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Le nationalisme québécois n’entretient aucun lien privilégié avec la religion, même s’il demeure marqué culturellement par le catholicisme pratiqué pendant de si longues années par la grande majorité de la population […] Un certain héritage chrétien, tout à fait compatible avec la laïcité, peut et doit même être vu comme un fil conducteur de notre histoire, au-delà des ruptures.

Balthazar, 2013, p. 287-289

Je crois pour ma part à la vertu des petites nations : ce sont celles où les valeurs communes ont des chances d’atteindre des racines profondes.

Dumont, cité par Lévesque, 1988 (1968), p. 107

Nous présenterons dans cet article quelques-uns des grands jalons historiques du nationalisme québécois. Nous en dégagerons une forme récurrente que nous nommons le « nationalisme éthique ». Pour ce faire, nous donnerons à voir l’influence sous-estimée du catholicisme dans la culture politique québécoise. En effet, le nationalisme canadien-français puis québécois ne s’est pas seulement attaché au catholicisme comme marqueur de différence ethnique. Il n’a pas non plus écarté toute considération éthique en déployant un nationalisme autre que « moderne ». Au contraire, afin de se dire catholique, ce nationalisme a dû chercher au sein du catholicisme des justifications éthiques à son existence et même une inspiration pour ses projets de société et son idée du bien commun. À ce titre, l’éthique constitue une préoccupation constante et centrale du nationalisme québécois, à l’aune de laquelle on peut faire sens de plusieurs des débats qui l’animent si ce n’est de son parcours historique. Nous développerons cette thèse en identifiant trois grandes périodes historiques, synchroniques et diachroniques, du milieu du 19e siècle à la deuxième moitié du 20e siècle, en présentant pour chacune d’elles la réflexion de quelques grandes figures intellectuelles, que l’on peut qualifier d’« intellectuels organiques » du nationalisme d’ici, sans les y réduire ni prétendre à l’exhaustivité[1]. Nous y verrons au premier chef un parti pris réitéré pour la non-violence et une subordination constante du nationalisme à des principes éthiques qui contribuent en retour à fonder sa légitimité.

Remarques préliminaires sur la religion et le politique

Avant d’aborder succinctement ces grandes périodes historiques du nationalisme éthique des Québécois, avec ses moyens, ses finalités et les débats éthico-politiques d’inspiration catholique qu’il a suscités, il nous paraît utile de revisiter certains lieux communs qui tendent à proscrire d’emblée toute réflexion sur un nationalisme dit éthique, à plus forte raison lorsqu’il est d’inspiration religieuse. À l’heure des populismes européens et nord-américains, et avec l’expérience funeste du « long 19e siècle » nationaliste, il peut sembler pour le moins curieux, sinon mal avisé, d’associer éthique et nationalisme. Il est vrai que la pensée politique québécoise a pris l’habitude de critiquer sévèrement le nationalisme canadien-français en raison de sa dimension explicitement catholique, et même le nationalisme québécois en raison de sa dimension culturelle et historique (Beauchemin, 2002). Le « coefficient ethnique » du nationalisme (Bouchard, 1999), et a fortiori son « coefficient religieux », paraissent pour plusieurs intrinsèquement porteurs d’exclusion et de discrimination.

Il faut dire aussi que les manuels d’histoire, de sociologie et de science politique ont fait leur la distinction typologique entre nationalisme civique et nationalisme ethnique, distinction qui tend à opposer un bon et un mauvais nationalisme et, par conséquent, un nationalisme dit moderne et un nationalisme dit antimoderne ou prémoderne (Smith, 1998). Si cette typologie dualiste est régulièrement mise en question dans les travaux savants depuis au moins vingt ans, elle a toujours le haut du pavé dans les débats publics. Ne mentionnons que les élections provinciales québécoises de 2018, lorsque le Parti libéral du Québec (PLQ) a taxé la Coalition Avenir Québec (CAQ) d’un nationalisme ethnique comparable aux populismes lepéniste, trumpien et autres (Radio-Canada, 2018). Un « mythe manichéen » tenace, pour parler comme le sociologue américain Rogers Brubaker, veut que l’on associe au nationalisme civique des grandes nations d’Europe de l’Ouest la rationalité, les droits de l’homme, la citoyenneté, l’universel et l’inclusion, et au nationalisme ethnique des petites nations d’Europe de l’Est l’émotivité, les droits du sang et de l’ethnicité, le particularisme et l’exclusion (Brubaker, 1999).

Un préjugé tout aussi tenace et intimement lié au précédent entoure l’étude du nationalisme dit religieux, qui constituerait une forme exacerbée de nationalisme ethnique. Plus que tout autre trait identitaire national, la religion exciterait les passions, pousserait à l’intransigeance et jusqu’à la violence épuratrice du peuple élu de Dieu. Les croisades et les inquisitions, les guerres de religion en Europe et, plus près de nous, les guerres ethno-confessionnelles des Balkans, voire l’islam politique et l’hindouisme ultranationaliste constitueraient autant de cas représentatifs du « couple maudit » que formeraient la politique et la religion. L’adage voulant que le chemin de l’enfer soit pavé de bonnes intentions en serait confirmé de façon exemplaire. Seuls la rationalité de la modernité et, avec elle, le nationalisme civique pourraient venir à bout de ces restes de tradition ethnique et religieuse, dont l’immixtion « absolutiste », « divisive » et « irrationnelle » dans le nationalisme serait source de conflits majeurs. Le « mythe manichéen » opposant la tradition et la modernité poursuit le « mythe de la violence religieuse » (Cavanaugh, 2009), quand il ne s’y abreuve pas. De fait, le nationalisme lui-même est parfois vu comme un succédané de la religion, une forme de religiosité séculière qui magnifie la supériorité d’un groupe sur les autres, à l’instar de la doctrine raciste du nazisme. En bref, nationalisme et éthique ne feraient pas bon ménage, surtout si le nationalisme est dit ethnique ou religieux.

