Article body

Introduction

La question du rapport entre enseignement et culture n’est pas nouvelle, puisque l’éducation vise la formation de la personne aux savoirs déjà constitués, dont le savoir-penser qui lui permet de réactualiser le patrimoine culturel auquel elle peut alors contribuer par l’ajout de productions novatrices. Si elle n’est pas nouvelle, la question de la culture en milieu scolaire, de son contenu aussi bien que des conditions de son appropriation et des moyens la favorisant est périodiquement débattue toutefois, sans doute parce qu’elle-même est fortement tributaire du contexte culturel dans la manière d’envisager les enjeux du débat. Dans des sociétés hautement homogènes, structurées et normées, on interrogera surtout les voies et les méthodes, à l’école, les méthodes pédagogiques, de la diffusion culturelle, les contenus étant uniformisés. Dans des sociétés plus éclatées, comme la société occidentale contemporaine, on s’attachera autant aux registres culturel, socioéconomique, ethnologique et patrimonial qu’aux contenus pluriels, selon les divers registres, de même qu’aux moyens d’appropriation de ces contenus.

Afin de circonscrire le type de culture et le rapport à la culture qu’il serait souhaitable de promouvoir dans l’école du troisième millénaire, on examinera d’abord le concept de culture dans ses diverses acceptions, pour ensuite aborder la question de la culture dans l’école, puis plus précisément dans la réforme des programmes de formation au Québec, de sa conception à sa mise en oeuvre. On proposera enfin une relecture du rapport à la culture et du rôle de l’enseignant dans sa mise en place, en regard des finalités de l’éducation dans le monde actuel.

De quelle culture ou de quelles cultures parle-t-on ?

Comme le note Forquin (1989), le terme culture est polysémique et renvoie à différents ordres de question qu’il regroupe en cinq acceptions possibles. D’abord la conception « perfective » désigne les caractéristiques souhaitées de l’esprit cultivé, « c’est-à-dire la possession d’un large éventail de connaissances et de compétences cognitives générales, une capacité d’évaluation intelligente et de jugement personnel en matière intellectuelle et artistique, un sens de la « profondeur temporelle » des réalisations humaines et le pouvoir d’échapper à la pure actualité » (Ibid., p. 9). Ensuite, l’acception « positive ou descriptive des sciences sociales », qu’on pourrait qualifier d’anthropologique, qui fait référence aux traits spécifiques d’une société, d’une communauté ou d’un groupe à une époque donnée quant à leur mode de vie. La culture patrimoniale constitue le troisième type de référent, et renvoie à l’héritage collectif, intellectuel et spirituel légué par un groupe ethnique et définissant l’identité de ce groupe, alors que la culture humaine fait référence au patrimoine universel transcendant les particularismes ethniques. Enfin, l’usage philosophique du terme concerne alors l’essence de la culture dans son rapport à la nature.

Selon Forquin (1989), ces cinq acceptions ne recouvrent pas la totalité des emplois du terme, mais représentent les usages les plus courants. Pour cette raison, son travail de catégorisation nous sert de cadre de référence, en ajoutant à la liste qu’il propose, en tant que sous-catégorie de la dimension anthropologique, cette autre dimension qu’on pourrait désigner par le vocable socioéconomico-ethnologique qui renvoie à des sous-groupes souvent circonscrits par leur statut économique influençant l’accès aux biens culturels à l’intérieur d’une communauté plus large, de nature ethnique. Les différentes acceptions ne sont pas nécessairement exclusives et peuvent être complémentaires dans la dimension culturelle de l’éducation plus généralement définie comme « un patrimoine de connaissances et de compétences, d’institutions, de valeurs et de symboles constitué au fil des générations et caractéristique d’une communauté humaine particulière définie de façon plus ou moins large et plus ou moins exclusive » (Ibid., p.10). Comme nous le disions d’entrée de jeu, ce patrimoine doit être transmis avec son mode d’emploi et les outils intellectuels qui permettent de l’analyser et de le contextualiser afin de le réactualiser et de le dépasser.

La question des dimensions culturelles et de leur transmission n’échappe pas aux débats entourant les réformes curriculaires qui ont cours actuellement dans les pays occidentaux qui souhaitent rénover leurs programmes de formation pour faire face à une évolution sociétale marquée au triple sceau du métissage culturel, des transformations technologiques qui affectent le rapport au savoir, notamment sur le plan de la prolifération des savoirs rendue possible par la numérisation des données et leur transmission en mode virtuel, et de la mondialisation économique et culturelle. Si l’analyse des caractéristiques de la transformation sociale fait l’unanimité, les points de vue quant à la culture à transmettre à l’école, ou la culture scolaire, sont loin de rallier les voix. D’abord, quant à la spécificité de la culture scolaire que d’aucuns, comme Audigier (2001), à la suite de Verret (1975) et de Chevallard (1985), reconnaissent comme distincte de la culture savante ou scientifique. Plutôt que simples transpositions didactiques de la science, les disciplines scolaires représentent alors un corpus construit par les différents acteurs à partir du discours scientifique qui doit être adapté à l’élève et reconstruit par lui.

Ensuite, plus largement, quant au type de culture à transmettre par l’école, donnant lieu à un débat de nature transdisciplinaire qui, selon Forquin (2001), s’institue autour de trois écoles de pensée, logico-encyclopédique, instrumentale de même que culturelle et patrimoniale et, selon Fabre (2002), à partir de deux postures politiques, républicaine et démocrate. Dans un texte récent sur la notion de formation fondamentale et de culture scolaire, Forquin (2001) endosse la position d’Audigier quant à la spécificité d’une culture scolaire qu’il définit comme « l’ensemble des contenus cognitifs et symboliques qui, sélectionnés, soumis à un « conditionnement didactique » et organisés sous la forme de programmes d’études, font l’objet d’une transmission délibérée dans le cadre d’établissements d’enseignement » (Forquin, 2001, p. 7). Ce qu’il est fondamental de transmettre se compose pour les uns, tenants de la perspective logico-encyclopédique, d’un petit nombre de connaissances et de compétences élémentaires que tous devraient maîtriser. Pour les autres, défenseurs d’une conception instrumentale de la connaissance, le curriculum devrait se traduire en termes d’objectifs opérationnels et de compétences. Enfin, les partisans de la conception culturelle et patrimoniale soutiennent que l’école devrait mettre l’accent sur la transmission des valeurs et des références qui, sans être nécessairement universelles, puisent à même le corpus des oeuvres de l’humanité pour faire sens.

