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La Coopérative de solidarité Temps libre (ci-après la Coop ou TL) a vu le jour en 2016 afin d’offrir un espace abordable, inclusif et participatif au coeur du quartier Mile-End à Montréal, secteur où la spéculation immobilière ne cesse de prendre de l’ampleur depuis près d’une dizaine d’années (Jung, 2019). La Coop offre à ses membres, des professionnels et des organisations issus de domaines tels que l’économie sociale, l’innovation sociale, le milieu communautaire ou encore l’environnement, un espace de coworking à prix abordable, qui était jumelé dans les premières années à un espace public et populaire ouvert durant la semaine. Cet espace se voulait un lieu d’échange et de rencontre sans obligation de consommer, où chacun peut apprécier une programmation culturelle proposée par des acteurs locaux et des membres de la Coop, et bénéficier gratuitement d’un café et d’une connexion wifi. L’offre de Temps libre se déploie dans un quartier qui propose peu de lieux de rassemblement et d’espaces de bureaux à prix abordable. Gérée depuis sa création par une petite équipe d’employés composée d’une directrice générale, d’une comptable, de deux jeunes Français en service civique[1] et de bénévoles, la Coop a connu de nombreux changements, qui se reflètent notamment dans l’évolution de sa mission, de sa gestion et de ses modes de gouvernance. En 2019, ses membres et son conseil d’administration (CA) ont fait le choix, lors de l’assemblée générale annuelle (AGA), de s’organiser selon un modèle autogéré. Nous proposons de documenter cette transformation d’un mode d’organisation initialement vertical en un modèle autogéré. Nous emploierons le terme « mode d’organisation » pour nous référer à la fois à la gouvernance et à la gestion[2]. Nous avons tenté de répondre à la question de recherche suivante : de quelles façons les transformations et les pratiques autogérées observables à Temps libre remettent-elles en question les théories sur les modes d’organisation des coopératives et peuvent-elles contribuer à leur renouvellement à la fois théorique et pratique en économie sociale? L’étude de cas retrace la progression de cette transformation depuis la naissance de l’organisation Temps libre jusqu’à la mise en place d’un modèle autogéré. En tant que membres de la Coop et témoins de ses transformations, notre volonté durant ces deux dernières années d’implication a été de vivre, de mener et de documenter cette transition. Le lecteur comprendra ici que nous proposons le récit de notre expérience présentée sous la forme d’étude de cas. Nous répondrons à la question de recherche en mobilisant les concepts qui sont au coeur de nos réflexions et de nos échanges quotidiens avec les autres membres de la Coop. Notre objectif, avant même de rédiger cet article, était de transformer notre expérience de chercheurs-praticiens (Schön, 1983), instructive sur le plan personnel, professionnel et collectif, en connaissances utiles pour les membres de la Coop impliqués dans sa gestion quotidienne. La rédaction du présent article aura permis de structurer nos apprentissages de manière à en faire bénéficier plus largement la communauté s’intéressant aux organisations qui s’engagent dans la voie de l’autogestion.

Nous présenterons dans les sections suivantes notre cadre conceptuel et notre méthodologie. En détaillant les étapes de l’évolution de Temps libre, nous présenterons ensuite les résultats de notre analyse. Finalement, dans la dernière section, nous reviendrons sur notre question de recherche et sur les différentes périodes traversées afin d’en tirer certains enseignements.

Au coeur du projet de Temps libre : autogestion, économie sociale et coopérative

Notre travail consiste à expliciter le sens que les personnes concernées – ici les gens qui expérimentent l’autogestion au quotidien au sein de la Coop Temps libre – donnent elles-mêmes à leurs actions et motivations pour s’engager dans un nouveau modèle autogéré. La réalité vécue à TL rend pertinent le fait d’explorer et de définir les concepts d’autogestion, d’économie sociale et de coopérative parce qu’ils sont au coeur des réflexions à l’origine du changement de mode d’organisation. Voici un court survol de ces trois concepts pour en souligner les origines, le développement historique, les expressions en contexte québécois ainsi que la dimension idéologique[3] – soit le système de représentations (valeurs, idées) qui les sous-tend et qui leur donne sens.

L’autogestion

L’autogestion (du grec autos, « soi-même », et « gestion ») se définit comme le fait pour un groupe d’individus de prendre en charge ses propres intérêts et de confier la prise des décisions qui le concernent à l’ensemble de ses membres, et ce, sans l’intervention d’un intermédiaire supérieur responsable de la décision (Ferreira, 2000). Ce mode de fonctionnement organisationnel postule 1) la suppression de toute distinction entre dirigeants et dirigés; 2) l’aptitude des individus à s’organiser collectivement selon des principes démocratiques et d’autonomie de gestion; 3) la primauté des travailleurs sur le capital dans la répartition des revenus et la remise en cause d’une rationalité fondée uniquement sur le profit et l’organisation hiérarchique; et 4) le dépassement de la propriété privée ou étatique des moyens de production et de décision (Ferreira, 2000). Tout au long de notre article, nous ferons référence à l’autogestion comme à un mode d’organisation sociale[4], sans faire de distinction entre la sphère de la gouvernance et celle de la gestion.

Tel qu’historiquement documenté, le concept d’autogestion en tant que mode d’organisation est lié à l’expérience de travailleurs de l’ère industrielle (fin 18e siècle – début 19e) en Europe. L’organisation autogestionnaire est, selon différents auteurs libertaires et marxistes critiques (Drapeau et Kruzynski, 2005), un phénomène social et économique dont l’existence répond à la perte de sens liée au travail ainsi qu’à la lutte des classes. « Loin de devenir une institution généralisée, l’autogestion est avant tout un concept économique et social, c’est-à-dire un mode de gestion et surtout une forme d’organisation du travail engendrée par les crises du système capitaliste » (Ferreira, 2000, p. 183).

L’autogestion vise la réappropriation collective par des individus de leur vie économique lorsque les conditions sociales qu’ils ne contrôlent pas vont trop loin dans l’aliénation. Pour d’Aragon, ce mode d’organisation ambitionne de faire advenir l’idéal d’une société autogestionnaire – une société qui s’institue et se construit elle-même. Il ne s’agit jamais d’un modèle préfabriqué, mais plutôt d’un processus incarné par un « esprit d’autogestion », soit la prise de conscience par les membres du groupe de leur capacité à se diriger et à s’auto-orienter, dans une relation de confiance les uns vis-à-vis des autres et sans considération des rapports de pouvoir conventionnel (Aragon, 1980).

Au Québec, les luttes rattachées à l’autogestion dans les années 1970-1980 sont en majeure partie portées par le mouvement ouvrier. L’autogestion est alors purement économique et se limite aux entreprises (Doré, 1996). Au cours des années 1990, le « paradigme de l’autogestion est tombé en désuétude et certaines pratiques [ont été] abandonnées » (Lepage, 2005); ses expressions se limitent alors à la pratique organisationnelle, plus radicale et revendicatrice, des groupes libertaires (Drapeau et Kruzynski, 2005). Au courant des années 2000, on constate que les « pratiques autogestionnaires continuent à se diffuser au Québec dans les coopératives de travail et le secteur de l’économie sociale » (Gagnon, 2005, p. 23). En ciblant l’économie sociale notamment, les pratiques autogestionnaires se présentent alors comme « une recherche d’émancipation face aux modèles culturels dominants de notre société » (Lepage, 2005, p. 37). Lepage souligne toutefois que cela n’implique pas nécessairement que les acteurs aient une ambition révolutionnaire.

Le modèle autogestionnaire que s’est réapproprié l’entrepreneuriat social ces dernières années n’est plus le mode d’organisation microsocial pratiqué par les mouvements libertaires (Drapeau et Kruzynski, 2005; Pucciarelli, 1999) et coopératifs qu’il était auparavant, mais un mode d’organisation largement reconnu et documenté (Cahour, 2018). Aujourd’hui, on considère même que les organisations autogérées « peuvent constituer des espaces d’expérimentation susceptibles d’inspirer les autres secteurs (…) » (Lévesque, 1997, cité par Ferreira, 2000, p. 187).