Entendons-nous bien : nul ne doute que le nationalisme ne soit pas toujours, ni nécessairement, éthique. C’est une évidence. Mais il est loin d’être certain que le nationalisme, même dit ethnique ou religieux, soit intrinsèquement mauvais. De même est-il loin d’être certain que le nationalisme dit civique puisse être dédouané de toute critique ni d’ailleurs qu’il ait déjà existé à l’état pur. C’est bien au nom du Progrès que l’Empire britannique souhaita l’assimilation des Canadiens français; c’est au nom de la Raison et des droits de l’homme que la République française assimila linguistiquement ses régions vernaculaires et conquit de vastes territoires d’Europe; c’est au nom de la démocratie et des libertés modernes que les États-Unis se conçoivent une « destinée manifeste » à l’échelle continentale et mondiale. Chaque fois, ces nations impériales décidèrent, à l’aune d’idéaux résolument modernes et civiques, de libérer de petits peuples jugés arriérés et aliénés, car épris de leurs traditions.

Pourtant, comme le notait Ernest Renan, la nation est certes un plébiscite de tous les jours, mais elle est indissociablement une communauté de culture et d’histoire dont il faisait remonter l’origine au 10e siècle pour la France (Renan, 2011). Pour le « père » du nationalisme civique et pour maints auteurs après lui, les nations modernes sont toutes faites d’éléments à la fois culturels et civiques. On constate d’ailleurs de plus en plus fréquemment que les traditions culturelles et religieuses des nations offrent des réservoirs d’idéaux qui inspirent des projets et des pratiques éthiques, d’une part, et qui permettent une cohésion et une solidarité entre les membres d’une communauté nationale, d’autre part (Calhoun, 2007). La pratique de la non-violence et de l’oecuménisme d’un Mahatma Gandhi, indépendantiste et décolonisateur hindou, en est un exemple célèbre. En bref, si la typologie idéal-typique entre les nationalismes civique et ethnique possède une certaine utilité pour décrire de grandes tendances d’édification nationale, romantique ou étatique, avec ou sans État souverain, grandes ou petites nations, sa version forte, dichotomique, n’est pas un outil analytique des plus précis ni un critère normatif des plus judicieux.

Il nous semble plus pertinent de tenter de comprendre les moyens, les finalités et les débats éthiques qui ont cours au sein de chaque nationalisme, et la part qu’y jouent les traditions nationales, culturelles comme religieuses. Non pour juger du degré de moralité de chaque nationalisme, mais pour comprendre ses formes et ses expressions complexes et variées. En tenant compte, pour cela, de « l’autre moitié de la modernité » (Thériault, 2005), historique et culturelle, soit de la multiplicité des programmes de la modernité (Eisenstadt, 2003), et notamment des divers sens donnés aux grands principes d’égalité, de liberté, de fraternité et de bonheur. Ceux-ci, en effet, sont toujours incarnés dans des lieux concrets et interprétés par des traditions singulières : Alexis de Tocqueville notait déjà combien la démocratie américaine est impensable sans sa vitalité religieuse protestante qui pousse les Américains à s’associer. Une analyse pleinement heuristique du nationalisme s’attacherait donc à comprendre son discours et son vocabulaire historiquement et culturellement situés[2]. Le contenu du nationalisme est de première importance pour en comprendre l’intention et l’action, à plus forte raison lorsque c’est son éthique qui est discutée[3].

Ce constat est particulièrement important dans le cas qui nous occupe, celui de la nation québécoise. Comme chez toutes les « petites nations » (Laniel et Thériault, 2020), la dimension culturelle et religieuse du nationalisme y est plus présente, à tout le moins plus visible. Le particularisme des petites nations sert à justifier leur raison d’être autonome et distincte, et ce, alors même que leur marginalité suscite un débat existentiel sur la légitimité de leur présence au monde. Ainsi, le nationalisme des petites nations serait-il à la fois plus culturel et, peut-être, plus soucieux d’éthique : il en irait de leur raison d’être comme de leur légitimité face aux grandes nations (Abulof, 2015). C’est cet apparent paradoxe que nous verrons se déployer dans les pages qui suivent : le nationalisme canadien-français puis québécois ne s’est pas seulement distingué par son attachement au catholicisme comme marqueur de différence ethnoculturelle; afin de pouvoir se dire catholique, ce nationalisme a cherché au sein du catholicisme les justifications éthiques à son existence, et même une inspiration pour ses projets de société.

C’est cette congruence entre catholicisme et nationalisme au Canada français et au Québec qui étonna à ses débuts le théologien canadien Gregory Baum (Baum, 1998; 2014; 2017). Il en vint pourtant à y voir l’une des originalités du catholicisme d’ici, aux effets éthiques considérables sur le nationalisme québécois. Au fil de son oeuvre, Baum a constaté combien les intellectuels québécois, largement catholiques de foi sinon de culture, cherchèrent à justifier et à orienter éthiquement leur nationalisme. Le projet d’une société intégralement catholique s’est fait ici projet politique national[4]. Ce sont les grands jalons de cette histoire des moyens, des finalités et des débats éthico-politiques du nationalisme québécois que nous chercherons à présenter depuis leur genèse catholique au mitan du 19e siècle canadien-français. Si nous parlerons du nationalisme québécois au singulier, c’est pour dégager sa version principale, celle qui fait société, ainsi que sa cohérence, sur la moyenne et la longue durée, avec ses plus influentes déclinaisons et certains de ses principaux porte-paroles. Nous ne cherchons pas à défendre une illusoire supériorité morale du peuple québécois, tant s’en faut, mais simplement à rappeler que l’éthique en constitue une préoccupation constante et centrale, à l’aune de laquelle on peut faire sens des débats qui l’animent et de son parcours historique, de ses ruptures comme de ses continuités. Le qualificatif « éthique » apposé à « nationalisme » est donc ici à comprendre comme une dimension caractéristique, et non comme une norme. Il sert à décrire une dimension du nationalisme québécois, et plus encore une dimension qui nous semble centrale, caractéristique. Nous laissons à d’autres le soin de juger du degré de moralité du nationalisme.

