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Que ce soit dans le champ universitaire, dans le champ (gauche) politique ou dans le tiers secteur, les communs sont envisagés depuis une bonne dizaine d’années maintenant, et par un nombre grandissant d’acteurs, comme un remède, au moins partiel, aux difficultés d’ordre écologique, social ou même politique qui affectent nos sociétés (Akbulut, 2017; Bollier, 2014; Coriat, 2015; Dardot et Laval, 2014; Federici, 2018; Fournier, 2013). À écouter ou lire certains de leurs promoteurs enthousiastes (dont l’un des auteurs de ces lignes), ils feraient même pratiquement figure de solution miracle à tous nos problèmes! Mais, de quoi s’agit-il exactement? La réponse à cette question n’est pas simple, pour au moins deux raisons, nous semble-t-il.

Premièrement, les communs sont en quelque sorte victimes de leur succès. De plus en plus d’initiatives concrètes, en apparence très diverses, revendiquent cette appellation. Ce foisonnement rend difficile l’appréhension du phénomène. D’autant que ce dernier intéresse des observateurs eux-mêmes issus d’horizons variés, notamment sur les plans intellectuel et politique. Conséquence : les significations données à cette notion de « communs » s’avèrent plutôt hétéroclites. C’est ainsi que pour certains, s’inscrivant dans la perspective économique ouverte par Elinor Ostrom, les communs sont d’abord une manière d’utiliser collectivement des ressources rares, naturelles ou artificielles, de façon parfois plus efficace que l’entreprise privée ou l’État (Ostrom, 2010; Coriat, 2015). Pour d’autres, qui se situent plutôt dans une perspective historique et juridique, les communs sont la redécouverte d’une forme de « propriété oubliée » en Occident depuis l’émergence du capitalisme, garantissant aux membres d’une collectivité donnée un accès partagé à des ressources cruciales (Saint-Victor, 2014; Maurel, 2019). Pour d’autres encore, les communs reposent en dernière analyse sur un principe politique révolutionnaire consistant à rendre inappropriable ce qu’il nous faut pour vivre, et à l’administrer de manière rigoureusement démocratique et égalitaire, dans un rapport de coresponsabilité, ce qui devrait nous permettre in fine de nous émanciper de la domination capitaliste (Dardot et Laval, 2014; Akbulut, 2017). Ces approches ne sont pas absolument antinomiques entre elles, mais ne convergent pas cependant vers une définition commune et univoque de notre objet.

Deuxièmement, tout se passe comme si les mots qui permettraient d’élaborer une telle définition faisaient défaut. Quant à ceux qui sont généralement utilisés dans ce but, ils tendent bien souvent à créer de la confusion. C’est le cas en particulier de notions comme celles de « bien commun », de « chose commune » ou de « bien public », mais aussi d’un ensemble de termes qui partagent avec la notion de commun une même racine et que nous utilisons plus couramment, tels que : « commune », « communauté », « communisme », « communal ». Force est en tout cas de constater que les théoriciens des « communs » consacrent de nombreuses pages à tenter de clarifier le sens qu’ils donnent à ce terme, en le situant par rapport à ces notions voisines que nous venons d’évoquer. Notre hypothèse est que, pour une part au moins, ces difficultés tiennent au fait que les « communs » sont incompatibles avec l’idéologie dominante de nos sociétés ou même avec l’imaginaire de la civilisation occidentale moderne. Ils entrent en contradiction avec ce que Cornelius Castoriadis nommait les « significations imaginaires sociales » sur lesquelles se fonde notre monde (Castoriadis, 1975). Les communs n’ont pas seulement été détruits en pratique par le capitalisme libéral, mais aussi par le socialisme réellement existant, qui s’en est abondamment nourri. Au moins jusqu’à récemment, ils étaient devenus en quelque sorte impensables sur le plan théorique, au terme d’un travail de déconstruction intellectuel systématique mené en particulier par les fondateurs de la « pensée économique » (voir Polanyi, 1983; Dumont, 1985; Saint-Victor, 2014; Maurel, 2019) et dont l’article de Garett Hardin, « La tragédie des biens communs » (Hardin, 1968), constitue l’une des manifestations les plus (tristement) célèbres. Si bien que nous éprouvons aujourd’hui bon nombre de difficultés à appréhender correctement cette forme de vie sociale. Lorsqu’il s’agit d’en souligner les spécificités, les mots eux-mêmes paraissent nous manquer, et la confusion tend à l’emporter. En témoigne, par exemple, cette question souvent entendue au Québec, en provenance d’auditoires auxquels on venait d’essayer de présenter les communs : « Mais, vous êtes donc communiste? »

La question « Qu’est-ce qu’un commun? » reste posée et c’est le premier objectif de cet article que de tenter d’y apporter une réponse susceptible de clarifier un peu les choses. Un tel objectif vaut pour lui-même, mais s’impose aussi comme un prérequis pour affronter de manière un tant soit peu rigoureuse une seconde question qui émerge généralement de toute conversation sur ce thème : « En quoi les communs pourraient-ils constituer un remède particulièrement efficace pour faire face aux crises économiques qui affectent nos sociétés? », ainsi que l’affirment plusieurs de leurs promoteurs. La deuxième raison d’être de cet article est de contribuer également à nourrir la discussion à ce sujet, en soulignant non seulement les apports potentiels des communs, mais aussi leurs limites, dans la perspective d’une émancipation à l’égard d’un monde dominé par les marchands et leurs marchandises, ou de ce que Marx appelait la « tyrannie de la valeur ».

En guise de réponse à la première question, nous proposons un idéal-type du commun, inspiré notamment des travaux d’Elinor Ostrom (2010), de Pierre Dardot et Christian Laval (2014), mais aussi de marxistes autonomistes tels que Massimo De Angelis et Silvia Federici (Akbulut, 2017). Élaboré dans une perspective sociologique, cet idéal-type est également le fruit de nos observations et de notre participation, au cours des dernières années, à divers communs au Québec.

D’ailleurs, et dans un deuxième temps, nous confrontons cet idéal-type à plusieurs initiatives collectives que nous avons eu l’occasion d’étudier à Montréal récemment (BECS, La Remise, Champ des possibles, Upop Montréal, Solon, Mobilisation 6600 MHM, Milton Park). Cette partie, la plus copieuse de notre article, sera notamment l’occasion de souligner qu’au-delà de la diversité des formes phénoménales prises par ce que nous appelons la « communalisation », celle-ci est avant tout synonyme d’autonomisation, ce qui suppose, on le verra, de tendre vers l’autoproduction.

Nous serons alors en mesure d’aborder la seconde question qui nous préoccupe : « En quoi les communs offrent-ils une voie de sortie privilégiée du capitalisme? » Pour développer notre réponse, nous procédons à nouveau en deux temps. Tout d’abord, nous soutenons que la communalisation participe de ce qu’Erik Olin Wright nomme une stratégie interstitielle de lutte anticapitaliste (Olin Wright, 2017). Ensuite, nous faisons valoir les atouts que présentent les communs dans cette perspective, par comparaison avec d’autres pratiques typiques d’une telle stratégie, en particulier les coopératives, d’une part, et les communautés intentionnelles, d’autre part.

Pour finir, et en revenant sur les sept cas présentés dans la deuxième partie de l’article, nous nous intéressons à certaines des limites de la communalisation comme moyen de libérer nos vies de la domination capitaliste. Nous montrons notamment en quoi ces initiatives collectives, aussi cohérentes soient-elles, restent toujours menacées d’être « récupérées » et dénaturées par la dynamique capitaliste, ou alors de disparaitre par épuisement. Nous indiquerons quelques-unes des conditions auxquelles ces risques peuvent être réduits, à défaut de pouvoir être éliminés.

