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Il est des dates qui marquent les imaginaires de générations entières, confrontées, d’un coup, à l’irruption de l’Histoire dans la vie quotidienne des individus[1]. La date du 12 mars 2020 sera, certes, l’une de celles-ci pour les Québécois; celle où le premier ministre, François Legault, annonça les premières mesures prises pour lutter contre la pandémie de la COVID-19, ouvrant une période de confinements et de restrictions qui n’est pas encore achevée au moment où ces lignes sont écrites. La crise engendrée par la pandémie a, dès lors, touché très durement les secteurs dont les travailleurs sont structurellement exposés à des conditions de travail précaires, parmi lesquels celui de la créativité culturelle (Comunian et England, 2020; Barré et Dubuc, 2021). Au Québec, les établissements culturels ont été fermés du 15 mars au 22 juin 2020, puis, une seconde fois à partir du 1er octobre 2020 jusqu’au 8 février 2021 pour les musées, jusqu’au 26 février pour les cinémas et jusqu’au 26 mars pour les salles de spectacle. Entre ces deux périodes, les évènements publics organisés à l’extérieur ne pouvaient rassembler qu’un nombre restreint de participants. Ces mesures ont eu des répercussions majeures sur les activités artistiques et créatives et sur les organismes culturels qui s’en font les porteurs, amenant ces derniers à explorer d’autres manières d’aller à la rencontre des publics, ce qui, dans certains cas, a eu comme conséquence d’intensifier leur ancrage territorial. Nous cherchons ici à analyser les réactions des acteurs culturels et communautaires d’un quartier défavorisé de Montréal, le quartier Saint-Michel, en contexte de pandémie, et à cerner, dans les circonstances imposées par la crise sanitaire, les effets de la mise en commun de l’action culturelle d’un territoire sur ses acteurs et ses populations. Les communs culturels revêtent, nous le verrons, une grande diversité de formes. Nous parlons ici de mise en commun de l’action culturelle pour désigner un mode de gouvernance instituée d’activités culturelles impliquant une diversité de parties prenantes ancrées localement : instance municipale, acteurs culturels, organismes communautaires, citoyens engagés dans l’organisation d’activités et usagers.

La raison principale qui a présidé au choix du quartier Saint-Michel comme sujet d’étude est l’existence d’une démarche de revitalisation locale construite autour de la présence d’un cluster culturel[2] centré sur les arts du cirque. Ce cluster – la Cité des arts du cirque – regroupe le Cirque du Soleil, l’École nationale de cirque et une salle de spectacle, la TOHU. Il s’imbrique dans un ensemble d’actions qui convergent dans une mobilisation collective pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion, mobilisation qui est portée par une table de quartier : Vivre Saint-Michel en Santé (VSMS)[3]. Celle-ci vise la coordination et la mise en place d’actions citoyennes en vue de revitaliser le quartier. Par le biais de cette table de quartier, le développement d’activités culturelles est au coeur des enjeux du développement de Saint-Michel.

La Cité des arts du cirque a eu des effets majeurs sur le quartier à la fois comme moteur de sa transformation physique (par la reconversion d’une ancienne carrière, devenue un site d’enfouissement sanitaire, dans l’un des plus grands parcs de Montréal, le parc Frédéric Back), comme facteur d’une identité collective forte, et comme vecteur de transformation sociale par son implication auprès des habitants (Tremblay et Pilati, 2007; Tavano Blessiet al., 2012). Mais bien plus : le cluster a été un élément structurant des dynamiques de collaboration entre les acteurs locaux et entre ces derniers et les autorités municipales et gouvernementales autour d’une vision de la culture qui cible la revitalisation locale, aboutissant à la création, au sein de VSMS, d’une table de concertation culturelle[4] à laquelle nous nous intéressons à l’aide de la notion de commun culturel territorial (CCT) qui fait fonction de paradigme. Nous cherchons ici à montrer que l’action de la Table relève de ce paradigme et que la mise en commun de la production d’activités culturelles peut induire des dynamiques contribuant à la revitalisation urbaine et à la qualité des milieux de vie.

L’analyse se fait en cinq temps. Dans le premier, nous exposons brièvement les caractéristiques du terrain d’étude, le quartier Saint-Michel, en nous concentrant d’abord sur son évolution et sur certains facteurs qui ont engendré la situation de précarité à laquelle il est confronté, et, ensuite, sur les acteurs qui oeuvrent à sa revitalisation. Dans un deuxième temps, nous présentons la notion de commun culturel territorial en lien avec l’évolution plus générale de l’approche des communs. Au troisième temps, nous exposons la méthodologie de la recherche réalisée, laquelle s’inscrit dans une réflexion sur l’apport de la culture à la revitalisation urbaine intégrée (RUI) du quartier Saint-Michel à Montréal. Nous présentons au quatrième segment les résultats de notre enquête par entrevues. Enfin, en cinquième temps, nous analysons ces résultats sous le prisme de la communalisation de la vie culturelle de ce quartier (Durand-Folco, 2017) dans une perspective centrée sur les milieux de vie (Audet, Segers et Manon, 2019; Klein et Pecqueur, 2020).

Le quartier Saint-Michel à Montréal : la voie vers le choix culturel

Le quartier Saint-Michel fait partie de l’arrondissement Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension, situé au nord-est de Montréal. Selon les chiffres du recensement de 2016, le dernier accessible au moment de l’écriture de ce texte, le quartier Saint-Michel comptait une population de 56 420 habitants. Selon la même source, ce quartier est à la fois l’un des plus pauvres de Montréal, 30,1 % de sa population ayant un faible revenu (contre 22,7 % pour la Ville de Montréal), et l’un des plus cosmopolites, 49,4 % de sa population étant immigrante (contre 34,3 % pour la Ville de Montréal).

Demeuré longtemps un petit hameau, le quartier a connu un essor fulgurant après la Seconde Guerre mondiale, passant de 6000 habitants en 1946 à 68 000 dix-huit ans plus tard (1964) (Trudelle et Klein, 2017). Cet essor est dû principalement à l’intensité des activités extractives dans deux carrières de pierre qui ont attiré de nombreux travailleurs venus s’installer dans le quartier, et des vagues d’immigration successives (italienne, puis magrébine et asiatique) qui ont soutenu la croissance démographique du territoire (Fontaine, 2008).

Le rythme rapide de cette croissance démographique s’est traduit par une urbanisation anarchique, mêlant fonction industrielle et fonction résidentielle. Le déclin du quartier s’amorce à la fin des années 1960 : l’activité extractive ralentit et les carrières deviennent, l’une un dépôt de neige usée, l’autre un site d’enfouissement sanitaire, activité qui ne cessera qu’en 2000 et qui stigmatisera le quartier. Les activités liées aux carrières ont provoqué des conflits importants qui ont entrainé la structuration d’un milieu communautaire fort (Trudelleet al., 2015).