Écarter du revers de la main cette tradition au nom d’une définition abstraite et rationaliste du Bien reviendrait toutefois à refuser de comprendre la société québécoise telle qu’elle s’est pensée et construite (Laniel, 2018).

Nationalisme et « primauté du spirituel »

Cette histoire du nationalisme québécois commence vers 1840, après l’échec des rébellions patriotes, dans une société défaite et vouée à l’assimilation. Comme l’écrivait Fernand Dumont, c’est dans ce contexte que se développe une « conscience nationale » proprement canadienne-française, qui parachève un « sentiment national » et une « conscience politique » en gestation depuis la Nouvelle-France (Dumont, 1993). Et cette première référence nationale se construit par l’alliance affinitaire entre un type particulier de nationalisme et un type particulier de catholicisme.

Le type particulier de nationalisme est celui du libéralisme romantique, que l’on trouve à la même époque dans nombre de petites nations d’Europe centrale et orientale. Ce nationalisme est favorable aux libertés individuelles et collectives, aux grands idéaux du progrès et de la démocratie, mais il les inscrit à l’intérieur des traditions nationales dont il célèbre les vertus culturelles, religieuses et populaires. On le trouve notamment chez François-Xavier Garneau, auteur de la première histoire nationale des Canadiens français. Avant d’écrire celle-ci, Garneau s’est rendu en France et en Angleterre entre 1831 et 1833 (Garneau, 1968), faisant en quelque sorte le chemin inverse de celui qu’avait parcouru Alexis de Tocqueville. Comme lui, il étudie la démocratie naissante et ses divers modèles nationaux. Il apprécie tout particulièrement le caractère modéré de la démocratie anglaise, le fin alliage des libertés démocratiques données au peuple et le respect de ses us et coutumes. Il loue son équilibre des pouvoirs, sa tempérance tout humaine, consciente de la fragilité des hommes et des sociétés. A contrario, s’il admire la grandeur de la France républicaine, il en critique néanmoins la radicalité, notamment la violence révolutionnaire et le culte des armées, avec en tête le sort tragique réservé aux aristocrates, au clergé, aux catholiques et aux régionalismes. On peut penser que ce jugement à l’égard des « révolutions épouvantables » (Ibid., p. 149, 155) s’est trouvé accentué par l’échec des rébellions patriotes au Bas-Canada (1837-1838). Contre le « droit de la force », il défend plutôt celui « de la raison et de la justice, qui a appelé la sympathie des hommes pour les opprimés et la haine des générations pour les oppresseurs » (Garneau, 1848, p. 334-335). Il fait d’ailleurs la rencontre à Londres de nationalistes polonais en exil (la Pologne étant alors divisée entre l’Empire russe, l’Empire prussien et l’Empire austro-hongrois), et il reproduit certains des poèmes des grands auteurs romantiques polonais dans les pages de journaux bas-canadiens. Il en tire cette leçon éthico-politique :

[L]a domination étrangère est le plus grand mal dont un peuple puisse être frappé. Plusieurs de nos griefs ressemblent à ceux dont les braves et malheureux Polonais avaient à se plaindre. Mais courage! La cause de la justice et de la liberté est trop sainte pour ne pas triompher.

Garneau, 1832, p. 242 et 246-247

Pour François-Xavier Garneau, cette « sainte liberté » allie le parti de Dieu et la liberté naturelle des peuples : à chaque peuple son destin voulu de Dieu. Cette « sainte liberté » doit en cela être conquise et exercée progressivement, pacifiquement. Telle aurait été sa réponse à de jeunes scribes anglais qui l’invitaient à faire son deuil du fait français au Canada : « Qui a triomphé par la force n’a triomphé qu’à moitié. Il y a des défaites qui sont aussi glorieuses que des victoires » (François-Xavier Garneau, selon Lanctôt [1946, p. 10] se référant à Casgrain [1912, p. 3]). Et pour le libéral romantique qu’est Garneau, épris des « saintes libertés » nationales comme de modération politique, c’est avec l’aide des institutions existantes et des traditions populaires que doit se construire la nationalité canadienne-française, c’est-à-dire du bas vers le haut.

C’est toutefois son contemporain, le journaliste et politicien Étienne Parent, qui précisa le nouveau projet national des Canadiens français. Dans sa célèbre conférence « Du prêtre et du spiritualisme dans leurs rapports à la société » (Parent, 2000), prononcée à l’Institut canadien de Montréal en 1848, Parent déplore qu’il manque « aux peuples une grande puissance morale au-dessus et en dehors des intérêts et des passions terrestres » (Parent, 2000, p. 231), qui puisse en baliser la force et les ambitions. Il y exhorte à un « sacerdoce rénové, un sacerdoce qui ait une pleine conception de la société nouvelle, et qui sache se placer à sa hauteur ou à son niveau » (Parent, 2000, p. 232). Dans ce sacerdoce rénové, les « deux puissances [temporelles et spirituelles] doivent se donner la main pour pousser et diriger l’humanité dans la voie du perfectionnement et du bien-être » (Parent, 2000, p. 244). Il en appelle à ce que « se forme […] entre notre clergé et la partie active de notre peuple une sainte et patriotique alliance, ayant pour objet notre avancement politique et national[5] » (Parent, 2000, p. 266; Pouliot, 1962, p. 72). Et il conclut son discours en présentant des exemples de ce « sacerdoce rénové ». Parmi ceux qu’il cite en exemple, « comme autrefois l’arche d’alliance devant le peuple d’Israël, march[ant] à la tête de notre peuple vers la terre promise du progrès et de la liberté » (Parent, 2000, p. 264), on trouve nuls autres que Mgr Ignace Bourget, Louis-François Laflèche (alors simple prêtre) et l’abbé Chiniquy, figures phares de l’ultramontanisme canadien-français.