Si l’autogestion connaît aujourd’hui un regain d’intérêt pour des raisons sociales, économiques et politiques, Drapeau et Kruzynski (2005) soulignent qu’elle a pris une teinte plus individualiste qu’à l’origine et qu’elle est désormais moins axée sur l’autonomie de la communauté que sur la possibilité pour chaque citoyen de s’investir dans le processus démocratique. Boullier et ses collègues vont encore plus loin dans leur critique en dénonçant la récupération du terme dans le contexte de l’autonomie au travail, de la responsabilisation du travailleur et de la flexibilité excessive, le tout emballé dans une rhétorique de l’entreprise libérée grâce à « une version individualiste des principes de l’autogestion, débarrassée de toute analyse renvoyant aux rapports de pouvoir ainsi qu’à la dimension politique du travail » (Boullier et al., 2020, p. 235).

L’économie sociale

L’économie sociale moderne naît au cours du 18e siècle en Europe et au 19e siècle en Amérique, en réaction à l’extension de l’économie marchande et à la faveur de la reconnaissance de la liberté d’association (Bouchard, Cruz Filho et St-Denis, 2011, citant notamment Desroche, 1983). Elle émerge dans des secteurs essentiels pour la société, mais délaissés par le capitalisme et l’État (Ferreira, 2000, p. 188), en milieu rural et ouvrier et dans la foulée de mouvements sociaux mêlant secours mutuel et production en commun (Petitclerc, 2007). Bouchard et ses collègues rappellent avec Fauquet (1965) que de la seconde moitié du 19e siècle à la première moitié du 20e, avec l’instauration de droits sociaux et le succès de l’économie de marché, le rôle de l’économie sociale devient surtout celui d’un « secteur » de l’économie et qu’elle est en cela annonciatrice de l’État-providence (Bouchard, Cruz Filho et St-Denis, 2011, p. 11).

Ce secteur économique distinct rassemblait à l’origine des organisations qui n’étaient ni privées ni publiques – des associations, des coopératives, des mutuelles et des entreprises à but non lucratif. Il a été formalisé en tant que secteur économique au cours des années 1970 pour devenir le tiers-secteur bien démarqué qu’est aujourd’hui celui de l’économie sociale (Ferreira, 2000, p. 184).

La nouvelle économie sociale qui a émergé dans les années 1980 est une riposte à l’incapacité du marché et de l’État à assurer le plein-emploi. L’économie sociale et plus précisément les entreprises qui la constituent deviennent alors des composantes institutionnelles supplémentaires de notre système économique ».

Ibid., p. 191

L’économie sociale est ainsi reconnue pour sa capacité à répondre aux nouveaux besoins et aspirations sociales, en particulier dans les contextes de crise marqués par des transformations socio-économiques (Bouchard, Cruz Filho et St-Denis, 2011, p. 5). Au Québec, elle est apparue au 19e siècle avec les sociétés de secours mutuels : « [E]lle se démarque par une recherche d’autonomie, d’autogestion et de solidarité, à travers, entre autres, des activités non marchandes […] » (Lévesque, 1997, p. xi). Dans la première moitié du 20e siècle, l’économie sociale « patronnée » prend une forme « inspirée par le corporatisme social et la doctrine sociale de l’Église […] tout en demeurant à dominante rurale malgré une ouverture vers les milieux urbains avec les coopératives de consommation et d’habitation » (Bouchard,Cruz Filho et St-Denis, 2011, p. 11). Dans le contexte québécois, ce tiers-secteur économique a été pleinement reconnu et institutionnalisé ces dernières années; en témoignent les nombreuses institutions constituées depuis pour l’encadrer et le soutenir – par exemple le ministère de l’Économie et de l’innovation (MEI, 2019), le Conseil d’économie sociale de l’île de Montréal (CESIM), ou encore les Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS) –, ainsi que les nombreux programmes et subventions réservés à ce secteur.

L’économie sociale rassemble des formes particulières d’organisation qui ont en commun de fonctionner selon un certain nombre de valeurs, de principes et de règles qui particularisent la gouvernance démocratique, la satisfaction des membres ou de la collectivité, la répartition des surplus ou encore les modes de financement (Marceau, Caouette et Routhier, 2019). Elle regroupe les activités économiques réalisées par des sociétés et des organisations « dont l’éthique se caractérise par la finalité des services aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit, l’autonomie de gestion, le processus de décision démocratique et la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus » (Defrouny et Monzon Compos, 1992, cités par Ferreira, 2000, p. 186). La définition de l’économie sociale adoptée au Québec en 1996 n’est pas en reste en soulignant elle aussi « la primauté de la finalité sociale sur l’activité économique » (Bouchard, Cruz Filho et St-Denis, 2011, p. XVII).

Comme l’indiquent Bouchard et ses collègues, la variété des termes employés pour parler d’économie sociale et la diversité des explications théoriques de son existence et de son fonctionnement reflètent la présence d’un enjeu et d’un débat plus large concernant le rapport des sociétés à l’économie (Bouchard, Cruz Filho et St-Denis, 2011, p. 6). Lorsqu’abordée dans une perspective socioanthropologique, l’économie est, en effet, avant tout sociale, en ce qu’elle repose sur des représentations sociales/symboliques fortes, voire sur une ou des idéologies (Rocher, 2020). Sur le plan de l’organisation sociale, la distinction fonctionnelle entre l’économique et le social et leur différenciation sont somme toute récentes dans l’histoire et plutôt propres à l’Occident et à sa sphère d’influence.

La coopérative

L’Alliance Coopérative Internationale définit la coopérative comme « une association autonome de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs à travers une entreprise détenue collectivement et contrôlée démocratiquement » (ACI, 2018). Comme le soulignent Bouchard, Cruz Filho et St-Denis (2011), les principes du mouvement coopératif (contrôle démocratique par les membres, souci de la communauté, coopération, etc.) recoupent largement ceux de l’économie sociale.

C’est à partir du 20e siècle que le modèle coopératif s’étend aux secteurs du crédit, de la production agricole, et s’incarne plus globalement dans des coopératives de consommation, soit des organisations dont les membres sont des consommateurs ou des utilisateurs de services (Girard et Arteau, 2018). Les coopératives sont alors des organisations qui oeuvrent dans la proximité sociale, à l’échelle du village ou de la paroisse (Ibid.). Le développement des coopératives québécoises au Québec au début du 20e siècle se déroule dans une période de prospérité en plus d’être fortement encadré par le clergé. Ce n’est que vers le milieu des années 1960 que les coopératives sont envisagées comme un idéal-type de développement communautaire associé à l’amélioration des conditions de vie des individus et à une gestion collective, par exemple sous la forme de comités citoyens (Drapeau et Kruzynsky, 2005).

Les quatre décennies qui vont des années 1960 aux années 2000 sont pour leur part marquées par une tendance à la centralisation des coopératives : les petites entités de proximité vont se regrouper en coopératives régionales, dont les Caisses Desjardins sont l’exemple le plus connu.

Au Québec comme ailleurs, la quête du mouvement coopératif semble en être une de sécurisation des ressources économiques essentielles par les travailleurs ou les consommateurs, au moyen d’une réappropriation de l’autonomie d’action et de décision dans les champs de la production et de la consommation. Cette volonté de réappropriation s’exprime par une prise de pouvoir collective, la mise en place d’un mode de gouvernance sur le principe « un membre, une voix » qui est aussi un principe d’autogestion, ainsi que par le triple statut de travailleur, de propriétaire et d’associé conféré à ses membres (Girard et Arteau, 2018). Alors que l’émergence des premières mutuelles et entreprises coopératives est historiquement liée au mode d’organisation autogestionnaire ainsi qu’à la définition de l’économie sociale en tant que tiers-secteur, la coopérative telle qu’elle s’est déployée dans le paysage économique du Québec depuis le début du 20e siècle s’est graduellement détachée de ses ancrages politiques autogestionnaires pour prendre les formes qu’on lui connaît aujourd’hui. À ce titre, Hurtubise souligne trois aspects des coopératives qui ne cadrent plus avec le mode d’organisation autogestionnaire : « leurs finalités, leurs pratiques démocratiques de même que leurs liens avec l’État » (Hurtubise, 1983, cité par Drapeau et Kruzynsky, 2005, p. 12).