Vers un idéal-type de la communalisation

Pour tenter de contribuer à clarifier notre compréhension des communs, nous proposons ici de les aborder non plus dans une perspective économique (Ostrom), juridique (Maurel) ou politique (Dardot et Laval), mais sociologique, une perspective donc plus englobante et surtout plus attentive aux manières d’agir et de penser habituelles sur lesquelles reposent les « communs ». Nous envisageons ces derniers comme un phénomène social ou, plus précisément, une forme de vie sociale en pleine résurgence actuellement au moins dans les sociétés occidentales. Et, pour commencer à la déterminer, partons de la définition liminaire qu’en propose David Bollier, l’un des principaux promoteurs du phénomène actuellement : « […] un commun, c’est : une ressource + une communauté + un ensemble de règles sociales. Ces trois éléments doivent être conçus comme formant un ensemble intégré et cohérent » (Bollier, 2014, p. 27). Cette caractérisation minimale, souvent reprise, s’inscrit dans le prolongement du travail d’Elinor Ostrom, mais n’est pas incompatible avec l’approche sociologique que nous adoptons. Toute la question est évidemment de savoir en quoi consistent ces « règles sociales » dont parle Bollier, et que lui-même ne circonscrit que de manière vague et extensive. En nous inspirant, d’une part, des principaux travaux déjà évoqués sur les communs et, d’autre part, de nos observations empiriques[1], nous soutenons que ces règles obéissent essentiellement à quatre grands principes : autoproduction, communalisation, démocratisation, coopération. Ce qui nous conduit à proposer un idéal-type du « commun » présentant quatre traits principaux, que nous allons définir, tout en soulignant en quoi ils entrent en contradiction ou en tension avec l’imaginaire occidental moderne[2].

Autoproduction

Un « commun », c’est d’abord un collectif d’êtres humains qui se rassemblent dans le souci de satisfaire une aspiration commune, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Il peut s’agir de se nourrir, s’abriter, se soigner, se réjouir, se protéger, se récréer ou de n’importe quel autre dessein, mais sans recourir à des marchandises, que celles-ci d’ailleurs soient produites par des entreprises privées ou par des institutions publiques. Le commun est en premier lieu synonyme d’autoproduction ou d’autoconsommation. Il est aspiration à l’autosubsistance et, plus largement, à l’autonomie, c’est-à-dire à la possibilité de décider collectivement de nos manières de vivre. Il est refus de l’hétéronomie à laquelle nous condamne le fait de dépendre pour vivre d’avoir à consommer des marchandises que l’on n’a pas produites et à produire des marchandises que l’on ne consommera pas (Mies, 2000). Il est rejet de la médiation marchande, tentative pour abolir ou au moins atténuer la frontière qui s’est constituée sous le capitalisme entre production et consommation. Ce premier principe entre en contradiction frontale avec le fait, comme le soulignait Günther Anders, que « notre vie à tous est doublement aliénée : elle n’est pas seulement faite de travail sans fruit mais aussi de fruits obtenus sans travail » (Anders, 2002, p. 229). Autrement dit, nos existences dépendent étroitement aujourd’hui de ce qu’Ivan Illich (2004) nommait un « mode de production hétéronome ». Et non seulement nous le tolérons et le vivons sur le mode de l’évidence, mais nous avons même tendance à le valoriser. C’est d’abord cette composante de notre imaginaire actuel que remet en question le principe d’autoproduction.

Communalisation

Deuxième principe essentiel du commun : les moyens ou les richesses qui sont mobilisés pour satisfaire l’aspiration commune, qu’il s’agisse d’éléments tangibles (territoire, matières inertes, êtres vivants non humains, bâtiments, outils…) ou intangibles (savoirs divers, créations culturelles…), ne font l’objet d’aucune appropriation, au moins au sens que la « société bourgeoise » donne à ce terme. Le collectif entretient d’abord un rapport de responsabilité vis-à-vis de ces moyens, qui sont partagés équitablement entre ses membres. C’est ce que nous proposons de nommer le principe de communalisation, qui est refus de la propriété privée (dominium), mais aussi de la propriété collective (imperium), donc rejet de toute souveraineté absolue exercée par des humains sur des « existants » non humains (Dardot et Laval, 2014). Ce deuxième principe entre aussi en contradiction directe avec nos « significations imaginaires sociales », qui tendent à nous faire envisager la privatisation ou l’étatisation comme les deux seuls rapports possibles que nous pourrions entretenir avec les êtres autres qu’humains, vivants ou non. La propriété constitue plus que jamais une évidence pour nous aujourd’hui, a fortiori alors que déferle une seconde vague d’enclosures sur les sociétés du Nord global (Federici, 2014). Dans ce contexte, la non-propriété ou la limitation des rapports d’appropriation que l’on trouve au fondement des communs a quelque chose de profondément subversif.

Démocratisation

Troisième principe caractéristique de notre idéal-type du commun : la démocratisation. Ce ne sont pas seulement les moyens de l’activité déployée par le collectif qui sont partagés, mais aussi les décisions. Celles qui concernent les usages et l’entretien de ces moyens (usus), celles aussi qui touchent à la distribution des fruits de cette activité (fructus), celles enfin qui visent à assurer le bon « fonctionnement » du collectif en général. Ces décisions sont partagées de manière égalitaire : chaque membre du collectif dispose en principe d’un pouvoir équivalent à celui des autres, suivant la règle « un humain = une voix ». Ce troisième principe est sans doute moins contradictoire que les deux premiers avec l’imaginaire dominant au sein de nos sociétés. Après tout, ces dernières revendiquent encore avec un certain succès d’être qualifiées de « démocratiques ». Par ailleurs, plusieurs organisations qui oeuvrent dans le tiers secteur, à commencer par celles que l’on nomme des « coopératives », prétendent également être dirigées de manière démocratique. Il n’en reste pas moins qu’un tel « mode de gouvernance », comme on dit aujourd’hui, demeure l’exception plutôt que la règle parmi les collectifs humains que l’on rencontre dans notre monde. Par ailleurs, et comme l’a excellemment montré Jacques Rancière, le principe démocratique fait en réalité l’objet d’une haine profonde non seulement de la part de celles et ceux qui prétendent nous gouverner, mais aussi de la part du plus grand nombre (Rancière, 2005).

Coopération

Quatrième trait essentiel du commun : la coopération. Au sein du collectif sont privilégiés des rapports d’entraide entre les membres. En principe, la relation d’entraide suppose la cession à autrui d’un « bien » quelconque (temps, énergie, monnaie, ressource matérielle, savoir…) sans garantie de recevoir une contrepartie de quelque sorte que ce soit et sans y être formellement contraint par quiconque[3]. Mais, on ne parlera d’entraide ou d’aide mutuelle que lorsque ce type d’acte sera réciproque, soit directement (le bénéficiaire est le donneur initial), soit indirectement (le bénéficiaire est un ou plusieurs autres membres du collectif) (Cordonnier, 1997). Autrement dit, le commun repose au moins en partie sur des rapports de don (Testart, 2007). Il exclut en tout cas les rapports d’exploitation entre humains que sont non seulement l’esclavage et le servage, mais aussi le salariat. Cette exclusion peut être envisagée également en ce qui concerne les rapports entre humains et non-humains (faune et flore), comme c’est le cas par exemple en matière de permaculture. Comme la démocratisation, la coopération n’est pas un principe totalement étranger à notre imaginaire. Toutefois, il faut bien reconnaitre que les relations prédominantes au sein des principaux collectifs dont nous sommes membres, à commencer par les entreprises, sont des relations de domination et de concurrence. Ce qui tend à nous faire envisager l’entraide comme quelque chose d’exceptionnel, voire d’impossible (Kropotkine, 2001; Caillé, 1989; Godbout, 1995; Servigne et Chapelle, 2017).

Autoproduction, communalisation, démocratisation et coopération : tels sont donc, selon nous, les principes fondamentaux sur lesquels reposent les « règles sociales » constitutives d’un commun. Les mises en garde de Weber à l’égard de ce qu’est un idéal-type s’appliquent évidemment à celui que nous proposons ici : « On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie » (Weber, 1992, p. 173). Cependant, nous pensons que ce « tableau de pensée » ou cette « caricature raisonnée », comme disait encore Weber, permet de saisir la signification essentielle de ce « retour des communs » (Coriat, 2015) auquel nous sommes de plus en plus nombreux à nous intéresser aujourd’hui. Par ailleurs, nous avons pris soin, pour nommer les quatre traits qui nous semblent les plus distinctifs de ce phénomène social, de nominaliser les verbes en leur ajoutant le suffixe « -tion ». Notre intention est de souligner ainsi que le « commun » est moins un état qu’un mouvement ou une tentative pour s’inventer des manières de vivre qui visent à combiner l’autoproduction, la communalisation, la démocratisation et la coopération. On ne trouvera donc effectivement aucun commun « pur » dans le monde social, mais de nombreuses formes de communalisation, terme auquel nous proposons de recourir pour désigner aussi le phénomène dans son ensemble, et qui nous semble constituer une traduction adéquate du très pertinent commoning qu’offre la langue anglaise.