De fait, cette « sainte et patriotique alliance » qu’appellent de leurs voeux Parent et Garneau vise un certain courant dans l’Église bas-canadienne, un certain type de catholicisme alors en croissance. C’est celui de l’ultramontanisme, popularisé au Bas-Canada par Félicité de Lamennais. L’ultramontanisme est un produit de la modernité, une réponse circonstanciée à celle-ci. Face aux Lumières qui cherchent à éradiquer la religion ou, à tout le moins, à privatiser la foi au nom de la Raison et face à la tradition catholique du gallicanisme qui accepte la subordination du religieux au politique, l’ultramontanisme répond par l’intégralisme (Poulat, 1969). Non pas l’intégrisme, mais bien l’intégralisme, c’est-à-dire un catholicisme qui a l’ambition de répondre intégralement aux besoins de la société en se frottant à la modernité, d’une part, et en affirmant la primauté du spirituel sur le temporel, la primauté de l’Église sur l’État, d’autre part. Dans le contexte bas-canadien, celui d’une démocratie libérale anglo-protestante, cela signifie que l’ultramontanisme cherche à bâtir une « Église-nation libre et souveraine » (Perin, 2008), et qu’il n’hésite pas, pour ce faire, à employer le langage des libertés religieuses et de la séparation de l’Église et de l’État (Laniel et Thériault, 2017).

Une « Église-nation » pour le peuple catholique et français d’Amérique, d’abord, car comme l’écrit Mgr Bourget, évêque de Montréal, l’Église et le peuple partagent un même idéal du bien commun :

[L]e patriotisme religieux est l’amour tendre, fort et désintéressé que la Religion seule peut inspirer pour la patrie. Ceux qui sont animés de ce patriotisme ont pour principe que leur âme est à Dieu, et leur corps à leur pays. Ils vivent donc de la même vie, en ne vivant que pour la Religion et la Patrie. Voilà pourquoi ils sont en même temps bons Chrétiens et bons Citoyens. Ce patriotisme religieux fait que le bon Citoyen aime et défend la Religion comme s’il était Prêtre; et que le Prêtre aime et défend sa Patrie comme s’il était Citoyen. Avec cet amour mutuel, ces deux hommes se rencontrent, tantôt sur le terrain de la Politique, et tantôt [sur] celui de la Religion, sans jamais se blesser. Tout au contraire, ils s’entr’aident, avec tant de cordialité, que toujours, ils prospèrent dans leurs entreprises, qui n’ont du reste d’autre but que le maintien des bons principes et le bonheur du peuple.

Bourget, 1872, p. 105

Une Église-nation qui affirme la primauté du spirituel sur le temporel, ensuite, pour affirmer son autonomie par rapport à l’État. C’est Louis-François Laflèche, futur évêque de Trois-Rivières qui, un peu à la manière d’Étienne Parent, énonce plus clairement le programme politique espéré par Mgr Bourget. Si, comme le pense Mgr Laflèche, la nationalité comme les familles tirent leur origine de Dieu, dont l’Église est la représentante et la continuation sur terre, le rôle de l’État s’en trouve circonscrit. Si toutes les formes de gouvernement sont légitimes, car elles existent selon la volonté de Dieu, et si elles méritent par conséquent respect et loyauté (Bourget, 1872, p. 93-95), les gouvernements doivent tendre vers les fins dernières de la religion, en particulier le respect de l’ordre naturel et son élévation vers les fins surnaturelles, opposées à la « tyrannie » et à « l’abus d’autorité » (Bourget1872, p. 88). Si l’État devait être le seul juge des questions sociales, il pourrait exclure l’Église de la société et avec elle les catholiques et leurs droits. Selon Mgr Laflèche, l’État saperait alors sa propre autorité qui, ne relevant plus en dernière instance de Dieu, serait soumise aux aléas des gouvernants, qu’il s’agisse de despotes, d’oligarques ou d’une majorité tyrannique. Au contraire, en régime démocratique, c’est au peuple qu’est déléguée la souveraineté divine : « Vox populi, vox Dei : la voix du peuple, c’est la voix de Dieu, si toutefois le peuple a apporté dans l’accomplissement de son mandat divin la fidélité du prophète » (Bourget, 1872, p. 192). Des manuels que l’on dirait aujourd’hui éthiques furent d’ailleurs publiés pour guider le vote des électeurs canadiens-français.

Pour notre propos, une matrice éthico-politique venait d’être posée, affirmant l’existence naturelle, divine, de la nation canadienne-française et des nations en général, tout en subordonnant l’expression du nationalisme canadien-français au respect des principes catholiques, ce que résume l’expression la « primauté du spirituel ». Celle-ci se manifeste tout particulièrement dans le refus de la violence, révolutionnaire ou tyrannique, ainsi que dans le respect des libertés naturelles et religieuses des nations voulues de Dieu. L’existence des nations est établie, des balises sont posées au politique, un espace d’autonomie institutionnelle est créé et une orientation éthique est donnée à la nationalité canadienne-française. S’il s’agissait d’abord de nationaliser la population franco-catholique d’Amérique du Nord, il s’agit ensuite, à l’orée du 20e siècle, de la politiser, ce qui suscite un nouveau lot de questions éthiques d’inspiration catholique.

Nationalisme et « catholique d’abord »

Le début du 20e siècle canadien-français s’ouvre, en effet, sur de virulentes crises scolaires, qui avaient commencé au lendemain de la Confédération de 1867, qui consacrait la vision biconfessionnelle et binationale du Canada que défendaient les libéraux romantiques et les ultramontains (Laniel et Thériault, 2017). Les écoles franco-catholiques sont rapidement fermées dans l’ensemble des provinces à l’extérieur du Québec. L’une des crises les plus célèbres est celle du Règlement XVII en Ontario (1912-1927) (Bock et Charbonneau, 2015), dont on constate encore les effets dans l’actualité d’aujourd’hui. Ainsi, à partir de la fin du 19e siècle, l’impérialisme anglo-protestant se déploie au Canada et dans le monde. Alors que leurs droits scolaires sont contournés et/ou abrogés au Canada, les Canadiens français sont appelés à combattre pour l’Empire lors de la guerre des Boers, puis lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Des ligues politiques sont fondées jusqu’en Nouvelle-Angleterre pour soutenir les frères de la dispersion. L’époque est guerrière, mobilisée au nom de la nation et de l’empire. La question éthico-politique qui se pose alors aux nationalistes et aux clercs canadiens-français porte sur la loyauté à la Couronne britannique lorsque le pacte canadien semble rompu et sur les mesures politiques que peut adopter le peuple catholique, au nom de son catholicisme, pour réaliser sa mission providentielle.

