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En mai 2021, les restes de 215 enfants ont été découverts sur le site d’un ancien pensionnat autochtone de Kamloops en Colombie-Britannique. Le Premier ministre fédéral Justin Trudeau a alors déclaré : « Les pensionnats étaient une réalité. Une tragédie qui a bel et bien existé ici, au pays, et on doit en prendre la responsabilité » (Trudeau, 2021). Un demi-siècle auparavant, le militant autochtone George Manuel, de la nation Secwépemc en Colombie-Britannique, dans son livre coécrit avec Michael Posluns, avait accusé Pierre Eliott Trudeau, Premier ministre de l’époque, d’avoir recommandé aux peuples autochtones d’oublier le passé dans un discours prononcé à Maniwaki au Québec. Manuel et Posluns avaient dans ce contexte désavantageusement comparé l’attitude du Premier ministre canadien à celle de son homologue japonais, Tanaka Kakuei, qu’ils félicitaient d’avoir présenté ses excuses à la Chine au moment où les relations diplomatiques entre les deux pays ont été rétablies, en 1972 (Manuel et Posluns, 2019, p. 262-263)[1]. Ces lignes de Manuel et Posluns étonnent et intriguent notre auteur, Shunsuke Tsurumi : « Percevoir le Japon de cette manière est surprenant pour moi. Mais, je me rends compte en même temps qu’il est possible de voir ainsi notre pays » (Tsurumi, 1991e, p. 455)[2].

Shunsuke Tsurumi (1922-2015) est l’un des intellectuels les plus représentatifs du Japon de l’après-guerre[3]. Il se trouve qu’il a effectué un séjour à Montréal entre septembre 1979 et avril 1980 en tant que professeur invité à l’Université McGill. C’est à ce moment qu’il a visité les Mohawks et rencontré George Manuel, lequel lui a remis en mains propres le livre dont il vient d’être question. Le leader autochtone s’était adressé de façon bienveillante à l’intellectuel japonais : « Vous êtes indien ». Tsurumi se rappelle cependant ses échanges en d’autres termes : « J’aurais bien aimé être à la hauteur de ses attentes, mais j’étais gêné de ne pas pouvoir le faire » (Ibid., p. 454). Son embarras n’est pas facile à comprendre; nous allons tenter de le faire en mobilisant la thématique des petites sociétés et l’idée voisine de petites nations.

Tsurumi séjourne à Montréal à la veille du premier référendum de 1980. Au pouvoir depuis 1976, le Parti Québécois (PQ) avait adopté la Loi 101 en 1977 et le débat autour de la question nationale agitait la société québécoise. Selon Ôta Yûzô, professeur d’histoire du Japon à l’Université McGill depuis 1974, qui est celui qui avait invité Tsurumi dans son université, celui-ci avait plus de temps libre à Montréal que lorsqu’il était au Japon : « il lisait les journaux avec grand intérêt en collant des articles dans ses albums » (Ôta, 1991). Nous aurions aimé feuilleter ces albums pour voir de plus près ce qui l’intéressait, mais il semble qu’ils aient été jetés ou perdus. Dans les dits et écrits publics de Tsurumi, force est de constater que la question nationale du Québec n’est pas abordée de front. Ce constat s’applique aussi au deuxième référendum de 1995. Sous la plume de Tsurumi, Montréal est présentée comme une ville « du Canada » plutôt qu’une ville « du Québec ». On est donc en droit de se demander si la question nationale du Québec n’a jamais intéressé notre intellectuel japonais. Mais plutôt que de simplement conclure par la négative, nous aimerions lire cette absence apparente d’intérêt autrement. En effet, le thème du nationalisme occupe une place centrale dans la pensée de notre auteur, né en 1922 et témoin de la cruauté de la Seconde Guerre mondiale. Il est ainsi très critique du nationalisme impérial, fasciste et totalitaire, mais apprécie en même temps le patriotisme et les petites nations ou petites sociétés, comme nous le montrerons plus loin. Le cas du Québec aurait donc pu l’intéresser davantage, même si ce Japonais anglicisant ne parlait pas le français. Seulement huit mois de séjour, avec un cours consacré chaque semaine à l’histoire du Japon, n’ont pu lui permettre de comprendre la question nationale québécoise dans toute sa profondeur et sa complexité. En revanche, il aimait souvent raconter des anecdotes sur son expérience personnelle pendant son séjour au Québec. À en croire le témoignage d’Ôta, la vie à Montréal a beaucoup plu à notre auteur. Tsurumi aurait trouvé l’ambiance canadienne bien différente de celle qui marque les États politiquement et économiquement dominants; il semble qu’il ait été content d’y croiser assez peu de personnes ne s’intéressant qu’au pouvoir, type d’hommes qu’il détestait; il aurait aussi apprécié la diversité culturelle du Canada, surtout celle de Montréal où l’anglais et le français lui ont paru quasiment interchangeables (Ôta, 1991). Si Tsurumi hésite à traiter de front la question nationale du Québec, ces éléments donnent déjà quelques indices sur ses idées sur les petites sociétés.

Donner d’emblée une définition de la petite société selon Tsurumi est une entreprise périlleuse dans la mesure où lui-même ne l’a pas fait explicitement. La « petitesse » d’une société ne peut d’ailleurs être montrée que lorsque celle-ci est mise en rapport avec d’autres sociétés perçues comme grandes, car tout dépend du contexte. Toutefois nous pouvons affirmer dès maintenant que notre auteur est partisan des petites sociétés dès lors que leur survie est menacée, et cela d’autant plus quand la menace émane d’une grande puissance ou d’un nationalisme impérial.

Comme nous le verrons bientôt, cette position transparaît aussi dans la série de conférences prononcées par Tsurumi à l’Université McGill et qui portaient sur l’histoire intellectuelle et populaire du Japon. Le nombre d’auditeurs inscrits à son cours ne dépassait pas la dizaine – preuve que les étudiants et le public canadiens ne connaissaient guère cet intellectuel japonais –, mais le conférencier avoue n’avoir jamais rencontré dans sa vie universitaire d’audience aussi motivée. Tsurumi s’est ainsi beaucoup investi dans ce cours préparé et donné en anglais. De retour au Japon, il a enregistré sur cassettes ses conférences en japonais tout en s’appuyant sur ses notes écrites en anglais. Il a ensuite fait transcrire ses enseignements, transcriptions qui ont donné lieu à deux volumes publiés en 1982 et 1984. La version anglaise a suivi : An Intellectual History of Wartime Japan, 1931-1945 en 1986 et A Cultural History of Postwar Japan, 1945-1980 en 1987. Aujourd’hui, ces ouvrages – notamment le premier volume – sont considérés comme des oeuvres majeures de Tsurumi. Or, si le lecteur attentif remarquera que ces livres ont pour origine les conférences à l’Université McGill, la façon dont ils sont imprégnés de ce qu’il a retiré de son séjour montréalais n’est pratiquement jamais explorée, non plus que la lecture de cette oeuvre du point de vue de l’étude des petites sociétés.

Dans ce qui suit, nous allons d’abord préciser certains enjeux de la question nationale du Québec à la veille et à la suite du référendum de 1980, dans le but de relever, sans être exhaustif, la pluralité des idées sur la nation telles qu’elles s’exprimaient à l’époque. Cela va également nous aider à comprendre ce que signifiait la nation pour Tsurumi dans une perspective comparative, ainsi qu’à mesurer la différence de perception du nationalisme entre le monde intellectuel québécois et le monde intellectuel japonais. Nous allons aussi examiner les cours ou conférences de Tsurumi à l’Université McGill pour dégager ses idées sur les petites sociétés. Nous aborderons ensuite les visites de Tsurumi chez les Mohawks.