De la diversité des formes de communalisation : études de cas montréalais

Ces précisions étant données, quels phénomènes pouvons-nous observer dans nos sociétés qui témoignent effectivement de cette aspiration contemporaine à la communalisation? Équipés de notre idéal-type, nous voudrions à présent explorer et discuter d’un certain nombre de cas empiriques que nous avons eu l’occasion d’approcher ces dernières années sur le territoire de l’Île de Montréal. Bien que nous nous soyons intéressés de près au désormais célèbre « Bâtiment 7 », nous n’en parlerons pas ici puisqu’il en est largement question dans d’autres contributions de ce numéro thématique. Nous nous concentrerons sur les exemples suivants : la Communauté Milton Parc, Le Champ des possibles, Mobilisation 6600 MHM, La Remise, l’Upop Montréal, BECS et Solon[4]. Cela nous permettra de souligner que les communs peuvent prendre de multiples formes, tout en partageant les uns avec les autres les mêmes raisons d’être fondamentales.

La Communauté Milton Parc

Située à l’Est de l’Université McGill à Montréal, la Communauté Milton Parc (CMP) est un regroupement de quinze coopératives et de six OBNL, logeant plus de 1 500 personnes au sein de 616 unités d’habitation, ce qui en fait la plus importante entité de ce genre au Canada. Créée au début des années 1980, la CMP est le fruit d’une lutte de plus de 10 années, menée par des habitants de ce quartier contre un projet immobilier de grande ampleur qui aurait entrainé la destruction de leurs logements et leur probable expulsion du quartier à cause de hausses de loyer. Certes, les logements souvent anciens qui font partie de la CMP n’ont pas été construits par leurs occupants et ils n’ont pu être rachetés au départ à leurs propriétaires qu’avec une aide de l’État, par l’intermédiaire de la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL). Toutefois, en défendant leur milieu de vie et en prenant en charge collectivement sa préservation, les membres de la CMP se sont bel et bien engagés dans une démarche d’autoproduction. Il s’agissait, et il s’agit toujours, d’habiter ensemble un quartier du centre-ville de Montréal à un coût abordable, et ce de manière aussi autonome que possible (Illich, 2005b). Cette autonomie leur est garantie par le fait que les prêts de la SCHL ont aujourd’hui été remboursés. Surtout, ces habitations ont été placées sous un régime juridique très original, proche dans l’esprit de celui des fiducies foncières communautaires, qui empêche de facto leur revente sur le marché. Elles ont été en somme communalisées. Par ailleurs, les décisions concernant la CMP sont prises au sein du syndic de copropriété, qui présente la particularité d’être composé uniquement de personnes morales : les 15 coopératives et les 6 OBNL. Les décisions concernant chacune de ces entités sont prises par leurs CA respectifs. Le principe de démocratisation est donc aussi à l’oeuvre au sein de la CMP, et ce dans le respect de l’autonomie de chacun des paliers décisionnels, comme l’observait d’ailleurs Elinor Ostrom à propos des ensembles de communs. Quant au principe de coopération, il est inscrit au moins dans les statuts juridiques des 15 coops que compte la communauté. Mais, les OBNL offrent par ailleurs des chambres à prix modique, ce qui relève également d’une forme d’entraide. Au total, la CMP présente donc les principales caractéristiques d’un commun. Paradoxalement assez peu connue des Montréalais (en particulier des francophones), elle fait pourtant figure de modèle ailleurs dans le monde.

Les amis du Champ des possibles

Situé dans le quartier du Mile End à Montréal, le « Champ des possibles » est une friche urbaine qui jouit du statut d’« espace vert » depuis 2013. L’une des originalités de ce lieu public appartenant à la Ville de Montréal est qu’il est pris en charge par un OBNL, nommé « Les amis du Champ des possibles », en cogestion avec la municipalité[5]. C’est l’aboutissement de l’action d’un collectif de riverains qui avaient pris l’habitude d’utiliser cette friche appartenant au Canadien Pacifique comme lieu de détente et de promenade, avant qu’un projet de stationnement d’autobus ne menace de faire disparaitre cet espace de verdure et de liberté. Avec le soutien de la mairie d’arrondissement, ce collectif a finalement obtenu que l’espace soit racheté par la municipalité et laissé en l’état, pour constituer une « réserve de biodiversité », en pleine ville. Il s’est engagé par la même occasion à prendre en charge l’entretien des lieux. En somme, cette ancienne gare de triage du CP a été communalisée, même si la municipalité en est désormais propriétaire, et l’on peut considérer que « Les amis du Champ des possibles » autoproduisent l’espace vert dont ils éprouvaient le besoin. Nous avons donc bien ici les deux principaux traits de ce qui caractérise un commun. Par ailleurs, l’organisme s’efforce d’imposer une gestion démocratique du lieu, y compris aux instances municipales avec qui il travaille et qui n’y sont pas forcément accoutumées : « On est un peu le caillou dans la chaussure de l’administration qui a ses procédures, ses manières de faire alors que nous avons un tout autre mode de fonctionnement » (répondant 2), remarque à ce sujet l’un des membres du CA que nous avons rencontrés. Enfin, l’entretien du « champ » repose essentiellement sur un travail bénévole, tantôt spontané, tantôt planifié, dans le cadre de rapports d’entraide. Un certain nombre de corvées sont ainsi organisées pour nettoyer les lieux, mais aussi contribuer à en enrichir la biodiversité. Toutefois, l’OBNL cherche avant tout à susciter des initiatives spontanées, en favorisant chez les usagers du « champ » un sentiment de coresponsabilité vis-à-vis de ce site. À nouveau, les quatre dimensions de notre idéal-type semblent donc présentes dans le cas de cet espace public.

Mobilisation 6600 MHM

Le cas de cette mobilisation populaire dans le secteur de Mercier-Hochelaga Maisonneuve n’est pas sans rappeler celui du « Champ des possibles ». Là encore, il s’agit pour un collectif de riverains et de militants de défendre un ancien site industriel progressivement réinvesti depuis vingt ans par des végétaux et des animaux sauvages, ainsi que par des humains en quête d’espace vert, une denrée fort rare dans ce coin de Montréal[6]. Toutefois, le lieu qui se trouve au coeur de ce conflit « écologico-distributif », comme dirait l’économiste Joan Martinez-Alier (Martinez-Alier, 2014), est bien plus vaste : 232 000 m2 contre seulement 9 000 m2 pour « Le Champ des possibles ». Par ailleurs, les chances pour que cette friche devienne à son tour un espace public sous gestion citoyenne semblent aujourd’hui très minces. Parmi les propriétaires du terrain, on compte notamment l’entreprise Ray-Mont Logistiques qui souhaite tirer parti de la proximité du port de Montréal et d’infrastructures ferroviaires et routières pour y installer un terminal de transbordement de conteneurs. Outre la fermeture de la friche au public et la destruction de la nature sauvage qui s’y trouve, ce projet devrait se traduire par un va-et-vient permanent de camions et de trains aux abords du site. C’est ce qui a déclenché la mobilisation populaire et la collecte de 6 600 signatures (sur les 5 000 requises) pour exiger que ce projet industriel fasse l’objet d’une consultation publique orchestrée par l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM). En tant que propriétaire légal du site, Ray-Mont Logistiques semble en position de force dans ce conflit. Il n’a d’ailleurs pas pris la peine de se présenter devant l’OCPM, tout en réclamant à la ville 373 millions de dollars en guise de dédommagements pour les retards induits par les tentatives de blocage du projet. Quoi qu’il en soit, Mobilisation 6600 MHM constitue, dans son principe, un essai d’autoproduction d’un espace vert, au coeur d’un quartier particulièrement défavorisé en la matière. Mais, ce que ces riverains et militants s’efforcent de communaliser ne se réduit pas à un espace. Ce qu’ils visent à produire ensemble et à partager, c’est également un air respirable et pas trop saturé d’ondes sonores. Le silence peut aussi être envisagé comme un commun, ainsi que le suggérait Ivan Illich (Illich, 2005a). Enfin, cette mobilisation repose autant que faire se peut sur la base d’une prise de décision démocratique et sur des rapports d’entraide, mais reste pour le moment dénuée de statut et de structure juridique.