En 1991, un forum réunissant plus de 200 citoyens autour des problématiques de pauvreté et d’exclusion frappant les habitants du quartier va aboutir à la création de VSMS, qui s’engage alors dans une démarche de revitalisation de Saint-Michel (Bocquin, 2013).

D’autre part, deux éléments vont avoir une incidence sur l’élaboration d’une stratégie concertée de revitalisation urbaine portée par VSMS et intégrant le champ culturel : l’adhésion, en 2002, au réseau pancanadien des Collectivités dynamiques (Born, 2008) et le déploiement, en 2005, du programme montréalais de revitalisation urbaine intégrée (RUI). En s’y engageant, l’action de VSMS prend la forme d’un chantier de revitalisation urbaine et sociale multisectoriel, multiniveau, multiscalaire et multipartenaires (Séguin et Divay, 2004).

En 2005, en plus de facteurs économiques, sociaux et urbains, l’insuffisance des équipements et de l’offre d’activités sportives et culturelles, ainsi que la mauvaise image du quartier sont identifiées comme des facteurs favorisant la pauvreté et l’exclusion de couches importantes de la population. Ainsi, dès son premier plan d’action, VSMS cible la culture comme un outil de lutte contre l’exclusion sociale et un moyen de favoriser la participation citoyenne, le développement économique, le changement d’image du quartier et le développement d’un sentiment de fierté et d’appartenance des habitants. Le champ culturel constituera alors un axe d’action, repris dans les plans 2009-2012 et 2014-2018 où sont visés, entre autres, l’accès (physique et économique) aux activités culturelles, la médiation culturelle, le développement de la pratique amateur, ainsi que la mise en valeur et le soutien du milieu culturel local.

Les éléments qui président à la revitalisation du quartier Saint-Michel se cristallisent, en mars 2006, dans la création de la Table. Celle-ci permettait, d’une part, de rassembler les acteurs locaux autour du projet de la Falla[5], lancé par la TOHU, pour faciliter la participation citoyenne à cet évènement. D’autre part, elle constituait un outil d’opérationnalisation des objectifs culturels du plan de quartier. Ainsi, à sa création, la Table se donnait pour objectifs de contribuer au développement culturel local, d’encourager les collaborations entre les partenaires et également les citoyens, de valoriser l’apport des communautés culturelles du quartier, de faciliter l’accueil des nouveaux arrivants et de rallier les organismes du quartier à la réalisation de la Falla. Les activités culturelles et artistiques sont appréhendées ici dans leur faculté à intégrer des dimensions sociales, interethniques et intergénérationnelles pour contribuer au développement social de Saint-Michel.

En se saisissant des activités culturelles comme outil de transformation de leur territoire et en mettant en place un mode de gouvernance participative autour de ces activités culturelles, VSMS ouvre la voie vers l’inscription des actions collectives de type culturel dans le paradigme des communs.

Droits culturels et droits à la ville : communs culturels et territoire

Le tournant vers la culture constaté à Saint-Michel n’est pas une situation unique. Depuis la fin du 20e siècle, dans des contextes marqués par diverses crises (économiques, environnementales et sanitaires) et par une transformation profonde du système de production, la mobilisation de la culture apparait comme une solution pour sortir des dynamiques de dévitalisation. Cette mobilisation peut s’incarner dans des options très diverses que l’on peut regrouper en deux types d’approches.

La première vise à mettre à profit la culture pour favoriser l’attractivité et la compétitivité économiques des territoires[6] (Florida, 2002; Scott et Leriche, 2005; Santagata, 2006; Gravari-Barbas et Jacquot, 2014; Angulo-Baudinet al., 2017; Falk et Hagsten, 2017).

La seconde s’appuie sur les effets sociaux générés par les activités culturelles pour faire de la culture un élément structurant des milieux de vie (Kleinet al., 2019 et 2020), tout en inventant des pratiques socialement innovantes répondant à un certain nombre de problèmes de nature socioterritoriale (Klein et Tremblay, 2010; Grossiet al., 2011; Ferilli et al. 2017).

Selon Ambrosino et Guillon (2018), l’intégration de la culture aux projets de développement local traduit une coévolution des politiques culturelles et des politiques urbaines. Cette coévolution aboutit à la proposition d’un tournant participatif des politiques culturelles (Bonet et Négrier, 2018) qui invite à la fois à la mise en cause des hiérarchies et à la redéfinition de l’action culturelle publique et de l’espace culturel public. Ce tournant s’inscrit dans une logique de différenciation (communautaire et territoriale) et non plus de standardisation, en particulier lorsqu’on cible l’activation des ressources territoriales (Colletis et Pecqueur, 2018). Ce nouveau rapport des stratégies de développement à la culture et aux politiques culturelles s’incarne dans la revendication des « communs culturels » et dans une approche du développement local qui « implique des transformations sociales permettant aux citoyens d’expérimenter de nouvelles réponses aux problèmes qui persistent et à ceux qui s’ajoutent, et de développer de nouvelles capacités individuelles et collectives ainsi que de nouvelles façons de se concevoir et de concevoir leur communauté » (Klein, 2019, p. 88).

Si, jusqu’au début des années 2000, les recherches sur les communs ont principalement porté sur des ressources naturelles, peu à peu, les réflexions se sont élargies à d’autres types de ressources et à de nouveaux types de communs (Hess et Ostrom, 2007; Hess, 2008). Les communs culturels font partie de ces « nouveaux communs ». Dans un contexte marqué par l’apparition de l’Internet et le renforcement des droits de la propriété intellectuelle, ils apparaissent en premier lieu comme une forme particulière de communs informationnels (Hess et Ostrom, 2007; Madison, Frischmann et Strandburg, 2010; Coriat, 2015; Le Crosnier, 2018). Selon Bertacchini et al. (2012), les communs culturels présentent trois dimensions : la culture (qui peut être locale ou globale), l’espace (physique ou virtuel) et la communauté (dense ou dispersée). Cette proposition introduit l’espace comme élément structurant des communs culturels, ce qui permet d’envisager la notion de communs culturels territoriaux (CCT). L’espace est conçu ici comme un territoire qui [traduction] « reflète les caractéristiques environnementales dans lesquelles se déploient les interactions entre les membres de la communauté » (Bertacchiniet al., 2012, p. 6). Il est circonscrit par des frontières qui permettent de structurer les communautés et envisagé comme un stock de ressources dont le caractère est fondamentalement idiosyncrasique (Barrère, Bonnard et Chossat, 2012).

Les CCT peuvent ainsi être définis comme des systèmes érigés sur les interrelations entre :

  • des ressources culturelles;

  • des communautés qui prennent en charge leur production ou la préservation de leur usage;

  • des modes de gouvernance mis en place pour ce faire;

  • un territoire qui sert de stock de ressources, façonne les communautés et génère un sentiment d’appartenance qui détermine les règles d'usage de ces ressources.