L’état des lieux du nationalisme au Québec vers 1980

La notion ambiguë de « souveraineté-association »

Le référendum de 1980 au Québec s’inscrit, on le sait, dans un grand changement social initié par la Révolution tranquille des années 1960 accompagnée de la laïcisation de la société et de la modernisation de l’État québécois. C’est dans ce contexte que se construit le mouvement souverainiste qui conduit à l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois (PQ) en 1976. Cette évolution correspond, à l’échelle globale, au processus de décolonisation et à l’indépendance des petites nations. Ainsi, en 1971, « Jean-Paul Sartre accorde publiquement son appui à la cause d’un Québec indépendant et socialiste »; à l’opposé, l’auteur de Nègres blancs d’Amérique, Pierre Vallières, quitte le parti à la suite d’une résolution du congrès de 1974 qui compromet à ses yeux l’option indépendantiste, alors qu’il était membre du PQ depuis 1972 (Vallières, 1994, p. 464).

Le choix du vocabulaire est de la plus haute importance pour maintenir l’harmonie entre les militants. En 1961, Marcel Chaput, l’un des fondateurs du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), avait ainsi utilisé le terme « séparatisme », mais le RIN lui trouvant une connotation violente le remplace par « indépendance ». Le PQ privilégie, quant à lui, le terme « souveraineté », qui est « un vocable plus rassurant mais plus ambigu » (Gagnon, 2015, p. 12). Au sein même du PQ, une tension existe entre les indépendantistes fervents (dont Camille Laurin et Jacques Parizeau) et les souverainistes prudents (dont René Lévesque et Claude Morin). En outre, comme les sondages montrent que l’appui des Québécois à la souveraineté est inférieur à 50 %, le chef du parti René Lévesque renonce à « obtenir d’abord la souveraineté pour négocier l’association par la suite »; il conçoit l’association économique avec le Canada fédéral comme un préalable à l’indépendance (Comeau, 2012, p. 133). Le concept de « souveraineté-association » est ainsi apparu en lien avec la stratégie de prudence de Lévesque, mais il ne semble pas avoir été bien compris par les électeurs dont on connaît le peu d’enthousiasme pour le référendum de 1980,

Il est compréhensible que, dans ce contexte, la notion même de nation ait été sujette à débat. Le basculement de la nation « canadienne-française » à la nation « québécoise » suggérait une connotation moins ethnique et plus civique. Certains intellectuels comme Fernand Dumont tenaient cependant à sauvegarder la dimension culturelle de la nation dont l’origine remonte à la colonisation française en Amérique. Quelle que soit son appellation – canadien-français, québécois, francophone –, ce nationalisme vise à acquérir, même si en partie seulement, la souveraineté politique, voire l’indépendance. Nous pouvons y voir la prévalence du modèle classique de l’État nation, tout au moins son empreinte.

La communauté linguistique d’un petit peuple selon Charles Taylor

Charles Taylor fournit un autre point de vue. Titulaire de la chaire Chichele à Oxford (1976-1981), le philosophe prononce à Montréal, au printemps 1979, une conférence intitulée « Pourquoi les nations doivent-elles se transformer en États? »

Taylor avance que deux grandes idées politiques s’imposent dans le Québec contemporain : l’indépendance et le fédéralisme. Leur origine commune remonte à l’Europe du 18e siècle, époque où les Français supposaient « un lien entre l’autonomie politique et l’amour de la patrie » (Taylor, 1992, p. 48). Les penseurs du siècle des Lumières, rappelle-t-il, considéraient que « l’identification étroite à la patrie et les exigences de la participation universelle nécessitent une petite société dont les membres se connaissent, alors que les nations modernes sont très populeuses et occupent de grands espaces » (Ibid., p. 49, nous soulignons). C’est avec l’apparition des grandes nations modernes que le terme « patriote » acquiert « une connotation nationaliste » dont l’aboutissement extrême est le totalitarisme d’un Hitler ou d’un Staline. En revanche, insiste-t-il, « la solution, proposée par Montesquieu et Rousseau, et adoptée par les États-Unis naissants, c’est la fédération : de petites sociétés rassemblées dans une grande union » (Ibid., p. 49). Tout en signalant ainsi les deux évolutions différentes, Taylor suggère qu’aucun lien de nécessité n’existe entre patriotisme, nationalisme et autonomie politique; ils ne sont liés que par des liens de contingence historique. Pour Taylor, une patrie n’a pas besoin de devenir un État souverain quand elle peut développer sa « personnalité politique ». Il utilise ce terme ambigu pour contourner les idées reçues sur la nation et montrer qu’il y a plusieurs façons de la concevoir en fonction du contexte historique. Avant même l’invention du terme « autodétermination », dit-il, l’aspiration à l’autonomie gouvernementale s’était exprimée au 19e siècle dans la pensée de gauche. Mais ce sont les conséquences de la Première Guerre mondiale qui rendent l’idée populaire. Et la grande vague d’autodétermination arrive après la Seconde Guerre mondiale, au moment où l’on « accorde le statut d’État aux ex-colonies des États impériaux européens » (Ibid., p. 50). C’est ainsi « sur le plan colonial » que « la rhétorique de l’indépendance évolue », et ce type de discours est présent autant au Front de libération national algérien que dans « le terrorisme du FLQ ». Et Taylor de se demander : si le Québec « était » bel et bien une colonie, « en est-ce [encore] une aujourd’hui »? Et de répondre : « En un sens, nous ne sommes pas une colonie, du moins pas comme les 13 colonies en 1776, ni comme l’Inde en 1947 » (Ibid., p. 51). Il est évident que ce philosophe, vice-président du Nouveau parti démocratique (NPD), préfère la solution fédérale. Il voit dans le nationalisme une question identitaire et reconnaît chez « un petit peuple » comme les Québécois « une grande soif de reconnaissance internationale » (Ibid., p. 61). Mais l’existence d’une nation repose sur des « critères linguistiques » et « l’aspiration à l’autonomie gouvernementale » n’est pas nécessaire (Ibid., p. 56). Pour résumer, Taylor perçoit les Québécois comme « un petit peuple » qui mérite d’être reconnu en tant que communauté linguistique, mais selon un autre modèle que celui, classique, de l’État nation.

Le point de vue d’un anarchiste

L’anarchiste Dimitri Roussopoulos indique dans un livre publié juste après le référendum de 1980 que « le consensus existant au sein du mouvement nationaliste commença à se lézarder rapidement après l’accession du PQ au pouvoir » et que « le récent référendum a témoigné par ailleurs d’un autre schisme sans précédent parmi les tenants d’un Québec indépendant » (Roussopoulos, 1980, p. 111-112). À partir du milieu des années 1970, des mouvements de contestation de la question nationale prenaient de l’ampleur dans les milieux syndicalistes, écologistes et féministes. Même s’il semble se rapprocher un peu de Charles Taylor quand il avance que, « contrairement à ce qui est fréquemment affirmé, l’État nation n’est pas le fruit d’une évolution organique », il s’en éloigne en se moquant des « tristes résultats du NPD ». L’État nation est pour lui « une création artificielle de l’État imposée d’en haut et de façon mécanique sur divers groupes humains » (Ibid., p. 114). Son anarchisme s’inscrit dans la tradition socialiste anti-autoritaire la plus radicale : dans la société, sont distingués non seulement la poignée de capitalistes et les masses travailleuses et paysannes, comme le font les autres socialistes, mais aussi l’État d’une part et la nation ou le peuple d’autre part, à l’instar de son théoricien Pierre Kropotkine. Il prône « l’autonomie et l’autodétermination culturelle et nationale » mais il pourfend l’homogénéité culturelle et défend la diversité (Ibid., p. 112). On ne peut considérer les Canadiens français comme le peuple minoritaire du Canada; il faut prendre aussi en considération d’autres peuples.