La Remise, bibliothèque d’outils

Créée en 2015, par des résidents de Villeray impliqués dans le mouvement des « Villes en transition » (Hopkins, 2010), la Remise est une coopérative de solidarité à but non lucratif qui offre la possibilité d’emprunter toutes sortes d’objets domestiques, dont des outils, d’utiliser des ateliers collectifs et leur machinerie, ainsi que d’acquérir certains savoirs pratiques (techniques du bois, couture, entretien de bicyclette…). L’organisme compte aujourd’hui environ 5 000 membres et commence à essaimer ailleurs dans Montréal. Sa raison d’être fondamentale est de permettre aux adhérents de satisfaire par eux-mêmes et pour eux-mêmes un certain nombre de leurs besoins en matière de réparation et de fabrication, sans recourir à des services professionnels offerts sur le marché. L’autoproduction est donc au principe de sa « mission ». Par ailleurs, les moyens mobilisés pour accomplir celle-ci font l’objet d’un travail de communalisation. Ces moyens sont constitués d’outils empruntables, d’espaces de travail équipés de machines et de savoirs techniques offerts par des membres. Ils sont accessibles moyennant l’adhésion à la coopérative (10 $ pour les membres) et le paiement d’un abonnement à la bibliothèque d’outils ou d’une participation aux frais de fonctionnement pour l’accès aux ateliers et aux formations. « À la Remise, on ne loue pas des objets, on les emprunte » (répondant 4), insiste l’une de ses coordinatrices, manière de souligner qu’il s’agit de mettre en partage ces biens, plutôt que de vendre un service. En outre, un tarif « solidaire » permet aux membres les plus aisés de contribuer à rendre accessible la bibliothèque d’outils au plus grand nombre. La prise de décision au sein de l’organisme est d’autant plus démocratique qu’il s’agit d’une coopérative de solidarité, dont le conseil d’administration doit par conséquent être constitué d’utilisateurs, de travailleurs et de membres de la communauté avoisinante. Enfin, l’entraide ou la coopération jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement de ce collectif. Certes, depuis peu et après moult hésitations, il a été décidé d’embaucher des salariés (deux et bientôt trois, semble-t-il). Il reste que les services proposés sont produits dans une très large mesure par du travail bénévole, réalisé par une centaine de personnes au total. Une grande partie des objets empruntables ont par ailleurs été donnés à la Remise, dont la création a été rendue possible en partie grâce à une campagne de sociofinancement (23 864 $ obtenus en un mois, soit 108 % de l’objectif).

Upop Montréal

Créée en 2010, l’Upop Montréal est aujourd’hui un OBNL qui offre à quiconque souhaite les suivre des cours entièrement gratuits, dans des bars, des cafés, des librairies ou des bibliothèques publiques, et ce dans tous les domaines du savoir (sciences, philosophie, arts, etc.). À ce jour, environ 150 cours de niveau universitaire ou préuniversitaire ont été donnés par des enseignants bénévoles à un total de plus 20 000 auditeurs libres. Chaque cours est dispensé en général sur plusieurs séances (entre 3 et 7 le plus souvent), soit pendant l’automne, soit pendant l’hiver et le début du printemps. Aucune inscription n’est requise. Il suffit de se présenter à l’heure prévue sur les lieux où le cours doit se donner. En lui-même, l’OBNL ne correspond pas à notre idéal-type du commun – ce ne sont pas en effet les « étudiant(e)s » qui décident et réalisent le travail d’organisation des enseignements qu’ils suivent. En revanche, chaque cours offert dans ce cadre relève d’une forme de communalisation. Pour les participants, professeur et auditoire, il s’agit de partager un certain type de savoir et d’y réfléchir ensemble. L’une des règles importantes de l’Upop est que le temps réservé à la discussion collective doit être au moins égal au temps réservé à l’exposé de l’enseignant (1 heure, généralement). Les « étudiants » ne viennent pas consommer passivement des connaissances. Par conséquent, on peut à juste titre parler ici d’une forme d’autoproduction. À tout le moins, ce qu’il se passe dans ces cours est à contrecourant de ce que tendent à devenir nos universités : des usines à diplômes, destinées à des humains soucieux d’abord d’augmenter leurs chances de succès dans la « lutte des places » que nous impose le capitalisme néolibéral. Inspirée des universités populaires européennes, l’Upop vise avant tout à démarchandiser le savoir et à stimuler l’esprit critique. On y vient dans le but d’y apprendre par et pour soi-même, de manière collective. Mais aussi pour y (re)faire société, en quelque sorte. Quant à ce qui est mis en commun dans les cours proposés par l’organisme, ce sont à la fois des connaissances, des intelligences, ainsi qu’un espace favorisant cet échange. Il y a donc communalisation, bien que ce soit de manière éphémère. Pour ce qui est du principe démocratique, même si n’importe qui peut proposer un cours à l’Upop et n’importe qui peut y assister[7], la programmation des cours reste du ressort des membres de l’OBNL et le déroulement des séances obéit à des règles fixées d’avance (éventuellement négociées avec le ou la propriétaire du lieu). Toutefois, l’enseignant n’est pas placé en situation d’autorité par rapport aux « étudiants », lors de la période de discussion la parole est distribuée au sein de groupe de manière aussi équitable que possible et le collectif d’un soir peut tout à fait à l’occasion modifier le déroulement des échanges, s’il en éprouve le désir. La démocratisation est donc partielle, mais bien présente. Enfin, les cours reposent uniquement sur des rapports d’entraide ou de coopération. Outre l’échange non marchand entre enseignants et étudiants, tout le travail de programmation des cours et d’organisation des séances est offert bénévolement par les membres de l’Upop. La disposition des salles de cours est en outre obtenue à titre gratuit le plus souvent, en échange de l’espoir que les participants au cours consomment boissons et nourriture, lorsqu’il s’agit de bars et de cafés.

BECS

La Banque d’échanges communautaires de services (BECS) a été fondée en 1996 dans le Mile End par des militants écologistes. Comme son nom le suggère, cet OBNL rassemble des personnes qui souhaitent pouvoir se rendre service mutuellement sans passer par des échanges marchands. Pour faire partie de ce collectif, qui compte actuellement environ 120 membres, il suffit d’avoir au moins 18 ans et de s’engager à offrir une ou plusieurs sortes de services aux autres participants. Pour recevoir soi-même un service, il faut s’assurer qu’il est offert par un membre de BECS, en consultant le site Internet de l’organisme, puis solliciter la personne en question et s’entendre avec elle sur les termes de l’échange (nature, date, durée). Lorsque le service a été effectivement reçu, le temps offert par le fournisseur lui est crédité, tandis qu’il est débité sur le compte du bénéficiaire. Ce dernier se libèrera de sa dette en rendant à son tour un service, soit à la personne qui lui en a offert un, soit plus souvent et ultérieurement à un autre adhérent du réseau ou encore au collectif dans son ensemble (en assurant des tâches administratives, par exemple). Ce que les membres de BECS autoproduisent en l’occurrence c’est un système d’échange non marchand ou, pour mieux dire, un marché de services régulé par ses utilisateurs, qui leur permet de subvenir par eux-mêmes et pour eux-mêmes à un certain nombre de leurs besoins personnels. Contrairement à ce que laissent entendre les définitions courantes de cette forme de vie sociale, on voit ici qu’un marché, à condition d’être sous le contrôle de ses participants, peut être un commun. Toutefois, cette « banque » très particulière génère aussi des rapports de solidarité et, bien souvent, d’amitiés entre ses « clients », une sorte de richesse particulièrement rare et précieuse dans nos « dissociétés », comme dit l’économiste Jacques Généreux[8] (Généreux, 2008). Pour produire ces différents biens collectifs, les membres de BECS communalisent des compétences et des informations personnelles, ainsi que leur force de travail, sur la base d’un certain nombre de règles dont ils rediscutent régulièrement de manière démocratique. Parmi celles-ci, la plus souvent débattue est celle qui pose que la valeur d’un service est seulement fonction de sa durée et non de son contenu. Elle est cependant restée en vigueur jusqu’à aujourd’hui. Autre règle fondamentale à laquelle sont restés fidèles les adhérents de l’organisme : le refus d’utiliser du travail salarié pour assurer l’administration de ce système d’échange. Ce travail reste pris en charge par les utilisateurs eux-mêmes, de façon au moins en partie bénévole. La coopération constitue donc à la fois une fin et un moyen au sein de ce collectif, comme d’ailleurs dans la plupart des communs.