Les CCT revêtent des formes extrêmement diverses, notamment en raison du fait qu’ils peuvent s’articuler autour de pratiques (art participatif, savoir-faire locaux, mouvements artistiques, par exemple) ou de lieux (squats d’artistes, bâtiments patrimoniaux, espaces publics investis d’activités culturelles). Dans le premier cas, la mise en commun se fera autour d’enjeux de production culturelle; dans le second, autour de questions d’accès, d’usage et de préservation de biens culturels.

La relation instituée entre les éléments constitutifs des CCT (ressources culturelles, communautés, gouvernance et territoire) génère des dynamiques porteuses de développement local. La mise en commun peut être analysée comme un processus de valorisation (Heinich, 2017) dans lequel une communauté enrichit l’ensemble des valeurs associées à des ressources culturelles, pour en proposer une hiérarchie alternative à celle imposée par le marché, pour lequel la valeur économique d’échange favorisant la compétitivité économique des territoires est prépondérante (Frenzel et Beverungen, 2015). Dans les CCT, les communautés revendiquent la valeur d’usage d’éléments culturels liés au territoire, que ces éléments soient immatériels, telle l’utilisation d’un patrimoine culturel collectif et territorial (savoir-faire, langage esthétique ou symbolique : Aragon, 2011; Colloredo-Mansfled et Antrosio, 2009; Coronado, 2014), ou matériels[7] (espaces de diffusion ou de création : Fournier, 2013; Bianchi, 2018; Borchi, 2018). Les communautés affirment également le droit de définir en commun la valeur culturelle de ces ressources (Greffe, 2014; Cantone, Motta et Marrelli, 2014). Les CCT procurent ainsi aux communautés la capacité d’affirmer leurs droits culturels de façon autonome, en dehors des propositions culturelles des institutions publiques et du secteur marchand.

La relation permise par la mise en commun entre les artistes et les autres membres des communautés incitent les premiers à rejoindre les seconds dans des actions destinées à préserver et enrichir les milieux de vie (Fournier, 2013; Cerquetti, Nanni et Vitale, 2019) ou à lutter contre les processus de gentrification (Susser et Tonnelat, 2013). En effet, les CCT, d’une part, permettent d’améliorer la vie culturelle de quartiers sous-investis dans ce domaine par les pouvoirs publics (Antonucci, 2020; Bertacchini, 2020; Lenna, Randazzo et Trimarchi, 2020), et d’autre part, engendrent des externalités qui contribuent à la qualité des milieux de vie (Fournier, 2013; Frenzel et Beverungen, 2015; Borchi, 2018; Cerquetti, Nanni et Vitale, 2019; Dameri et Moggi, 2019; Fournier, Biénabé et Marie-Vivien, 2018) en répondant à des besoins directement identifiés et pris en charge de manière endogène par les résidents : activités sportives, parascolaires, bibliothèque (Lenna, Randazzo et Trimarchi, 2020), reconversion écologique de sites (Cerquetti, Nanni et Vitale, 2019), agriculture urbaine et cuisines collectives (Fournier, 2013), etc. Ces exemples témoignent d’un débordement des pratiques de commoning au-delà de la relation ressources/communautés qui aboutit à une extension aux territoires des dynamiques créées. La mise en commun de ressources culturelles constitue ainsi un moyen de transformer les milieux de vie, mais également d’enrichir la valeur symbolique du territoire à partir d’éléments créés ou sélectionnés par les communautés et non plus prescrits par un ordre néolibéral hégémonique stéréotypant les espaces urbains (Susser et Tonnelat, 2013; Donica, 2017).

Ainsi, en occupant l’espace et en en transformant la signification, les communautés engagées dans le commun revendiquent leur droit à la ville (Lefebvre, 1968) et à la production physique et symbolique de l’espace (Fournier, 2013; Eynaud, Juan et Nouray, 2018; Hong, 2018; Lenna, Randazzo et Trimarchi, 2020; Lenna et Trimarchi, 2019; Ghaffari, 2020). Ce faisant, elles revendiquent le droit de choisir l’image qu’elles veulent donner d’elles-mêmes et détournent certaines dynamiques de la ville néolibérale pour laquelle l’espace et la signification symbolique sont dictés par l’alliance État-marché (Donica, 2017).

Méthodologie de la recherche

Notre recherche pose l’hypothèse que la Table de Saint-Michel institue un commun culturel territorial (CCT) mobilisant des ressources culturelles dans une dynamique de revitalisation du territoire. Afin de soutenir cette hypothèse, nous appliquons à la Table et à ses actions un cadre d’analyse qui s’inspire du cadre d’analyse et de développement institutionnel (Institutional Analysis and Development framework) (Oakerson, 1992) élaboré d’abord par Ostrom (2010) pour l’analyse de communs construits autour d’une ressource naturelle. Ce cadre a été revu et actualisé par Madison, Frischmann et Strandburg (2010) pour tenir compte des [traduction] « communs construits dans un environnement culturel » (Idem, p. 659), et nous y apportons des modifications pour y introduire les dynamiques de développement local (figure 1).

Figure 1

Cadre d’analyse institutionnelle des CCT

Cadre d’analyse institutionnelle des CCT
Source : Élaboration des auteurs à partir du Institutional Analysis and Development (IAD) framework (Oakerson, 1992) et de Madison et al. (2010).

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En ce qui concerne notre recherche empirique, nous mobilisons une approche qualitative inspirée de la méthodologie des études de cas (Croweet al., 2011; Yin, 2014). Les données utilisées pour la réalisation de cette étude de cas proviennent de plusieurs sources :

  • la documentation issue des archives de VSMS et les rapports d’activité d’organismes participants;

  • des entrevues semi-dirigées avec des acteurs communautaires (17), culturels (27), politiques et administratifs (3), éducatifs (2) et des citoyens (4). D’une durée de 45 minutes à 2 heures, elles se sont déroulées entre le 26 novembre 2018 et le 20 septembre 2021. À partir du mois de mars 2020, elles furent menées sur Internet, par le biais de l’application Zoom (à l’exception d’une seule qui a pu avoir lieu en présence en septembre 2020). Les entrevues ont été retranscrites intégralement et codées avec le logiciel NVivo;

  • l’observation des réunions (essentiellement en mode virtuel) de la Table auxquelles nous avons été invités depuis novembre 2019;

  • l’observation de plusieurs évènements culturels issus de l’action de la Table qui se sont déroulés durant les mois de juillet, août et septembre 2020 dans des espaces publics du quartier et dans des résidences pour personnes ainées;

  • les sept groupes de discussion avec 20 personnes (de 2 à 5 personnes par groupe) parmi lesquelles 15 personnes résidentes de HLM pour personnes ainées, particulièrement ciblées par les actions culturelles mises en place durant la pandémie. Ces groupes de discussion ont eu lieu dans le respect des règles sanitaires en vigueur au moment où ils se sont déroulés.