Les Autochtones, dans certaines régions, et les immigrants, à Montréal ou dans d’autres centres urbains, ont également contribué à l’enrichissement de la culture québécoise. Il nous reste donc à choisir entre les deux éventualités suivantes : le Québec peut soit devenir le cadre d’une structure fédérative où les diverses cultures régionales, naturellement unies par les intérêts de type social et communautaire, conserveront leur liberté d’expression, soit créer artificiellement une culture « nationale » prise en main par l’État, au service du capitalisme étatique.

Ibid., p. 118-119

L’anarchisme de Roussopoulous est ainsi anti-étatiste, anti-autoritariste, mais aussi bien sûr anticapitaliste, et il favorise la mise en place d’une structure fédérale décentrée.

Une perspective autochtone

Pour appréhender le point de vue des Autochtones à l’égard du nationalisme, nous nous référons ici au livre de George Manuel et Michael Posluns, The Fourth World: An Indian Reality, publié en 1974. Le « Quatrième monde » est directement inspiré de la notion de « Tiers monde » qui désigne, on le sait, l’ensemble des pays en voie de développement issus de la décolonisation et correspondant grosso modo aux « pays du Sud ». Par ce néologisme, Manuel et Posluns mettent en lumière l’existence de peuples colonisés à l’intérieur des pays du Nord.

Les auteurs accusent Pierre Eliott Trudeau d’avoir « longtemps abhorré publiquement toute reconnaissance d’un statut spécial, soit pour le Québec, soit pour les Indiens » (Manuel et Posluns, 2019, p. 199). S’ils semblent ici rapprocher la situation du Québec de celle des Autochtones, ils dénoncent également le gouvernement québécois qui ne s’engage pas à offrir d’emplois ou de formations aux gens du Nord, mais fait venir du Sud des travailleurs chèrement payés qui vivront dans des maisons luxueuses construites « sur nos terres » (Ibid., p. 200). Manuel et Posluns insistent sur le fait que les Autochtones ont survécu à maintes tentatives de faire disparaître leur culture.

Le Quatrième monde a toujours été ici, en Amérique du Nord. Depuis le début de la domination européenne, ses branches, une par une, se sont vu refuser la lumière du jour. Ses fruits ont été rabougris et flétris. Pourtant, l’arbre n’est pas mort. Notre victoire commence par le fait de savoir que nous avons survécu.

Ibid., p. 214, notre traduction

Or la « survivance » est un récit que partage aussi la majorité franco-canadienne du Québec. Dans les mots de Manuel et Posluns, on remarque cependant une conscience plus aiguë de l’exploit d’avoir survécu et une fierté plus grande quant à la « petitesse » de leurs sociétés autochtones.

À la recherche de la pensée sociale de Shunsuke Tsurumi

Tsurumi a en général l’image d’un intellectuel ayant étudié le pragmatisme aux États-Unis et, en tant que libéral de gauche, s’étant engagé pour le pacifisme au Japon durant l’après-guerre. Nous présentons ici quelques éléments clés de sa formation intellectuelle et de ses activités sociales jusqu’à son arrivée à Montréal en 1979, afin de comprendre son intérêt pour les petites sociétés.

Sa famille, sa formation et ses expériences de guerre

Shunsuke Tsurumi est issu d’une famille de politiciens; son grand-père maternel, Gotô Shinpei (1857-1929), avait été maire de Tokyo et son père, Yûsuke Tsurumi (1885-1973), un homme politique, également auteur de best-sellers. Le prénom Shunsuke n’était pas simplement la reprise d’une partie du prénom de son père, mais aussi une allusion au tout premier Premier ministre du Japon, Itô Hirobumi, qui s’appelait Shunsuke dans sa jeunesse. On peut lire dans le choix de ce prénom l’espoir des parents de voir un jour leur fils devenir l’un des dirigeants politiques du Japon[4].

En plus de ce prénom lourd à porter, Shunsuke a été élevé de façon très stricte par sa mère, et cette éducation a même tourné en une forme d’abus, mêlé d’amour. À l’adolescence, il bascule dans la délinquance et tente de se suicider à plusieurs reprises. Bien qu’il fût un grand lecteur dès sa prime jeunesse, il ne supportait pas la discipline scolaire. D’après ses souvenirs, il avait conscience d’être une « mauvaise » personne et voulait s’enfuir à la vue des officiers ou des soldats, représentants de l’État. Attiré par l’anarchisme, il lit à l’âge de 14 ans l’autobiographie de Pierre Kropotkine, traduite par Ôsugi Sakae. Aussi attiré à la même époque par Jean-Jacques Rousseau, ce grand décrocheur et autodidacte, il s’est dit plus tard surpris par les « aspects fascistes » du Contrat social (Tsurumi, 1982, p. 34-35).

En 1937, à l’âge de 16 ans et avant d’avoir terminé sa scolarité au Japon, il est envoyé aux États-Unis dans une école préparatoire à proximité de la ville de Cambridge, dans l’est du Massachusetts. Au départ, il ne pouvait ni suivre les cours, ni parler avec ses camarades de classe en anglais, mais il fut accueilli avec générosité par la famille Young. L’année suivante, il réussit à s’inscrire à l’Université Harvard.

Les relations diplomatiques entre le Japon et les États-Unis se dégradent cependant et la guerre éclate entre les deux pays à la fin de 1941. À l’occasion d’un contrôle d’« étrangers ennemis », les étudiants japonais convoqués se conforment docilement aux consignes, tandis que le jeune Tsurumi, qui a étudié la Constitution des États-Unis, se croit libre de prendre la parole et d’exprimer les raisons pour lesquelles il n’accorde son soutien ni au gouvernement japonais ni au gouvernement américain. Ce témoignage imprudent conduit à son arrestation par le Bureau fédéral d’enquêtes (FBI) qui le soupçonne d’anarchisme. Ayant appris la nouvelle, le professeur de Tsurumi à Harvard l’incite alors à finir la rédaction de son mémoire de licence, ce que fit notre étudiant pendant la nuit, écrivant sur le couvercle des toilettes de la prison.

Son diplôme obtenu, Tsurumi rentre au Japon. Bien que persuadé que le Japon allait perdre la guerre, il éprouvait un sentiment étrange : « si j’étais resté en Amérique du Nord, et que je n’avais vu que de loin la capitulation du Japon, je m’en serais senti coupable au moment de retourner dans mon pays après la guerre » (Tsurumi, 1971, p. 13). C’est pour cette raison qu’il est revenu dans son pays natal en 1942, décision qu’il allait vite regretter. Cinq jours après son retour, il s’est vu imposer un contrôle de conscription, puis fut envoyé en Indochine. Son travail consistait à écouter la radio en anglais pour fournir de l’information à ses supérieurs, mais aussi pour mettre en place des stations de « femmes de réconfort » destinées aux officiers allemands. Bien qu’il fût impossible de manifester ses opinions sur le champ de bataille, Tsurumi aurait alors voulu « renier [son] identité japonaise » (Tsurumi, 1991a, p. 516). La maladie l’a ensuite contraint à retourner au Japon où il a fui les bombardements des armées américaines, tout en affirmant ne pas avoir haï les États-Uniens (Tsurumi, 2013, p. 34).