Si l’on tente de relier ces trois écoles de pensée sur la culture scolaire aux différentes acceptions de la culture mises au jour précédemment par Forquin, on peut constater que la dernière position renvoie à la fois à la culture patrimoniale et à la culture universelle, alors que les deux premières font référence à ce qu’on pourrait qualifier de culture ou formation générale associable à l’esprit cultivé, dans une version disons minimaliste, dans le premier cas, par l’acquisition de connaissances de base, élémentaires, et dans le second cas, par la mise en oeuvre de compétences dans différents domaines de vie, pour emprunter la terminologie utilisée dans la récente réforme québécoise des programmes de formation (Gouvernement du Québec, 2001).

Car ces conceptions de la culture scolaire qui caractérisent le débat français sont tout à fait transposables dans le contexte québécois de même que, au-delà des vocables utilisés, la polarité républicains/démocrates décriée par Fabre (2002). Il existe en effet une opposition radicale entre les tenants d’une école républicaine qui a pour mission l’instruction de la personne, soit la transmission de l’héritage culturel patrimonial spécifique et universel qui vise ultimement la formation d’un citoyen éclairé et ceux qui mettent l’accent sur l’accessibilité du savoir par le plus grand nombre, véhiculant une conception de l’éducation plus contextualisée qui déborde par ailleurs les frontières du legs culturel et de la classe elle-même pour s’ouvrir à la spécificité des différents milieux de vie.

Traités de « pédagogistes » par les républicains, sacrifiant les contenus culturels aux modes de leur transmission dans une version appauvrie, les démocrates fustigent pour leur part les défenseurs de la culture en les taxant de passéistes et d’élitistes. En dénonçant le caractère radical et étanche des discours, Fabre souhaite la tenue d’un véritable débat qui pourra concilier ces positions faussement dichotomisées. Malgré des traditions et des institutions politiques et culturelles différenciées, le discours sur l’éducation au Québec développe fondamentalement les mêmes thèmes que le discours français, comme le montrent des textes fortement polarisés autour de la transmission culturelle patrimoniale et de la rénovation pédagogique.

La culture à l’école : instruction patrimoniale ou éducation culturelle, une dichotomie

On trouve des illustrations de ces postures dans divers écrits contemporains. Dans un ouvrage au titre évocateur, L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Michéa (1999), entre autres, dénonce les fonctionnaires des sciences de l’éducation et l’école qui se font les complices du capitalisme sauvage et mondial qui instaure sa loi « anticulture » et antiesprit critique, la pauvreté culturelle et critique servant ses fins, à savoir l’asservissement d’un consommateur non averti et d’un citoyen non éclairé. Michéa s’appuie sur les travaux de Lurçat portant sur l’apprentissage de la langue et de l’écriture, déficitaire autant aux États-Unis qu’en France, engendrant une compréhension, également déficitaire ou lacunaire, du monde et des enjeux politiques et sociétaux caractérisés par leur complexité. Les savoirs sophistiqués et créatifs, la culture et l’esprit critique sont en fait réservés à une élite qui connaît leur valeur. Au-delà des outils de la connaissance et des savoirs patrimoniaux qui doivent être accessibles à tous, Michéa (1999) soutient par ailleurs que pour redonner sens à l’existence, il faut aussi, à l’instar de Mauss, promouvoir une éthique du don, tournée vers l’autre, plutôt qu’une éthique pragmatiste définie par l’intérêt et tournée vers soi. Adoptant un ton pamphlétaire, l’ouvrage de Michéa sonne l’alarme sur la baisse du niveau culturel, se rangeant de la sorte du côté des défenseurs de la culture et de sa transmission à tous les citoyens qui, par ce bagage culturel, deviendront des égaux dans la cité. Au-delà de la prise de position, assez radicale, le propos est intéressant en ce qu’il transcende le strict domaine des connaissances pour aborder celui de l’éthique, des valeurs, dont on a vu qu’elles faisaient partie du patrimoine culturel.

Au Québec, cette position est endossée par certains, comme Larose (1999), qui déplore le « pédagogisme » des orientations et des politiques éducatives actuelles qui ont brisé le lien « avec la tradition intellectuelle ouverte héritée de l’humanisme » (p. 57). Il faut que les pédagogues renouent avec leurs origines dans la philosophie et la littérature et qu’ils assurent une « formation générale fondée sur une culture qui remonte loin dans le passé » (p. 68).

Les tenants d’une vision plus démocrate de l’école et de la culture scolaire, dans les termes de Fabre, s’insurgent contre cette vision républicaine, c’est-à-dire patrimoniale à prétention universaliste. Letocha (1998), par exemple, taxe l’idéal de culture commune prôné par cet « humanisme laïc », cette religion sécularisée, d’élitiste dans les faits malgré la teneur universaliste des propos. Bien qu’elle soit en accord avec le constat d’illettrisme chez certains étudiants même de l’ordre universitaire, la solution pour Letocha ne réside pas dans l’enseignement d’une culture à prétention homogène et figée dans le temps. La société actuelle, pluraliste et éclatée, nécessite de revoir nos pratiques pédagogiques, qui devraient être elles-mêmes plurielles et novatrices sur un mode ludique et esthétique qui fait davantage appel à l’affect et convient mieux à une société où « les appartenances n’opèrent plus comme facteurs de continuité » (p. 19), mais se font et se défont au fil des interactions qui ont cours dans différents réseaux communicationnels. Le mot culture n’est par ailleurs pas obsolète, mais il doit être revu, revivifié, relu à la lumière du contexte actuel. « L’obligation professionnelle qui est la mienne ne consiste pas à transmettre avec plus ou moins d’éloquence ce qui a été et ce qui est reconnu. Elle exige d’abord que j’interprète de manière inédite certains segments de cette tradition et que je montre les rapports complexes qu’ils entretiennent avec « notre présent », si tant est qu’on puisse caractériser ce présent (le mien ? le sien ? le vôtre ? moderne finissant ? postmoderne ? » (Letocha, 1998, p.18).