Révéler le commun : une analyse de l’action de la Table de concertation culturelle de Saint-Michel

Dans cette section nous livrons les résultats de la recherche empirique. Nous présentons la dynamique collaborative des acteurs culturels à Saint-Michel à partir de l’action de la Table intégrée à l’organisme VSMS en fonction des éléments du cadre d’analyse décrit plus haut et des données recueillies.

Les éléments constitutifs

Nous analysons, ici, les éléments constitutifs du commun : caractéristiques des ressources, attributs de la communauté et règles d’usage.

Un capital culturel territorial relativement pauvre

La présence d’un cluster des arts du cirque constitue un élément important du capital culturel territorial[8] de Saint-Michel. La Cité des arts du cirque est devenue un emblème, qui, cependant, ne cache que difficilement le faible nombre d’équipements culturels du quartier. En dehors de la TOHU, Saint-Michel dispose en fait d’un seul équipement culturel municipal (la Bibliothèque de Saint-Michel) et d’une salle de diffusion construite à l’initiative de la communauté haïtienne (le Centre des Arts de la Maison d’Haïti). Les entrevues avec les acteurs locaux et les résidents du quartier nous permettent d’affirmer que les quelques éléments d’art public (la collection d’art public du Cirque du Soleil et quelques murales) semblent peu connus des habitants. De même, les carrières Miron et Francon restent peu reconnues par les Michelois comme les éléments importants du patrimoine industriel qu’elles sont. Il convient cependant de mentionner la présence de plusieurs parcs qui accueillent des activités culturelles éphémères.

La présence d’artistes dans le quartier est difficile à évaluer, Saint-Michel n’a pas la même aura de quartier créatif que d’autres anciens quartiers industriels montréalais. Toutefois, il faut mentionner la présence d’une dizaine d’artistes fortement impliqués dans les dynamiques culturelles du quartier.

La relative pauvreté du territoire en actifs culturels est un des éléments pris en compte dans la création de la Table : ses différents plans d’action intègrent parmi leurs objectifs le développement de l’offre culturelle et le soutien au milieu artistique local. Toutefois, la présence du Cirque du Soleil dans le quartier et le mandat que s’est donné la TOHU auprès des résidents de Saint-Michel ont ouvert un sentier de développement local dans lequel la culture joue un rôle important. Les modes d’intervention culturelle pour répondre à des aspirations locales sont perçus comme des spécificités du quartier revendiquées dans le slogan porté par plusieurs acteurs du territoire : « la culture, c’est l’ADN de Saint-Michel ». Cette spécificité structure une communauté d’acteurs extrêmement variés qui prennent en charge la production d’évènements culturels contribuant non seulement à la vitalité culturelle du quartier, mais également au développement d’un usage culturel du territoire caractérisé, au fil du temps, par la réalisation d’oeuvres d’art public ou l’investissement des parcs par des évènements culturels.

Une communauté particulièrement diverse

La Table a la particularité d’être ouverte à tout acteur intéressé par le rôle de la culture dans Saint-Michel. Le nombre de participants est extrêmement variable. Pendant ses cinq premières années d’existence, la Table a affiché une participation assez élevée (plus de 30 participants). À partir de 2011 et jusqu’en 2018, il y a eu diminution de la participation, puis une reprise en 2020-2021. Selon les répondants, plusieurs facteurs expliquent l’essoufflement qui précède 2020 : lourdeur des démarches de planification, coupes budgétaires, particulièrement dans les périodes de politique d’austérité du gouvernement du Québec, départ de personnalités ou d’organisations assumant un fort leadership, etc. Mais le facteur le plus fréquemment évoqué est la disparition, par essoufflement et par manque de financement, de projets capables de fédérer un nombre important d’organismes communautaires et de citoyens. La figure 2 montre l’évolution de la composition de la Table depuis sa création.

L’essoufflement de la Table se traduit également par une diminution de la diversité des acteurs participants. En effet, la Table regroupe non seulement des acteurs culturels (organismes culturels, représentants d’équipements culturels municipaux, artistes), mais également des organismes communautaires à contenu culturel, des acteurs administratifs représentant diverses institutions publiques. Le milieu scolaire y est également représenté, par les écoles du quartier, des organismes de francisation et des employés de la Commission scolaire de Montréal (CCSDM).

Figure 2

Évolution de la composition du Club des partenaires culturels depuis sa création

Évolution de la composition du Club des partenaires culturels depuis sa création
Source : Élaboration des auteurs à partir des archives de VSMS (bilans, compte-rendu de réunion). NB : les données pour l’années 2015-2016 sont manquantes

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Les acteurs économiques sont peu présents en dehors de la Corporation de développement économique communautaire (CDEC) Centre-Nord, qui avait une implication régulière avant sa dissolution en 2015[9]. Le manque de structuration du milieu économique michelois et l’absence de sociétés de développement commercial, lesquelles dans d’autres quartiers sont des acteurs importants dans les dynamiques culturelles territoriales, sont des facteurs d’explication de cette faiblesse. Enfin, notons que la Table est ouverte aux citoyens, mais que leur participation directe est inégale dans le temps et demeure faible. La Table est, avant tout, une table d’organismes dans laquelle la parole citoyenne est portée plutôt de manière indirecte.

La large ouverture de la Table est une des raisons qui expliquent la volatilité importante des acteurs qui y participent. Sur les 76 organisations qui ont participé à la table depuis 2006, seulement sept ont une présence régulière depuis le début. Il s’agit d’acteurs culturels, communautaires à contenu culturel, administratifs et scolaires. Vingt-trois organisations n’ont participé qu’une seule année. Il peut s’agir d’organisations qui sont venues observer, présenter des projets et faire connaissance, mais qui ont décidé de ne pas s’engager, ou qui ont été associées à un projet ponctuel. Certaines organisations sont de création récente, certaines ont été fortement impliquées à un moment donné, mais se sont retirées, et d’autres ont été des leaders, mais n’existent plus.

La diversité de la composition de la Table permet d’une part de mobiliser des expertises variées dans l’élaboration des opérations coconstruites. Par exemple, la participation d’organismes communautaires assure la prise en compte des besoins des populations qu’ils servent. D’autre part, en intégrant des acteurs administratifs, elle permet l’ancrage de l’action de la Table dans des cadres de gouvernance plus larges et rend tangible l’émergence d’une gouvernance culturelle polycentrique.