Defrouny et Monzon Compos (1992) soulignent qu’en raison, notamment, de son histoire, de son enracinement dans les collectivités, de sa présence sur tous les continents, de la reconnaissance de son statut juridique et de sa présence dans le monde de l’entreprise, la forme coopérative est « l’éminente représentante d’un vaste ensemble d’unités productives qui, distinctes des entreprises publiques et des entreprises capitalistes, connaissent un fonctionnement et une gestion démocratiques ainsi qu’une subordination du capital à la finalité sociale » (Defrouny et Monzon Compos, 1992, cités par Fereirra, 2000, p. 185). En accord avec ces auteurs, nous ferons dans nos pages référence au concept de coopérative comme à un modèle d’entreprise reconnu et juridiquement encadré, qui renvoie au cadre idéologique présenté dans la prochaine section.

Des concepts qui convergent autour de valeurs et de principes communs

Autogestion, économie sociale et coopérative appartiennent au même paradigme idéologique qui rassemble les valeurs d’autonomie, de proximité et d’égalité, ce qui leur permet ensuite de se redéployer dans les secteurs de l’économie et du social. Ce « paradigme idéologique et organisationnel », caractérisé par le partage, la collaboration et l’organisation collective, acquiert toujours plus d’importance dans le contexte des crises sociales et économiques qui affectent périodiquement nos économies de marché occidentales. D’ailleurs, il faut souligner que ces valeurs sont transversales aux trois concepts (autogestion, économie sociale et coopérative) présentés plus haut.

Les organisations et entreprises oeuvrant dans le milieu de l’économie sociale poursuivent des missions similaires, en plus d’adopter des structures et des modes d’organisation semblables fondés sur un ensemble de principes communs de liberté et de solidarité. Si les critères qui permettent d’identifier et de qualifier les organisations relevant de l’économie sociale sont bien définis (Marceau, Caouette et Routhier, 2019), il faut rappeler, comme le précisent Bouchard, Cruz Filho et St-Denis (2011 p. XVIII), qu’« [u]n seul de ces traits ne suffit pas pour caractériser l’économie sociale, et que ceux-ci ne sont pas hiérarchisés entre eux ». Pour ces auteurs, c’est plutôt un ensemble ou un « faisceau de critères », qui doit être observé pour qualifier l’économie sociale (Bouchard, Cruz Filho et St-Denis, 2011, p. XVIII).

À cause de leur charge historique et politique, les concepts d’« économie sociale » et d’« autogestion » sont polysémiques, car ils appellent et impliquent une diversité dans leur compréhension et leur usage. La très grande variété d’expressions reliées à l’économie sociale et à l’autogestion rend, par ailleurs, difficile d’en poser une définition claire et distincte acceptée par tous. Quant à la coopérative, sa définition est plus consensuelle puisque l’on s’y réfère généralement comme à une forme juridique particulière. À cet égard, les mêmes auteurs ajoutent que l’économie sociale est souvent définie comme « ayant des “frontières poreuses”, composées d’un “noyau dur” et de composantes “périphériques” (Desroche, 1983) ou “hybrides” (Spear, 2011) » (Bouchard, Cruz Filho et St-Denis, 2011, p. 2).

Les différentes tentatives de définition de l’autogestion et de l’économie sociale révèlent deux caractéristiques communes. D’une part, en soulignant leurs frontières floues et poreuses, ces définitions évitent d’exclure des entités ou des phénomènes qui devraient potentiellement y être inclus advenant une modification desdites définitions. D’autre part, ces définitions, notamment celle de la coopérative, impliquent la reconnaissance d’une dimension qui dépasse la seule compréhension économique ou organisationnelle et les rattache à des valeurs, des aspirations collectives, un cadre de sens englobant, donc à un paradigme idéologique.

Il faut d’ailleurs garder à l’esprit que l’économie – dans sa forme non différenciée du social –, l’autogestion – dans ses principes structurants d’autodétermination et d’autonomie – et les entreprises de mutualisation et de coopération entre acteurs sociaux sont des formes sociales qui existaient bien avant la révolution industrielle du 19e siècle et pas seulement en Occident[5].

Il est donc nécessaire d’adopter une posture plus agile face à cet exercice de définition pour privilégier l’expérience vécue par les acteurs sociaux actuellement impliqués dans une coopérative de solidarité autogérée dont l’activité consiste à administrer un espace collectif. Nous serons ainsi en mesure de bonifier la définition de ces concepts.

Méthodologie

Cet article est une occasion de formaliser notre savoir expérientiel à titre de chercheurs-praticiens et membres de Temps libre de longue date et nos observations sous la forme d’une étude de cas exploratoire (Yin, 2014). Nous avons eu recours à trois types de collecte de données : 1) l’analyse documentaire des archives numériques de la Coop; 2) l’observation participante (Emerson,2003; Miles, Huberman et Saldana, 2019) réalisée au cours de notre période d’engagement dans la Coop; et 3) la participation des membres de l’équipe de gestion (ÉG) de TL à l’élaboration de l’article (précision des objectifs de la collecte de données et relecture). La matière première de l’enquête est une série de documents névralgiques tirés des archives numériques de TL, qui rendent compte de l’évolution, de la structure et de la dynamique de l’organisation. Les divers documents donnent accès à la perspective des membres fondateurs, des membres du CA qui se sont succédé, des membres de l’ÉG à partir de 2019, ainsi que des membres de soutien et utilisateurs présents aux AGA[6]. Nos intérêts nous placent dans une position constante de « participation observante » (Soulé, 2007) depuis laquelle nous avons pu enrichir cet article d’observations informelles, mais avisées et consciencieuses de l’évolution de la transformation de la Coop et des dynamiques collaboratives à TL. La périodisation et la sélection des documents officiels ainsi que l’analyse des données ont été menées de façon inductive et itérative, se sont fondées sur notre connaissance de la réalité de la Coop développée à travers notre participation active à titre de coworkers, de membres de l’ÉG et d’administrateurs au sein du CA. Pour orienter la sélection et l’analyse des documents disponibles, nous avons d’abord déterminé les grandes périodes[7] (Miles, Huberman et Saldana, 2020; Hergesell, Baur, et Braunisch, 2020) et les catégories générales d’information. Aux fins du présent article, le développement de la Coop est divisé en quatre périodes, depuis sa fondation en 2016 jusqu’à 2021 : 1) la fondation de Temps libre et le démarrage (2016 à 2019); 2) la transition vers un modèle autogéré (2019); 3) la pandémie comme agent révélateur de questionnements structurants (2020 à 2021); et 4) le retour après la pandémie (automne 2021).

Les thématiques analysées correspondent aux éléments les plus souvent mentionnés dans les différents documents à notre disposition. Elles ont été bonifiées avec l’aide de l’ÉG en ce qui concerne les aspects les plus marquants ayant rythmé la transition vers le modèle autogéré. Ce sont le rapport à l’autogestion, le rapport à la forme coopérative, le rapport à l’économie sociale, les éléments d’identité, les éléments relatifs aux missions, visions et valeurs, les procédures et fonctionnements, la dynamique collaborative, les défis et points de friction, les bons coups et réussites, etc. Sur la base de ces thématiques et des différents documents répertoriés par période, nous avons ensuite effectué une analyse qualitative de contenu des documents à l’aide du logiciel de traitement de données LiGRE.

Toujours dans une approche inductive/itérative et dans l’esprit de la théorisation enracinée (Laperrière, 1997; Guillemette, 2006), nous avons également veillé à valoriser les données inattendues découvertes au cours de l’exploration du matériel. La périodisation et les résultats de l’analyse sont présentés dans la section suivante.

Analyse des données recueillies

Retour sur les quatre périodes de l’analyse

La fondation de Temps libre et le démarrage (2016 à 2019)

À sa fondation en 2016, Temps libre se présente à ses bailleurs de fonds et à son public comme une coopérative de solidarité sans but lucratif, qui souhaite offrir à ses membres un espace de coworking (espace de bureaux partagés) et des espaces multifonctions, jumelés à un espace public et populaire ouvert sur la communauté et le quartier. Ainsi, les membres de TL y viennent non seulement pour loger leurs entreprises et activités professionnelles, mais aussi et surtout, pour profiter de tous les avantages d’un espace de coworking : la qualité des relations humaines et de l’environnement de travail, l’opportunité de développer des projets collectifs (Mellard et Parmentier, 2020), le partage des ressources et des coûts ou encore la mutualisation des expertises et des réseaux (Girard et Arteau, 2018).