Solon

Créé en 2015, cet OBNL n’est pas à proprement parler un commun, mais plutôt ce que l’on pourrait appeler une pépinière de communs ou, à la rigueur, un commun de communs. Tout est parti d’un projet de ruelle verte[9] partagée entre voisins dans l’arrondissement de Rosemont-Petite-Patrie. L’idée s’est imposée ensuite de mettre en place un organisme susceptible de favoriser ce type de projets communalistes et d’autres du même acabit. C’est ainsi qu’est né Solon, du nom de l’un des pères putatifs de la démocratie athénienne. Sa mission : « suscite[r] et accompagne[r] l’action citoyenne dans le déploiement de projets collectifs locaux, pour la création de milieux de vie conviviaux, solidaires et écologiques ». L’organisme compte désormais un total de 24 salariés, qui s’appuient notamment sur deux partenariats à long terme avec la Ville de Montréal et sur le soutien de citoyens, pour accompagner une vingtaine de projets et en faire émerger d’autres. Ces projets impliquent actuellement plus de 1 000 participants, vivant dans deux quartiers : La Petite-Patrie et Ahuntsic. La plupart d’entre eux présentent les quatre traits de notre idéal-type du commun. En matière d’autoproduction, un premier groupe de projets vise à réinvestir l’espace public, pour y faciliter les rencontres, les échanges et la vie collective (Plaza des murales, Station Youville, Place Parlez-vous, Espace Bonheur Masson, Oasis Bellechasse). Un autre groupe de projets a pour objectif de faciliter les échanges non monétaires d’objets usuels et de compétences, et par conséquent de développer des liens de solidarité entre voisins, comme dans le cas de BECS (Échange d’objets, Partage d’objets, Ateliers de réparation). Trois projets ont par ailleurs pour raison d’être l’amélioration de l’autonomie alimentaire de leurs participants : Partage ta terre (jumelage entre des jardiniers et des propriétaires de terres non exploitées), Co-po (conserves soutenues par la communauté), Marché solidaire Petite-Patrie. Enfin, Locomotion (partage de véhicules privés, de vélos cargos et de remorques pour bicyclette) permet à ses membres de gagner en autonomie dans leurs déplacements, et Celsius (coopérative d’énergie renouvelable) offre la possibilité d’autoproduire une part du chauffage et de la climatisation de son domicile grâce à la géothermie. Tantôt, c’est essentiellement l’espace public qui fait l’objet d’un travail de communalisation. Tantôt, ce sont des biens et des compétences qui sont mis en partage ou en commun. Dans tous les cas, la prise de décision dans ces projets est démocratique et le travail nécessaire à leur mise en oeuvre est essentiellement bénévole. La coopération y joue donc un rôle central, même si c’est désormais avec l’aide de l’équipe salariée de Solon, qui offre toutes sortes de dispositifs de soutien et d’accompagnement.

Éléments de synthèse

Nous voudrions conclure cette présentation succincte de quelques communs montréalais par trois remarques. Premièrement, bien que très partiel, cet aperçu permet d’apprécier la diversité des formes que peut prendre un commun. En fait, la communalisation, au sens large du terme, peut constituer une manière de satisfaire l’ensemble des besoins ou des aspirations humaines, quelles qu’elles soient : se nourrir, se déplacer, se soigner, se reposer, se loger, se former, se réjouir, se vêtir, échanger, etc. Dans cette perspective, il nous semble important de souligner notamment que le marché, en tant que dispositif d’échange, n’est pas l’antithèse du commun, comme on le lit trop souvent, mais l’une de ses formes possibles, du moins lorsqu’il est régulé et organisé par l’ensemble de ses utilisateurs. La remarque vaut également pour la monnaie, qui peut constituer un commun lorsqu’elle est réduite à sa fonction d’instrument d’échange et qu’elle demeure sous le contrôle direct de ceux qui y ont recours, comme dans le cas des monnaies locales ou des Systèmes d’échanges locaux (S.E.L.) tels que BECS. C’est d’ailleurs ce que soutiennent, par exemple, Meyer et Hudon dans leur travail sur les organisations financières alternatives (Meyer et Hudon, 2017).

Deuxièmement, n’importe quel type de richesse, tangible ou intangible, naturelle ou artificielle, abondante ou rare, peut être communalisée ou mise en commun – y compris d’ailleurs la force de travail humaine, comme on l’a vu et comme l’a montré dans un tout autre contexte Dario Azzellini (Azzellini, 2018). Il s’agit toujours dans le fond d’une décision politique. La nature de la richesse en question ne détermine pas la manière dont elle sera partagée entre ceux et celles qui souhaitent en avoir l’usage. En dernière analyse, c’est aux humains que ce choix revient. Et choisir la communalisation implique inévitablement d’entrer en tension avec deux autres choix possibles : l’étatisation et la privatisation.

Troisièmement, malgré l’apparente disparité des cas que nous venons de présenter, nous croyons avoir bien mis en évidence qu’ils incarnent, chacun à leur manière, les principes d’autoproduction, de communalisation, de démocratisation et de coopération par lesquels nous avons proposé de caractériser les règles sociales constitutives de tout commun. Mais, s’il fallait exprimer en un mot la raison d’être des communs, nous dirions qu’ils visent avant tout à regagner de l’autonomie, c’est-à-dire de la capacité à décider de nos manières de vivre ensemble. Et il n’est de véritable autonomie sans contrôle sur ce qu’il nous faut pour vivre, ce qui suppose de prendre en charge par nous-mêmes les nécessités de l’existence (Berlan, 2021). D’où l’importance de viser autant que faire se peut l’autoproduction, seule manière de se soustraire vraiment au « fétichisme de la marchandise » dénoncé par Marx (Marx, 1963; Jappe, 2003), ainsi que le soutiennent aujourd’hui des chercheurs tels qu’Aurélien Berlan (Berlan, 2021) et Geneviève Pruvost (Pruvost, 2021) ou le soutenait jadis André Gorz (Gorz, 1992). Cette dimension du commun nous semble sous-estimée, voire ignorée par la plupart des théoriciens de cette forme de vie sociale. Elle nous apparait pourtant primordiale, notamment au regard des apports potentiels de la communalisation dans la perspective d’une stratégie de sortie du capitalisme, seconde question sur laquelle nous pouvons nous pencher à présent.

Les communs, voie de sortie privilégiée du capitalisme?

Nous l’avons souligné au départ : nombreux sont aujourd’hui les chercheurs et militants à envisager les communs comme une forme de vie sociale représentant une voie de sortie possible du capitalisme (Abraham, 2019; Akbulut, 2019; Federici, 2018; Dardot et Laval, 2014; Mies, 2014). Mais, quels sont donc les atouts particuliers de la communalisation dans cette perspective? Telle est la deuxième question à laquelle nous tenterons de répondre dans les pages qui suivent. Ce faisant nous complèterons et affineronss également notre réponse à la question précédente « Qu’est-ce qu’un commun? ».

Remarquons tout d’abord que parier sur les communs pour bâtir des sociétés postcapitalistes s’apparente à ce que le sociologue Olin Wright a proposé de nommer une « stratégie interstitielle », c’est-à-dire une stratégie politique visant à « renforcer le pouvoir d’agir social dans les niches, les espaces et les marges de la société capitaliste, souvent là où l’autonomie sociale n’apparait pas comme une menace immédiate pour les classes et les élites dominantes » (OlinWright, 2017, p. 487). Le pari d’une stratégie de ce type est qu’en s’additionnant et s’associant les unes aux autres, des alternatives concrètes pourraient « non seulement changer la vie des gens, mais constituer potentiellement un élément fondamental permettant d’étendre une visée transformatrice à l’ensemble de la société » (OlinWright, 2017, p. 488).

Davantage partisans d’une « stratégie de rupture » consistant à affronter directement la classe dominante et à lui arracher le contrôle de l’État, les marxistes, comme on le sait, ont généralement tourné en dérision la stratégie interstitielle qui, historiquement, a eu la préférence des franges libertaires du mouvement socialiste et de ceux qu’Engels avait nommés, de manière polémique et pour mieux s’en démarquer, les « socialistes utopiques » (Saint-Simon, Owen, Fourier, Cabet, etc.). L’échec, au moins provisoire, des tentatives de sortie du capitalisme par le renversement brutal des États « bourgeois » au cours du 20e siècle explique sans doute en partie le retour en grâce dans les milieux anticapitalistes, en ce début de 21e siècle, de stratégies fondées sur la mise en place d’expérimentations concrètes dans les marges d’un monde plus que jamais dominé par les impératifs de l’accumulation du capital (Baschet, 2018). Mais, cette préférence peut probablement être interprétée aussi comme une manière de faire de nécessité vertu : force est de reconnaitre qu’aucun mouvement révolutionnaire ne semble émerger actuellement, pas plus que ne se présente sur la scène de l’Histoire contemporaine une classe susceptible de l’incarner. Reste donc, pour celles et ceux qui ne peuvent se résoudre à accepter l’hégémonie capitaliste, la possibilité de bâtir sans attendre d’autres manières de vivre ensemble, mais dans l’évitement des pouvoirs en place, et en espérant que ces efforts prennent une telle ampleur qu’ils finissent par provoquer une rupture avec l’ordre dominant ou favoriser la transformation graduelle de celui-ci vers un monde postcapitaliste (OlinWright, 2017, p. 522-532).