En France, Meirieu (1998), chef de file des réformateurs de l’école républicaine, dénonce la position de repli de ses défenseurs lorsque ceux-ci refusent la mission d’éducation de l’école pour ne garder que sa visée d’instruction. L’auteur se défend pourtant de rejeter les valeurs républicaines que sont la liberté, l’égalité et la fraternité non plus que les idées qui contribuent à mettre en place ce que Rousseau appelait le « gouvernement de l’intérêt public ». Il soutient au contraire que c’est par souci de les incarner qu’il promeut une vision renouvelée de l’institution scolaire qui fait de plus en plus le jeu du libéralisme en mettant de l’avant compétitivité, sélection et instruction par une culture accessible au petit nombre seulement. Meirieu (1998) se déclare fervent défenseur de la pédagogie non pas parce qu’opposée à la culture, mais bien parce qu’adossée à celle-ci, lui donnant accès. C’est à une pédagogie du compagnonnage qu’il convie les enseignants qui ne peuvent ignorer le lien constitutif de tout apprentissage entre l’étude, l’intelligence et la culture : « c’est l’étude, accomplie à la fois personnellement et dans la confrontation collective, qui construit l’intelligence et donne les moyens d’entrevoir les satisfactions que procure la culture » (p. 170).

Avec Marc Guiraud (Meirieu et Guirand, 1997), il propose une réforme des programmes scolaires mettant en oeuvre un rapport au savoir historiquement et épistémologiquement contextualisé, et définis autour de quatre objectifs, linguistiques, culturels, technologiques et de socialisation. La dimension culturelle fait alors appel à l’histoire, à la littérature, aux arts, à l’histoire des idées et des conceptions du monde, en vue de construire un espace commun, mais un espace commun revisité ou, devrait-on dire, visité réellement par les élèves, investi par la construction active de ponts entre leur culture et la culture patrimoniale.

Dans le même ordre d’idées et défendant le rôle de médiation culturelle de l’école, Zakhartchouk (1999) développe la thèse, formulée par Meirieu (1998), de l’enseignant comme passeur culturel. L’image est évocatrice : faire passer le fleuve vers des rives inconnues, faire voyager l’étudiant de son habitacle culturel vers tous les autres ports qui donnent accès aux oeuvres de l’humanité là où, pour reprendre l’expression de Delors (1996), « un trésor est caché dedans ». La position de Zakhatchouk est médiane, s’opposant à la fois au relativisme et à l’élitisme culturels : il s’agit plutôt de faire franchir le passage qui conduit à l’autre et aux autres cultures. Il s’agit de faire oeuvre de démocratisation culturelle. D’abord en favorisant une culture du questionnement autour des grandes oeuvres, questionnement existentiel perpétuel, pourrait-on dire, mais changeant de visage selon les couleurs de l’époque. La question relie alors ce qui pourraient autrement n’être que réponses distinctes, voire divergentes. « Il faut faire apparaître ces oeuvres non comme des monuments inaccessibles, mais comme la source de questions fondamentales, qui nous aident à penser et à agir. La culture a alors à voir avec les interrogations et le sens de l’existence, sur les difficultés de vivre ensemble, sur la lutte du Bien et du Mal, sur le pourquoi de la souffrance, sur l’énigme de la Mort, sur le besoin d’être aimé, [...] » (Zakhatchouk, 1999, p. 26).

La culture ne peut par ailleurs être signifiante que si elle est intériorisée. Elle nécessite l’appropriation par une construction personnelle qui ne peut s’opérer que si l’on part du connu pour accéder à l’autre rive. Tous les moyens de la médiation culturelle seront alors bons pour tracer des ponts. Prendre appui sur la culture populaire, mettre la culture en action (par l’art dramatique, par exemple), la situer dans son contexte socioéconomique, faire faire un travail d’écriture au je, revu après avoir lu certaines oeuvres : Zakhartchouk (Ibid.) propose une longue liste de moyens pédagogiques favorisant la médiation culturelle qui ont en commun de partir de l’intérêt de l’élève – enfant ou adolescent – et de son questionnement, pas pour complaisamment s’y arrêter, mais pour l’amener, pas à pas, ailleurs. « [...] la culture, si on quitte son sens ethnologique, est ce détachement par rapport à l’entreprise du quotidien, ce dépassement des idées reçues, des goûts spontanés, de la satisfaction immédiate, elle est bien conquête et accès à un autre univers » (Ibid., p. 88). Le passeur de Zakhartchouk (1999) devient équilibriste, cherchant le point de stabilité, toujours fuyant, entre la référence au familier et l’appel ou surtout l’attrait de l’inconnu.

Partant de ce débat sur la culture scolaire, sur son contenu autant que sur les voies de sa transmission, on peut s’interroger sur les orientations qui ont été privilégiées dans la récente réforme des programmes d’études au Québec.

De la place de la culture dans la réforme des programmes de formation au Québec

La réforme des programmes de formation au Québec, présentement dans sa phase d’implantation pour le préscolaire et le primaire (Gouvernement du Québec, 2001), si on en fait l’analyse en termes pérelmaniens, a opéré une révolution en proposant un renversement des couples centraux de la démarche éducative. Ainsi l’accent est-il mis sur l’apprentissage et la construction des savoirs plutôt que sur leur enseignement et leur transmission, sur la mise en oeuvre de compétences plutôt que sur l’acquisition de savoirs (fussent-ils des savoir-être, dans la trilogie savoirs, savoir-faire et savoir-être adoptée jusqu’alors) ainsi que sur des domaines d’apprentissage, de vie et des compétences transversales plutôt que sur des contenus disciplinaires.

Cette révolution paradigmatique préconisant le passage de l’enseignement à l’apprentissage n’est pas nouvelle. Amorcée par le rapport Parent, dans les années 1960, et par l’Activité éducative dans les années 1970, elle revêt cependant une forme plus radicale dans la réforme actuelle qui lui associe le concept de compétence. Le « savoir-agir fondé sur l’intégration et la mobilisation efficaces d’un ensemble de ressources » (Gouvernement du Québec, 2001, p. 4) devient le point axial de la réforme, la culture, en tant que somme des savoirs et des oeuvres de l’humanité, devenant alors instrumentale dans une vision plus pragmatiste des finalités de l’éducation, tournées vers l’action et l’efficacité. Cette conception de la culture n’est cependant pas conforme à celle formulée dans les documents fondateurs qui ont servi d’assises à la réforme, comme si dans le processus de mise en oeuvre de celle-ci, le petit chaperon compétence avait mangé grand-mère culture.

Les prédécesseurs de la réforme : le rehaussement culturel

Les principaux documents et rapports qui ont précédé l’élaboration des nouveaux programmes d’études montrent que la place qu’occupait la culture, tant disciplinaire que générale, dans les programmes était plus centrale. C’est ce qu’une analyse de la documentation au regard de la notion de formation fondamentale permet de constater (Gohier et Grossmann, 2001).