Des actions sous-tendues par une vision partagée : la culture au coeur de la revitalisation du quartier

Les participants ont des missions différentes façonnant des visions de la culture et de l’action culturelle extrêmement diversifiées. Tous, cependant, se rassemblent autour de l’ambition de faire de la culture un outil de transformation du territoire améliorant la qualité de vie des citoyens.

Au fil du temps, la Table a assuré plusieurs fonctions. Elle est un lieu d’échange et de concertation qui permet aux acteurs de mieux appréhender les enjeux culturels, mais aussi sociaux et économiques du territoire. Elle facilite la circulation des informations quant aux projets culturels, aux calendriers de programmation, ce qui favorise la coordination des actions. La Table joue également un rôle important dans le soutien aux artistes et aux initiatives culturelles du territoire. Elle peut, par exemple, participer à la création d’organismes culturels ou de lieux de diffusion, contribuer à l’amélioration de projets artistiques destinés à être diffusés dans le quartier (connaissance des publics, possibilités de financement, etc.) ou encore mettre en place des programmes de professionnalisation des artistes émergents ou nouvellement arrivés au Québec. Elle fédère les participants autour de projets culturels portés par certains acteurs ou, plus rarement, par elle-même. Ces projets permettent, par exemple, d’augmenter l’offre culturelle sur le territoire, d’en faciliter l’accessibilité par la mise en place d’opérations de médiation culturelle, de changer les perceptions du territoire en utilisant les oeuvres d’art dans le design urbain, de faire connaître les artistes locaux ou encore de développer les interventions culturelles en milieu scolaire. La Table assure, par ailleurs, la mise en cohérence de ces activités avec les objectifs des différents plans de quartier.

Un enjeu important pour le maintien de la Table comme agent favorisant la vitalité culturelle du quartier émerge avec l’élaboration du dernier plan de quartier (2018-2019). Ce plan révèle un changement dans les priorités de VSMS. Il identifie quatre priorités qui ont donné naissance à quatre espaces de concertation (appelés espaces de changement) autour des thématiques de l’alimentation, l’habitation, la mobilité et la réussite éducative (VSMS, 2020). Dans ce plan, la culture n’a pas été identifiée comme une priorité pour le quartier, ce qui a menacé la Table de disparition, vu l’omission de sa mission première de développement culturel local. Or, la mobilisation d’acteurs culturels et communautaires, qui ont mis en avant le rôle important des initiatives culturelles dans les stratégies de revitalisation du quartier, a conduit au maintien d’une dimension culturelle dans le plan de quartier. Le rôle de la culture comme « outil fondamental de développement social, politique [et comme] réel levier à l’insertion sociale » est affirmé (VSMS, 2020, p. 24). La culture demeure considérée comme un mode d’action pour atteindre les objectifs des quatre thématiques retenues comme prioritaires, surtout la réussite éducative. En termes organisationnels, cela s’est traduit par le maintien d’un « espace culture » rattaché à l’espace de concertation en réussite éducative. Mais, si la stratégie avait l’avantage de renforcer l’intersectorialité de l’action culturelle, elle laissait envisager une perte d’autonomie de la Table. Cette situation était une source d’inquiétude pour certains acteurs. Or, la crise sanitaire, frappant alors que le nouveau plan de quartier et la nouvelle organisation de VSMS venaient d’être mis en place, allait cependant changer la donne.

L’effet de la pandémie : une contingence qui renforce la mise en commun de la culture

Ostrom propose de prendre en compte les différents contextes, nommés « arènes d’action », dans lesquels évoluent les communs, ce qui en permet une analyse dynamique en les plaçant dans des situations nécessitant des prises de décision et des interactions (conflits, collaboration, etc.) entre les participants (Oakerson, 1992). La crise sanitaire constitue l’arène qui nous a permis d’observer la mise en action de la Table.

Les entrevues réalisées ont permis de cerner les besoins, les risques et les contraintes qu’a fait naître la crise sanitaire pour des populations et des acteurs culturels qui étaient déjà, pour beaucoup, dans des situations précaires. Selon les données publiées par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) le 16 mai 2020[10], Saint-Michel fait partie à la fois des quartiers les plus défavorisés de la ville comme mentionné précédemment, mais aussi de ceux les plus touchés par la COVID-19.

Comme ailleurs dans le monde (Van Den Broeke, 2020), la crise sanitaire a entraîné, pour les habitants de Saint-Michel, des difficultés d’accès aux ressources (notamment alimentaires) et des difficultés d’accès à l’information en raison d’une fracture numérique importante et du taux de personnes ne parlant ni français ni anglais. Elle a également accru les risques psychologiques liés à l’isolement, notamment pour les personnes les plus fragilisées (les jeunes et les aînés).

Les entrevues que nous avons menées avec des personnes vivant dans les H.L.M. pour personnes ainées du quartier ont révélé l’état de détresse et de désarroi dans lequel le confinement les a plongées. Des problèmes physiques liés à une sédentarité accrue s’ajoutaient à des problèmes d’ordre cognitif induits par le manque d’interactions sociales, certaines personnes allant jusqu’à se sous-alimenter (« Ben on n’avait plus d’activité on restait tout le temps à la maison. Même, des fois j’avais même pas faim. Je me faisais une tranche de pain avec des pinottes et puis du miel… » [Groupe de discussion, résidente d’un H.L.M. pour personnes ainées de Saint-Michel]), d’autres à sombrer dans l’angoisse (« Là c’est pas facile. J’ai peur qu’on en arrive à plus voir personne encore comme ça. Là on voit une personne au moins ça c'est ça qui est bien… Mais on se disait qu’est-ce qui arrive là? On se pose des questions. On le savait que c’était le virus mais quand même. […] Ça m’a fait un choc émotionnel. Je me disais qu’est-ce qui arrive? Tout le mondemeurt, je vais mourir. J’étais toute seule dans mon logement, mais quand il y a eu de la belle musique j’ai été contente » [Groupe de discussion, résidente d’un H.L.M. pour personnes aînées de Saint-Michel].

Pour les organismes culturels et les artistes, la crise sanitaire a entraîné l’annulation de contrats, et donc une perte de revenus, la fermeture des lieux de diffusion et la mise en place, une fois que les rassemblements extérieurs ont été de nouveaux autorisés[11], de contraintes limitant la taille du public et imposant des gestes barrières.

Le Cirque du Soleil dut mettre à pied 1 100 des 1 300 employés travaillant au siège social dans Saint-Michel. La TOHU a dû annuler 98 représentations de cirque et 300 activités gratuites prévues dans le quartier et mettre à pied la majeure partie de son personnel permanent (dont la totalité des employés de l’accueil, de la billetterie et du bistro qui sont des habitants du quartier).

Les acteurs culturels municipaux ont dû annuler les évènements prévus et n’ont pas pu participer à l’organisation d’évènements susceptibles de provoquer des rassemblements.