Cela étant rappelé, que peut-on attendre de cette espèce de renouveau du « socialisme utopique » (Lepesant, 2013)? L’espoir que de nombreux militants et intellectuels placent apparemment dans des stratégies interstitielles est-il bien raisonnable? Car, s’il est juste de souligner l’échec des ruptures annoncées et promues par le « socialisme scientifique », il faut bien admettre qu’Owen, Proudhon ou Fourier n’ont pas davantage remporté leur pari. Alors que le capitalisme semble n’avoir jamais été plus puissant, de quelles façons le fait d’expérimenter dans les marges de nos sociétés des manières de vivre ensemble différentes pourraient finir par imposer une transformation radicale de notre monde? Évidemment, il convient de répondre à cette question en commençant par affirmer clairement que nous n’avons aucune certitude à ce sujet et qu’il est parfaitement déraisonnable d’assurer aujourd’hui connaitre le ou les chemins qui pourraient nous conduire vers des mondes postcapitalistes. L’histoire de toutes les tentatives menées en ce sens au cours des deux derniers siècles, et finalement avortées, nous enjoint d’adopter l’attitude la plus humble qui soit en abordant ces questions d’ordre stratégique.

En nous efforçant de garder à l’esprit cette exigence, nous voudrions suggérer ici que l’une des conditions de réussite de la stratégie interstitielle telle que définie par Olin Wright serait qu’elle repose autant que faire se peut sur des communs, au sens où nous les avons définis plus haut. Autrement dit, cette stratégie doit être, selon nous, aussi « communaliste » que possible. Parmi les « utopies réelles » qu’évoque Olin Wright pour illustrer le fait de commencer à bâtir d’autres manières de vivre ensemble dans les marges de l’ordre en place, on trouve quelques exemples de communs, dont Wikipedia (un commun numérique). Mais, sauf erreur de notre part, le sociologue n’accorde pas une place particulière à cette forme sociale dans sa réflexion. Nous soutenons au contraire que la communalisation devrait constituer le principe directeur de toute « stratégie interstitielle ». Le respect de ce principe pourrait permettre en particulier de limiter (sans les éliminer, on va le voir!) deux risques que n’ont pas pu éviter généralement les expérimentations proposées par les « socialistes utopiques » : la récupération et l’épuisement. Il implique concrètement de prendre des distances notamment avec deux formes sociales souvent confondues avec les communs, mais qui pourtant s’en distinguent de manière significative : la coopérative, d’une part, la communauté intentionnelle (ou commune), d’autre part.

Examiné à l’aide de l’idéal-type que nous avons construit, le modèle standard de la coopérative[10] converge sur plusieurs points essentiels avec les communs. On y retrouve à l’oeuvre les principes de communalisation – mise en commun du capital et/ou du travail – , de démocratisation – un membre une voix, en matière de prise de décision – et de coopération – rapports d’entraide entre membres et entre coopératives. En revanche, le principe d’autoproduction ne se trouve pas au fondement des coopératives, et cela change bien des choses. Sauf exception, ces collectifs se constituent pour acheter un certain type de marchandises (coopératives de consommateurs) ou pour vendre des marchandises (coopératives de producteurs), mais pas pour « produire ce que l’on consomme et consommer ce que l’on produit » (Gorz, 1992). Autrement dit, ils ne visent pas à émanciper leurs membres de la domination de la marchandise sur leur vie, mais à les rendre moins démunis face à cette domination. Ce n’est évidemment pas négligeable, mais cela condamne ces organismes à affronter la concurrence des entreprises capitalistes ordinaires, sauf lorsqu’ils parviennent à occuper des « niches » dans lesquelles le capital ne trouve pas à se valoriser. Si bien que pour continuer d’exister ou se développer, ils n’ont le plus souvent d’autre solution que d’adopter progressivement le mode de fonctionnement de ces entreprises, au mépris des principes coopératifs. C’est le cas de la presque totalité des grandes coopératives existantes dans nos sociétés actuellement, même si cette issue n’est pas toujours fatale (Cornforth, 1995; Langmead, 2017). Dans son fameux Réforme sociale ou Révolution?, Rosa Luxemburg soulignait déjà cet écueil majeur : « De cette contradiction [entre principes coopératifs et impératifs de rentabilité imposés par la concurrence capitaliste], la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle retourne à l’entreprise capitaliste, ou bien, au cas où les intérêts des ouvriers sont les plus forts, qu’elle se dissout » (Luxemburg, 1997, p. 75). Il n’en va pas vraiment autrement pour les coopératives de consommateurs, ainsi qu’en témoigne notamment l’évolution des grandes banques coopératives que nous connaissons. Et c’est au moins l’une des raisons pour lesquelles les espoirs que « l’économie sociale » puisse contribuer à une transformation de nos sociétés, voire à une sortie du capitalisme ont été jusqu’ici systématiquement déçus.

Comme le notait également Luxemburg, la seule manière de se soustraire un tant soit peu à la « discipline capitaliste » consiste pour une coopérative de producteurs à s’associer à une coopérative de consommateurs, et vice versa. Chacune se protège ainsi d’être mise en concurrence (mais renonce par là même aux avantages que confère le fait de pouvoir imposer à autrui cette concurrence), et la frontière entre production et consommation, sans être abolie, s’en trouve affaiblie. C’est précisément ce que tente de réaliser, en contexte québécois, la « coopérative de solidarité », et ce qui rapproche ce type d’organisme de notre modèle de communs, puisque travailleurs, consommateurs et membres de soutien (issus de la « communauté ») y sont censés collaborer pour satisfaire leurs aspirations respectives, autour de la production d’un bien ou d’un service. Certains dispositifs relevant de l’Agriculture Soutenue par la Communauté (ASC) reposent sur le même type de coopération entre producteurs et consommateurs, et peuvent être considérés comme des communs, tels que nous les avons définis. Toutefois, même ce genre d’arrangements reste cependant toujours sous la menace de ce que Marx et Engels nommaient « l’artillerie lourde » du capitalisme, à savoir ses marchandises à bas prix.

Une manière de tenter d’échapper plus complètement aux « lois du capitalisme », toujours selon une stratégie interstitielle, peut consister à créer une communauté intentionnelle dans le but de vivre autant que possible à l’écart du « système », en visant l’autosuffisance[11]. Il est fréquent que les communs soient confondus avec cette forme de vie sociale très particulière, que certains socialistes utopiques ont aussi promue à l’occasion. Au regard de notre idéal-type, cette confusion est tout à fait légitime. La plupart de ces « communes », comme on les nomme au Québec généralement, se donnent des règles reposant sur les quatre principes d’autoproduction, de communalisation, de démocratisation et de coopération (pour des exemples québécois récents, voir : Lemarier-Saulnier, 2015; Proulx-Masson et Abraham, 2021). Il s’agit donc bien de communs, mais d’un type particulier. Leur raison d’être n’est pas de satisfaire seulement une aspiration collective parmi d’autres ni de simplement partager l’usage d’une richesse. Tendanciellement, la commune vise à satisfaire la plupart des besoins des membres du collectif, en partageant l’essentiel des moyens nécessaires pour ce faire. Il s’agit en somme de ce que l’on pourrait nommer un « commun intégral ».