Cette notion, recouvrant à la fois la formation au penser (rigueur, sens critique, méthode de travail), la conscience historique, les démarches et concepts essentiels aux savoirs disciplinaires et la capacité à les situer dans une culture (Conseil supérieur de l’éducation, 1975), permet de suivre l’évolution de la place de la culture – de l’esprit aussi bien que patrimoniale – dans le discours éducatif depuis les années 1970. Adoptée d’abord pour le collégial, la formule allait être reprise pour tous les ordres d’enseignement, pour être ensuite supplantée par d’autres vocables manifestant une autre conception de la démarche éducative et de ses finalités, comme ceux de formation générale et, surtout, de compétence. Là encore, c’est l’ordre du collégial qui donne le ton en 1993, dans le document Des collèges pour le Québec du XXIe siècle (Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Science et de la Technologie, 1993), en délaissant le concept de formation fondamentale au profit de ceux de formation générale de base et de compétences fondamentales.

Cette réforme s’inscrit dans un mouvement amorcé vers 1980 en Angleterre et aux États-Unis dans le champ de la formation professionnelle où la qualification se traduit en termes de compétence en vue de rendre la main d’oeuvre concurrentielle sur le marché du travail (National Council for Vocational Qualifications, 1988 ; Secretary’s Commission on Achieving Necessary Skills, 1991). Elle débordera cependant bientôt la sphère de la formation professionnelle pour s’étendre à la formation générale, dans les collèges d’abord, en formation des maîtres ensuite, puis dans l’enseignement préscolaire, au primaire et au secondaire.

Il n’est pas lieu ici de retracer tous les moments de cette évolution dont nous avons fait l’historique ailleurs (Gohier et Grossmann, 2001) [1]. Il n’est cependant pas superflu de rappeler ses grandes lignes pour comprendre la transformation de la place de la culture dans les programmes scolaires et l’emprise du concept de compétence. Les concepteurs de la réforme du curriculum du primaire et du secondaire, en choisissant cette voie, n’ont pas répondu à l’exhortation à favoriser un « rehaussement culturel » qu’on retrouve dans le rapport présidé par Inchauspé (Groupe de travail sur la réforme du curriculum, 1997) qui faisait écho en cela, peut-être de manière plus appuyée, au rapport du Groupe de travail sur les profils de formation au primaire et au secondaire (1994) et au rapport sur les États généraux sur l’éducation (Gouvernement du Québec,1996). Dans tous les cas, les trois missions de l’école énoncées dans la réforme, instruire, socialiser et qualifier revêtaient une égale importance, l’instruction faisant référence à l’acquisition de connaissances et à la formation de l’esprit, la socialisation, à l’apprentisssage du savoir-vivre ensemble et la qualification à la formation nécessaire à l’exercice d’une activité professionnelle.

C’est le rapport Inchauspé toutefois qui accorde le plus d’importance à la dimension culturelle. Aussi, nous y attarderons-nous un peu plus longuement afin de comprendre le sens attribué à la notion de culture. Dans ce rapport, l’école a trois finalités, utilitaire, en favorisant la croissance économique, cognitive, en facilitant le développement de l’esprit et culturelle, en assurant « l’appropriation, par les nouvelles générations, des savoirs de la culture, qui constituent le propre de l’être humain et qui sont l’essence du monde où il nous faut vivre, monde qui n’est plus naturel mais culturel » (Groupe de travail sur la réforme du curriculum, 1997, p. 25). Cette dernière finalité permet de faire de l’école un lieu de cohésion sociale dans une société caractérisée par l’éclatement des repères familiaux, sociaux et axiologiques, la transmission du patrimoine culturel commun et de valeurs communes « fondées sur des raisons communes » (Ibid., p. 14) favorisant l’intégration sociale.

Inchauspé souligne qu’il n’est certes pas nouveau de parler de fonction cognitive de l’école, mais qu’il faut insister sur cette dimension parce qu’elle a été laissée pour compte dans la réforme précédente qui avait mis l’accent sur le développement de la personne en négligeant sa formation intellectuelle. Il faut donc rehausser les exigences qui lui sont liées, entre autres par la maîtrise de la lecture et de l’écriture et par « l’augmentation du bagage culturel des programmes d’études » (Ibid., p. 23). Il ne suffit pas par ailleurs d’accroître la place faite dans le curriculum à la littérature, aux arts et à l’histoire, mais bien d’adopter une vision d’ensemble de celui-ci qui « prenne en considération, plus fermement, la perspective culturelle » (Ibid., p. 24).

Les savoirs essentiels, définis en 1996 dans le Rapport sur les États généraux sur l’éducation et recoupant les grands domaines d’apprentissage de type disciplinaire, doivent être exploités de façon à rendre plus présente la perspective culturelle. Il s’agit des langues, du champ de la technologie, de la science et des mathématiques, de l’univers social, des arts et du développement personnel. Ces savoirs essentiels [2], qui pourront se traduire en termes de compétences selon le profil de sortie souhaité pour l’élève, doivent être appréhendés en les situant dans un contexte culturel qui fait appel aux oeuvres et aux productions de l’humanité. Ainsi doit-on faire plus de place à la littérature dans l’apprentissage du français, aux productions culturelles des différentes époques étudiées dans l’apprentissage de l’histoire, et aux productions artistiques passées ou contemporaines dans l’étude des arts [3]. Les savoirs essentiels incluent également des « compétences transversales », c’est-à-dire présentes dans toutes les activités de l’école, disciplinaires ou non disciplinaires, qui sont, pour la plupart, les outils du développement intellectuel corollaire du développement culturel : compétences intellectuelles, méthodologiques, dans le domaine de la langue et liées à la socialisation.

Les conclusions du Groupe de travail sur la réforme du curriculum (1997) concordent à ce sujet avec celles d’autres études publiées au même moment. Le rapport Delors (1996), produit pour l’UNESCO par exemple, qui prône une éducation tout au long de la vie, reconnaît à l’éducation trois dimensions essentielles : éthique et culturelle, scientifique et technologique et économique et sociale. Parmi les « quatre piliers » de l’éducation que sont l’apprendre à vivre ensemble, l’apprendre à faire, l’apprendre à être et l’apprendre à connaître, c’est ce dernier apprentissage qui ressortit le plus à la culture puisqu’il consiste à « concilier une culture générale suffisamment étendue avec la possibilité de travailler en profondeur un petit nombre de matières » (p. 18). En France, le rapport Fauroux (1996), constatant l’échec de l’Éducation nationale à élever le niveau culturel du plus grand nombre, propose de mettre l’accent sur l’apprentissage du « savoir primordial » pour tous, c’est-à-dire des savoirs de base tels la lecture, l’écriture et les mathématiques [4].