Cependant, certains acteurs culturels – la TOHU et À Portée de Mains (APDM) (organisme qui investit les parcs du quartier pour y proposer des activités culturelles) – ont voulu, malgré l’annulation des évènements qu’ils organisaient (notamment la Falla), continuer à remplir leurs missions auprès du public michelois.

Durant le mois d’avril 2020, ces organismes ont exploré le quartier afin de repérer des lieux dans lesquels il serait possible de proposer des évènements culturels « covid-proof » et où la mise en place de ces activités pourrait se faire de manière sécuritaire (ruelles, cours, etc.). L’idée de proposer de petits spectacles ou des parades visibles par les habitants depuis leur balcon a rapidement émergé.

Au début du mois de mai 2020, une réunion de la Table a permis d’envisager la fusion des propositions de la TOHU et de APDM en une programmation conjointe à laquelle se sont ralliés des artistes et des organismes culturels du quartier, mais également des organismes communautaires qui ont perçu ces actions culturelles comme des moyens pour faire face à l’augmentation des besoins des populations du quartier. Notamment, ces évènements pouvaient devenir autant d’occasions d’aller à la rencontre des habitants pour les informer des différentes ressources communautaires à leur disposition.

En mai et juin de la même année, le travail s’est poursuivi avec un financement de la ministre déléguée aux Transports, responsable de la Métropole et de la grande région de Montréal. La programmation s’est enrichie avec l’ajout d’évènements (concerts) pris en charge par les organismes oeuvrant pour les aînés et par des concerts de l’orchestre I Musici, développant des activités de médiation culturelle dans le quartier. Par ailleurs, la participation d’organismes communautaires et de citoyens aux réflexions entourant le projet a également permis de le bonifier en aidant au repérage des lieux permettant d’atteindre des populations particulièrement fragiles et en mettant l’accent sur les besoins et les attentes des habitants pour en maximiser les effets sur le territoire.

De ces réflexions est né le projet Un quartier qui se mobilise pour sensibiliser dans l’enthousiasme et l’espoir, titre qui s’est abrégé au fil du temps pour devenir le projet Enthousiasme. Il avait pour objectifs principaux de briser l’isolement des populations par la mise en place d’activités culturelles, de les sensibiliser aux enjeux de la crise sanitaire, de les informer sur les ressources à leur disposition dans le quartier et de recueillir les témoignages des habitants. Il s’est concrétisé par la création d’animations sur l’ensemble du quartier.

Ainsi, la crise sanitaire a imposé toute une série de contraintes qui ont modifié les règles de production des activités culturelles : interdiction des évènements en lieu clos et pour les évènements organisés en extérieur, limitation du nombre de participants, mise en place des gestes barrières. Par ailleurs, la crise a eu des effets sur la mobilisation des acteurs. D’une part, la Ville a interdit aux acteurs culturels municipaux de participer à tout projet susceptible de provoquer des rassemblements. D’autre part, les difficultés que la crise sanitaire a engendrées pour certaines catégories de la population – notamment les aînés – ont favorisé l’inclusion d’organismes qui ne participaient pas initialement à la Table.

L’interaction entre les acteurs et résultats : une offre culturelle répondant aux nouveaux besoins

On peut faire une lecture en trois phases des interactions des participants aux communs que représentent les activités de la Table. Dans une première phase, du 13 mars au début du mois de mai 2020, les acteurs agissent en solo. Deux acteurs culturels (TOHU et APDM) et des organismes venant en aide aux aînés (Association québécoise de défense des droits des personnes retraitées et préretraitées-AQDR et le Temps d’une pause) commencent à élaborer, chacun de leur côté, une offre culturelle pouvant remplacer les évènements qu’ils ont été forcés d’annuler à cause de la pandémie. Ils procèdent notamment à un repérage des lieux où cette offre pourrait être déployée et dont ils dressent une cartographie. De leur côté, les organismes communautaires se mettent en première ligne pour identifier les besoins des populations qu’ils desservent.

Suit alors, en mai 2020, une phase de concertation. La Table se réunit pour échanger sur les projets qui émergent et sur les difficultés identifiées. Des citoyens sont également consultés pour faire part des besoins et des aspirations des résidents. De même, des représentants du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Est-de-l’Île-de-Montréal contribuent à l’identification des enjeux de santé publique. Peu à peu prend forme l’idée de fusionner les différentes initiatives dans une programmation commune et de mettre en place des activités culturelles accompagnées d’opérations d’information sur les ressources du quartier et de sensibilisation aux enjeux liés à la crise sanitaire.

Une troisième phase commence au mois de juin : celle de la coconstruction du projet Enthousiasme. Un comité ad hoc est formé, composé de représentants d’organismes culturels et communautaires. Des agents de sensibilisation, chargés par les organismes communautaires d’aller à la rencontre des habitants, sont également intégrés à ce comité qui se réunit à huit reprises entre juin et novembre 2020. Ce comité élabore la programmation estivale à partir des propositions initiales des organismes (TOHU, APDM, puis I Musici, le Centre des Arts de la Maison d’Haïti et les organismes pour les personnes ainées). Les discussions permettent de bonifier certaines propositions artistiques, par exemple en intégrant des activités physiques, en proposant dans les concerts de APDM des animations de type jeu-questionnaire sur les ressources du quartier, ou des messages de sensibilisation. Le comité met en place également des outils permettant la coordination des acteurs sur le terrain, élabore ou centralise des brochures de sensibilisation. Par ailleurs, VSMS, porteur du projet, dépose une demande de financement auprès de la ministre responsable de la Métropole. Enfin, des formations auprès d’agents de sensibilisation sont mises en place pour leur permettre d’aborder les résidents de manière adéquate et d’échanger avec eux dans le contexte angoissant de la crise.

Durant ces phases sont mises à profit les différentes expertises que la Table peut mobiliser : 

  • expertise organisationnelle (VSMS) : demande de financement, réunions, outils de coordination;

  • expertise socioterritoriale (organismes communautaires, CIUSSS et citoyens) : connaissance des besoins de la population, connaissance des enjeux sanitaires, repérage des lieux stratégiques du quartier;

  • expertise culturelle et artistique (organismes culturels) : développement d’une offre culturelle innovante répondant aux besoins des populations et intégrant les contraintes imposées par la crise sanitaire.

La mobilisation des acteurs locaux a permis la création de 184 activités, culturelles et sportives, entre juillet et fin septembre 2020. Les activités culturelles prenaient la forme de spectacles déambulatoires dans les ruelles (petites parades de cirque), de concerts dans les parcs du quartier ou dans les cours des H.L.M. pour aînés, de projections (mapping) sur les murs de plusieurs bâtiments (voir figures 3 et 4). Beaucoup d’activités sollicitaient les échanges avec le public (danse, mouvement de gymnastique, chansons, jeu-questionnaire, etc.) et ne nécessitaient la présence que de peu d’artistes (3 à 4). La sensibilisation aux enjeux sanitaires se faisait en marge des évènements culturels (figure 5) et était intégrée de manière ludique aux activités, ou encore se faisait de manière plus subtile, par l’exemple donné par les artistes ou les agents de sensibilisation. Mobilisés par le Forum jeunesse[12], des jeunes du quartier profitaient des évènements pour aller à la rencontre des personnes ainées pour échanger avec elles et recueillir leurs témoignages, dans une dynamique intergénérationnelle.