Une telle option permet en principe de s’abstraire de manière radicale des « dominations impersonnelles » (Berlan, 2016) que nous avons à subir en vivant au sein de nos sociétés ou au moins d’en atténuer la dureté. La vie collective permet notamment de déployer une capacité de production bien supérieure à celle d’un individu isolé, ce qui rend possible a priori le débranchement des macrosystèmes économiques et techniques dont dépendent aujourd’hui nos existences. La démarche d’autoproduction peut ainsi s’accomplir de manière assez pure. C’est la force de la communauté intentionnelle et une bonne part de l’attrait qu’elle exerce. Mais ses faiblesses ne sont pas négligeables. En se coupant de notre monde, ces collectifs courent le risque de réactiver des dominations personnelles. Si tel est le cas, c’en est fini des principes de démocratisation et de coopération, et bien souvent aussi, par la même occasion, du partage équitable des richesses collectives (communalisation). Y échapper n’est pas impossible, mais suppose une vigilance permanente et tout un travail proprement politique qui peut s’avérer épuisant à la longue, ce qui explique un certain nombre d’échecs subis par ces communautés. Mais la démarche d’autoproduction est aussi en elle-même épuisante. D’abord par manque de moyens matériels, de compétences. Le choix de renoncer aux macrosystèmes est couteux. Trop parfois, d’où la durée de vie souvent limitée de ces collectifs. Il faut dire en outre que leur mode de fonctionnement suppose une discipline collective qui tend à frustrer l’une des « aspirations ontogénétiques » fondamentales de l’être humain : le désir d’être soi et d’agir pour soi, au profit du désir d’être avec et d’agir pour autrui (Généreux, 2008). On a là sans doute une autre explication fondamentale de la disparition de nombreuses tentatives de ce genre.

Ces communes nous paraissent être des communs pour virtuoses, parce qu’extrêmement exigeantes pour les Individus[12] que nous sommes et que nous pourrions vouloir continuer à être. Elles ont leur place dans une stratégie interstitielle de transformation sociale, mais comme des laboratoires, des lieux d’expérimentation radicale ou d’apprentissage. On ne peut parier uniquement sur ce type de « communs » pour sortir de la mégamachine technocapitaliste. D’autant qu’ils peuvent aussi être récupérés par cette dernière quand, d’aventure, ils ont trouvé le moyen de durer. Tel écohameau florissant par exemple peut finir par redonner vie à une zone rurale laissée à l’abandon, au risque de voir les « fonctionnaires du capital », comme disait Marx, y revenir investir et contribuer à rendre les lieux inhabitables par celles et ceux qui n’en ont pas les moyens financiers. Les communs ordinaires sont bien moins exigeants : ils ne supposent de partager qu’une partie limitée de nos richesses et de ne satisfaire qu’une aspiration parmi d’autres avec un collectif. Il semble beaucoup plus raisonnable d’envisager une transformation sociale qui reposerait sur cette forme de vie sociale. Elle offre en principe la possibilité de satisfaire conjointement les deux aspirations fondamentales qui nous animent selon Généreux : agir pour soi et agir pour les autres.

Sur quelques limites de la communalisation et leurs conditions de dépassement

Ces atouts étant soulignés, il convient d’admettre que la communalisation, au sens étendu du terme, n’est pas non plus une panacée pour s’émanciper de la domination qu’exerce sur nos vies la dynamique capitaliste. Les difficultés que rencontrent les collectifs évoqués au paragraphe précédent en témoignent abondamment. Ces difficultés sont dans le fond à peu près toujours les mêmes. Elles tiennent soit à un manque de force de travail, soit à un manque de capital, et bien souvent aux deux à la fois. Pour pallier le premier manque, la solution la plus courante est celle qui consiste à embaucher un ou des salariés, à l’aide de subventions, de cotisations ou du produit de la vente de biens ou de services. C’est l’option choisie par la Communauté de Milton Parc, par Solon, par La Remise récemment et peut-être bientôt par les Amis du Champ des possibles. Il n’en est pas question pour Mobilisation 6600 MHM, tout simplement parce qu’il s’agit d’un collectif informel, encore en émergence. Dans le cas de l’Upop et de BECS, qui existent depuis un bon moment déjà (respectivement 10 et 25 ans), le refus de prendre appui sur du travail salarié est en revanche un choix assumé et murement réfléchi. Et la raison invoquée est claire : il s’agit de préserver l’autonomie du collectif et le respect de sa mission initiale. Comme l’explique l’un des cofondateurs de BECS : « Si on passe tout notre temps et notre énergie à chercher des subventions pour payer nos employés, qu’est-ce qu’il reste pour entretenir la vision et atteindre les objectifs? Il faut être en accord avec ses convictions. Donc, on n’a pas d’employés ni de locaux, on vise les frais minimums pour essayer d’être autonome. On a vu beaucoup de réseaux dépendre de subventions et qui sont tombés lorsque les subventions ont été coupées, ou alors qui ont perdu de vue la raison d’être du réseau » (répondant 6).

Mais, évidemment, un tel refus peut contribuer aussi à fragiliser les collectifs qui s’y tiennent. Le risque cette fois n’est plus celui d’être récupéré par le « système » capitaliste, mais de disparaitre par épuisement. C’est ce qui menace en permanence par exemple l’Upop, a fortiori depuis que des mesures sanitaires drastiques ont interdit ou compliqué la tenue de réunions publiques dans des cafés ou dans des bars. C’est également ce qui fait pencher les Amis du Champ des possibles vers la solution consistant à embaucher au moins un salarié. BECS, il est vrai, tient bon depuis 25 ans maintenant, ce qui mérite d’être souligné. Toutefois, le nombre d’adhérents actuels semble diminuer. Ils sont 120 actuellement, contre 200 environ il y a encore quelques années. Au mieux, les activités de la « banque » stagnent. Les projets d’essaimage ont avorté. L’offre de services reste somme toute limitée. Sont en cause des contraintes règlementaires, mais sans doute aussi le fait que la vente de certains services sur le marché reste beaucoup plus rémunératrice que les échanges permis par BECS. N’y sont donc offerts généralement que des services dont la valeur d’échange est peu élevée.

Certes, l’État peut être un pourvoyeur de capital tout à fait essentiel dans un processus de communalisation. La Communauté Milton Parc n’existerait tout simplement pas sans l’aide financière apportée initialement par la SCHL pour faire l’acquisition du parc immobilier qui est mis en commun. Même chose dans le cas du Champ des possibles. La création de cet espace vert très original n’a été réalisable que parce que l’arrondissement du Plateau Mont-Royal a racheté le terrain au Canadien Pacifique et l’a confié en cogestion à l’OBNL créé pour l’occasion. Enfin, Solon doit une bonne part de sa capacité d’action au soutien financier et institutionnel de la Ville de Montréal, même si ce collectif a noué aussi d’autres partenariats. Et c’est également vers les différents paliers de gouvernement que se tournent les membres de Mobilisation 6600 MHM pour obtenir de leur part une protection contre le développement du projet Ray-Mont Logistiques, voire un rachat du terrain. Un soutien étatique, notamment sur le plan financier, est non seulement précieux, mais bien souvent incontournable. Il peut permettre en outre d’esquiver la médiation marchande, ce qui est au principe des communs, comme on l’a vu plus haut. Mais, tout cela se paie évidemment d’une moindre autonomie pour le collectif qui en bénéficie. En outre, l’État lui-même reste dépendant de la dynamique capitaliste. Sa capacité d’agir est fonction du niveau d’opulence du Trésor public, qui varie selon le taux d’accumulation du capital.

En somme, les communs sont généralement moins menacés par les risques de récupération et d’épuisement que les coopératives ordinaires ou les communautés intentionnelles, mais sont loin d’en être complètement à l’abri. Deux conditions au moins paraissent nécessaires, sans forcément être suffisantes une fois encore, pour leur permettre non seulement de persister, mais surtout de proliférer au point de permettre à un nombre grandissant de personnes d’assurer leur subsistance indépendamment de la mégamachine technocapitaliste.

La première de ces conditions est que tout effort de communalisation soit mené et pensé dans une perspective explicitement et rigoureusement anticapitaliste. Ce qu’il s’agit d’esquiver en l’occurrence est le risque de récupération. Pour ce faire, il est essentiel que tout commun soit envisagé comme la composante d’une stratégie de sortie générale du capitalisme (Lepesant, 2013). Concrètement, les décisions au sein du collectif concerné devraient être prises en fonction de cet objectif. Cela suppose entre autres choses de pouvoir s’appuyer sur une réponse claire et rigoureuse aux deux questions suivantes : dans quel monde vivons-nous? De quel monde voulons-nous? Par conséquent, la communalisation ne peut se passer d’un travail intellectuel approfondi, remettant en question les fondements de notre société et esquissant les formes sociales d’un monde postcapitaliste. Ce travail peut être mené à l’intérieur du commun, mais il peut s’agir aussi plus simplement pour les membres du collectif d’entretenir des liens privilégiés avec des personnes de l’extérieur qui se consacrent à cette tâche. L’important est de faire en sorte que l’expérimentation concrète reste toujours arrimée à une réflexion radicale sur les conditions de sortie du capitalisme, pour ne pas « perdre le Nord » en quelque sorte.