Les engagements intellectuels de l’après-guerre

Après la défaite, les forces d’occupation américaines ont sollicité l’aide de Tsurumi, en dépit de sa jeunesse, pour construire un nouveau Japon, en comptant sur ses compétences linguistiques et sur son diplôme d’Harvard. Notre auteur n’a cependant pas accepté l’invitation, un sentiment complexe l’amenant à ne pas vouloir se conduire en vainqueur. En revanche, il a fondé en 1946 avec d’autres intellectuels, dont notamment Maruyama Masao et sa soeur Kazuko Tsurumi, la revue mensuelle Shisô no kagaku (Science de la pensée), dans laquelle il fait connaître le pragmatisme américain, présenté comme une arme intellectuelle permettant de neutraliser le militarisme nippon et d’approfondir la responsabilité des intellectuels dans la guerre (Tsurumi, 2018). Au fil des ans, il a voulu dépasser l’approche occidentale moderniste pour s’intéresser davantage à la culture populaire du pays.

Tsurumi avait de l’estime pour Ishibashi Tanzan, journaliste devenu homme politique, qui avait affirmé aux débuts des années 1920 que le Japon devait être une « petite nation ». Élu Premier ministre à la fin de 1956, il a malheureusement démissionné deux mois plus tard pour des raisons de santé. Le gouvernement suivant est celui de Kishi Nobusuke, lequel était ministre au moment où le Japon déclarait la guerre aux États-Unis; soupçonné de crimes de guerre, ce conservateur pro-américain est pourtant revenu au pouvoir au moment de la guerre froide. En 1960, Kishi renouvelle le Traité de sécurité nippo-américain malgré les grandes manifestations s’y opposant. Tsurumi démissionne alors de l’Université de technologie de Tokyo pour protester contre cette décision gouvernementale.

À partir des années 1960, Tsurumi s’engage dans le mouvement populaire et citoyen sans frontières, mobilisé depuis la protestation contre la guerre au Viêt Nam et actif jusqu’à la démocratisation de la Corée du Sud, une vingtaine d’années plus tard. Le sociologue Oguma Eiji souligne la cohérence de son anticonformisme puisque son engagement s’appuie sur l’empathie envers autrui et l’esprit de solidarité (Oguma, 2002, p. 730). Lorsque les États-Unis mettent le Viêt Nam à feu et à sang, tout en se servant de l’île d’Okinawa – toujours sous occupation américaine à cette époque – comme base militaire, Tsurumi organise avec Oda Makoto le Beheiren (Ligue des citoyens pour la paix au Viêt Nam) et seconde les déserteurs américains. Il s’agissait pour lui de protester contre les États-Unis tout en manifestant sa reconnaissance envers les faveurs reçues de la société civile américaine.

Nationalisme, anarchisme, patriotisme et petites sociétés

Si certains dirigeants politiques japonais, comme une bonne partie de la population, basculent du nationalisme anti-américain pendant la guerre à un nationalisme proaméricain après-guerre, il en va tout autrement de notre auteur. Ayant bien assimilé les meilleures idées et valeurs américaines, Tsurumi s’oppose à la déviation de ces idéaux par les détenteurs du pouvoir dans son pays, lequel s’est égaré d’un même pas (Olson, 1992, p. 113). En d’autres termes, il ne prend pas le parti du nationalisme japonais contre le nationalisme américain, ni l’inverse; il résiste plutôt au pouvoir des États-Unis comme à celui du Japon, en adoptant ce qu’il considère être la position du peuple et des citoyens (Yoshimi, 2012, p. 90).

S’opposant au nationalisme étatique, Tsurumi n’adhère pas au marxisme non plus. Il est en effet l’un des rares intellectuels de gauche qui s’en méfie, ne perdant pas de vue l’écart important entre l’idéologie marxiste et la mentalité du peuple telle qu’elle s’exprime dans la vie quotidienne. Comme il le dira plus tard, l’internationalisme marxiste n’est rien d’autre que « la collusion malsaine des représentants des États » (Tsurumi, Ueno et Oguma, 2004, p. 186).

Comme mentionné plus haut, Tsurumi s’est familiarisé dès son adolescence avec l’oeuvre de Kropotkine. Pour lui, la pensée anarchique « chérit comme idéal le fait que les êtres humains s’entraident pour vivre sans y être contraints par le pouvoir » (Tsurumi, 1991b, p. 3). Pour Tsurumi, l’histoire de cette pensée est aussi longue que celle de l’humanité, transmise de génération en génération; elle demeure à moitié enfouie dans le terreau des coutumes sociales. L’anarchisme connaît deux dangers : il risque de s’éloigner de sa nature propre s’il tente de remplacer l’idéologie dominante, et devient simple conformisme s’il cesse de résister au pouvoir. Il est donc important, dit-il, de dégager la dimension cachée de la vie quotidienne, depuis la personnalité individuelle jusqu’à la tradition sociale impliquant les moeurs « naturelles » parfois inconscientes, en passant par les relations interpersonnelles au sein des groupes. « Au moment où l’État devient tout puissant et que son contrôle s’étend à tous les aspects de la vie humaine, il faut nous préparer à lutter contre l’invasion de l’État dans notre vie. L’anarchisme a pour raison d’être de créer cette opposition » (Ibid., p. 23).

Pour Tsurumi, ce type d’anarchisme se trouve aux antipodes du nationalisme étatique, mais il peut en revanche rimer avec patriotisme. Sur ce point, la lecture des Notes sur le nationalisme de George Orwell lui a permis de nuancer ses idées. Dans son essai, l’écrivain anglais distingue, en effet, nationalisme et patriotisme : par patriotisme, il entend « l’attachement à un lieu et à une manière de vivre particulière, que l’on croit supérieurs à tout autre, mais qu’on ne songe pas pour autant à imposer à qui que ce soit. Le patriotisme est par nature défensif, aussi bien militairement que culturellement. En revanche, le nationalisme est indissociable de la soif de pouvoir » (Orwell, 2005, p. 60). Tsurumi reprend l’argument : « le patriotisme est par essence défensif, tant au sens militaire qu’au sens culturel. Au contraire, le nationalisme ne peut pas être séparé du désir de pouvoir illimité et implique toujours la possibilité d’une invasion » (Tsurumi, 1991b, p. 63-64). Il affirme d’ailleurs que « [son] opposition à la guerre du Viêt Nam relève d’une forme de patriotisme contre les États-Unis » (Tsurumi, 2008, p. 432). Ailleurs, il présente le patriotisme comme « l’attachement au village dans lequel nous vivons, à nos voisins, aux montagnes et aux rivières qui nous entourent » (Tsurumi, Ueno et Oguma, 2004, p. 187). En japonais contemporain, le terme kuni qu’il emploie peut se traduire par État, nation, patrie, pays, etc., mais Tsurumi fait plutôt appel à l’ancien sens du mot, lequel est proche du patriotisme selon Orwell et s’éloigne ainsi de la notion d’État nation.

