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En ce temps où l’édition en sciences sociales touchant le domaine de la sociologie comparative des sociétés et des organisations est souvent en manque de contenu, Jean-Pierre Dupuis et Jean-Pierre Segal nous offrent un ouvrage attrayant, qui reprend de façon ordonnée un ensemble de travaux menés entre 1985 et 2018 auprès de Français vivant et travaillant au Québec et de Québécois vivant et travaillant en France. Les dix chapitres qui composent l’ouvrage s’appuient sur plus de 30 ans d’observation des logiques organisationnelles dans deux contextes spécifiques et exposent des analyses qui éclairent les différences dans les attitudes et les comportements des Français et des Québécois au travail. Les situations professionnelles constituent le terrain le plus propice pour relever la singularité des logiques culturelles dans le monde du travail propre à chacun des deux groupes.

Après un premier chapitre qui présente brièvement l’histoire des relations entre la France et le Québec, la structure du livre se décline en trois parties. La première expose les expériences professionnelles et sociales des Français immigrés au Québec (chapitre 2) et des Québécois qui travaillent en France (chapitre 3), et pose un regard croisé sur les visions qu’ont les Français et les Québécois du fonctionnement des entreprises dans les deux contextes (chapitre 4). S’appuyant sur des faits historiques, les auteurs rappellent que le Québec n’est pas un bout de France en Amérique du Nord et que les Québécois sont aujourd’hui plus proches de la culture anglo-saxonne que de la culture française. Les Français installés au Québec découvrent un monde du travail plus ouvert et plus flexible qu’en France, des modes de recrutement qui relativisent l’importance du diplôme, des relations moins hiérarchiques, et une recherche permanente d’évitement du conflit au prix d’une certaine « hypocrisie » qui déroute les Français « en manque d’engueulade ». Il y a chez les Français une surestimation de leur proximité avec les Québécois qui apparaît également dans leur conception différente de ce qu’est l’amitié. Le mythe du « maudit Français » persiste, et 27 % des Français sondés disent ressentir une méfiance des Québécois envers eux. Quant aux Québécois qui travaillent en France, ils découvrent le culte du diplôme et du statut, un style directif, la hiérarchie, le caractère sexiste des relations et l’importance de la socialisation en milieu de travail. La prise de décision, les négociations et la confrontation des idées ne se traduisent pas de la même manière dans les deux pays. La deuxième partie, quant à elle, présente des études de cas sur des expatriés français délégués au Québec dans les années 1980 (chapitre 5), les expériences de PME québécoises dans le secteur des TI en France dans les années 2000 (chapitre 6) et les formes de direction appliquées par une équipe de direction québécoise dans une usine d’un territoire français, la Nouvelle-Calédonie (chapitre 7). Le chapitre 8 expose le regard des immigrants sur les mondes professionnels français et québécois. Il en ressort des conceptions différentes du métier, de la gestion des ressources humaines et de la santé et sécurité au travail, des horaires, de même que le constat de la lourdeur des processus administratifs français. Les auteurs montrent la façon dont les logiques sociales influencent les modes de fonctionnement des entreprises et comment le type de politique d’immigration (assimilationniste en France, interculturelle au Québec) n’est pas neutre dans le processus d’intégration des immigrants dans la sphère productive des deux sociétés. En France, il faut s’imposer pour s’intégrer; au Québec, il faut se fondre dans le groupe. Quant à la troisième partie du livre (chapitres 9 et 10), elle approfondit les analyses présentées et offre au lecteur des explications sociohistoriques des différences au travail entre Français et Québécois. Le retour sur l’histoire conduit à une réflexion approfondie sur le présent.

Je souligne la finesse et la cohérence des analyses de type culturaliste. Le lecteur chemine sur une crête étroite d’où le regard saisit les normes françaises et québécoises qui régissent un monde du travail de plus en plus complexe. L’argumentaire général se déploie sur des bases paradigmatiques culturalistes : les attitudes et les comportements au travail sont étroitement liés à la culture caractéristique d’un groupe particulier; des sociétés semblables du point de vue du développement économique peuvent être très différentes du point de vue culturel; il y a des valeurs dominantes qui persistent dans le temps.

Étant donné le caractère comparatif de la méthodologie utilisée, on peut regretter que les auteurs n’aient pas procédé à une mobilisation de l’« analyse sociétale » qui aurait pu alimenter la discussion académique sur les formes inégales de valorisation du travail, la contribution des institutions à la structuration des comportements et l’historicité des processus qui y contribuent. Les limites, inhérentes à une enquête défrichant un terrain complexe, n’enlèvent rien à l’intérêt du livre de Dupuis et Segal qui amène des analyses intéressantes, mais aussi des questions pour les travaux sociologiques en cours et à venir.