Du savoir primordial aux savoirs essentiels, en passant par l’apprendre à connaître, on peut voir que le souci de l’apprentissage culturel demeure une constante chez les réformateurs de l’éducation qui visent la formation d’un individu capable d’oeuvrer dans un monde où s’entremêlent savoirs et informations de toutes sortes, mondialisation et particularismes, éclatement et individualisme. C’est par ailleurs sans doute au Québec, dans le rapport du Groupe de travail sur la réforme du curriculum, qu’on trouve le plus d’insistance sur le « rehaussement » culturel.

Les concepteurs de la réforme : la culture de la compétence ?

Peu présente dans les programmes qui avaient alors cours, la dimension culturelle devait donc être développée dans la réforme souhaitée, en situant les savoirs dans un contexte culturel plus large faisant référence au patrimoine hérité du passé. Or, les concepteurs des programmes de formation ont peu considéré de ce voeu [5]. Si, bien sûr, les compétences font appel à des savoirs, le souci de rehaussement du niveau culturel des programmes d’études s’est traduit dans la réforme, comme le relève Jalbert (2001) par l’objectif, beaucoup plus modeste, « d’assurer la dimension culturelle » des programmes d’études.

Le maître mot du programme de formation de l’éducation préscolaire et de l’enseignement primaire est sans nul doute le terme « compétence » qui désigne, on l’a vu, un savoir-agir fondé sur la mobilisation et l’utilisation efficaces d’un ensemble de ressources. Les programmes, au nombre de quatorze, sont élaborés par compétences disciplinaires, les disciplines étant regroupées en cinq grands domaines d’apprentissage, à savoir les langues ; la mathématique, la science et la technologie ; l’univers social ; les arts ; le développement personnel. Ce regroupement vise à favoriser les relations à l’intérieur des champs disciplinaires et entre les différents champs. Les compétences transversales sont, elles, transdisciplinaires puisqu’elles se déploient à travers les divers domaines d’apprentissage. Il s’agit des compétences intellectuelles, méthodologiques, personnelles et sociales ainsi que de la capacité à communiquer. Toutes ces compétences doivent par ailleurs se développer en lien avec des « domaines généraux de formation » qui sont en quelque sorte les domaines de la vie ou le contexte dans lequel ces compétences devront être mises en oeuvre : santé et bien-être, orientation et entrepreneuriat, environnement et consommation, médias, vivre-ensemble et citoyenneté sont les domaines ciblés par le programme.

On voit qu’à peu de choses près, le programme reprend les domaines d’apprentissages identifiés dans le rapport Inchauspé ainsi que l’idée de développer des compétences transversales. Cependant, le rehaussement culturel qui occupait une place importante dans ce rapport se voit relégué au second plan ici où il est timidement mentionné dans la finalité de socialisation (transmission du patrimoine des savoirs communs) et bien sûr allégué lorsque est abordée la finalité d’instruction qui a trait « au développement intellectuel et à l’acquisition de connaissances ». La dimension culturelle est toutefois réduite à son minimum, les repères culturels étant très sommairement décrits comme correspondant à « des ressources de l’environnement social et culturel pouvant contribuer au développement de la compétence » (Gouvernement du Québec, 2001, p. 9).

L’insistance sur la compétence est justifié par le désir d’initier le développement d’habiletés complexes qui peuvent être utilisées dans un environnement lui-même complexe et changeant. Les connaissances deviennent une des ressources utilisables, la mise en oeuvre effective des compétences étant la finalité visée. Cela se vérifie lorsqu’on examine la définition des diverses compétences, tant transversales que disciplinaires, qui sont toutes formulées en termes d’action et évaluées aussi par des indicateurs observables, sécables et souvent associés à des actions. Or, on sait à quel point l’évaluation est importante dans un curriculum d’études, puisque c’est elle, dans ses objets et ses modalités, qui indique les objectifs d’apprentissage essentiels puisqu’ils sont nécessaires à la réussite scolaire.

Parmi les compétences transversales d’ordre intellectuel, par exemple, « exploiter l’information » se décompose en composantes appelant une action : s’approprier l’information, tirer profit de l’information et reconnaître diverses sources d’information. La mise en oeuvre de ces compétences s’évalue au moyen d’indicateurs comportementaux, telles la consultation de sources variées et l’utilisation de l’information dans de nouveaux contextes. Il y a peu de références explicites à la dimension culturelle des compétences transversales, sauf pour la structuration de l’identité, compétence d’ordre personnel et social où il est fait mention, dans la description des composantes de la compétence, de l’ouverture aux stimulations environnantes, entre autres par l’augmentation du bagage culturel par les échanges, la lecture et le contact avec des oeuvres médiatiques variées (Gouvernement du Québec, 2001, p. 33). Toutefois, les critères d’évaluation ne correspondent pas à cette description, se centrant davantage sur l’approfondissement des valeurs de la personne, sur son développement, ainsi que sur la curiosité et l’effort de compréhension par rapport à l’environnement et aux créations humaines [6]. L’augmentation du bagage culturel n’est donc ni explicite ni central dans les objectifs d’apprentissage.

Ce constat vaut pour les compétences spécifiques développées dans les programmes d’éducation préscolaire et d’enseignement primaire. Des repères culturels sont parfois mentionnés, toujours brièvement, très schématiquement esquissés, et supposent une définition polysémique implicite de la culture embrassant toutes les acceptions du terme, sans qu’aucune distinction explicite ne soit formulée. Dans le programme d’éducation préscolaire, certains repères culturels sont proposés (Ibid., p. 66), mais il s’agit d’une liste non explicite d’éléments divers qui fait référence autant à des objectifs à atteindre qu’à des ressources du milieu et qui ont trait indistinctement à la culture anthropologique, technologique et scientifique, patrimoniale ou encore socioprofessionnelle. On y retrouve entre autres, l’exploitation de logiciels, l’exploitation de la vie courante, la protection de l’environnement, les professions et les métiers et l’exploitation de la littérature enfantine, etc. Des compétences d’ordre psychomoteur, affectif, social, langagier, cognitif et méthodologique relatives à la connaissance de soi, à la vie en société et à la communication y sont développées (Ibid., p. 52). À l’instar des compétences transversales, elles sont décomposées en éléments eux-mêmes évalués par des indicateurs comportementaux fragmentés. À titre illustratif, la compétence « affirmer sa personnalité » est évaluée par des critères tels l’utilisation de moyens appropriées pour répondre à ses besoins ; l’expression de ses goûts, de ses intérêts, de ses idées, de ses sentiments [...] d’une façon pertinente et les manifestations diverses de sécurité affective [7].

