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Dans un passage où il commente l’oeuvre d’Émile Durkheim, le sociologue Randall Collins affirme que la question centrale en sociologie est celle des liens qui, en unissant les membres d’une société, mènent au développement de différentes formes de solidarité morale et de coopération (Collins, 2014, p. 102; voir aussi Lukes, 1985, p. 139). De nombreux concepts sont utilisés dans les recherches sociologiques contemporaines pour désigner les espaces et les communautés où se développent des pratiques et des routines interactionnelles par l’entremise desquelles les acteurs et les actrices se lient plus ou moins durablement, que ce soit les champs (Fligstein et McAdam, 2012; Bourdieu, 1984), les mondes sociaux (Tavory, 2016), les scènes (Haunss et Leach, 2007), les organisations (Freeman et Audia, 2006) et les petits groupes (Fine et Harrington, 2004), parmi plusieurs autres exemples. Ces espaces et ces communautés sont l’objet d’une attention particulière en sociologie politique, étant donné leur rôle dans l’émergence et le maintien d’une capacité d’action collective dans un environnement social donné (Hall et Lamont, 2013). 

Notre article se concentre à la fois sur les facteurs qui encouragent le développement des liens sociaux et sur les usages possibles de la capacité d’action collective qui en résulte, en prêtant une attention particulière aux initiatives collectives orientées vers le changement social (Wright, 2010). Nous soutenons que ces initiatives peuvent à la fois contribuer à la reproduction sociale dans un environnement donné (Bhattacharya, 2017), répondre à des besoins et à des aspirations collectives (Lévesque et Petitclerc, 2008) et augmenter la capacité d’intervention populaire au sein de processus conflictuels qui visent, entre autres, à déstabiliser les élites économiques et politiques et à obtenir des concessions (Cloward et Piven, 1984). Nous examinons d’abord la dimension relationnelle des initiatives collectives. Nous nous penchons ainsi sur trois concepts qui peuvent nous aider à mieux saisir les processus menant à la formation, la reproduction et la transformation des liens sociaux à travers le temps et dans différentes situations d’interaction, soit l’énergie émotionnelle, les infrastructures sociales et les identités interpersonnelles et collectives. Nous prenons ensuite en compte le rôle que les initiatives collectives orientées vers le changement social peuvent jouer dans des processus conflictuels, afin de complémenter l’accent mis sur la coopération dans plusieurs travaux portant sur ces initiatives (Furukawa Marques, 2020; DurandFolco, 2016). Nous croisons ces deux axes d’analyse en soumettant la proposition suivante : les initiatives collectives participent à l’émergence et à la reproduction des liens sociaux, et ces mêmes liens jouent un rôle central dans le développement d’une capacité d’action collective, qui peut être utilisée notamment pour intervenir au sein de différents conflits sociaux. Nous illustrons cette proposition en étudiant les mobilisations pour le droit au logement menées dans le quartier montréalais de Parc-Extension, à partir d’une recherche ethnographique effectuée par Emanuel Guay avec le Comité d’action de Parc-Extension (CAPE). Notre analyse se concentre particulièrement sur la mobilisation organisée par le CAPE contre la gentrification du quartier entre 2019 et 2022, en prêtant attention au travail relationnel accompli par l’organisme et aux stratégies employées pour dénoncer la précarité résidentielle croissante des locataires de Parc-Extension et réclamer une meilleure protection de leurs droits. En prêtant attention à la dimension relationnelle de cette mobilisation, nous pouvons mettre en lumière, d’une part, comment le travail du CAPE contribue au développement de liens de confiance avec les locataires du quartier et, d’autre part, comment ces liens permettent à l’organisme d’entretenir une capacité d’action collective avec une composante coopérative et une composante conflictuelle. Nous concluons en suggérant des manières d’utiliser les propositions défendues dans notre article dans d’autres contextes de recherche.

La dimension relationnelle des initiatives collectives : énergie émotionnelle, infrastructures sociales et identités interpersonnelles et collectives

De nombreux travaux en sociologie invitent à un « tournant relationnel » dans l’analyse des phénomènes sociaux, en examinant comment ces phénomènes sont influencés par les stratégies que les acteurs et les actrices emploient afin d’entretenir ou de changer les liens qui les unissent (Desmond, 2014; Emirbayer, 1997). La thèse que nous souhaitons défendre ici est que les initiatives collectives jouent un rôle crucial dans l’émergence, la reproduction et la transformation des liens sociaux et des communautés qui unissent les acteurs et les actrices à un nombre plus ou moins important de personnes, dans différentes situations d’interaction à travers le temps (Chen, 2018; Chen, Lune et Queen, 2013). Nous élaborons cette thèse avec trois concepts qui nous semblent utiles pour saisir les processus menant à la formation, la reproduction et la transformation des liens sociaux, soit l’énergie émotionnelle, les infrastructures sociales et les identités interpersonnelles et collectives. Le concept d’énergie émotionnelle nous invite à prêter attention à la formation et au maintien des liens sociaux à travers le temps; les infrastructures sociales nous aident à analyser l’impact de l’espace sur la reproduction des liens sociaux; les identités collectives permettent d’examiner comment les liens sociaux sont interprétés par les acteurs et les actrices qui participent à leur création et à leur entretien. Ces concepts nous semblent particulièrement importants, puisqu’ils nous aident à étudier trois dimensions distinctes des liens sociaux, soit leur temporalité, leur spatialité et leur réflexivité. Nous examinons ainsi comment ces trois concepts peuvent nous aider à analyser les initiatives collectives, ainsi que leur rôle dans l’émergence et la reproduction des liens sociaux.