Que peut revendiquer une politique nationaliste lorsqu’elle se dit catholique? Quels moyens sont jugés doctes, selon quel cadre politique, possible et idéal? Différentes réponses seront offertes à ces questions. Il y a d’abord ceux pour qui des compromis politiques sont nécessaires, s’agissant d’un contexte politique où les Canadiens français sont minoritaires, a fortiori tenus par un devoir de fidélité qui n’est pas nécessairement épuisé, la « bonne entente » pouvant encore être atteinte pour le plus grand bien de tous et de l’idéal chrétien. Il y a ensuite ceux pour qui une réponse nationale ferme est de mise, l’avenir canadien-français devant prendre acte de la non-viabilité du Canada, ne serait-ce qu’au nom de sa mission providentielle unique à réaliser. Mais, dans tous les cas, que l’accent soit mis sur la réforme du Canada comme chez Henri Bourassa, qui envisage une « nationalité canadienne », ou sur le renforcement de la nation canadienne-française comme chez Lionel Groulx, qui envisage une « nation laurentienne » dotée d’un « État français », le respect de l’universalisme et des droits catholiques fait consensus[6]. À la doctrine de la « primauté du spirituel » s’ajoute celle du « catholicisme d’abord » face au « politique d’abord », lequel est notamment associé à l’impérialisme nationaliste et, plus largement, au nationalisme dit « étroit », « immodéré », « outrancier » et « excessif ». Henri Bourassa résume ainsi le patriotisme outrancier :

« Patriotisme outrancier » : Faire de la patrie une idole, mentir pour flatter sa patrie et ses compatriotes, chercher la grandeur de la patrie dans le triomphe de l’iniquité, alimenter l’amour de la patrie par la haine de l’étranger ou de l’ennemi, ce n’est pas du patriotisme chrétien, ce n’est même pas du patriotisme tout court, c’est de la sauvagerie.

Bourassa, 1952, p. 252

Car si l’existence naturelle des nations est reconnue par le catholicisme et son Église, jusqu’où peut-on aller pour assurer leur existence et, plus encore, leur mission providentielle? Quelle est la ligne à ne pas franchir, quelles sont les conditions d’expression à respecter? Pour Henri Bourassa, le devoir politique des catholiques est double : il consiste à faire fructifier la nation franco-catholique et à tenter la concorde avec les Anglais, ces deux aspects pouvant d’ailleurs s’épauler, se renforcer.

Dans les limites de la patrie canadienne telles que l’histoire et les hommes les ont tracées sous l’impulsion de la Providence – à qui, par malheur, les hommes ne pensent pas assez –, les Canadiens français ont le devoir, donc le droit inaliénable, de garder et de faire fructifier leur patrimoine particulier : foi, langue, vie sociale et institutions propres à conserver leur caractère national. Mais ils ont également le devoir de poursuivre cette oeuvre de préservation en harmonie avec les conditions générales du pays et les exigences essentielles et légitimes de la Constitution […] Ce n’est pas seulement un devoir de charité chrétienne et de fraternité nationale : c’est aussi la plus sûre manière d’assurer la conservation de nos droits particuliers.

Bourassa, cité dans Nish, 1964, p. 947-948

Toutefois, si les deux devoirs doivent coexister, peut-on donner la préséance à l’un sur l’autre? Voilà une seconde question, plus pressante encore, qui préoccupe les nationalistes catholiques d’alors, tiraillés entre deux devoirs qui, dans le jeu pratique du politique, ne paraissent pas toujours réconciliables à l’heure des guerres d’empires et des crises scolaires. Tout en se disant « catholique d’abord », Lionel Groulx donnera la priorité à sa patrie entre 1920 et 1930, fort de l’idée que le Canada était sur le point de s’effondrer de lui-même[7] et qu’il était ainsi légitime de préparer l’avènement d’un État français sans pour autant en provoquer la souveraineté[8].

Il écrivit ainsi en 1920 à Mgr Louis-Adolphe Paquet, alors le grand théologien du Canada français, soucieux de son approbation éthique :

Croyez-vous que je puisse écrire, en toute sûreté de doctrine, que nous de Québec, nous devons être plus préoccupés de notre survivance française que d’unité canadienne? Non pas, certes, que je devienne indifférent à l’entente des races et à la coordination des efforts pour faire la grande patrie plus prospère et plus heureuse. Mais il me paraît que, depuis quelque temps, une catégorie de Canadiens français est en train, sous prétexte de bonne entente, de saboter les plus sacrés de nos droits et de nos garanties.

Groulx, cité dans Bock, 2004, p. 302

De cela convint Mgr Paquet, pour qui l’avenir du catholicisme et de l’Église en Amérique était lié au sort de la nation canadienne-française : « Vous en êtes convaincu comme moi, et vous comprenez aussi bien que moi, que cela nous autorise parfaitement à nous préoccuper beaucoup plus des intérêts franco-canadiens que des intérêts canadiens tout court » (Groulx, cité dans Bock, 2004, p. 302). Ainsi Groulx fait-il sien le projet d’un État français tendanciellement souverain[9], sans pour autant se dire « séparatiste[10] », en déployant avec vigueur le nationalisme canadien-français, sans pour autant refuser la main tendue[11].

Comme l’écrivait Mgr Paquet au sujet du sain patriotisme, en citant à l’appui le pape Léon XIII :

L’Église ne condamne pas ceux qui veulent affranchir leur pays d’une domination étrangère ou despotique, pourvu que cela puisse se faire sans violer la justice. Elle ne blâme pas davantage ceux qui travaillent à assurer aux communes une existence autonome et aux citoyens les facilités de la vie et l’accroissement du bien-être. Pour toutes les libertés civiles exemptes d’excès, l’Église fut toujours une très dévouée protectrice.