L’espace public de Temps libre a quant à lui été pensé comme

un lieu d’échange et de rencontres sans obligation de consommer, son usage étant partagé par les occupants de l’espace de coworking, les partenaires, les visiteurs de passage, les porteurs de projets dans le quartier, et à la communauté élargie de Temps libre, et ce, gratuitement. Présenté comme une « zone neutre », accessible à toutes et à tous, gratuite et facilement appropriable. Sa division en divers univers communs (le salon, la bibliothèque, le terrain de jeux, etc.) favorise l’inclusivité et en fait un lieu invitant pour la tenue de rencontres et d’évènements.

Temps libre, 2019, p. 2

Entre 2016 et 2019, Temps libre connaît ses premières années d’existence et offre à ses membres un espace de mixité composé d’un milieu de travail partagé et d’une place publique intérieure, le tout pensé pour favoriser la détente, les rencontres, l’entraide, l’apprentissage, l’audace, la diffusion et l’innovation (Temps libre, 2016).

Quête de sens et transition vers un modèle autogéré

Le plus haut taux d’occupation est atteint entre 2017 et 2019, alors que 80 coworkers cohabitent à Temps libre au quotidien. Certains enjeux relatifs à la gestion collective et aux décisions font simultanément leur apparition. La période se caractérise par des incertitudes grandissantes, exprimées par les trois directrices générales qui se sont succédé, mais aussi par plusieurs membres utilisateurs du coworking et de l’espace public. On s’interroge sur la quasi-inexistence de modes de participation et de décision collectifs au sein de la Coop, exception faite des AGA et des discussions informelles. Suivant le mode d’organisation mis en oeuvre initialement par TL, les décisions sont prises de façon verticale par un CA en concertation avec la direction générale et appliquées par la petite équipe d’employés. Une bonne partie du travail de gestion est réalisée conjointement par la directrice générale (DG), les services civiques et les bénévoles. Bien que le modèle retenu soit celui d’une coopérative de solidarité, les coworkers (membres utilisateurs) n’ont d’autre obligation que de participer à l’entretien de la cuisine collective. Les modalités de participation des membres de la Coop ne sont d’ailleurs pas précisées dans les premiers règlements généraux. Ce fonctionnement a pour effet d’exclure une bonne partie des membres de la Coopérative des décisions collectives, même si ces derniers possèdent une part sociale au sein de la Coop et qu’ils élisent annuellement les membres de son CA. Il n’y a donc pas de cadre clairement établi qui permettrait aux membres de s’engager dans la gestion et la gouvernance de la Coop durant cette période. Les membres gèrent les petits enjeux du quotidien sur un mode plus pratique que politique, notamment à travers la collaboration pour l’entretien des lieux.

Or, l’autogestion est un modèle d’engagement connu, sinon même déjà expérimenté par certains membres de la Coop, qui aspirent à davantage de collaboration et d’engagement des membres au sein de l’espace de coworking. Il est possible qu’un écart entre les visions de membres souhaitant plus de participation dans la gestion de la coopérative et le mode d’organisation effectif ramenant le pouvoir entre les mains des membres fondateurs ait généré des tensions ainsi qu’une certaine polarisation entre les gestionnaires effectifs du coworking (membres et services civiques) et le CA constitué des fondateurs.

La transition vers un modèle autogéré à Temps libre (2019)

C’est durant un lac-à-l’épaule tenu en 2018, moment de réflexion stratégique décisif pour l’avenir de Temps libre, que la DG alors en poste a dressé un certain nombre de constats : 1) la gestion générale, le mode d’organisation, les effectifs, les valeurs et les missions de la Coop sont régulièrement remis en question sans pour autant qu’on arrive à des consensus satisfaisants; 2) en 3 ans de vie, Temps libre a eu 3 directrices générales ; un schéma s’est installé, une forme d’isolement de la direction générale vis-à-vis des autres membres de la Coop; 3) il est difficile de favoriser l’intelligence collective et la construction à plusieurs de la Coop; 4) le modèle d’affaires de TL, qui met en oeuvre une gestion verticale de la Coop alors que les membres veulent davantage d’horizontalité et de participation, pose problème; et 5) il faut remettre en question les modes de gestion et de gouvernance de la Coop afin d’impliquer réellement les membres.

Parmi les propositions susceptibles de régler la crise identitaire en cours[8], celle adoptée et mise en oeuvre suggérait d’expérimenter le modèle autogéré en s’appuyant sur l’engagement bénévole de membres de la Coop. Cette solution s’avérait la plus prometteuse parce qu’elle était cohérente avec la direction prise par l’organisation depuis plusieurs mois et permettait d’accorder les actions à la volonté des membres de la coopérative en leur en confiant la gestion[9]. Elle permettait de répartir le travail jusque-là assumé par la DG, dont l’équipe était composée de plusieurs personnes aux profils variés mais ayant toutes à coeur l’avenir de la Coop. La décision collective (membres et CA) de passer à l’autogestion répond à une volonté de trouver le mode d’organisation qui correspondrait le mieux à la dynamique et aux attentes des membres. Or, bien que cette proposition concorde avec les principes de TL, elle apparaît risquée puisqu’elle n’a pas fait l’unanimité au sein du CA lors des réflexions précédant l’assemblée générale annuelle. La réflexion a tout de même été menée de manière rationnelle, et c’est en connaissance de cause, après avoir considéré les hésitations du CA et de la DG, que les membres votent en décembre 2018 à l’unanimité pour l’expérimentation d’un modèle (de gestion et de gouvernance) autogéré pendant une première période de 6 mois.

Les défis liés aux premiers pas en autogestion

Une première entente contractuelle est entérinée par le CA qui définit les rôles et responsabilités des membres mandatés par le CA pour assumer collectivement et solidairement la gestion courante de TL en remplacement de la DG. Selon cette entente, cette équipe de gestion (ÉG) doit être élue chaque année parmi les membres de la Coop sur la base d’un appel à candidatures. Elle est chargée de mettre en place les outils et les processus nécessaires au bon fonctionnement de l’organisation, en plus de faire régulièrement le point sur l’avancement des projets en cours. Bien qu’ils soient avant tout bénévoles, les membres de l’ÉG bénéficient, pendant la durée de leur mandat, de l’usage gratuit d’un bureau.

Selon le bilan des premiers mois d’exercice de l’ÉG, l’expérience a donné lieu à des tensions et à des défis. Deux risques qu’avait déjà identifiés la DG lors du lac-à-l’épaule de 2018 se sont vus confirmés. Le premier concerne le passage à l’autogestion.

Le choix de l’autogestion implique une grosse mise à risque sur le plan de la gouvernance, de nos schémas et modes de fonctionnement en groupe, sur nos lieux de travail et plus largement sur nos lieux de vie qui constituent pour la majorité la majeure partie de notre quotidien.

Réflexion de la DG en vue de l’AGA, 2018

Le passage à l’autogestion est effectivement identifié par les personnes concernées comme « un shift de paradigme dans lequel il est difficile de prendre ses repères » (Extrait de procès-verbal de l’ÉG, 2019). L’enjeu concerne la gestion du leadership et la légitimité des prises de décision :

Qui est légitime pour quelle décision? Ce n’est pas tout le monde qui va avoir le leadership de s’auto-attribuer des objectifs. Comment est-ce qu’on prend les décisions? Et c’est quoi le rôle du CA? Est-ce que l’équipe de gestion va travailler sur une mission de mise en valeur? Est-ce qu’on est légitime en tant qu’équipe de gestion d’utiliser ce qui existe déjà pour proposer des projets de partenariat par exemple? C’est des questions qu’on se pose dans ce rôle.

Ibid.

Le questionnement vise l’articulation des relations entre le CA et l’ÉG dans une structure autogérée et horizontale quand il n’y a plus de DG pour assurer les communications avec le CA et que les rôles et responsabilités de chacune des instances sont remis en question.