Les divers programmes d’enseignement primaire, constitués de la même façon, n’échappent pas à la règle. La référence à la dimension culturelle sous forme de repères culturels y est par ailleurs très inégale. Chose certaine, il n’est fait mention en aucun cas de rehaussement culturel. Comme pour l’éducation préscolaire, le terme culture prend diverses significations et renvoie tantôt au patrimoine culturel, tantôt aux objets de la vie quotidienne, tantôt à la dimension historique des sciences ou encore à la connaissance de cultures diverses. Cela se vérifie pour chacun des domaines d’apprentissage sous lesquels les programmes sont regroupés.

Dans le domaine des langues, en français, par exemple, pour l’une des compétences les plus « culturelles », soit apprécier des oeuvres littéraires, on fera référence à des oeuvres littéraires variées et dans les repères culturels, on proposera la liste d’une variété de textes à lire, correspondant à diverses compétences selon leur nature : les textes qui racontent, qui décrivent, qui disent comment faire. Les textes qui racontent (romans, contes, récits, etc.) y figurent parmi neuf types de textes. On parlera aussi d’expériences culturelles, comme la rencontre avec des artistes et de stratégies liées à l’appréciation d’oeuvre littéraire, par exemple être à l’écoute de ses émotions et de ses sentiments ou se questionner à propos d’une oeuvre. Cependant, là encore, les critères d’évaluation seront plus comportementaux et feront peu référence à la dimension symbolique de l’oeuvre et à la sensibilité qui y est liée. On parle, par exemple, d’élargissement et de diversification du répertoire d’oeuvres explorées ou d’expression de sa perception d’une oeuvre (Gouvernement du Québec, 2001, p. 85) [8]. Aucun corpus d’oeuvres littéraires n’est en fait mentionné, non plus que son mode d’exploitation aux plans pédagogique et didactique. L’évaluation est plutôt de type comptable et repose sur des manifestations toujours apparentes dans des actions ou gestes posés. On peut se demander, entre autres, ce qu’il advient alors d’enfants plus introvertis.

Dans le domaine de la mathématique, de la science et de la technologie, les compétences sont formulées en termes de résolution de problèmes et les repères culturels font référence à l’histoire des sciences, au contexte de leur développement et à des dimensions éthiques. Les critères d’évaluation sont toutefois centrés sur la maîtrise de la démarche de résolution de problème. Pour d’autres domaines d’apprentissage, il ne sera pas fait mention comme tel de repères culturels. C’est le cas du domaine de l’univers social regroupant la géographie, l’histoire et l’éducation à la citoyenneté. Mais, dans ce cas, les objets disciplinaires sont culturels en soi puisqu’il est question d’histoire, de territoire, de changement et du lien entre ces dimensions de l’expérience humaine.

Il est plus étonnant de constater cette absence de référence pour le domaine des arts. Alors que pour l’art dramatique, les arts plastiques, la danse et la musique, on invoque l’ouverture sur le monde de la sensibilité, de la subjectivité et de la créativité, les compétences dans chaque domaine étant de l’ordre de la création, de l’invention, de l’interprétation et de l’appréciation, on trouve paradoxalement des critères d’évaluation portant sur des indicateurs tels, à titre d’exemple, pour l’invention de séquences dramatiques, l’utilisation pertinente et variée des éléments du langage dramatique ou encore l’organisation simple ou complexe des éléments (Ibid., p. 199). Il n’indique pas de repères culturels, sauf, dans chaque programme, un court paragraphe intitulé « répertoire d’appréciation » des oeuvres indiquant des époques, qui peuvent aller de la préhistoire à l’époque contemporaine, dans lesquelles les oeuvres pourront être choisies. Là non plus, aucune oeuvre spécifique n’est mentionnée, encore moins le mode d’emploi quant à son exploitation didactique ou encore sa richesse sur le plan symbolique.

Le dernier domaine d’apprentissage, celui du développement personnel, comprend l’éducation physique et à la santé, l’enseignement moral, et l’enseignement moral et religieux catholique et protestant. Quelques repères culturels, dans une courte liste hétéroclite, sont donnés pour l’éducation physique et à la santé et certains pour l’enseignement moral, faisant surtout référence au milieu de vie et à différentes époques en référence, sur le plan des compétences, à la construction d’un référentiel moral et à la pratique du dialogue moral. Pour l’enseignement moral et religieux catholique, une liste de connaissances reliées aux récits de la tradition catholique est donnée sans autre repère culturel. C’est dans l’enseignement moral et religieux protestant qu’on retrouve le plus de renvois culturels, l’influence de la Bible sur la culture étant explorée et des ponts étant proposés entre des textes bibliques, des symboles, des expressions langagières et des expressions artistiques, la parabole du bon samaritain renvoyant, par exemple, à un tableau de Rembrandt.

Cette analyse du nouveau programme de formation pour l’éducation préscolaire et l’enseignement primaire est loin d’être exhaustive. Elle montre cependant que la dimension culturelle n’est pas exploitée à fond, comme l’auraient souhaité les pères de la réforme et que l’apprentissage sous forme de compétences, évaluées par des actions ou comportements observables et sécables, est largement dominant dans le programme. En ce sens, les critiques émises à l’égard de la réforme et dénonçant le concept de compétence comme appartenant au monde béhavioriste, au monde professionnel « de l’usinage », selon l’expression de Lorimier, se révèlent en bonne partie fondées (Boutin et Julien, 2000 ; Gohier et Grossmann, 2001 ; Lorimier, 2001). Non pas que l’univers de la compétence soit totalement à rejeter, puisqu’il traduit une vision pragmatiste du monde qui n’est certes ni sans intérêt ni sans pertinence dans le monde actuel caractérisé par le faire et l’adaptation au changement. Mais dans un système d’éducation où la compétence devient le maître mot, on doit se demander quelles finalités sont visées et quelle culture est dispensée pour former quel type d’homme.