Paquet, 1924, p. 9

Pour justifier la préférence qu’il accorde à sa patrie, Mgr Paquet cite, cette fois, saint Thomas d’Aquin, qui évoque le cercle concentrique et hiérarchique des devoirs, qui vont du bas vers le haut :

[N]otre être et les conditions de notre existence dépendent, comme de causes subalternes, des parents de qui nous sommes nés, et de la patrie dans laquelle nous avons été nourris. Il suit de là qu’après Dieu, c’est aux parents et à la patrie que l’homme est le plus redevable. C’est pourquoi, de même qu’il appartient à la vertu de religion de rendre à Dieu le culte qui lui est dû; ainsi secondairement, c’est le propre de la piété d’honorer les parents et la patrie par un culte convenable.

Paquet, 1938, p. 136

C’est pour cela, poursuit-il, que les plus beaux États sont ceux qui sont dotés d’un « patriotisme élargi », c’est-à-dire d’un patriotisme qui fait place à la diversité des communautés nationales « et [permet de réaliser, dans la diversité des aptitudes et des moyens, l’union concertée des efforts » (Paquet, 1938, p. 140-141). Mgr J.-M.-Rodrigue Villeneuve ne dira pas autre chose en 1922 et en 1935, en distinguant le « devoir d’amour » dû à la nation, celle des amis et de la parenté élargie, et le « devoir de justice » dû à la patrie politique et à la famille humaine (Villeneuve, 1923; 1935).

À l’évidence, Mgr Paquet n’offre pas de réponse définitive à l’opposition entre le nationalisme canadien et le nationalisme laurentien dont Bourassa et Groulx sont les représentants respectifs. Le pendule penche tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Il fournit toutefois les principes à partir desquels réfléchit le nationalisme canadien-français. En vertu du principe du « catholicisme d’abord », il confirme la légitimité prioritaire de son plein épanouissement, la justesse de sa cause politique autonomiste[12], tout en conviant avec insistance au compromis et à la concorde, en soulignant les devoirs dus aux uns et aux autres[13].

Nationalisme et « agir en catholique »

Ainsi en arrivons-nous à notre troisième et dernière grande période, marquée par le projet de démocratiser davantage la société québécoise. Derechef, on construit sur les époques et les débats éthico-politiques précédents (légitimité des nations, non-violence, main tendue, etc.), mais avec des développements supplémentaires, quant aux moyens et aux finalités du nationalisme québécois[14]. L’époque est maintenant au mouvement de décolonisation des pays du tiers-monde. Certains tenteront dès lors de montrer le caractère colonisé du Québec, et donc de justifier sa souveraineté par la voie non guerrière d’un référendum démocratique, le tout en vue d’une finalité elle-même plus éthique, celle d’une société et de personnes participant davantage à la chose publique (Angers et Fabre, 2004, p. 81-104).

De la primauté du spirituel sur le temporel, du catholique sur le politique, on passe cette fois à la distinction entre l’action « en tant que catholique » et l’action « en catholique ». On juge en effet que beaucoup de choses ont été dites et faites au nom de l’appartenance au catholicisme, a fortiori sous le régime de Maurice Duplessis, mais que celles-ci contredisaient fréquemment ce qui devait être fait comme catholique. Les valeurs doivent avoir la primauté sur l’affiliation, entend-on de plus en plus. Les abbés Dion et O’Neil publient en 1960 Le chrétien et les élections, une brochure qui rappelle les devoirs éthiques de tout électeur, et plus particulièrement de l’électeur catholique. Il sera encore question de bâtir une nation distinctement catholique, mais elle sera alors catholiquement inspirée plutôt que catholiquement instituée, une nation agissant en catholique plutôt qu’en tant que catholique. Cette distinction permit le déploiement d’une société laïque sans pour autant remettre en question son inspiration catholique, qui passera par l’action des personnes plutôt que par celle des institutions confessionnelles. L’époque est au concile Vatican II et à l’aggiornamento catholique. L’intégralisme catholique migre de la droite vers la gauche de l’échiquier politique, vers ce que plusieurs ont nommé le personnalisme chrétien, qui place en son centre l’épanouissement intégral de la personne (Meunier, 2007).

Comme chez leurs devanciers, il y a ceux, dont Pierre Elliott Trudeau et Claude Ryan, pour qui cette nouvelle cité chrétienne à bâtir avec la personne en son centre correspond davantage au cadre canadien et ceux, dont Fernand Dumont et Pierre Vallières, pour qui le Québec est le lieu tout désigné[15]. Il y a les intransigeants, comme Pierre Elliott Trudeau et Pierre Vallières, et il y a ceux qui sont tentés par le compromis, comme Claude Ryan et Fernand Dumont. Chaque fois, des arguments chrétiens seront évoqués en fonction de deux développements induits par le contexte d’après-guerre : la légitimité tiers-mondiste de la lutte contre l’oppresseur, d’une part, et la valeur éthique de l’épanouissement collectif, d’autre part. En effet, il n’est désormais plus nécessaire d’attendre qu’un régime meure de sa belle mort pour poursuivre la vocation d’une nation : l’idéal de l’épanouissement collectif dégage une nouvelle avenue politique, décolonisatrice ou démocratique, car l’épanouissement de la personne, nouveau leitmotiv, dépend de l’inscription dans une culture et une communauté nationales.