La DG avait aussi souligné dès 2018 que « la transition vers un mode d’organisation plus complexe et mal défini demande une organisation bien réglée dès le départ et très claire sur le plan des communications, puisqu’elle nécessite l’adhésion de tous » (Réflexion de la DG en vue de l’AGA, 2018). Plusieurs membres de l’ÉG identifient, dans les documents étudiés, leur besoin de « processus et de façons de faire les choses », soit d’un meilleur cadre et d’objectifs plus clairs pour orienter leurs actions. Ils relèvent également le manque de clarté dans les objectifs de TL et le manque de rigueur dans le suivi des projets ou l’achèvement de ceux déjà commencés :

On manque de structure, on n’a pas nos plans, on n’a pas cité nos objectifs, ensemble on a de la misère à agir collectivement, où est-ce qu’on s’en va étape par étape, je crois qu’on a parlé de ce manque de structure, mais on pourrait y remédier ensemble, avoir des moments où on se rencontre et on fixe des plans et des objectifs, puis en parallèle avoir peut-être pour solutionner ce désir de voir comment les projets avancent, où est-ce qu’on en est. Je pense que c’est comme un besoin de visualiser ça.

Extrait de procès-verbal de l’ÉG, 2019

La première entente établie par l’ÉG prévoyait une division claire des rôles et responsabilités ainsi que la remise au CA d’un rapport mensuel sur le travail accompli par les membres de l’ÉG (sous la forme d’un formulaire électronique transmis à date fixe), ce dans le but de « documenter l’expérience d’autogestion ». Le document d’entente souligne que d’autres canaux de communication seront employés pour les échanges entre le CA et l’ÉG, sans préciser lesquels. Or, après quelques mois à peine, ce système de reddition de compte a été abandonné, faute de débouchés concrets à ces informations et de réel suivi de la part du CA. D’un côté, les administrateurs voulaient laisser davantage le pouvoir de décision aux membres et, de l’autre, les membres de la nouvelle ÉG ne voulaient pas reproduire une gestion verticale qui les amèneraient à constamment rendre des comptes au conseil d’administration. Quant aux nouvelles fonctions du CA, elles seront abordées plus loin dans la partie consacrée aux rôles respectifs du CA et de l’ÉG.

Un nouveau mode de fonctionnement par chantiers

En février 2020, après une année d’expérimentation, les membres du CA et ceux de l’ÉG se sont à nouveau réunis pour un lac-à-l’épaule afin de faire le point sur l’expérience. Une vision nouvelle de l’ÉG et de son mode de fonctionnement a émergé. Nommée « fonctionnement par chantiers » (projets), elle a pour objectif de repenser la gestion des postes de responsabilité et de permettre la participation de l’ensemble des membres de la Coop, et pas seulement de l’équipe de gestion, aux projets qui les concernent.

Ces « chantiers » sont des projets transversaux déterminés au fil des échanges entre les membres de la Coop et en fonction des besoins/enjeux qui émergent de sa gestion quotidienne. Ils sont menés en petites équipes par les membres de l’ÉG, mais sont aussi ouverts à la participation d’autres membres volontaires. Les responsables de chantier assurent une coordination et une communication efficace et le suivi du projet. Des rencontres saisonnières sont prévues pour faire le point sur l’avancement des chantiers en cours, planifier les prochains projets, assurer la formation d’équipes de travail pour leur réalisation et soumettre des budgets pour leur fonctionnement. La conception d’un tableau de bord à la fois physique (dans les lieux) et virtualisé est aussi prévue, afin de permettre à tous les membres de se tenir informés de l’actualité de la Coop et de savoir comment s’impliquer. Dans les faits, le premier confinement en mars 2020, suivi de la période pandémique, a empêché la mise en oeuvre de ce système d’autogestion par chantiers, dont la version théorique a tout juste eu le temps d’être présentée aux membres et de recevoir l’aval de l’AGA en juin 2020. Une tentative de relance a eu lieu à l’automne 2020 afin de désigner des responsables et des volontaires pour chacun des chantiers prioritaires ainsi qu’un échéancier, avant que cet effort ne soit balayé par le confinement de l’hiver 2021. Toutefois, le vocabulaire et la compréhension de ce mode de fonctionnement ont été assimilés pendant cette période par les membres de l’ÉG qui pensent désormais leur participation dans cette structure et s’expriment selon ses termes.

La pandémie comme agent révélateur de questionnements structurants (2020-2021)

Jusqu’au printemps 2020, malgré le départ de certaines organisations fondatrices, la Coop était dans une situation financière viable. C’était sans compter avec l’arrivée d’une pandémie mondiale, porteuse de nombreux défis pour la Coop et son nouveau modèle autogéré.

À partir de mars 2020, l’ÉG s’est alignée sur les recommandations de la Santé publique et sur les normes de la CNESST pour prendre les décisions liées à l’occupation des lieux et assurer la sécurité des coworkers, ce qui a eu des effets négatifs importants. Afin de respecter les normes sanitaires, le nombre de places disponibles pour les coworkers a dû être réduit sous le seuil nécessaire pour assurer la rentabilité des activités. Pendant chacune des périodes de confinement et hors de ces périodes, la fréquentation et les activités sont tombées au point mort. Cette phase a aussi vu l’augmentation prévisible des départs de coworkers moins attachés à la dimension bénévole ou engagée du coworking.

Or, tout en préconisant le télétravail, la Coop a aussi choisi de rester ouverte à ses membres qui auraient eu besoin, pour des raisons de santé mentale notamment, de sortir de chez eux pour réaliser certaines activités professionnelles. Elle a aussi choisi, pour soutenir ses membres, de ne pas réclamer les loyers pendant plusieurs mois et d’en transformer le paiement en contribution volontaire. La question s’est posée de savoir combien de temps l’espace de coworking allait pouvoir tenir dans ces conditions, alors que d’autres espaces similaires n’ont pas survécu. L’organisation a été, en ce sens, préservée grâce aux membres généreux ayant la chance d’être moins affectés par la situation, aux bénévoles de l’ÉG assurant l’administration courante et aux subventions fédérales de soutien aux loyers.

L’enjeu de la répartition des rôles et des échanges entre le CA et l’ÉG

Pendant la pandémie, les rapports entre le CA et l’ÉG, notamment leurs rôles respectifs et leurs moyens de communiquer l’un avec l’autre, soulèvent de plus en plus de questions. Les membres du CA disent avoir besoin de plus d’informations de la part de l’ÉG pour répondre à leurs obligations légales. Ils désirent un suivi plus régulier afin d’assurer la coordination de leur travail avec celui de l’ÉG. En d’autres termes, on souhaite que le CA et l’ÉG formulent ensemble des résolutions et des propositions claires. Une plus grande proximité et des échanges plus réguliers permettraient d’harmoniser l’action des deux instances (Procès-verbal du CA, mai 2020).

Lors des rencontres du nouveau CA nommé en juin 2020, on souligne qu’il y a un flou concernant l’organe, ÉG ou CA, auquel échoit l’organisation des AG et de l’AGA, l’instance suprême de décision d’une coopérative. On discute la possibilité de revoir la forme de l’AGA pour qu’elle soit plus participative en délaissant les procédures d’usage parfois trop écrasantes. Les membres du CA émettent des réserves par rapport au mode de fonctionnement classique de ce genre d’instance : « Le Code Morin, c’est trop rigide pour laisser les gens s’exprimer de façon organique et productive. C’est restrictif comme structure. On gagnerait peut-être à développer des conversations entre le monde (sic) qui ne seraient pas dans un cadre d’ordre du jour serré » (Procès-verbal du nouveau CA, octobre 2020).

Un questionnement de fond sur la forme de l’engagement des membres de l’ÉG

Dès le plaidoyer de 2018 pour la transition vers l’autogestion, un autre risque identifié par la DG était celui de déliquescence à long terme de la structure, étant entendu que les membres bénévoles de l’ÉG ont tous une activité professionnelle principale, à laquelle ils sont nécessairement plus attachés qu’à la Coop. Ce risque s’est vu confirmé en plus d’être accentué dans le contexte pandémique. Durant cette période, la mobilisation et la cohésion des membres de l’ÉG a été un réel défi. L’isolement imposé par la pandémie a en effet entraîné des difficultés supplémentaires dans la dynamique de l’équipe. Plusieurs membres ont cessé de fréquenter l’espace de coworking pendant cette période, ce qui a eu pour effet une perte du sens de leur engagement en plus de révéler les limites des outils de communication virtuelle. La perte des espaces de discussions informels, essentiels à la communication, a fait en sorte qu’il est devenu plus difficile de se rencontrer et de communiquer, empêchant ainsi toute synergie entre les personnes impliquées. L’énergie générale est tombée à son plus bas. Plusieurs ont éprouvé une fatigue chronique doublée d’une perte de repères dans l’horaire professionnel, ce qui a eu pour effet, entre autres, d’accentuer les tensions interpersonnelles au sein de l’ÉG. Les procès-verbaux de 2020 et 2021 attestent des difficultés personnelles et professionnelles vécues par plusieurs membres. Conséquemment, l’ÉG de cette période a été marquée par une vague de départs, ce jusqu’à l’automne 2021.