La culture dans l’enseignement : une question de rapports

Pour répondre à la question des finalités de l’éducation, en lien avec la culture et l’enseignement, nous devons retourner à notre interrogation initiale sur les liens entre enseignement et culture. Outre le fait qu’il y ait une culture scolaire proprement dite, au sens du choix et de la transformation des objets du savoir scientifique par l’école, au travers des manuels scolaires et des approches didactiques, nous avons vu que celle-ci pouvait aussi choisir de privilégier un type spécifique de rapport à la culture, entendue au sens plus large de patrimoine de connaissances, de compétences, d’institutions, de valeurs, de symboles légués par l’humanité.

Cette définition, extensive, est interprétable selon qu’on fait référence au patrimoine constitué par les oeuvres et les productions de l’humanité ou au mode de vie et aux coutumes d’un groupe social. Dans le premier cas, on parle de patrimoine culturel de groupes ethniques ou, plus largement, de l’humanité ; dans le second cas, elle renvoie à une culture anthropologique. En sacrifiant un peu à la polysémie du terme culture et en simplifiant le débat sur les conceptions de ce terme en milieu scolaire, on a vu que deux camps s’opposaient, les humanistes souhaitant un retour aux oeuvres classiques, à la transmission du patrimoine culturel, et les tenants d’une école nouvelle, centrée sur l’enfant et son rapport à la société, véhiculant une conception de nature plus anthropoloqique et un rapport au patrimoine culturel axé davantage sur les sous-cultures d’appartenance des élèves.

On ne peut guère prendre position dans ce débat sans faire l’économie d’une réflexion située en amont sur les finalités de l’éducation. On doit en effet d’abord déterminer « qui » (quel type de personne) on veut former et « pourquoi » avant de statuer sur le « à quoi » on doit former, la culture faisant partie des objets de formation. Nous soutenons (Gohier, 2002) que le monde occidental contemporain est caractérisé par la fragmentation épistémique et identitaire, la complexité des savoirs et l’hybridité de nouvelles entités « nature-cultures », créées par les technosciences, dans un univers géo-politico-économique par ailleurs façonné par les paramètres de la mondialisation et de la communication virtuelle (Gohier et Lebrun, 2001).

Fragmentation épistémique provoquée par l’éclatement et la spécialisation de savoirs atomisés, et fragmentation identitaire induite par un individualisme exacerbé par la perte des repères sociaux ; complexité des savoirs faisant appel à des connaissances scientifiques et technologiques de plus en plus élaborées ; hybridité d’un monde où la frontière entre la nature et la culture est de plus en plus floue, comme le soutient Fountain (2001), avec des phénomènes comme le clonage et la transsexualité entre autres exemples : toutes transformations qui ont lieu dans un univers de mondialisation, dans lequel les frontières nationales sont abolies par une économie régie par des entreprises-réseaux qui aspirent à la globalisation des marchés. Un monde qui vit aussi en accéléré grâce à la communication virtuelle, un monde d’abondance, voire de surabondance d’informations grâce à la numérisation des données.

Ce qui est source d’atomisation, de fragmentation, de séparation, de complexification peut par ailleurs redonner corps au sujet comme auteur de sa vie et acteur social, lié aux autres personnes. Pour ce faire, l’Homme fragmenté doit retrouver le lieu de son unité. Ce lieu n’est autre que celui du sens à redonner à une existence et qui ne saurait se construire sans qu’il soit fait appel à l’univers du symbole en tant que ce qui, au-delà du monde des choses, fait signe, donne une signification et une épaisseur à un univers autrement plat, replié sur lui-même.

Pour que le monde fasse sens pour la personne, elle doit s’y sentir liée. Ce lien est créé par un triple rapport au monde, d’ordre rationnel, pour le comprendre, et d’ordre symbolique et affectif, pour en faire partie, par sa sensibilité et son affectivité. Dans la foulée des travaux de Durand sur l’imaginaire, Duborgel (1983) rappelle l’importance de « l’homo symbolicus, l’homme des analogies et des correspondances, le sujet des homologies microcosme-macrocosme, le lieur du sensible au sens et de l’homme à l’univers, comme paramètre pleinement constitutif du phénomène humain et comme instance essentielle par où la diversité humaine peut communiquer avec elle-même » (p. 399-400).

Le sens attribué au monde provient ainsi d’un double rapport, de compréhension et de relation, qui s’institue à partir du sensé qui relève de la sphère cognitive et du senti, qui ressortit à la sphère émotivo-affective. Sur le plan cognitif, langage rationnel et symbolique se conjuguent, faisant appel à la raison autant qu’à l’imaginaire. Sur le plan émotivo-affectif, la sensation et le sentiment se complètent, le contact sensuel avec les choses et le rapport émotif et affectif avec les êtres tissant un lien qui, dans l’espace ou dans le temps, peut s’instituer avec les autres hommes, proches ou lointains.

Or ces liens peuvent s’instaurer, entre autres, par des oeuvres, là aussi proches ou lointaines, qui traduisent le rapport au monde d’autres hommes dont nous sommes parents, semblables ou différents, mais parents par les interrogations, les sentiments éprouvés face au dur et merveilleux phénomène de la vie. Des liens peuvent également se tisser par la reconnaissance de ressemblances dans les coutumes et modes de vie de nos groupes sociaux d’appartenance ou de ceux dont ils sont issus. C’est ici que culture et éducation s’unissent en un mariage nécessaire pour former une personne certes informée, instruite des différents savoirs, mais également liée aux autres hommes, et plus globalement au monde lui-même.

C’est donc par une éducation à la compréhension et à la relation que l’Homme fragmenté d’un univers éclaté peut retrouver le sens, en tant que rapport au monde signifiant, qui devient le lieu de son unité. Si c’est cette personne que nous voulons former, autant par ce qui est sensé que par ce qui est senti, il faut alors former au penser, autant par le langage rationnel, qui fait appel à l’analyse, au jugement et à l’argumentation que par le langage symbolique, langage de l’imaginaire, de l’image et de l’analogie. Mais cette formation ne doit pas se réduire à la sphère cognitive, elle doit intégrer la sphère émotivo-affective, celle de la sensibilité, par la sensation, au contact des choses et du sentiment qui nous permet d’être touché par le monde, d’expérimenter une cohésion, « une co-présence immédiate avec le monde », comme l’exprime Meyor (à paraître) lorsqu’elle soutient que la sensibilité est l’essence de la subjectivité.