Pour tenter d’isoler ses idées sur les « petites sociétés », disons qu’il tourne le dos au nationalisme étatique mais aussi au marxisme dogmatique, pour épouser l’anarchisme caractérisé chez lui par l’empathie et la solidarité à l’égard d’autrui, le fait que le patriotisme ne peut être que défensif et que son but est de sauvegarder le territoire des nations et peuples indigènes. Qu’en est-il alors de la question nationale du Québec? Osant nous aventurer dans ce sur quoi Tsurumi lui-même se taisait, disons qu’il aurait pu voir dans cette question un cas limite, car d’un côté le nationalisme québécois n’est pas expansif, mais il n’est pas de l’autre exempt de tout reproche colonial, à tout le moins aux yeux des Autochtones.

Biais culturels et échanges intellectuels inexistants

L’effervescence nationaliste au Québec et l’engagement intellectuel et social de Tsurumi sont contemporains, mais il ne faut pas perdre de vue les différences contextuelles et culturelles entre le Québec et le Japon, ainsi que les différentes connotations des mots. Jetons-y un coup d’oeil. Au Québec, le nationalisme issu de la Révolution tranquille des années 1960 a remplacé celui des Canadiens français et ce nouveau nationalisme a paru légitime à la majorité francophone. Mais d’autres nations ont pu se sentir « petites » dans le Québec moderne et pas que dans le Canada. Au Japon, jusque dans les années 1950, droite et gauche se réclament du nationalisme : la droite s’appuie sur l’histoire nationale malgré le traumatisme de la défaite de 1945; du côté de la gauche, les progressistes modernistes considéraient la démocratie comme le nouveau symbole de la nation, tandis que les communistes justifiaient leur nationalisme en dénonçant la droite pro-américaine et cosmopolite. La situation s’est mise à changer à partir des années 1960. La démocratie et le pacifisme se sont banalisés aux yeux des jeunes générations pour qui ils étaient lettre morte. La nouvelle gauche s’est mise à critiquer, non seulement le nationalisme de la droite, mais aussi le nationalisme consumériste de la masse, lié au grand boom économique. Dans ce contexte, le mot « nationalisme » n’a plus désigné que la tendance de la droite, et le nationalisme de gauche a été ramené à sa portion congrue, sinon conduit à sa disparition (Oguma, 2002).

Pour le Japonais lambda, il est difficile de comprendre les rapports entre l’État fédéral et les provinces canadiennes. Comme il vit dans un État assez centralisé, il considère les provinces canadiennes comme l’équivalent des préfectures de son pays. À ce sujet, Sinh Vinh remarque : « Il y a la perception japonaise qu’Ottawa constitue la source ultime du pouvoir dans le pays et que, par exemple, les premiers ministres provinciaux n’ont qu’une importance fort relative. Il y a l’idéal japonais d’unité dans la conformité qui contraste avec l’idéal canadien d’unité dans la diversité » (Vinh, 1987, p. 77).

En plus de ces différences entre les deux pays et les regards biaisés, les échanges intellectuels entre le Japon et le Canada sont à l’époque encore trop embryonnaires pour surmonter ces difficultés (Kawai, 1994). Au Québec, les premières études japonaises remontent seulement à 1968, quand Banba Nobuya fut invité à l’Université McGill pour donner un cours d’histoire du Japon.

Dans les années 1970, à la suite du rétablissement des relations diplomatiques avec la Chine, Pierre Elliott Trudeau met en valeur sa politique asiatique qui inclut le développement des études japonaises. Dans ce contexte, un programme d’entraide financière est établi en 1974 entre le Premier ministre canadien et son homologue japonais Tanaka Kakuei pour promouvoir les études japonaises au Canada et les études canadiennes au Japon. C’est ainsi qu’en 1974, Ôta Yûzô est recruté par l’Université McGill pour enseigner l’histoire du Japon et qu’est créé le Centre d’études asiatiques en 1976 à l’Université de Montréal. On s’en souvient, c’est précisément Ôta Yûzô qui a invité Shunsuke Tsurumi à l’Université McGill en 1979.

Les conférences de Tsurumi à l’Université McGill

À l’Université McGill, Tsurumi a donné des conférences sur l’histoire intellectuelle et populaire du Japon de 1931 à 1980 en anglais[5]. Le fil conducteur de ses deux ouvrages, An Intellectual History of Wartime Japan, 1931-1945 et A Cultural History of Postwar Japan, 1945-1980, est une mise en cause du rôle joué par les élites intellectuelles et une mise en valeur de l’esprit de résistance et de la culture populaire[6], avec parfois des nuances subtiles, voire ambiguës. Il ne s’agit pas ici de survoler ces livres, mais plutôt d’en proposer une lecture qui fasse apparaître le thème sous-jacent des « petites sociétés ».

Tenkô des intellectuels et certaines formes de résistance

Tsurumi présente la notion de tenkô comme un mot-clé pour comprendre l’histoire intellectuelle du Japon moderne. Il le définit comme « une conversion se produisant sous la pression de l’État » (Tsurumi, 1986, p. 12). Joël Piguet et Maya Todeschini le traduisent par « revirement idéologique » : le terme apparu en 1920 renvoie au « ralliement des intellectuels en opposition à la pensée nationaliste dominante pendant les années 1930 » (Piguet et Todeschini, 2018, p. 57). D’après Jacques Lalloz, le terme désigne les « conversions idéologiques des militants de gauche durant la période militariste » (Lalloz, 1996, p. 226).

Pour contextualiser le phénomène, Tsurumi retient l’année 1905, qui marque la fin de la Guerre russo-japonaise et l’avènement d’une nouvelle ère. Une génération est passée depuis la Révolution de Meiji, et le système méritocratique est bien enraciné dans cette nation qui allait aspirer à devenir plus grande. Les jeunes élites ont alors suivi le mode de pensée occidental, et la Révolution russe en 1917 a eu sur elles un grand impact. Les étudiants de l’Université impériale de Tokyo ont ainsi fondé l’Association des hommes nouveaux (Shinjinkai); ils se sont affiliés aux partis socialistes et aux syndicats, et, pour certains d’entre eux, au parti communiste. Cependant, dans les années 1930 ils se sont éloignés de ces mouvements pour se tourner plutôt vers la droite. En 1933, le président du parti communiste japonais et son collègue ont annoncé, depuis leur prison, un important changement d’orientation. Ils ont renoncé au projet d’abolition du système impérial et à l’opposition à la politique gouvernementale en Manchourie. Tout en entraînant de nombreuses conversions idéologiques chez les communistes par ce revirement, le président voulait surtout continuer à diriger le parti. Pour Tsurumi, il y a une cohérence derrière ce basculement : l’attitude élitiste reste inchangée quels que soient les changements d’options politiques.

Tsurumi critique évidemment cette attitude, mais au lieu de la dénoncer, il cherche plutôt à comprendre les conditions culturelles et géopolitiques au fondement du processus de tenkô. L’insularité et l’isolement du Japon ont fait que la culture des élites a été essentiellement importée tandis que la culture de la masse restait indigène. Ainsi, les intellectuels qui s’adressent à la population avec des arguments logiques provoquent souvent une réaction négative de la part du peuple, dont les modes de pensée s’enracinent dans la culture indigène. « Pour que les mots étrangers possèdent un véritable sens, il faudrait les transformer en les transplantant dans le sol de la tradition locale » (Tsurumi, 1986, p. 22). Le fossé entre les élites et la population explique en partie l’hésitation et la maladresse des intellectuels devant le peuple, mais aussi l’instabilité de leur position face au pouvoir de l’État. Tout en évitant une description hagiographique de son histoire intellectuelle, Tsurumi apprécie néanmoins certaines figures – dont celles de communistes et de religieux – ayant organisé une résistance vis-à-vis de l’État tout en gardant leur foi intacte ou en inventant leur manière de survivre. Il apprécie les hommes et surtout les femmes des milieux populaires qui se sont entraidés et qui ont eu la sagesse de contourner les impératifs de l’État.