En vue du renouvellement de l’ÉG, une seconde version de l’entente et d’engagement des membres de l’ÉG a été rédigée. Si la première mouture incluait un compte rendu mensuel et un nombre d’heures précis à fournir, le second document stipule qu’aucun nombre d’heures minimales ou maximales n’est exigé au sein de l’équipe de gestion : « Nous considérons qu’il est important que chacun puisse offrir à la Coop le temps qui lui semble juste pour mener à bien ses chantiers. C’est une relation gagnant-gagnant, pour vous et pour la Coop » (Document d’entente de l’ÉG, automne 2020). Moins rigide, ce document propose un « temps d’implication volontaire » et précise des attentes qualitatives envers les membres de l’ÉG, affirmant par le fait même un esprit d’autogestion et de confiance. Cette nouvelle entente allait être soumise par l’équipe en place au moment où a frappé la troisième vague de la pandémie.

Le retour après la pandémie (automne 2021)

D’un point de vue positif, la pandémie a révélé que le noyau dur de TL, actif et engagé, est constitué d’une vingtaine de professionnels et d’organisations qui demeurent motivés et désireux de se mobiliser démocratiquement dans cette structure. Sans parler d’une importante communauté d’alliés composés d’anciens membres et de bénévoles qui répondent présents lorsque nécessaire (Procès-verbal du CA, mai 2021).

L’épreuve pandémique a toutefois accentué plusieurs questionnements déjà présents au sein de la communauté active de TL, rassemblant les membres du CA, ceux de l’ÉG et certains coworkers plus impliqués. L’analyse des documents disponibles durant cette période trahit, en effet, une hésitation sur les éléments de vision et de mission de l’organisation : TL est un rassemblement effectif, certes, mais autour de quoi? Pour plusieurs membres, ce manque de clarté sur les missions, la vision et les valeurs de TL freine le fonctionnement et le développement de la Coop. Pour rappel, ces interrogations sur les orientations de la Coop et le fonctionnement de ses structures de participation démocratique (CA, ÉG) avaient déjà été soulevées à l’AGA et lors du lac-à-l’épaule de 2020.

Chez les membres impliqués, le développement de l’organisation, les nouvelles habitudes reliées à l’autogestion et la période pandémique ont eu pour effet d’accentuer le besoin de structurer davantage les instances d’autogestion. Est exprimé le besoin de mieux accueillir les nouveaux membres et de remobiliser la base bénévole. La nécessité de recruter et les défis que cela comporte ont ramené à l’avant-plan des réflexions sur le processus de recrutement et de manière sous-jacente la question peu consensuelle de la forme que doivent prendre l’engagement et la reddition de compte des membres de l’ÉG. Lors de la journée de réflexion stratégique à l’automne 2021, le fonctionnement de l’ÉG a de nouveau été remis en question. Plusieurs mois de télétravail et de communications laborieuses ont replongé les membres de l’ÉG dans une dynamique de travail individuelle et isolée. Le partage informel des responsabilités entre peu de gens qui s’impliquent bénévolement a généré une surenchère d’implication chez d’autres. Plusieurs membres de l’ÉG ont exprimé un sentiment d’iniquité en ce qui concerne la répartition de la charge de travail et des responsabilités. Plus que jamais, est souligné le manque de précision entourant l’engagement, le rôle et les attentes envers les membres de l’ÉG, qui assurent bénévolement, en échange d’une place payée, les fonctions essentielles d’une direction générale. Notons que depuis 2020, la Coop évolue dans une nouvelle ère de gestion marquée par l’absence de membres fondateurs tant chez les coworkers que dans le CA et l’ÉG.

La vision des fondateurs n’ayant plus d’emprise, il est plus aisé d’ouvrir des questionnements de fond, notamment sur le positionnement de TL par rapport à ses membres, ses « publics cibles » et son rôle dans son écosystème, celui de l’économie sociale montréalaise. Au terme d’une journée de réflexion stratégique, le collectif constate que les membres gestionnaires de TL ont besoin d’être accompagnés par des spécialistes afin de mener à bien leur réflexion sur les processus d’autogestion de la Coop. Ce renouvellement des membres (départ des membres fondateurs et renouvellement de l’équipe de gestion) provoque au sein de l’organisation de nouveaux changements dans les habitudes et les modes d’organisation que nous ne détaillerons pas dans le présent article.

Temps libre et son mode d’organisation

Temps libre a été fondé comme une coopérative « sans but lucratif » constituée de membres utilisateurs, de membres de soutien, d’une DG et d’un CA. Dans son mode d’organisation initial, les décisions étaient prises par le CA, majoritairement constitué dans les trois premières années de membres fondateurs, et exécutées par la direction générale. Temps libre poursuit alors une mission, celle de

créer des espaces ouverts, inclusifs et participatifs, en regroupant des organisations et des citoyens et citoyennes qui ont à coeur les thématiques de la transformation des villes et territoires, la vie collective, l’écologie urbaine et l’innovation sociale.

Temps libre, 2016, p. 3

Lors de sa création, la Coop prévoit la participation de ses membres de manière vague et large, qualifiant cette participation d’active pour assurer le succès du projet :

Temps libre est une coopérative et sera donc gérée par ses membres, qui prendront une part active au succès du projet. Les membres utilisateurs de l’espace de travail partagé seront souvent sur place, ce qui facilitera la communication entre eux. De plus, plusieurs membres du conseil d’administration oeuvrent dans des organismes membres de l’espace de coworking.

Temps libre, 2016, p. 10

Outre l’AGA, au cours de laquelle ils élisent le CA, peu d’espaces de participation et d’engagement sont alors prévus pour les membres utilisateurs dans le modèle original proposé. Le pouvoir décisionnel reste entre les mains du CA et son exécution du ressort de la DG, malgré la volonté initiale des fondateurs de développer une culture de la participation et de l’engagement auprès de chacun des membres.

Autrement dit, TL ne propose pas à sa fondation une participation à une organisation coopérative qui favorise l’engagement actif de ses membres au travers d’un cadre clairement établi (typique d’une organisation en démarrage). À ce titre, l’identité de Temps libre au moment de sa fondation en tant que coopérative est faible et très peu incarnée dans des structures de gouvernance et de participation clairement identifiées et proposées aux membres, que ce soit dans les règlements généraux de l’organisation ou dans son fonctionnement quotidien.

« Temps libre est une Coop, alors on peut en faire une Coop »

L’analyse des documents de référence (procès-verbaux de CA et procès-verbaux des assemblées générales) révèle une véritable prise de conscience au moment de la transition vers le modèle autogéré, qui se caractérise par l’importance attribuée aux membres pour le dynamisme et la survie de la Coop. La transition du mode d’organisation effectuée en 2019 a pour but de se réapproprier le modèle coopératif en développant un nouveau mode d’organisation par et pour les membres :

Temps libre est une coop, alors on peut en faire une coop. On peut proposer un modèle de gestion par les membres (sur les principes de l’holacratie ou d’une autre forme de gestion horizontale – organisée et testée par d’autres avant nous) codifiée et réglée de manière collaborative. On donnerait la gestion totale de la Coop aux membres, en mettant en place des systèmes de partage des responsabilités et de rétributions financières pour l’implication et le temps passé. On accorderait enfin nos convictions à nos pratiques. Si l’intelligence est collective, alors laissons faire le collectif. Il n’y a que des gens brillants ici et la plupart ne demandent que ça de s’investir. On peut imaginer un cercle de décisions composé de coopérants volontaires et rétribués pour ça, parallèlement à un conseil d’administration qui resterait le pouvoir décisionnaire de la Coop.

