Plusieurs appartenances, mouvantes et imbriquées, se sont succédé et se sont transformées au gré de mon périple. La première, canadienne- française, franco-ontarienne, québécoise, puis québécoise d’ethnicité canadienne-française, se combine à la deuxième, fondée sur le sexe, pensé d’abord comme biologique, puis comme genre et finalement comme sexe social. Sur quoi reposent ces appartenances, ethnico-nationale et de sexe? Comment appréhender leurs formation et transformation? Ma démarche sociologique, je l’ai compris après coup, fut entièrement consacrée à répondre à cette question. Or, cette démarche s’est dessinée au fil des rencontres, lectures, mouvements sociaux et… emplois de mon conjoint. Des intuitions de départ aux hypothèses de recherche et analyses adoptées, mon travail est liée à la dynamique des rapports sociaux au sein desquels il a été pratiqué. Si ma démarche est indissociable de mon appartenance à des collectivités ethnico-nationales et de sexe minoritaires, elle relève aussi de statuts majoritaires. Ma situation de classe m’a permis de poursuivre mon cours classique et des études universitaires à Montréal. Beaucoup plus tard, j’ai réalisé que j’appartenais à un peuple colonisateur face aux Autochtones, quasi absents de notre quotidienneté, dépeints négativement dans nos livres d’histoire, longtemps occultés par la sociologie. Mon choix de la sociologie a étonné mon entourage, moi qui me destinais depuis l’enfance à la médecine. D’autant plus qu’il en ignorait la teneur : « la sociologie, c’est quoi, c’est comme le socialisme? », me demandait-on suspicieusement… Pourquoi ce virage? L’abbé Lafontaine, prêtre syndicaliste formé en sciences sociales, donnait un cours sur la doctrine sociale de l’Église à mon collège. À partir de deux encycliques Rerum novarum et Quadragesimo anno, il abordait la critique des excès capitalistes, leurs causes, effets et « remèdes ». Le corps social remplaça le corps humain : à l’automne 1961, je m’inscrivis en sociologie à l’Université de Montréal. C’était la Révolution tranquille et le département contribuait à son effervescence : c’était l’époque des Brazeau, Carisse, Dofny, Rioux, Rocher, Sévigny, Szabo… L’abbé Lacoste me suggéra d’étudier la dynamique ethnique de mon Noranda natal, suscitant mon intérêt. On a forcément conscience de « l’Autre » quand on a grandi dans une ville minière multi-ethnique et côtoyé Chinois, Écossais, Finlandais, Juifs, Polonais, Syriens, Ukrainiens… Les occasions d’interaction étaient nombreuses : commerces, services, centres sportifs… On interagissait fréquemment, au sein d’une structure néanmoins hiérarchisée. Mon itinéraire se profilait. Au sortir du baccalauréat en 1963, j’avais acquis les rudiments de la sociologie, une conscience des inégalités sociales et des outils pour les appréhender. J’ai déménagé à Toronto l’année suivante : « qui prend mari prend pays », disait-on à l’époque. Qu’allais-je y faire? Une amie, mariée récemment elle aussi, m’a incitée à poursuivre mes études et à l’accompagner à l’Université de Toronto, ce que je fis. Étudier dans une autre université représente une éducation en soi. J’ai découvert le nationalisme Canadian face aux États-Unis, fus confrontée à des interprétations quasi opposées de « notre » histoire, étonnée du faible intérêt du corps étudiant pour l’avenir de la fédération canadienne. « Oh, you’re French Canadian! » : c’est sur cette remarque que le directeur des études supérieures me recommanda le cours de relations ethniques. Cette inscription « imposée » s’avéra bénéfique. Le cours de ma professeure et future mentore, Jean Burnet, confirma mon intérêt pour ce champ et me conféra une solide formation classique. Elle était diplômée de l’Université de Chicago, berceau de la sociologie des relations ethniques, à laquelle se sont alimentés les rares universitaires intéressés par ce champ en France – où sa pertinence était (et continue d’être) souvent niée (Juteau, 2015, chap. 5). Ma passion pour les relations ethnico-nationales …
Appendices
Bibliographie
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- Conseil des relations interculturelles (CRI), 1997 Un Québec pour tous ses citoyens. Les défis actuels d’une démocratie pluraliste, Québec, Bibliothèque nationale du Québec.
- Dawson, Caroline, 2020 Là où je me terre, Montréal, Les éditions du remue-ménage.
- Deslauriers, Félix L., 2020 « Quand la domination impose les termes de la révolte : la catégorie "homosexuels" à la lumière du matérialisme de Colette Guillaumin », Cahiers de recherche sociologique, 69 : 111-138.
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- Guillaumin, Colette, 1972 L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Gallimard.
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- Juteau, Danielle, 2008 « Multicultural citizenship beyond recognition », dans : Engin F. Isin (dir.), Recasting the Social in Citizenship, Toronto, University of Toronto Press, p. 69-99.
- Juteau, Danielle, 2015 [1999] L’ethnicité et ses frontières, 2e éd. revue et mise à jour, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.
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- Juteau, Danielle et Nicole Laurin, 1997 Un métier et une vocation: le travail des religieuses au Québec de 1901 à 1971, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.
- Meintel, Deirdre, Victor Piché, Danielle Juteau et Sylvain Fortin (dir.), 1997 Le quartier Côte-des-Neiges à Montréal : les interfaces de la pluriethnicité, Paris, L’Harmattan.
- Simon, Pierre-Jean, 1975 « Propositions pour un lexique des mots-clés dans le domaine des études relationnelles », Pluriel débat, no 4 : 65-76.
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