Tsurumi indique un paradoxe, celui de l’efficacité qu’il y a à être inefficace et des vertus de l’insularité liée à la fermeture du pays. Le désir d’être efficace de l’État japonais finit, en effet, par le conduire au militarisme et à l’ultranationalisme; en revanche, certaines formes de libéralisme et de socialisme, inefficaces aux yeux de l’État, servent efficacement d’espace de protestation et de résistance, justement parce qu’elles s’enracinent dans la tradition d’insularité et de fermeture de l’archipel, impénétrable et inexploitable pour un nationalisme militariste. Elles ont ainsi « échappé au contrôle de l’État en s’insularisant en quelque sorte, au sein même de l’insularité japonaise » (Ibid., p. 122). Notre auteur met ici en valeur la résistance des communautés locales face à l’impérialisme belliqueux.

« L’histoire populaire » et la tolérance ambivalente de la société villageoise

Les conférences de Tsurumi abordent non seulement l’histoire intellectuelle, mais aussi l’histoire populaire. Pour lui, la vitalité parfois subversive de la culture populaire s’oppose aux structures oppressives de l’État. Notre auteur souligne à cet égard la tolérance qui règne dans la vie villageoise. « S’il arrive que les villageois tentent d’étendre leurs champs en employant des ruses contre leurs voisins, dit-il, ceux-ci ne les excluent jamais de leur communauté » (Ibid., p. 87). Dans le village, la majorité ne cherche pas à écraser les personnes professant une foi différente, qui peut leur paraître étrange. « Cet aspect de la vie sociale dans le village révèle non seulement la bienveillance de la majorité, mais aussi la possibilité de réconciliation de la part de la minorité » (Ibid., p. 18). Plus loin, il ajoute une nuance importante : traditionnellement, « aucun membre de la communauté ne devait être persécuté pour sa manière de penser. [Mais] cela ne semble pas s’appliquer à quelqu’un n’appartenant pas à la communauté ou venant de l’extérieur du village ». Autrement dit, le seuil de tolérance correspond à la ligne de démarcation entre « nous » et « eux ». « L’étiquette de “traître” suscite la haine et provoque la persécution de la personne ainsi désignée, comme dans le cas des chasses aux sorcières en Europe et en Amérique, ou plus près de nous, du maccarthysme aux États-Unis » (Ibid., p. 90).

C’est précisément sur ce point que le spécialiste du nationalisme japonais Harry Harootunian critique Tsurumi : la tradition villageoise de tolérance est selon lui celle « qui refusait violemment de prendre en compte la différence de l’étranger, de l’autre ». Tsurumi parle pourtant de « la tolérance à l’égard de la différence », mais pour le nippologue américain, cette tolérance ne s’accomplit qu’au prix de [traduction] « l’élimination des différences à l’intérieur du groupe [within the folk] » (Harootunian, 1989, p. 253-254, souligné par l’auteur). Ce point est sans doute le maillon faible de Tsurumi : issu d’une famille de politiciens de Tokyo, il n’a aucune expérience de la vie villageoise; même s’il rend compte des défauts du peuple, des mécanismes psychiques l’empêchent sans doute de les dénoncer avec fermeté. Le spécialiste de la littérature française Ebisaka Takeshi affirme pour sa part que le village décrit par Tsurumi est trop utopique. Tout en doutant que les villages japonais fonctionnent comme un foyer d’entraide entre les gens et de résistance à l’État, Ebisaka considère néanmoins que « M. Tsurumi a clairement à l’esprit certains villages réels comme Minamata ou Sanrizuka ». Minamata est connu pour l’intoxication au mercure de ses habitants, et Sanrizuka pour les protestations de ses habitants contre la construction d’un aéroport. Ebisaka juge que Tsurumi utilise l’analogie de la vie villageoise – petite société – pour inscrire l’activité des « cercles » et le mouvement social des habitants de résistance à l’État dans la tradition populaire du pays (Ebisaka, 1986, p. 214). C’est ce que la prochaine section va clarifier.

Les petites sociétés au Japon

Le mot « cercle » a été introduit en japonais dans les années 1930 avec une connotation communiste, mais en 1960 il désigne de petits groupes d’amateurs spontanément regroupés autour de diverses activités culturelles, indépendamment des intérêts des partis politiques. Le mouvement social des habitants et des citoyens a pris de l’ampleur dans les années 1960 quand le Japon a connu une croissance économique spectaculaire ayant induit des problèmes environnementaux. Ce contexte a favorisé la redécouverte de l’homme politique Tanaka Shôzô, qui avait lutté contre la pollution de la mine de cuivre d’Ashio à la fin du 19e siècle. Tanaka affirmait que l’affaiblissement d’un seul village pouvait entraîner celui d’une nation entière et avait proposé la formule « le Japon est un petit village » (Tsurumi, 1987, p. 107). Le mouvement antipollution s’enracine justement dans la vie locale, mais il éveille aussi des résonances dans l’humanité, au-delà des frontières nationales. Il en va de même du mouvement antinucléaire, mais Tsurumi n’oublie pas de signaler la réticence des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki à témoigner de leur expérience et à rejoindre le mouvement de protestation (Tsurumi, 1986, p. 102-103). Pour Tsurumi, tous ces phénomènes renvoient à la notion de « petite société ».

Les Coréens résidant au Japon peuvent être considérés comme une autre « petite société » au sein de l’État nation. Tsurumi remarque que, depuis la fin du 19e siècle, l’attitude visant à imposer la « civilisation » au peuple coréen est partagée par les deux côtés de l’échiquier politique. Peu de Japonais ont, en effet, exprimé leur opposition à l’annexion de la Corée en 1910 et à ce que les Coréens soient privés de leur langue pour se voir imposer le japonais sous la férule des politiques dites d’assimilation. Peu de Japonais ont protesté contre le massacre des Coréens lors du grand séisme du Kantô en 1923 quand des rumeurs laissaient faussement entendre que des Coréens avaient empoisonné des puits. Le gouvernement japonais a fait venir de force de nombreux Coréens pendant la Deuxième Guerre mondiale, les faisant travailler par exemple dans les mines japonaises dans des conditions exécrables. D’après notre auteur, le fondateur du mouvement d’art populaire (mingei) Yanagi Muneyoshi (1889-1961) fut l’un des rares Japonais à n’avoir pas cessé d’écrire « deux nations » pour désigner le Japon et la Corée, même après l’annexion de 1910, pour respecter les Coréens comme une nation à part entière. En présentant les poèmes de Kim Si-Jong, poète zainichi[7], Tsurumi remarque que les Coréens au Japon arrivent à saisir la structure essentielle de la vie sociale japonaise par le fait même qu’ils vivent isolés de la majorité (Tsurumi, 1986, p. 60).