Mot de la directrice générale au CA, 2019

Cette transition s’inscrit dans une véritable quête de cohérence de la part des membres de la Coop. Ces derniers souhaitent « accorder enfin leurs convictions à leurs pratiques » et expriment le désir d’aménager de l’espace pour la participation des membres dans les instances décisionnelles et exécutives de la Coop.

De la parole aux actions : le temps des changements organisationnels

Depuis sa constitution en 2019, l’ÉG a la responsabilité de mettre sur pied des espaces de participation pour les membres de la Coop, qui n’ont pas été pensés dans les premières années. Cette transition est venue, d’un côté, mettre à l’épreuve le mode d’organisation de l’ÉG et, de l’autre, accentuer l’insatisfaction de certains de ses membres désirant une meilleure autogestion et une plus grande participation démocratique. Une partie de l’ÉG a donc de grandes attentes au sujet de la gestion et de la gouvernance d’une telle structure coopérative. C’est dans cette perspective qu’on interroge les rapports entre le CA et l’ÉG, de même que la forme de l’engagement des membres de l’ÉG présentée plus haut.

La transition vers un modèle autogéré n’est pas le seul élément révélateur des difficultés organisationnelles de la Coop. La pandémie a elle aussi permis de mettre en lumière les éléments essentiels et les points sensibles de l’organisation et, ce faisant, elle a donné lieu à un certain renforcement d’un esprit réellement coopératif dans les instances du CA et de l’ÉG de TL. En d’autres termes, la pandémie n’a pas uniquement eu des conséquences sur l’organisation, elle a aussi permis de solidifier les relations et l’entraide entre le CA et l’ÉG. À l’été 2021, sur la proposition de membres de l’ÉG, Temps libre s’est affilié au Réseau COOP, accédant ainsi à des services spécialisés pour la gestion des coopératives, de même qu’à un réseau important de collaborateurs gravitant dans ce milieu. Cette initiative signifie concrètement l’adoption d’une identité de coopérative s’exprimant par l’affiliation à un réseau d’organisations semblables.

Discussion

Cette étude de cas nous a permis de suivre la transition de la Coop de solidarité Temps libre vers un modèle autogéré et d’explorer certains aspects de notre question de recherche, qui, pour rappel, interrogeait de quelle façon les transformations et les pratiques autogérées observables à Temps libre remettent en question les théories sur les modes d’organisation des coopératives et contribuent à leur renouvellement à la fois théorique et pratique en économie sociale. Lorsqu’on pose la nécessité d’un renouvellement des modes d’organisation en économie sociale, on sous-entend que le modèle de base est désuet et qu’il ne convient plus. Or, c’est une prémisse qu’il est nécessaire de remettre en question au regard des données récoltées dans le cadre de la présente enquête, et à la lumière de l’histoire des mouvements coopératifs. Nous voyons que dans le cas de TL, c’est précisément la tendance – dont le collectif est à ce jour très peu conscient – d’un retour au modèle de base qui est la source d’un renouvellement des pratiques et qui vient, dans son expression actuelle, remettre en question la théorie sur les modes d’organisation propres à l’économie sociale et aux coopératives.

Il faut d’abord s’entendre sur ce qui constitue le « modèle de base ». Nous avons vu qu’il y a des différences importantes entre les premières expressions historiques et documentées de l’autogestion, de l’économie sociale et de la coopérative en Europe vers la fin du 18e siècle et au début du 19e, celles qui ont marqué l’histoire du Québec et qui se sont instituées dans la seconde moitié du 20e siècle, et la réappropriation dont elle fait actuellement l’objet, à l’aube du 21e siècle, au sein d’une coopérative de solidarité comme Temps libre, qui administre un espace collectif partagé par des entreprises. Si on compare la coopérative TL aux coopératives qui ont émergé au Québec à partir de la seconde moitié du 20e siècle, il est certain que l’expérience coopérative est radicalement différente, en particulier lorsqu’elle s’exprime sous une forme autogestionnaire. Dans cette mesure, l’expérience en cours à TL peut effectivement inspirer une remise en question du modèle coopératif traditionnel/institué qui nous est familier au Québec. Or, telle qu’elle s’est déroulée, la mise en place d’un mode de fonctionnement en autogestion à TL indique l’intérêt particulier de cette communauté pour l’expérimentation de la participation démocratique au sein d’un espace collectif partagé par un petit groupe, sur la base de valeurs communes, à l’échelle locale. Ces traits rappellent davantage les initiatives européennes du début du 20e siècle que les formes de coopération bien connues au Québec (p. ex. les Caisses Desjardins).

Discussion autour de l’autogestion

L’analyse des données révèle que malgré la volonté des membres de se doter d’un modèle autogéré pour assurer la survie et la pérennité de leur organisation, sans mécanismes pour l’encadrer, l’autogestion ne renouvelle pas forcément les modes d’organisation et les pratiques des coopératives. Rares sont les membres qui connaissent l’histoire du modèle et des théories qui l’accompagnent. Ils sont également très peu nombreux à avoir expérimenté ce mode d’organisation au sein d’autres groupes avant de s’impliquer dans l’ÉG. À TL, l’intégration de pratiques organisationnelles autogérées est instinctive et se déroule selon l’approche expérimentale. Le cadre idéologique communément partagé par la communauté de TL est celui de la transition socioécologique[10]; la participation aux activités d’une coopérative étant perçue comme cohérente avec les injonctions de ce mouvement social.

À vrai dire, on constate que le modèle autogéré, dans les premiers temps de sa mise en application, provoque un effet de désorganisation et de mise à l’épreuve du point de vue de la pérennité de l’organisation, car les membres de l’ÉG prennent du temps à s’adapter à ce changement de modèle et développer les mécanismes pour organiser collectivement la prise en charge et le bon fonctionnement de la Coop. Or, pratiquer l’autogestion implique un temps d’assimilation de ses codes, pratiques et usages, autrement dit, d’une culture organisationnelle particulière qui la rend possible.

In fine, on constate également que le modèle autogéré permet aux membres de la Coop d’améliorer grandement le sentiment d’appartenance à la communauté et de contribuer activement à cette dernière. Dans une perspective de processus et de prise en charge par le collectif de sa capacité à s’autogérer, il apparaît, à la lumière des données de terrain, que l’adoption d’un modèle d’organisation autogéré (voir Aragon, 1980) permet des apprentissages conséquents sur le plan tant individuel que collectif, en matière d’organisation collective, de vivre ensemble, de gestion et de gouvernance.

Il est aussi possible de constater au terme de cette étude de cas et en accord avec Drapeau et Krusynski (2005), que l’autogestion telle qu’expérimentée à TL est effectivement plus individualiste que celle documentée à partir du 20e siècle et qui se développait dans le même paradigme idéologique que l’économie sociale et la coopérative. L’autogestion qu’incarne TL est pour l’instant moins axée sur l’autonomisation économique d’une communauté que sur le développement d’une structure qui permettrait à chacun de ses membres de s’investir dans l’organisation de façon démocratique et participative. Cela dit, nos données indiquent que la pratique de l’autogestion est à même de raviver le sens du collectif et l’attachement communautaire, tant par les interactions et les relations de confiance qu’elle engendre entre les personnes que par l’échelle de proximité dans laquelle elle se déploie – celle du coworking et du réseau composé des membres de soutien, bénévoles, partenaires et anciens membres – et se rapproche par ses dynamiques de la petite collectivité.

Discussion autour de l’économie sociale au regard de l’étude de cas

L’absence de consensus[11] au sein de la Coop quant à ce qui relève ou non de l’économie sociale nous amène à considérer certains éléments de discussion en lien avec ce concept. En effet, comme le soulignent Bouchard, Cruz Filho et St-Denis (2011, p. 15), « un cadre conceptuel de l’économie sociale ne peut contribuer à renforcer la reconnaissance scientifique du champ que s’il tient compte de deux sources importantes de légitimité que sont la reconnaissance institutionnelle, par les gouvernements, et la reconnaissance mutuelle, par les acteurs eux-mêmes (Bouchard, Cruz Filho et St-Denis, 2011, p. 15, nous soulignons). Ces formes de reconnaissance font l’objet d’une forte convergence, mais également de tensions, au Québec comme ailleurs (Bouchard,Cruz Filho et St-Denis, 2011, p. 15). Au regard du phénomène observé sur le terrain, il apparaît que les catégories proposées par les milieux académiques ne permettent pas d’offrir un cadre d’analyse qui corresponde à la réalité de l’expérience d’autogestion à TL, ni à celle de nombreuses autres organisations similaires, par exemple des coopératives de travail et de solidarité[12].