L’énergie émotionnelle

Le concept d’énergie émotionnelle, tel que nous l’utilisons ici, a été proposé par le sociologue Randall Collins afin d’aider les chercheurs et les chercheuses à analyser les rapports entre les émotions, les interactions et les structures sociales (Collins, 1981). Collins soutient que la maximisation de l’énergie émotionnelle est la principale source de motivation qui anime les êtres humains au cours de leurs activités, et que cette énergie s’obtient essentiellement par l’entremise de rituels d’interaction, soit des processus interactionnels qui produisent de la solidarité morale et un sentiment d’attachement aux symboles d’un groupe (Collins, 1993, p. 216-217). Les quatre ingrédients initiaux d’un rituel d’interaction sont la coprésence de deux personnes ou plus, des frontières interactionnelles qui permettent aux personnes engagées dans le rituel d’identifier qui y prend part et qui n’y participe pas, une attention commune sur un objet ou une activité – qui peuvent être établis au début du rituel d’interaction ou se préciser au cours de ce dernier – ainsi qu’une ambiance émotionnelle partagée, qui n’est pas forcément positive (nous pouvons penser, par exemple, à des funérailles). Lorsqu’un rituel d’interaction est réussi, les quatre résultats principaux sont le développement ou le renforcement d’une solidarité et d’un sentiment d’appartenance à un groupe, une forte énergie émotionnelle (qui se manifeste sous la forme d’une plus grande assurance, d’un enthousiasme accru et d’un sens de l’initiative), la formation ou la réaffirmation de symboles qui représentent le groupe (des images, des mots, des gestes, etc.), ainsi qu’un sentiment moral, c’est-à-dire l’impression de faire la bonne chose en défendant le groupe et ses symboles (Collins, 2014, p. 48-49).

La théorie des rituels d’interaction proposée par Collins et le concept d’énergie émotionnelle nous semblent particulièrement pertinents pour l’analyse des liens sociaux, puisque cette théorie et ce concept mettent en lumière les processus par l’entremise desquels les interactions réussies mènent à la création ou à l’entretien d’un sentiment d’appartenance à un groupe, ce qui encourage les interactions ultérieures et, par conséquent, le développement ou le maintien des liens sociaux (Collins 2014, p. 105). Le concept d’énergie émotionnelle nous offre ainsi un mécanisme microsociologique pour analyser le développement des liens sociaux à partir de l’enchaînement des rituels d’interaction, tout en permettant de prendre en compte comment les décisions prises et les trajectoires adoptées par les acteurs et les actrices sont influencées à la fois par l’intensité émotionnelle de leurs expériences d’interaction passées et par les situations d’interaction que ces mêmes acteurs et actrices anticipent dans un avenir plus ou moins rapproché (Collins, 2000, p. 49). Nous pensons donc que l’énergie émotionnelle et les rituels d’interaction permettent d’étudier la dimension temporelle des liens sociaux, les manières dont ils se développent ou se délitent à travers une succession de rituels d’interaction, dont la réussite varie suivant les circonstances propres à une situation et le contexte social plus large dans lequel ces rituels et ces situations s’inscrivent (Collins, 2014, p. 347; Collins, 1981, p. 990).  

Les infrastructures sociales

Les infrastructures sociales peuvent prendre plusieurs formes, que ce soient les bibliothèques, les terrains de jeu, les lieux de culte, les espaces publics, les transports en commun, les trottoirs ou encore les cafés. Ce qui unit ces espaces et ces organisations, selon le sociologue Eric Klinenberg, est qu’ils offrent des lieux où différentes personnes peuvent apprendre à se connaître, à débattre et à trouver un terrain d’entente, ce qui favorise le développement d’une confiance mutuelle et contribue à la création et au maintien de liens sociaux entre ces mêmes personnes (Klinenberg, 2018, p. 42-43). Les infrastructures sociales désignent ainsi des espaces et des services qui facilitent la socialisation entre des personnes qui ne seraient pas nécessairement amenées à interagir sans l’existence de telles infrastructures. La conversion de différents lieux en infrastructures sociales repose sur des stratégies d’organisation de l’espace qui favorisent les interactions et, par extension, l’émergence et la reproduction des liens sociaux (Klinenberg, 2018, p. 155).

Le concept d’infrastructure sociale nous semble particulièrement utile pour l’analyse des liens sociaux, puisqu’il met en lumière les conditions spatiales qui facilitent ou entravent l’entretien de ces liens (Fine, 2021 p. 99-100; Small et Adler, 2019, p. 118). Les infrastructures sociales permettent d’examiner les rapports entre l’organisation de l’espace et les possibilités qu’ont les acteurs et les actrices de créer et de maintenir des liens dans le cadre de leurs activités quotidiennes, de développer des relations de confiance et d’apprendre à découvrir et à accepter les personnes qui sont différentes d’eux et elles, tout en contribuant à l’analyse de l’action collective (Klinenberg, 2018, p. 211-212).