L’enseignant, lieur du sensé et du senti dans une éducation à la compréhension et à la relation

Dans l’univers cartésien pour lequel le monde occidental a opté, on connaît assez bien les modes de pensée qui caractérisent le discours rationnel, les sciences, physique en tête, étant paradigmatiques. Induction, déduction, analyse, démonstration, résolution de problème, autant de modalités de la pensée auxquelles les enseignants sont rompus et pour lesquelles ils possèdent un matériel didactique approprié. Il n’en va pas de même du langage symbolique, le langage de l’imaginaire, du sens figuré, que traduisent l’image et l’analogie. L’usage de la métaphore, l’utilisation libre de l’association, la construction de sens figurés, le développement de la capacité onirique sont certains des moyens qu’utilise l’esprit pour développer le sens du symbolique. Toutes les productions, toutes les créations, somme toute, toutes les oeuvres de l’humanité constituent le réservoir inépuisable du symbolique. Littérature, peinture, sculpture, cinéma, d’une part, objets usuels de la vie, outils, vêtements, d’autre part, sont quelques exemples parmi les productions de la « grande culture » et celles de la culture anthropologique auxquels peut puiser une éducation à l’ordre du symbolique qui touche à la fois au sensé et au senti.

En ce sens, nous endossons le point de vue de Zakhartchouk, selon lequel la dichotomie entre les tenants de la transmission culturelle faisant référence aux grandes oeuvres de l’humanité et ceux qui font appel aux oeuvres des sous-cultures, plus populaires, ainsi qu’à la culture au sens anthropologique, est une fausse dichotomie. La tâche de l’enseignant est de jeter des ponts entre les divers types ou aspects de productions, il est un passeur culturel. Pour ce faire, il n’est pas d’autre chemin que celui des personnes elles-mêmes, de leur habitacle culturel actuel, de leur sensibilité actuelle, pour l’exercer, la nourrir et ainsi permettre d’accéder à d’autres rives.

Si le vocable de passeur fait image, celui de lieur, lieur du sensible au sens, dont parle Duborgel (1999) à propos de l’homo symbolicus, paraît encore plus éloquent. Ainsi quand on aborde la question du rapport entre enseignement et culture, peut-on penser l’enseignant comme un passeur culturel, celui qui jette des passerelles entre différents types et registres culturels, mais aussi comme un lieur, le lieur du sensé et du senti chez la personne, du rationnel et de l’imaginaire, du sens et de la sensibilité par quoi chacun a tout à la fois le sentiment de comprendre le monde et de lui être lié. La culture est alors l’un des liants qui relie l’Homme au monde.

Zakhartchouck (1999), on l’a vu, propose diverss moyens pédagogiques que peut utiliser l’enseignant pour faire oeuvre de passeur culturel. D’autres exemples sont donnés par Rémigy (2001) et Monférier (1999) dans le contexte du sytème éducatif français. Toutes deux promeuvent l’idée de projet culturel allant au-delà de l’inclusion de la dimension culturelle dans les cours disciplinaires. Il s’agit d’initier des projets en partenariat avec les milieux de la culture, artistique, scientifique aussi bien qu’anthropologique auxquels les étudiants prennent une part active. Il peut s’agir, comme le suggère Rémigy, d’une immersion d’une semaine dans un contexte artistique, dans des ateliers de création de marionnettes, par exemple, sur la base d’un projet pédagogique élaboré en partenariat. Il peut également s’agir, comme le rapporte Monférier, de la création d’un conte en milieu défavorisé multiethnique écrit par les élèves, le projet leur permettant de prendre connaissance de tout le processus de fabrication d’un livre aussi bien que de la culture de leurs pairs. En faisant appel aux parents des différentes communautés pour traduire le conte dans leurs langues respectives, on favorise aussi l’établissement de liens intergénérationnels et intercommunautaires. Pluridisciplinarité, partenariat et responsabilisation des élèves sont les pierres angulaires de l’éducation culturelle pour Monférier.

Au Québec, selon Saint-Jacques (2001), certains enseignants [9] ont devancé la réforme en intégrant la dimension culturelle à leur pratique pédagogique. Le terme culture est par ailleurs interprété librement par ces enseignants qui lui confèrent un sens très large « analogue d’ailleurs à celui que lui donne le Programme de formation » (Saint-Jacques, 2001, p.  42). Les pratiques sont diverses, souvent centrées sur la pédagogie de projet, cependant. Il s’agit parfois de recourir au passé, aux oeuvres et productions patrimoniales, parfois de recourir au familier, au contexte de vie des élèves et à leur culture proximale, toujours dans le but d’assurer une meilleure compréhension, plus ancrée, des objets du savoir.

Reste qu’il s’agit là d’initiatives isolées et que le programme est peu disert sur les repères culturels et, plus largement, sur l’éducation culturelle. Non pas que le concept de compétence soit antinomique à celui de culture (Simard, 2001). Ils peuvent être complémentaires, à condition d’assurer la construction par chacun d’un rapport à la culture, d’une réappropriation des objets culturels, qui ne peut se faire sans la fréquentation de ceux-ci. À condition que l’approche socioconstructiviste soit jumelée à une approche « selon laquelle on reconnaît pleinement le rôle essentiel de la culture dans la formation de l’esprit humain et la construction de la signification du monde » (Ibid., p. 22).

Ajoutons à cela que le rapport à la culture ne peut se construire exclusivement dans l’ordre du cognitif, mais que pour lier la personne à la culture et par là, aux autres hommes, la sphère du senti doit croiser celle du sensé, par le langage symbolique autant que par l’usage des sens. C’est par la sensation d’être en contact avec le monde et avec le sentiment d’en faire partie que l’intelligence des choses peut advenir pleinement, et faire sens. Et c’est là que l’enseignant fait figure de lieur. Passeur culturel, jetant des passerelles entre les différents registres culturels, mais aussi lieur, lieur du sensé et du senti par l’intermédiaire de l’objet culturel qui devient un liant, servant d’interface entre les hommes. Créer des liens, difficile et essentielle finalité de l’enseignement qui ne peut se concrétiser que par une éducation qui vise à unir la personne en elle-même, dans ses diverses dimensions, aussi bien qu’à l’autre. Tel est l’ultime projet d’une éducation à la compréhension et à la relation.