Par ailleurs, la communauté impliquée de TL n’a pas à ce jour envisagé son autonomie hors des orientations par lesquelles l’État québécois encadre les entreprises d’économie sociale. L’affirmation de cette autonomie possède une dimension contestataire qui transparaît, 1) dans son refus de faire passer la rentabilité avant les aspects humains et l’adoption en conséquence de pratiques de gestion souples, et 2) dans la dynamique de sa relation avec le propriétaire de l’immeuble qu’elle occupe, qui incarne à ce jour la facette la plus concrète et éprouvante du « système[13] ». Par ailleurs, très peu de membres actifs de la Coop expriment leur attachement ou font référence aux sources idéologiques de l’autogestion et de la coopérative : la majeure partie se reconnaît davantage comme appartenant à l’économie sociale dans sa version institutionnelle et s’affilie au cadre idéologique de la transition socioécologique.

Cela dit, certains aspects et données inédites pourraient alimenter les réflexions et les pratiques associées au mode d’organisation en autogestion et ainsi inspirer certaines pistes d’enquête et d’action en lien avec notre question de recherche. Les données présentées ici sont potentiellement porteuses de réponses et mériteraient davantage d’attention, notamment en ce qui concerne la relation entre le CA et les membres d’une organisation autogérée, ainsi que les effets de la pandémie sur la quête de sens et de proximité dans les relations sociales et professionnelles. Ces données inédites constituent le coeur de nos apprentissages et continuent à alimenter le quotidien des membres de l’équipe de gestion encore aujourd’hui en plus de constituer, à notre sens, des pistes qui ne sont pas encore suffisamment prises en compte par la littérature existante.

Discussion autour du concept de coopérative

Pour tenter de savoir si les transformations vers le modèle d’autogestion qui s’opèrent à Temps libre depuis 2016 renouvellent les modes d’organisation des coopératives et des recherches qui y sont associées, il est nécessaire de considérer le degré de transformation qui résulte de la mise en place de ce nouveau modèle autogéré et les éléments qui font l’objet de cette transformation. Dans le cas de Temps libre, ce ne sont pas des pratiques marginales et des découvertes prévisibles (difficulté d’adaptation à l’autogestion, relation complexe et vague entre le CA et l’ÉG) qui permettent le renouvellement spontané du mode d’organisation. En effet, le nouveau modèle qui s’applique depuis deux ans au sein de la Coop exprime davantage un réalignement et un retour aux fondements coopératifs, à une volonté de proximité et de mise en commun, à l’image des coopératives originelles qui oeuvraient dans la proximité sociale, à l’échelle du village ou de la paroisse (Girard et Arteau, 2018), qu’une véritable rupture avec le modèle institué de la coopérative en économie sociale, fruit de la seconde moitié du 20e siècle.

Au tournant du 21e siècle, la forme coopérative s’est enrichie au Québec de la forme « solidarité », qui lui a permis de faire collaborer plusieurs catégories de membres. En 2005, elle s’est émancipée de la nécessité de compter des membres travailleurs. Ce faisant, elle se libérait aussi de son ancrage obligatoire dans le monde de la production et du travail pour permettre l’émergence d’une nouvelle forme de coopérative ancrée dans l’économie, par l’implication des membres utilisateurs de services et celle, plus symbolique, de membres de soutien. Or, dans l’autogestion traditionnelle, au sens idéologique et telle qu’héritée de l’époque industrielle, la gestion de l’entreprise est confiée aux travailleurs qui en constituent la force productive. L’autogestion est un mode de gestion qui prône une « gestion par soi-même » et qui, de ce fait, postule notamment la primauté des travailleurs sur le capital dans la répartition des revenus. Il y a donc lieu de se demander si le projet initial de Temps libre, tel que pensé par ses fondateurs, était vraiment motivé par une vision coopérative, avec ce qu’elle implique de participation démocratique, ou s’il s’agissait d’une expérimentation sur le thème de la coopérative, guidée par des valeurs et une certaine vision du monde, mais non par une compréhension théorique ou formelle de ce type d’entreprise.

Au regard des constats de notre enquête, il s’avère que le cadre initial de la coopérative à prédominance utilisateur-consommateur dirigée par un CA et une DG ne correspondait pas aux attentes et besoins de participation des membres de Temps libre, qui se sont dotés depuis d’un mode d’organisation répondant à leur besoin d’implication. Dans le contexte actuel de l’urgence écologique et sociale, cette transformation exprime la volonté d’un collectif de s’émanciper des modèles d’organisation verticaux qui laissent peu de place à l’expérimentation et à l’individu en quête de sens dans la sphère du travail. C’est d’ailleurs la volonté de générer du sens dans cette sphère qui a amené les membres de Temps libre à renouveler, ou du moins réactualiser, le concept de coopérative en instaurant un mode d’organisation autogérée.

Si l’autogestion est un modèle ancré dans des pratiques documentées et historiquement situées et qu’elle est aujourd’hui reconnue et intégrée, quoiqu’encore de façon marginale, c’est aussi et surtout un concept qui inspire, rassemble et mobilise de nombreuses organisations dans un contexte de crise sociale et écologique accentuée par la pandémie. La Coopérative de solidarité autogérée Temps libre est avant toute chose un regroupement tenace et organisé de professionnels et d’organisations qui s’associent et mettent en commun leurs ressources, pour donner sens à leur rapport au travail et répondre collectivement à des besoins à la fois matériels et sociaux qu’ils ne pourraient satisfaire en faisant cavalier seul. L’évolution des pratiques d’autogestion à Temps libre témoigne d’une longue quête de sens dans la sphère du travail et de la participation économique de professionnel·le·s et d’entreprises faisant partie ou se positionnant comme alliés de l’économie sociale. Cette évolution va dans le sens d’une affirmation de valeurs sociales, citoyennes, d’action dans la proximité, de collaboration et de mise en commun.

C’est ce que nous avons tenté de montrer par le moyen de cette étude de cas, en documentant les transformations successives qu’a connues Temps libre depuis 2016, les défis rencontrés, les questionnements ainsi que les aspirations des membres qui se sont engagés et continuent de s’engager dans ce processus de transformation vers un mode d’organisation en autogestion. En particulier, l’observation des effets de la pandémie a révélé toute l’importance de la présence des coworkers (membres utilisateurs) sur les lieux, pour donner sens à l’engagement de l’ÉG, permettre les échanges, stimuler l’énergie générale de cette communauté et faire vivre cet esprit d’autogestion. Plus spécifiquement, la pandémie a montré les effets néfastes de l’isolement forcé et de la perte des espaces de discussion informelle sur l’organisation d’une équipe autogérée, mettant du même coup en lumière toute l’importance d’une interaction physique et quotidienne pour que puisse émerger la synergie entre les individus qui est la source de l’autogestion et de la coopération.

Le changement qui s’opère à Temps libre ne se manifeste pas par la création de pratiques inédites, mais plutôt par un changement progressif vers un modèle autogéré, jalonné d’une succession de découvertes et d’apprentissages. Le changement se fait paradoxalement sous une forme individualiste, voire dépolitisée et donc, dans une certaine mesure, déconnectée du paradigme idéologique et de la dimension politique des concepts d’autogestion, d’économie sociale et de coopérative (Duverger, 2017).

De fait, Temps libre se prive d’outils de compréhension qui seraient pourtant aptes à motiver et enraciner historiquement son action aujourd’hui. À ce titre, nous pensons qu’une voie de réflexion porteuse pour la communauté de Temps libre serait de reprendre contact avec l’héritage historique et de redonner sa place à la réflexion politique, aux côtés de l’action collective et innovante qui se joue en son sein. Une réappropriation par ses membres des bases historiques et idéologiques qui sont au fondement de la coopérative et de l’autogestion permettrait non seulement à la Coop de consolider son identité, mais aussi de pérenniser ses activités, notamment par la reconnaissance de la valeur du travail productif essentiel réalisé par les travailleurs bénévoles membres de l’ÉG.