règles et les procédures, à signaler éventuellement les gaspillages et les fraudes ; il est généralement effectué par des professionnels de l’administration. L’évaluation par les pairs (peer review) est aussi ancienne que l’université : le contrôle de l’accès au corps, des changements de grade, de l’activité d’enseignement et de recherche, de l’application des règles a toujours été effectué par des pairs, sous le contrôle plus ou moins étroit de l’autorité publique. Ce type d’évaluation est corporatif : il contrôle la profession, mais assure parallèlement la représentation de ses intérêts.

Un troisième modèle (modèle « gestionnaire » ou « managérial ») a émergé dans la période contemporaine, car l’université est devenue une entreprise productrice de services pour des usagers et des clients avec des ressources limitées. Ce modèle emprunte à plusieurs sources, publiques ou privées : contrôle de gestion, rationalisation budgétaire, planification stratégique, total quality management, assurance qualité (Barblan, 1995 ; Commission européenne, 1993 ; Daumard, 1990 ; Van Vught et Westerheijden, 1997). Il emprunte aussi aux théories du libéralisme économique, prônant la régulation par le marché. Il est prégnant au Royaume-Uni. Il lie directement évaluation et affectation de moyens (supplémentaires ou réduits selon les résultats de l’évaluation) et insiste sur les performances.

Ces trois modèles de référence concernent des évaluations assez spécialisées, décidées largement à l’externe et réalisées par des experts extérieurs. Ils ne mettent en évidence ni le rôle de l’évaluation et des acteurs internes ni l’interrelation bénéfique (pour la pertinence de l’évaluation) entre les différents champs de l’évaluation. Les résultats de la recherche EVALUE montrent la pertinence d’un autre modèle : celui que nous avons dénommé le « modèle de l’évaluation pluraliste, contextuelle et dynamique »; ce modèle sera développé en conclusion.

Vers une typologie de l’évaluation des universités en Europe

Des traits communs et des cas uniques : proposition de typologie

Chacune des universités que nous avons observées cherche à être unique dans un contexte où la concurrence se développe de plus en plus. Chaque université est le produit de son histoire, due à son environnement politique et social, mais aussi à ses choix antérieurs et actuels.

Et pourtant, au sein d’un même pays, mais également au sein des différents pays concernés, on observe des récurrences, des constantes, des ressemblances d’une université à l’autre, ou, tout au moins, entre certaines universités. Si l’on prend en compte neuf dimensions pour caractériser les universités (missions, ancienneté, population étudiante, disciplines d’enseignement, recherche, structure d’enseignement et de recherche, moyens en personnels, finances, rapports au territoire), on peut faire l’hypothèse que ces traits ne sont pas conjugués au hasard, que certaines associations sont cohérentes (une université nouvelle est implantée dans une ville moyenne et a relativement peu d’étudiants). Les observations issues des études de cas ont permis de construire a posteriori trois « idéaux types » d’université, à savoir les universités généralistes (ou « universités de plein exercice »), les universités de la formation et de la science appliquées, les universités du développement territorial (tableau 2).

Tableau 2

Principaux traits caractéristiques des universités

Principaux traits caractéristiques des universités

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Les trois idéaux types d’universités étant construits, il est possible de classer les 31 universités objets d’enquête selon leurs traits caractéristiques (tableau 3). Ce classement ne tient pas compte des ambitions affichées par chacune des universités pour l’avenir : il est clair, par exemple, que la plupart des « universités du développement territorial » et des « universités de la formation et de la science appliquées » cherchent à devenir à terme des « universités généralistes ».

Tableau 3

Répartition des universités selon leurs traits caractéristiques

Répartition des universités selon leurs traits caractéristiques

Mode de lecture du schéma :

  • Universités généralistes : figurent, en bas à droite, les universités qui ont encore des traits d’universités du développement territorial.

  • Universités du développement territorial : figurent, en bas à gauche, des universités en tension vers un développement possible comme les universités de la formation et de la science appliquées ou comme les universités généralistes.

  • Universités de la formation et de la science appliquées : figurent, en haut à gauche, des universités en tension vers un développement possible comme les universités généralistes.

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La question des différences entre pays

La construction d’idéaux types au-delà des frontières de chaque pays est une proposition peu traditionnelle dans les comparaisons internationales qui cherchent plutôt à identifier des spécificités nationales, des « effets sociétaux ». On distingue ainsi la spécificité du Royaume-Uni (autonomie forte, mais en réduction constante, des universités, liée à un modèle anglo-saxon des universités médiévales), celle de l’Allemagne (liberté d’enseignement et de recherche des universités et des professeurs selon le modèle de la Humbolt Université, laquelle produit, par exemple, une réticence au développement d’indicateurs statistiques permettant d’identifier les individus), celle de la France (jacobinisme et maintien quelque part de l’université napoléonienne centralisée), celle de l’Espagne (ancienneté du phénomène identitaire régional, appuyé entre autres sur des universités fortes), celle de l’Italie (lenteur du processus de réformes liée à la faiblesse et à l’inconstance de la démocratie parlementaire), celle de la Norvège et de la Finlande (la population peu importante du pays permettrait le maintien de l’idéal d’égalité, maintien d’autant plus important que le monde universitaire est limité en nombre : « tout le monde connaît tout le monde ») [...] (EVALUE, 1998, p. 48).