Figure 3

Concert de l’orchestre I Musici devant la résidence H.L.M. Bruchesi, le 18 septembre 2020

Concert de l’orchestre I Musici devant la résidence H.L.M. Bruchesi, le 18 septembre 2020
Photo : Laurent Dambre-Sauvage

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Figure 4

La clown Linda Babin, spectacle déambulatoire organisé par la Tohu dans une ruelle de Saint-Michel, 28 août 2020

La clown Linda Babin, spectacle déambulatoire organisé par la Tohu dans une ruelle de Saint-Michel, 28 août 2020
Photo : Laurent Dambre-Sauvage

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Figure 5

Sensibilisation et information d’un résident de Saint-Michel en marge d’un spectacle déambulatoire, 28 août 2020

Sensibilisation et information d’un résident de Saint-Michel en marge d’un spectacle déambulatoire, 28 août 2020
Photo : Laurent Dambre-Sauvage

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Les observations sur le terrain et les entrevues réalisées auprès de résidents du quartier (notamment des personnes ainées) ont montré que le projet a eu des effets majeurs sur les publics. Les plus évidents sont les effets sur la santé mentale des personnes isolées qui trouvaient dans les activités culturelles des occasions de se divertir et de socialiser. Beaucoup des personnes interrogées dans les résidences pour personnes aînées apportaient ce genre de témoignage :

Aller au spectacle, il n’y a rien de mieux que ça pour remonter le moral des personnes qui étaient enfermées. Ne pas sortir, ne pas voir mes enfants, ça faisait mal. Et puis ça m’a remonté le moral. Je m’en allais sur la rue après en me disant : « ma fille, t’as bien changé tout à coup ! » (Groupe de discussion, résidente d’un H.L.M. pour personnes aînées de Saint-Michel)

La crise et l’enrichissement du capital socioterritorial du quartier

Nos réflexions sur les liens entre communs et développement local nous amènent à interroger les effets de la mobilisation des CCT sur le capital socioterritorial que nous définissons comme « l’ensemble des ressources tangibles et intangibles qu’une collectivité peut mobiliser afin d’assurer le mieux-être de ses citoyens » (Fontan, Klein et Tremblay, 2005, p. 154), à quoi nous ajoutons la dynamique de mobilisation de ces ressources elle-même, dans un territoire qui sert de scène aux interrelations entre les acteurs socioéconomiques.

Dans le contexte de pandémie, l’action de la Table a permis l’identification rapide des besoins des résidents et la mise en place d’activités apportant une réponse culturelle à certains des enjeux socioterritoriaux qui ont émergé. La mise en commun autour de la culture a ainsi catalysé la résilience des populations tout en révélant les capacités d’agir des participants.

En effet, la crise a exacerbé les difficultés du quartier : les besoins et les défis qui se sont posés, tant aux citoyens qu’aux organismes communautaires, étaient nombreux et propres à chaque catégorie d’acteurs. La Table est devenue un lieu où ces derniers ont pu faire état de leurs difficultés, comme le souligne cette participante : « La collaboration et puis l’ouverture de tout le monde à essayer de s’entraider et puis de faire marcher les projets ou de donner son avis et de se sentir écouté ça… ça a vraiment été, c’était vraiment bien » (Entrevue, acteur culturel). Mais bien plus, la Table a su cristalliser cette solidarité dans la mise en place de projets.

Ainsi, à plus long terme, la crise sanitaire semble avoir contribué à un enrichissement du capital socioterritorial de Saint-Michel, sous différents aspects.

En premier lieu, la crise a renforcé la capacité des acteurs à collaborer, permettant à la Table de renouer avec des dynamiques qui s’étaient érodées à partir de 2011. La crise a permis une mobilisation plus riche et plus diversifiée que dans la période qui a précédé la pandémie. La proposition initiale de deux acteurs culturels (TOHU et APDM) a rallié les acteurs communautaires, et plus particulièrement les organismes pour les aînés, les citoyens, et les administrations (CIUSSS et ministère provincial pour le financement) qui ont permis de bonifier la proposition initiale.

Ce renforcement de la Table perdure après le déploiement du projet, et le nombre d’acteurs mobilisés au sein de la Table s’est stabilisé (plus de 15 participants). Par ailleurs, la dynamique se transmet aux acteurs qui n’ont pas pu s’intégrer au projet Enthousiasme (les gestionnaires des équipements culturels municipaux).

Cette dynamique renouvelée se traduit par la création de nouveaux projets fédérateurs, par exemple, une fête de la rentrée qui a eu lieu en septembre en 2020 et en 2021 et qui rassemble largement les acteurs locaux autour d’une programmation artistique coconstruite.

Ce renforcement se traduit également par des collaborations autour de projets plus réduits mobilisant un nombre plus restreint d’acteurs. À titre d’exemple, I Musici qui commençait à planifier des opérations de médiation culturelle dans le quartier avant la pandémie a pu établir, grâce aux relations tissées à la Table pendant la crise, des partenariats avec des organismes du quartier. En effet, la densification des relations entre les membres de la Table a constitué un terreau fertile pour faciliter l’arrivée de nouveaux membres – individus et organismes – et accélérer leur ancrage dans le quartier, comme le souligne cette nouvelle employée d’un organisme culturel :

Ça faisait 6 mois qu’on était [dans l’organisme]. On n’avait absolument pas de bonnes connaissances du quartier, que ce soit en termes géographiques, en termes des différents acteurs, les réalités, et cetera. Fait que pour nous c’est sûr qu’heureusement il y avait tout ça en place parce que mon cerveau, il s’en serait jamais sorti. En fait, c’est quand même un des points très forts de Saint-Michel malgré que des fois c’est très lent et entre guillemets pas efficace en termes de temps et d’action. Mais c’est si bénéfique que c’est pas grave, tant pis on passe au travers pareil.

Entrevue, acteur culturel

La crise a consacré le leadership de l’organisme APDM, créé en 2017, et a légitimé son rôle dans le quartier, notamment dans l’utilisation d’activités culturelles pour faciliter la réappropriation par les populations d’espaces publics du quartier. Les entrevues relèvent toutes le rôle moteur que jouent les dirigeants de l’organisme dans la mobilisation collective.