En matière de « petite société », Tsurumi n’oublie pas non plus le cas d’Okinawa. En 1879, le gouvernement japonais avait remplacé le roi local par un préfet départemental, mais comme l’archipel d’Okinawa est excentré, ce dernier avait préservé sa culture. La majorité des Japonais considère toujours qu’il est distinct des îles principales. Lorsqu’en 1952 le Japon a exigé l’indépendance après six ans et demi d’occupation américaine, il a laissé Okinawa sous la domination des États-Unis, hébergeant sur son territoire les bases de l’armée américaine. Pendant la guerre du Viêt Nam, l’île a servi de base militaire tandis que la majorité des Japonais bénéficiaient de leur Constitution pacifiste. C’est ainsi qu’« Okinawa pourrait être appelé le Tiers Monde du Japon » (Ibid., p. 107). Quand Jean-Paul Sartre est venu au Japon en 1966, Tsurumi, figure centrale du Beheiren, a insisté devant le philosophe français sur la nécessité de ne pas laisser Okinawa être isolé du Japon. Il a souligné l’importance de prendre en compte le point de vue de cette île pour se représenter la situation pénible d’être colonisé. Sartre ne pouvait qu’être d’accord avec la nécessité de [traduction] « sortir de l’ordre et de la logique colonialistes » (Hidaka et Hirai, 1967, p. 24).

En somme, Tsurumi pourfend le nationalisme expansionniste mais considère « celui d’Okinawa » et « le nationalisme sans territoire » des Coréens vivant sur le sol japonais comme des formes légitimes de patriotisme (Tsurumi, Ueno et Oguma, 2004, p. 187). Certes, les diverses « petites sociétés » que Tsurumi découvre au sein de la société japonaise sont hétéroclites, allant de la vie dans les villages aux activités des « cercles d’affinité », des mouvements antipollution et antinucléaire aux Coréens du Japon et aux habitants d’Okinawa. Dans chacun de ces contextes, on retrouve cependant les valeurs qu’il défend : la résistance contre le pouvoir étatique et impérial, l’esprit d’entraide et de tolérance envers ses semblables, l’empathie envers les opprimés, les étrangers, les autochtones. Même si ces éléments en eux-mêmes ne suffisent pas à former une société, même « petite », ils en constituent néanmoins une potentiellement. Il nous semble que Tsurumi trouve dans ces éléments ce qui encourage la genèse et la survie des petites sociétés.

Les Mohawks à la rencontre de Tsurumi

En décembre 1979, entre les semestres d’automne et d’hiver, un jeune homme nommé Phaneuf, étudiant dans le domaine de la santé publique à l’Université McGill, a contacté Tsurumi, se présentant comme un interlocuteur du mouvement autochtone. Il souhaitait emmener notre auteur et son fils dans la réserve mohawk Five Points située tout près de la frontière canado-américaine. Le trajet en voiture longeait les alumineries profitables à l’industrie locale mais qui polluaient l’environnement des communautés autochtones voisines – pollution qu’étudiait Phaneuf. En s’approchant de leur destination, le passager réalise qu’il n’a pas de visa pour entrer sur le territoire américain. L’agent de la douane leur intime de retourner à Montréal pour obtenir l’autorisation requise.

Antipathie pour l’État américain et sympathie pour les Autochtones

Après avoir quitté les États-Unis en 1942, Tsurumi n’y avait plus remis les pieds. En fait, il avait accepté en 1951 l’invitation de la prestigieuse université Stanford à venir en Californie pour un séjour de recherche, mais le visa lui avait été malheureusement refusé, peut-être en raison de son dossier d’arrestations une décennie auparavant, ou du fait qu’il avait pétitionné en mai 1951 en faveur d’une exposition sur la bombe atomique; il est possible que cette accusation morale et humaniste implicite ait été mal vue aux États-Unis (Kurokawa, 2018, p. 242). Cette expérience amère aura sans doute nourri son aversion à l’égard de l’État américain, sinon vis-à-vis de l’État en général[8].

En 1972, Tsurumi est cette fois invité par El Colegio de Mexico où il reste plusieurs mois. Son livre intitulé La Vierge de Guadalupe (1991d) relate cette expérience. Pendant son séjour, il effectue un périple à Ciudad Obregón, ville du golfe de la Californie, pour rencontrer la communauté de Yaquis. Avant d’entrer dans ce « pays (kuni) dans le pays » – en somme, une petite société dans une plus grande –, Tsurumi avait été mis en garde par les Mexicains aux yeux de qui les Yaquis étaient paresseux et dangereux. Après les avoir rencontrés, il admet qu’ils sont méfiants, mais voit une raison historique à cette méfiance. Il a même apprécié « leur souple aptitude à saisir la réalité et leur résistance persévérante », ayant lutté contre « l’invasion espagnole » puis « les attaques de l’armée mexicaine » (Tsurumi, 1991d, p. 43-46). Il note que la prière des Yaquis est adressée à la Vierge Marie et que rien dans leur chapelle ne rappelle les anciennes divinités d’avant la mission chrétienne. Il formule l’hypothèse que la survie des Yaquis serait due à la sagesse des Mexicains, qui n’ont pas osé entreprendre leur assimilation forcée et ont plutôt opté pour une ouverture à leurs traditions locales. C’est ainsi que « les Yaquis existent aujourd’hui comme une petite nation (kokka) dans une plus grande, et qu’ils maintiennent des communications avec leurs homologues, qui vivent eux-mêmes comme une nation dans une plus grande, mais sur un autre territoire ». Tsurumi fait ici allusion au fait que les Yaquis habitent aussi sur le territoire américain, bien qu’il ne soit pas lui-même allé les voir. Pour Tsurumi, les Yaquis vivent en premier lieu dans leur propre société, disposant de presque toutes les fonctions d’une nation tout en étant englobés par de plus grandes nations. La « petite société », comme la petite nation, protège ses membres contre les assauts des États tout en agissant vis-à-vis d’eux à la façon d’un État : il en conclut que cette « double situation à l’égard de l’État suggère un nouveau modèle dans un monde à venir » (Ibid., p. 51)[9].

Il est possible d’établir une sorte de parallèle entre le séjour de Tsurumi au Mexique et celui qu’il a effectué au Canada, car ils lui ont permis d’entreprendre symboliquement le « siège » des États-Unis par le Sud et par le Nord, et de se rappeler ses expériences de jeunesse. D’un point de vue structural, les rapports entre le Mexique et les Yaquis correspondent bien aux rapports entre le Canada et les Mohawks. Or, cette « double situation à l’égard de l’État » ne s’applique-t-elle pas aussi aux Canadiens français ou Québécois? La logique voudrait que oui, et pourtant, si l’on s’en tient aux écrits de Tsurumi, son empathie est plus évidente pour les Amérindiens et semble absente pour les Québécois.

Les origines amérindiennes de la Révolution française?

Revenons sur l’épisode de l’interdiction de passer la frontière en raison de l’absence de visa. Après un appel téléphonique du jeune Phaneuf, trois Mohawks sont venus en territoire canadien rencontrer Tsurumi. Le chef Francis Lawrence était accompagné de deux Autochtones, Napoléon et Franklin de leur nom de baptême, mais ils utilisaient aussi leurs noms mohawks originaux. Tous avaient été désignés comme chefs par les femmes âgées de leur communauté, suivant les coutumes mohawks. Ils racontèrent comment leur société avait été envahie par les Blancs venus d’Angleterre, et que cela n’avait pas conduit à leur fin parce qu’ils avaient conservé leur langue; si cela devait arriver, langue et pays disparaîtraient ensemble. Lawrence lui-même avait eu à réapprendre le mohawk après son retour dans la réserve en vue de le transmettre à ses enfants. Il dit à notre auteur : « Nous devons négocier avec deux États, le Canada et les États-Unis. Pour être efficaces nous devons connaître leurs lois et nous revendiquons nos droits comme Canadiens. Mais nous pensons au fond que notre réserve est déjà un État » (Tsurumi, 1991e, p. 451). Lawrence a même présenté à Tsurumi une hypothèse étonnante sur l’origine de la Révolution française : Benjamin Franklin aurait été un observateur attentif des moeurs mohawks au sein desquelles régnait une vie politique démocratique; devenu ministre plénipotentiaire des États-Unis à Paris, il aurait exporté la démocratie des Mohawks en France, causant ensuite la grande révolution. Napoléon a ensuite diffusé les idéaux de la Révolution française en Europe et dans le monde. Pour Lawrence et Tsurumi, Benjamin Franklin incarne moins l’esprit du capitalisme qu’un pragmatisme souple apte à intégrer la sagesse des Autochtones.