Les comparaisons au plan national commencent à présenter quelques imperfections, en particulier en Europe. Par exemple, d’un point de vue historique, les universités anciennes n’ont pas toujours été localisées dans le pays qui est le leur aujourd’hui. C’est le cas de cinq d’entre elles dans la recherche EVALUE : Savoie, Barcelone, Rostock, Venise, Catania ; ces universités sont-elles encore marquées par leur passé parfois lointain ou ont-elles développé les traits de leur pays présent d’accueil ?

Autre exemple, géographique, celui de l’espace territorial pertinent. Est-ce le pays ? la nation ? Quels sont les territoires les plus pertinents pour l’analyse : les quatre « pays » composant le Royaume-Uni, les régions instituées de plus ou moins longue date en Allemagne et en Espagne, les régions récemment instituées en France (DATAR, 1998) ?

Dernier exemple, institutionnel. Un certain nombre de chercheurs distinguent des « modèles » d’universités, qui n’ont rien à voir avec des spécificités strictement nationales : un modèle germanique, un modèle anglo-saxon, etc. (Renaut, 1995). Les universités échangent entre elles et s’empruntent mutuellement : dans la recherche EVALUE, les documents et les entretiens portant sur le Portugal faisaient largement référence à un modèle « néerlandais » d’évaluation.

Des spécificités nationales demeurent parce que chaque pays conserve une législation et des politiques nationales dans le domaine de l’enseignement supérieur. Cependant, une des différences tout à fait importantes observées est une opposition Nord/Sud. Les pays du Nord (Norvège, Finlande, Royaume-Uni, les länder du Nord de l’Allemagne) ont des universités comparativement « riches », mais c’est également dans ces pays que l’introduction d’une logique de marché, et donc que la pression financière exercée sur les universités, est la plus forte (coupes budgétaires).

Les comparaisons internationales minimisent les tendances communes à différents pays. La proposition de typologie issue de la recherche EVALUE permet de mieux appréhender les tensions à l’oeuvre dans l’évaluation des universités en Europe.

Conclusion

L’évaluation est devenue, dans les huit pays de l’enquête, irréversible. L’évaluation externe (de contrôle) se double d’un développement de l’évaluation interne. On retrouve la classification traditionnelle entre évaluation sommative et évaluation formative.

Ce développement de l’évaluation dans les universités ne s’est pas fait, comme nous avons pu le voir, sans tiraillements ni conflits, dans la mesure où elle détermine tous les aspects importants de la vie d’une université, des universitaires et des étudiants (financements, carrières, etc.).

Les différentes enquêtes menées nous ont permis de dégager les conditions d’un autre modèle d’évaluation en Europe. Les modèles actuels d’évaluation ont montré leurs limites. L’évaluation de contrôle initiée par la puissance publique est légitime, car les universités sont un service public. Mais elle ne parvient pas à engager une dynamique de transformations dans les universités, même quand elle est associée à une politique de contractualisation, car elle est souvent contradictoire avec le développement de l’autonomie universitaire.

L’évaluation autonome, initiée par les universités elles-mêmes, s’essouffle assez vite, car les comparaisons sont difficiles à établir, et parce qu’elle ne parvient pas à interagir avec les décisions et les financements externes.

L’évaluation managériale se heurte aux cultures universitaires : les universités ne sauraient fonctionner selon la seule logique du marché. Elles doivent être efficaces et efficientes, mais en diffusant des valeurs autres que celles du marché, en appliquant des réglementations, en respectant et en impliquant les enseignants, les personnels et les étudiants.

Une évaluation « pluraliste », « dynamique » et « contextuelle » semble être le modèle d’évaluation le plus pertinent pour la transformation des universités. Évaluation pluraliste, en ce sens qu’elle doit associer et prendre en compte les analyses et les points de vue de tous les acteurs et de tous les partenaires de l’université, fussent-ils contradictoires. Évaluation dynamique en ce sens qu’elle doit comparer l’université à elle-même, dans son évolution. Évaluation contextualisée, enfin, en ce sens qu’elle doit être sensible aux différentes dimensions du contexte de chaque université, en particulier lors de comparaisons. Ce modèle d’évaluation semble le plus pertinent pour atteindre les objectifs des universités européennes contemporaines.