La crise a permis également de réaffirmer le leadership de la TOHU, qui, sans être contesté, et bien que celle-ci mette constamment en place des activités pour les habitants de Saint-Michel, est parfois critiqué par les autres acteurs du quartier. Pour certains d’entre eux, en effet, la TOHU est un organisme qui est un peu en marge des dynamiques culturelles de Saint-Michel, notamment parce qu’elle s’adresse à un public plus large. Une représentante d’un organisme communautaire nous confie :

Bah oui. La TOHU, elle était là. Ils ont sollicité les artistes, ils sont venus avec nous, etc. Je pense que ça, c’était important que la TOHU retrouve sa place. […] Mais du coup, là, pour certains partenaires qui ne font pas partie de ce type de projet comme la Falla, le fait que la TOHU soit impliquée pas mal, ça fait une accroche. Ça redonne envie. Il y a de nouvelles rencontres qui se font.

Entrevue, acteur communautaire

De son côté, la TOHU souligne également l’effet important de la crise dans son implication dans la concertation du quartier :

L’équipe de programmation culturelle, éducation et loisirs a également travaillé d’arrache-pied pour renforcer les liens avec le quartier Saint-Michel. […] La collaboration avec Vivre Saint-Michel en Santé a également été renouvelée avec une participation plus étroite sur différents espaces de concertation (culture, emploi, alimentation, etc.).

TOHU, 2021, p. 29

Si la crise a revivifié les pratiques de mise en commun des activités culturelles du quartier, elle a également modifié la conception de ces activités. Les mesures sanitaires ont empêché les habitants de se déplacer vers les lieux de diffusion culturelle, amenant les organismes culturels à trouver des moyens d’aller vers les populations, et, pour ce faire, de développer, dans un laps de temps extrêmement court, de nouvelles pratiques déployées au coeur des milieux de vie, dans les ruelles, les parcs, les cours, développant ainsi un usage culturel du quartier. Ce nouveau mode d’intervention culturelle constitue une réponse à une des problématiques structurelles du quartier : son enclavement qui complique les déplacements et constitue un frein à l’accessibilité des lieux de diffusion culturelle.

À ce titre, APDM voit dans la crise sanitaire une occasion de renouer avec une mission initiale (acheter un bus et le transformer en lieu de création et de diffusion pour aller à la rencontre des publics) que l’organisme n’avait pas pu remplir. Le redéploiement de leurs financements et l’appui des acteurs de la Table leur a permis d’acquérir des tricycles équipés pour leur permettre de réaliser des concerts un peu partout, renforçant leurs possibilités d’intervention culturelle dans Saint-Michel. Il en est de même pour la TOHU qui entend reconduire l’offre culturelle élaborée pendant la crise dans la mesure où celle-ci constitue un moyen efficace de remplir ses missions auprès des habitants du quartier, comme en témoigne l’un des répondants :

Tu vois je pense que la TOHU, à date, allait pas forcément tant que ça dans le quartier, tu sais. Il y avait la communication pour faire venir les gens à la TOHU pour profiter des activités qui sont toujours gratuites pour les familles et tout ça. Mais je pense tu sais d’aller les voir directement dans les ruelles, dans les cours de H.L.M. et tout ça, ben je pense que c’est sûrement quelque chose qu’on va réitérer aussi dans le futur parce que ça fonctionne.

Entrevue, acteur culturel

« À toute chose, malheur est bon », affirme le proverbe. La crise sanitaire a touché de manière particulièrement violente les quartiers les plus défavorisés de la métropole montréalaise, mettant crûment en évidence les inégalités socioterritoriales sévissant au sein de la société québécoise. Mais elle a également constitué une contingence amenant les acteurs locaux de Saint-Michel, l’un de ces quartiers durement touchés, à renouer avec des pratiques collaboratives autour de stratégies culturelles de développement local qui avaient tendance à s’essouffler – pratiques que nous lisons à la lumière du paradigme des communs culturels territoriaux, et que la crise a permis de consolider.

La réponse de ce commun à la crise a enrichi le capital socioterritorial en renforçant la capacité des acteurs à collaborer et en développant une offre culturelle adaptée aux problématiques du territoire. La réponse culturelle de la Table aux problématiques de la crise sanitaire a relégitimé le rôle de la culture dans la revitalisation du quartier. En effet, la Table, rattachée à l’espace de concertation en réussite éducative, avait perdu son droit décisionnel autonome dans l’organisation de VSMS. En janvier 2021, constatant, à partir du projet Enthousiasme, que l’action culturelle remplissait une fonction sociale favorisant le ralliement et l’interaction entre les parties prenantes dans une perspective commune et permettait de « rejoindre la population, de favoriser l’expression des besoins, l’expression des expériences, des réalités de vie et des espoirs, et de soutenir la mobilisation vers une contribution active au quartier et à la société » (Présentation de VSMS lors de l’assemblée générale de quartier du 28 janvier 2021), l’assemblée générale de quartier lui redonnait son autonomie.

Par ailleurs, la réponse culturelle à la pandémie permet d’interroger un point de tension inhérent au modèle d’action collective de Saint-Michel : la question de la participation citoyenne. En effet, le commun culturel de Saint-Michel est avant tout un commun d’organismes et d’institutions. Bien qu’encouragée, la participation citoyenne directe demeure relativement faible. Les entrevues révèlent d’une part que la parole citoyenne est écoutée et valorisée et que l’expertise des citoyens dans l’usage de leur milieu de vie est reconnue; mais, d’autre part, des répondants relèvent le fait qu’il est parfois difficile d’inclure les citoyens dans des discussions d’ordre plus technique qui peuvent les effrayer tout en ralentissant les processus d’élaboration de projet, ce qui, en soi, véhicule une vision passive de la participation citoyenne. En même temps, les citoyens impliqués que nous avons rencontrés ont clairement manifesté un désir de participation qui ne se résume pas à donner son avis, à faire du bénévolat pour l’opérationnalisation d’évènements culturels ou à assister à un spectacle. Ils souhaitent avoir un mot à dire sur le contenu des programmations culturelles et sur la participation aux processus de création. Autrement dit, ils souhaitent intervenir dans la définition même de la culture en tant que champ d’activité créative. Si ces aspirations sont entendues et intégrées par une partie des organismes, d’autres continuent de privilégier des pratiques plus traditionnelles dont les dimensions artistiques demeurent dans les mains d’experts de la culture. Ces aspirations appellent, en effet, une transformation à la fois du rôle des artistes et des organismes culturels pour en faire des accompagnateurs, et du rôle des citoyens pour en faire des partenaires. C’est à cette condition, nous semble-t-il, que le commun culturel de Saint-Michel deviendra un lieu d’exercice d’une démocratie culturelle directe et non plus représentative, capable de garantir les droits culturels des citoyens et d’ancrer durablement la culture comme un outil de transformation citoyenne des milieux de vie.