Voici ce qu’en pense le synode des évêques portant sur La justice dans le monde, tenu en 1971, qui poursuit les orientations de la constitution pastorale Gaudium et Spes (1965). Dès l’introduction, les évêques signalent « les graves injustices qui tissent, autour de la terre des hommes, un réseau de dominations, d’oppressions, d’exploitations, qui étouffent les libertés et empêchent une grande partie de l’humanité de participer à la construction et à la jouissance d’un monde plus juste et plus fraternel » (cité dans Charritton, 1979, p. 106). Le synode proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, celui de s’affranchir de l’oppression coloniale :

a) Que tous les peuples ne soient empêchés de se développer selon leurs propres caractéristiques culturelles; b) Que, dans la collaboration mutuelle, chaque peuple puisse être lui-même le principal artisan de son progrès économique et social; c) Que chaque peuple puisse prendre part à la réalisation du bien commun universel, comme membre actif et responsable de la société humaine, à un plan d’égalité avec les autres peuples. (cité dans Charritton, 1979, p. 106)

Toutefois, si le droit à l’épanouissement libre et intégral des nations est reconnu, qu’en est-il plus expressément de leur indépendance politique? Le cas plus simple est celui où la nation est dite « opprimée » ou « colonisée » par une nation de culture étrangère. Le droit à la sécession, s’il ne semble pas expressément reconnu, semble néanmoins admis s’agissant d’un empêchement radical d’épanouissement collectif, lequel tombe alors sous le couperet de la tyrannie et, en réaction, fonde le droit à la libération, voire à la légitime violence, en cas extrême. Pareil indépendantisme, placé sous le signe de la décolonisation, semble porteur, en soi, de valeurs progressistes de justice sociale. Si l’oppression est telle qu’aucun accommodement ne peut y remédier, qu’aucun appel à un « patriotisme élargi » ne peut réconcilier les parties, la sécession est de mise : elle est en elle-même et par elle-même acte de justice.

Ainsi peut-on comprendre les débats qui ont animé la revue française et catholique Esprit dans les années 1960, où l’on s’affrontait autour de la question du statut colonisé ou non des Canadiens français. Pour Pierre Elliott Trudeau, les Canadiens français ne sont en rien colonisés, tandis qu’ils le sont pleinement pour Pierre Vallières et le Front de libération du Québec. Le débat se poursuivra dans plusieurs numéros d’Esprit, pour finalement se clore sur une note en demi-teinte : les Québécois présentent certains traits du colonisé et de la situation coloniale, notamment en ce qui concerne la « psychologie aliénée » et leur place de « porteurs d’eau » dans l’économie québécoise, écrira l’un des principaux théoriciens de la décolonisation, Albert Memmi, en 1972[16]. Mais, par ailleurs, ils ne sont pas « sous-développés » et vivent en démocratie, avec de nombreux moyens étatiques. Cette reconnaissance partielle du statut de « colonisé » ouvre alors une deuxième question, celle des raisons plus fines de l’accession à la souveraineté et de ses modalités d’expression. À titre de semi-colonisés, freinés dans le déploiement de leur personnalité collective, les Québécois ont de bonnes raisons de réclamer l’indépendance, mais encore faut-il qu’ils montrent, d’une part, qu’aucune autre option n’est possible et, d’autre part, que l’indépendance est faite au nom d’une plus grande justice, d’une société plus juste : l’indépendance de semi-colonisés ne saurait être juste en elle-même.

De fait, lors des deux référendums sur la souveraineté du Québec, les évêques catholiques appelleront les citoyens à voter en âme et conscience, sans favoriser une option plutôt qu’une autre[17], tout en jugeant légitime la voie proposée par le Parti québécois et, plus largement, juste et souhaitable la modification du cadre canadien au nom d’une véritable autodétermination du peuple québécois. Pour le chanoine Jacques Grand’Maison, dont on retrouve l’esprit et même le nom dans les premiers textes du Parti québécois, notamment dans Option Québec, le nationalisme ne devrait devenir « un absolu que rien ne juge et qui juge tout le reste, car la nation est, pour nous, serviteur de Dieu et serviteur de l’homme » (cité dans Baum, 1998, p. 157). Ne cessant de répéter que la souveraineté ne saurait être une fin en soi, il propose en 1970 les critères suivants :

Pour être jugé chrétien et humain, un nationalisme, et toute activité qui s’y insère [dont l’indépendantisme], doit selon nous répondre positivement aux dix questions suivantes : 1. Ouvre-t-il sur un renouveau culturel et humain qui fait suite à une stagnation antérieure, et cela avec de réelles chances de succès? 2. Se développe-t-il en réaction contre une oppression ou une aliénation qui contrarient depuis un temps assez considérable un droit humain fondamental? 3. Favorise-t-il les chances de redistribution de l’égalité humaine? 4. Favorise-t-il un progrès économique sain et une vie humaine stable? 5. Aide-t-il les personnes qui s’y engagent à découvrir leur véritable identité et leur liberté? 6. Saura-t-il ouvrir le groupe à de meilleures relations avec les autres cultures et avec l’ensemble de l’humanité? 7. Respecte-t-il les droits des minorités tout en exigeant d’elles qu’elles remplissent leurs devoirs? 8. Respecte-t-il la légitime autonomie des groupes intérieurs à la communauté nationale, respectant la démocratie et la représentation? 9. Saura-t-il intégrer les immigrants, en leur accordant les mêmes chances d’égalité et de développement? 10, Rendra-t-il plus possible la création d’une culture authentique qui sera le cadre dans lequel une vocation humaine peut se développer?

cité dans Baum, 1998, p. 157-158

On trouve ici énoncés de nombreux critères éthiques qui ont encadré le nationalisme québécois dans son projet de souveraineté. Ces critères ne diffèrent pas substantiellement de ceux développés précédemment, au premier chef sa subordination en moyens et en finalités à des principes éthiques. Seulement, la voie démocratique de l’indépendance, au prisme de l’autodétermination des peuples, s’est ouverte avec l’aggiornamento conciliaire. Surtout, le nationalisme indépendantiste québécois se doit de contribuer à la création d’une société plus juste, à tout le moins respectueuse de ses minorités et de grands principes humanistes (chrétiens). On trouve aussi précisé autrement l’ « étapisme » référendaire du Parti québécois, ce que d’autres ont trop rapidement décrit comme un « dévoiement » et une « crainte » de la souveraineté[18], voire une « mentalité de colonisés » (Saint-Germain, 2015)[19]. L’« étapisme » indépendantiste québécois, fait de « souveraineté-association » et de « beau risque », semble plutôt s’inscrire à l’intérieur de balises éthiques, qu’il s’agisse du respect des volontés populaires ou de l’ouverture au compromis, si n’est à la concorde et à la prospérité fraternelles. Comme le disait René Lévesque, dont le Québec a fêté l’année dernière le 100e anniversaire de naissance, « le Canada n’est tout de même pas le goulag ».