Ce souci d’inscrire rigoureusement la prise de décision au sein du commun dans une perspective anticapitaliste peut évidemment accroitre l’autre risque dont nous avons déjà parlé, celui d’épuisement. Pour limiter celui-ci, il est nécessaire que l’expérimentation en question soit soutenue par un travail militant, c’est-à-dire par une lutte collective visant, d’une part, à protéger cet espace d’autonomie contre les incursions de l’État ou de l’entreprise privée et, d’autre part, à lui obtenir les moyens (matériels, humains, règlementaires…) de s’épanouir et d’essaimer (Baschet, 2018; Lepesant, 2013). Pour reprendre les catégories utilisées par Erik Olin Wright, cette action militante peut prendre soit une forme conflictuelle (violente ou pas), soit une forme plus symbiotique vis-à-vis des institutions en place. Par exemple, il pourra s’agir de s’opposer physiquement à l’expulsion des occupants d’un squat ou de militer en faveur de la mise en place d’un revenu inconditionnel d’existence. Dans bien des cas, comme l’observe d’ailleurs Olin Wright, ces stratégies gagnent à être pratiquées simultanément ou successivement – la recherche d’une « symbiose » avec l’ordre en place peut s’avérer nécessaire par exemple pour tenter de consolider les acquis d’une « stratégie de rupture » (OlinWright, 2017). Mais, d’une manière ou d’une autre, il semble vain d’espérer une transformation sociale qui résulterait uniquement de la création de communs. Une action militante est nécessaire. Celle-ci peut être menée par des membres des collectifs concernés – la lutte est constitutive de la plupart des communs, comme on a pu l’apercevoir dans la section précédente. Toutefois, un soutien extérieur sur ce plan parait indispensable. Les communards ne peuvent être partout à la fois. Il faut parier sur une division du travail révolutionnaire, au moins dans une certaine mesure. D’ailleurs, pour que la lutte militante, conflictuelle ou symbiotique, ne s’égare pas, elle aussi doit rester arrimée à une critique radicale du capitalisme et à une réflexion sur les fondements d’un monde qui soit à la fois tout autre et plus désirable que celui que nous connaissons.

En résumé, la communalisation telle que nous l’avons définie, au sens étendu, semble constituer une stratégie interstitielle prometteuse pour tenter de se libérer de la mégamachine technocapitaliste, mais à condition donc d’être associée à un effort rigoureux pour établir la direction à suivre et s’y tenir, ainsi qu’à une lutte politique constante pour soutenir les initiatives concrètes sur lesquelles elle repose en premier lieu.

Nous l’évoquions au début de ce texte, quiconque promeut les communs s’expose, au moins en contexte québécois, à ce qu’on lui pose cette question inquiète : « Mais, vous êtes donc communiste? » Si, comme nous l’avons soutenu, les communs sont des collectifs humains dont les membres souhaitent autoproduire une partie de ce dont ils ont besoin pour vivre, en s’entraidant et en partageant équitablement les moyens nécessaires pour ce faire, ainsi que les décisions concernant leurs activités communes, il est indéniable que cette forme de vie sociale, dès lors qu’elle est envisagée comme l’institution centrale d’une société postcapitaliste, entretient de fortes affinités avec l’idéologie communiste, au moins telle qu’elle s’est constituée à partir de la fin du 18e siècle en Occident. Cependant, les principales définitions marxistes et surtout léninistes du communisme qui se sont imposées depuis divergent nettement de notre idéal-type du commun, notamment à cause du rôle essentiel qu’elles confèrent à un État centralisé (dictature du prolétariat et nationalisation des moyens de production), mais plus encore peut-être parce qu’elles ne valorisent pas vraiment l’autoproduction. Par conséquent, nous devons répondre par la négative à la question posée dans le titre de notre article : promouvoir les communs comme une voie de sortie du capitalisme, ce n’est pas être communiste. S’il faut donner un nom à cette proposition politique, c’est le terme de communalisme qu’il conviendrait peut-être d’adopter, à la suite de Murray Bookchin et, bien avant lui, de Gustave Lefrançais, qui l’avait proposé pour souligner la singularité du « modèle » de la Commune de Paris et sa dimension programmatique (Sauvêtre, Noulin et Wagniart, 2021).

Il resterait bien entendu à décrire une société « communaliste », ce qui supposerait entre autres tâches de définir le type de relations que devraient y entretenir les communs, ainsi que la place qu’y occuperait l’autoproduction individuelle ou familiale. Plusieurs chercheurs et militants ont déjà largement entamé ce travail, parmi lesquels on trouve justement Murray Bookchin (Bookchin, 2015) ou encore Pierre Dardot et Christian Laval (Dardot et Laval, 2014), pour ne citer que les plus connus d’entre eux[13]. Mais, la simple synthèse de ces tentatives réclamerait à elle seule un article à part entière, sans compter le fait qu’il ne s’agit que d’esquisses somme toute assez grossières, qu’il faudrait détailler et préciser davantage, ce que nous ne pouvons nous permettre de commencer ici.

Nous nous contentons donc de conclure en faisant valoir deux arguments supplémentaires en faveur de la solution communaliste, sous réserve d’en proposer une description complète ultérieurement. Tout d’abord, il nous semble important de souligner que le caractère anticapitaliste des communs ne tient pas simplement au fait qu’ils contestent le principe de la propriété (privée ou étatique) des moyens de production et débouchent par conséquent sur une remise en question du salariat. Il s’agit aussi d’une forme de vie sociale intrinsèquement anti-productiviste. Dès lors que l’on s’engage sur la voie de l’autoproduction et que l’on se donne les moyens de décider démocratiquement de ce qu’il nous faut pour vivre, on finit inévitablement par fixer des limites à nos activités productives. Comme le remarque Aurélien Berlan, en cherchant à pourvoir « à nos propres besoins, les limites de nos capacités posent des bornes immanentes à l’escalade des besoins. Car le besoin le plus pressant devient celui de ne pas perdre sa vie à satisfaire de plus en plus de besoins. (…) Quand on fait les choses nous-mêmes, il en résulte une autolimitation des besoins qui est une composante essentielle de l’autonomie » (Berlan, 2021, p. 179-180, italiques dans le texte). C’est ainsi que les communs ne nous protègent pas seulement du caractère foncièrement injuste du capitalisme, mais aussi de ce qu’il peut avoir de destructeur sur le plan écologique et d’aliénant sur le plan politique.

Enfin, l’un des atouts majeurs du communalisme est qu’il repose sur une manière de vivre ensemble – les communs – qui ne constitue absolument pas une nouveauté dans l’histoire de l’humanité. Depuis les travaux d’Elinor Ostrom (2020), nous savons que la communalisation n’a jamais cessé d’exister, y compris dans les sociétés qui lui ont été les plus hostiles, à savoir les sociétés occidentales modernes. Par ailleurs, si les « communs numériques » et, plus largement, les activités relevant de « l’économie du partage » ou de la « collaboration » ont un mérite actuellement, c’est celui de mettre en évidence notre appétence et notre compétence spontanées pour la communalisation, même si ces dispositions font l’objet d’un très efficace travail d’exploitation et de récupération de la part du capitalisme. Bref, à l’opposé de certains projets révolutionnaires, le communalisme n’implique pas de tout réinventer, mais plutôt de redécouvrir et de renouveler des pratiques qui sont parmi les plus répandues et les plus fréquentes dans l’histoire de l’humanité; pratiques que le capitalisme libéral comme le socialisme « réellement existant » ont tenté d’éradiquer, après en avoir récolté les fruits. En se fiant aussi bien au travail de Darwin (Darwin, 2013) qu’à celui de préhistoriens ou d’ethnologues, on peut même sans trop de risque estimer que les communs constituent la forme de vie sociale la plus fréquente depuis l’émergence du genre humain. Envisagée dans cette perspective, la proposition communaliste apparait donc bien moins utopique qu’elle peut en avoir l’air au premier abord. D’autant que la communalisation, au moins depuis l’émergence des grandes civilisations (qui lui sont généralement hostiles), semble n’être jamais plus florissante qu’en temps de crise, comme ce fut le cas par exemple en Europe après l’effondrement de l’empire romain d’Occident (Saint-Victor, 2014; Servigne et Chapelle, 2017). Or, force est bien d’admettre que la probabilité d’une forte aggravation prochaine des crises écologiques, sociales et politiques que nous connaissons actuellement semble très élevée.