Un autre jour, le jeune Phaneuf a présenté à Tsurumi le leader du mouvement autochtone George Manuel qui lui a remis, nous l’avons vu, le livre intitulé The Fourth World. Phaneuf, Lawrence et Manuel considéraient Tsurumi comme un camarade, conduisant ce dernier à se demander si les Japonais pouvaient devenir autochtones.

Les Mohawks ne sont pas les seuls à avoir été privés de leur autonomie politique. Dans les deux Amériques, en Europe, en Afrique, en Asie, y compris au Japon, des peuples ont subi la même privation. Il serait difficile dans la pratique de rendre à tous ces peuples la souveraineté qu’ils réclament. Cependant, les idées européennes élaborées au 19e siècle, voulant que la stabilité du monde repose sur l’établissement du système des États-nations, n’ont plus la même prégnance. Les deux guerres mondiales, l’apparition de l’énergie nucléaire et la pollution industrielle un peu partout sur le globe ont rendu, en effet, difficile la réalisation de cet objectif initial.

Tsurumi, 1991f, p. 405

Tsurumi pense que les limites du modèle classique de souveraineté de l’État sont désormais atteintes. Pour se défendre contre les abus du puissant pouvoir de l’État, dit-il, il est nécessaire de s’appuyer sur l’intériorité de l’individu – comme une insularité personnelle –, mais aussi sur les coutumes d’autogestion enracinées dans toute vie sociale locale. Ce sont précisément les « petites sociétés » au sein desquelles s’effectue la mobilisation des citoyens qui peuvent contester ces abus. Quand on considère les engagements citoyens de Tsurumi, on devine qu’il était déjà acquis à cette idée vers les années 1960, il serait donc erroné de dire que son séjour à Montréal, effectué à l’âge de 57 ans, lui ait ouvert les yeux et opéré une réorientation majeure dans sa vie. Il nous semble cependant pertinent de dire que ses rencontres au Québec ont permis de réaffirmer et de développer davantage cette idée.

Nous avons signalé plus haut l’embarras de Tsurumi devant les leaders autochtones. C’est qu’il était frappé par « le pouvoir d’imagination » et « le droit de rêver » de George Manuel et de Francis Lawrence qui s’activaient non seulement à défendre leur réserve, mais aussi à se lancer dans des négociations avec les sociétés plus grandes qui englobaient la leur, plus petite. Il se rappelait en outre l’histoire de l’aventurier métis canadien Ranald MacDonald (1824-1894); la mère de ce dernier l’avait instruit sur ses ancêtres de l’autre côté du Pacifique, ce qui l’avait incité à monter à bord d’un baleinier américain pour traverser l’océan. Ayant débarqué sur l’île de Rishiri à Hokkaido en 1848, il avait été chaleureusement accueilli par les Aïnous. Il avait cependant ensuite été arrêté par les fonctionnaires japonais et renvoyé aux États-Unis. Tsurumi se demande alors si les Japonais ont ressenti en retour l’affection que leur portaient les Autochtones canadiens. Japonais, Américains et Canadiens ont eu tendance à représenter très négativement les premiers peuples des Amériques et, pour Tsurumi, cette tendance en dit plus long sur la négativité des Blancs que sur les Amérindiens eux-mêmes. Il est donc nécessaire de renverser la perspective : en devenant « Indiens », les Japonais pourraient partager leur « force d’imagination et aller au-delà de la réalité » (Tsurumi, 1991e, p. 454-457).

Nous avons montré dans cet article que Shunsuke Tsurumi était un pourfendeur du nationalisme impérial mais un défenseur du patriotisme et un sympathisant des « petites sociétés ». Résumons les caractéristiques de la petite société qu’il fait siennes. Lecteur de Kropotkine dès son adolescence, il identifie une socialité minimale dans l’aide mutuelle et les affinités spontanées entre les personnes résistant aux interventions de l’État-nation. L’hospitalité qu’il a reçue dans la famille Young pendant son séjour américain est un bel exemple de lien affinitaire, mais il apprécie aussi la vie dans les villages japonais en raison de l’indulgence et de la tolérance qui s’exercent entre leurs membres, ainsi que de leur fermeture au monde extérieur qui leur permet de ne pas être « contaminés » par les excès de l’État. Le mouvement citoyen des années 1960 recèle aussi un élément de la « petite société » pour Tsurumi, en ce qu’il défend la vie sociale locale. Celui-ci a approfondi sa réflexion à travers ses cours à l’Université McGill en 1979 et 1980 sur l’histoire intellectuelle et culturelle du Japon, mais surtout à travers ses échanges avec les Mohawks. Si tous ces éléments semblent différents, c’est parce que notre auteur n’a pas développé sa théorie sur les petites sociétés. L’enjeu pour nous était justement de mettre en harmonie ces divers éléments en relisant les textes de Tsurumi sous l’angle des « petites sociétés » tout en gardant à l’esprit la comparaison et le dialogue avec le cas québécois.

Quand Tsurumi est venu à Montréal à la veille du premier référendum de 1980, il aurait dû ou pu s’intéresser davantage à la question nationale du Québec, mais il ne l’a pas fait, ni directement, ni explicitement. Ses réserves s’expliquent peut-être par la courte durée de son séjour ou par son âge déjà avancé, mais peut-être aussi par les différences de contexte intellectuel entre le Québec et le Japon autour de la question du nationalisme, et par le peu d’échanges universitaires à l’époque entre les deux pays. Dans le monde intellectuel japonais aux alentours de 1980, le nationalisme logeait à la droite de l’échiquier politique où l’on rêvait d’un Japon grande puissance économique, tandis qu’une partie de la gauche s’intéressait aux petites sociétés ethnoculturelles au sein du pays. En revanche, au même moment dans le monde intellectuel québécois, le nationalisme indépendantiste était progressiste, de gauche. Malgré cette différence importante entre les deux univers intellectuels, nous avons dégagé des similitudes entre les arguments de Tsurumi et ceux d’intellectuels québécois. Ainsi, notre auteur japonais partage avec Charles Taylor non seulement l’idée que toute nation n’a pas à devenir État pour se perpétuer, mais aussi celle voulant qu’une nation se définisse d’abord par une langue commune comme le montre la dénonciation par Tsurumi de la politique japonaise privant les Coréens de l’usage de leur langue. Le rapprochement entre Tsurumi et Dimitri Roussopoulos se trouve dans l’idée que l’État nation s’impose artificiellement d’en haut, et dans l’importance accordée à la diversité culturelle et nationale, puisque Tsurumi reconnaît la légitimité du nationalisme d’Okinawa et des zainichi. Quant aux peuples premiers du Québec, Tsurumi retient des Mohawks et des auteurs du Quatrième Monde, la sagesse et la persévérance qui permettent de survivre, en marge des grands États nations.