Concluons sur cette trame historique du nationalisme éthique des Québécois en faisant quelques remarques sur le nationalisme québécois d’aujourd’hui, tel qu’il s’est redéfini après les années 1990 et le second échec référendaire. Comme cela apparaît lors de la période qui suit la Révolution tranquille, la question de la diversité devient un enjeu éthico-politique croissant. Si cette diversité explique en partie les politiques linguistiques de francisation du Québec, la laïcisation partielle des écoles publiques québécoises amorcée dans les années 1960, ainsi que la politique de la convergence culturelle qu’adopte le Parti québécois à la suggestion de Fernand Dumont, il faut noter que la question de la diversité prend encore plus de place après 1995. Les déclarations malheureuses de Jacques Parizeau sur l’immigration soulignent la difficulté de transmettre le projet de société nationaliste aux nouveaux arrivants.

L’éthique catholique elle-même évolue rapidement, comme on le voit par exemple chez Gregory Baum et chez le philosophe catholique Charles Taylor. Chez le premier, la théologie de la libération nationale touche principalement les pauvres et les démunis, dont les immigrants et les marginaux sont les nouvelles figures (Baum, 2017). Chez le second, le communautarisme personnaliste se rapproche du libéralisme pluraliste (Gagnon, 2012). Dans les deux cas, le projet nationaliste québécois est de plus en plus appelé à exister en fonction de la place qu’il donne aux minorités[20], sensiblement à l’image du Canada multiculturaliste, quoique selon la variante dite interculturaliste.

Chemin faisant, la référence au catholicisme comme universel éthique tend à s’estomper en faveur des critères éthiques de la philosophie politique moderne, au premier chef ceux du libéralisme. C’est d’ailleurs à cette époque que certaines grandes catégories modernistes font leur entrée au Québec, sous le thème de l’américanité, et avec elles, la dichotomie entre nationalisme civique et nationalisme ethnique[21] (Thériault, 2005). L’école publique québécoise est elle-même entièrement déconfessionnalisée en 2008, laissant pour héritage le cours « Éthique et culture religieuse », qui enseigne les principes libéraux du vivre-ensemble, quoiqu’avec l’influence persistante du personnalisme chrétien (Tremblay, 2009, p. 61). Cette philosophie libérale peine toutefois à articuler dans une synthèse cohérente l’individu et le collectif, l’éthique et le nationalisme, ayant en son fondement l’axiome d’un individu originellement délié (Vibert, 2010; Thériault, 2010; 2013). On oppose d’ailleurs de plus en plus la justice (ou la morale) au politique (ou au pouvoir, si ce n’est à la volonté), le droit moral des « minorités » aux droits politiques de la « majorité », plutôt que de favoriser leur synthèse dans une idée partagée du bien commun, portée par la culture commune.

Cette nouvelle période est toutefois très jeune (Laniel, 2022), et l’élection historique de la Coalition Avenir Québec en 2018 annonce probablement de nouveaux termes de discussion, d’autant plus qu’elle a été élue en partie grâce à sa critique de la morale libérale abstraite prônée par le Parti libéral du Québec et que, dans une rare unanimité, les partis politiques de l’opposition ont dénoncé les accusations de nationalisme ethnique lancées par le PLQ à la CAQ. Le modèle caquiste de la laïcité, désormais fait législation avec la Loi sur la laïcité de l’État, a d’ailleurs l’ambition d’offrir une voie médiane, plus « modérée », entre la laïcité stricte (ou républicaine) défendue par le Parti québécois et la neutralité religieuse de l’État (ou libérale) défendue par le Parti libéral du Québec. En outre, on peut se demander si le thème de l’environnement n’offrira pas au nationalisme québécois l’occasion d’articuler plus harmonieusement ses tropes éthico-politiques, en proposant un projet qui vise le bien commun plutôt que des projets opposant la morale et le pouvoir, les « minorités » et la « majorité », tout en s’insérant dans le récit des accomplissements collectifs de la Révolution tranquille (grands barrages hydro-électriques, nationalisation des domaines clés de la prospérité collective, etc.), voire dans la vision romantique d’un territoire habité vertueusement.

Chose certaine, nous espérons que cet article laisse entrevoir tout le chantier qui peut s’ouvrir à la recherche en sciences humaines et sociales si l’on tente de réfléchir davantage à partir de la tradition intellectuelle et politique propre à la société québécoise. Le nationalisme éthique des Québécois n’est que la pointe immergée, et d’ailleurs encore en friche, d’un potentiel chantier de recherche plus vaste sur la conception de la solidarité, de la justice sociale, de la diversité, de la question sociale, nationale et religieuse au Canada français et au Québec. Il donne à voir un aspect méconnu dans l’étude de la tradition politique québécoise, celui de sa non-violence réitérée et de son nationalisme subordonné à des principes éthiques, plus explicitement catholiques. Il s’agit en outre d’un chantier de recherche comparatiste tout particulièrement d’intérêt pour les nations qui ont cherché ailleurs que dans les seuls principes modernes une légitimité à leur existence, notamment dans la religion, dont on pourrait étudier la variété des effets sur les formes de nationalisme (Laniel, 2021). Un tel chantier permettrait en outre d’explorer l’hypothèse d’un souci prioritaire du nationalisme des petites nations pour l’éthique[22]. En cela, pour donner suite à un tel chantier, il faudra tenir compte de l’autre moitié de l’histoire des (petites) nations, c’est-à-dire non seulement de leurs principes et processus modernes, mais aussi de leurs traditions culturelles et religieuses. Dans le cas québécois, « [i]l en va de la participation à une tradition vivante », soulignait Alain-G. Gagnon à la suite de Gregory Baum (Gagnon, dans Baum, 1998, p. 9, italique dans le texte).