Les identités interpersonnelles et collectives

Utilisé tant en psychologie sociale qu’en sociologie, le concept d’identité collective vise à rendre compte des manières dont les individus se définissent par leur inscription dans un ensemble de réseaux interpersonnels et de collectivités, qui leur offrent des assises pour leur estime de soi ainsi que des outils et des motivations pour agir dans différents contextes sociaux (Ashmore, Deaux et McLaughlin-Volpe, 2004, p. 83; Hunt et Benford, 2004, p. 448-449). Les psychologues Marilynn B. Brewer et Wendi Gardner (1996, p. 83-84) distinguent trois niveaux de représentation de soi-même, en l’occurrence les identités personnelles (qui se basent sur les traits de personnalité, qui utilisent les comparaisons entre individus comme cadre de référence et qui reposent sur l’intérêt personnel comme source de motivation), les identités interpersonnelles (qui se basent sur les rôles sociaux, qui utilisent la réflexivité comme cadre de référence et qui reposent sur les bénéfices pour autrui comme source de motivation) et les identités collectives (qui se basent sur les prototypes de groupe, qui utilisent les comparaisons intergroupes comme cadre de référence et qui reposent sur le bien-être collectif comme source de motivation). Les identités interpersonnelles renvoient à l’insertion des acteurs et des actrices dans des réseaux qui les lient à d’autres personnes sur la base d’interactions et d’activités partagées, tandis que les identités collectives renvoient plutôt à l’appartenance de ces mêmes acteurs et actrices à des catégories sociales ou encore à un projet collectif. Les liens qui rassemblent différentes personnes au sein d’une identité collective sont donc plus abstraits et moins denses d’un point de vue interactionnel que les liens entre les personnes unies par une identité interpersonnelle (Brewer et Gardner, 1996, p. 86).

Le concept d’identité collective nous semble particulièrement pertinent, puisqu’il permet d’étudier comment les acteurs et les actrices interprètent les liens sociaux qui les unissent à d’autres personnes, ainsi qu’à des groupes sociaux aux frontières plus ou moins clairement délimitées (Melucci, 1995). Les identités collectives et interpersonnelles permettent donc d’appréhender la dimension réflexive des liens sociaux, les manières dont ces liens sont produits, renforcés ou contestés dans différentes situations d’interaction à travers le temps (Taylor, 1989, p. 771).

Les initiatives collectives comme réseaux d’énergie et créatrices d’infrastructures sociales et d’identités interpersonnelles et collectives

Maintenant que nous avons présenté les concepts d’énergie émotionnelle, d’infrastructure sociale et d’identités interpersonnelles et collectives, nous pouvons mettre en lumière les rapports entre ces derniers et les initiatives collectives. Nous soutenons sur ce point les trois thèses suivantes : 1) Les initiatives collectives constituent des réseaux d’énergie, qui facilitent les interactions entre différents acteurs et actrices tout en leur permettant d’accumuler de l’énergie émotionnelle qui peut mener, entre autres, à la constitution de liens sociaux durables; 2) Les initiatives collectives jouent un rôle important dans la conversion d’espaces en infrastructures sociales; 3) Les initiatives collectives contribuent au développement et au renforcement d’identités interpersonnelles et collectives.

Les initiatives collectives ne se limitent pas à réunir différents types de ressource afin de tendre vers des objectifs définis et partagés par leurs membres. Elles constituent également des réseaux d’énergie qui, en facilitant les interactions entre les acteurs et les actrices dans un environnement social donné, contribuent à l’enchaînement des rituels d’interaction par l’entremise desquels ces acteurs et ces actrices accumulent de l’énergie émotionnelle, ce qui favorise les interactions ultérieures et permet le développement de liens sociaux (Baker, 2019, p. 390). En offrant des contextes où différentes personnes peuvent interagir régulièrement, en encourageant le partage d’expériences, en menant des projets et en construisant des symboles autour desquels les participants et les participantes peuvent se rassembler, les initiatives collectives contribuent au développement de liens sociaux et à l’entretien d’un sentiment d’appartenance à une communauté (Kuurne et Vieno, 2022; Polletta et Jasper, 2001). Les initiatives collectives jouent aussi un rôle important dans l’aménagement de différents espaces afin d’y encourager les interactions sociales, ce qui facilite le développement de liens entre les acteurs et les actrices impliqué(e)s dans une même initiative (Fine, 2010, p. 362-363; McAdam, 1982, p. 87). Les initiatives collectives favorisent également la création et l’entretien d’identités interpersonnelles et collectives (Fiorito, 2019; Offe et Wiesenthal, 1980), ce qui contribue à la mobilisation et renforce la solidarité entre les personnes engagées (Klandermans, 1997; Taylor et Whittier, 1992). Les identités interpersonnelles qui se développent entre les participants et les participantes à une initiative collective comptent parmi les principaux facteurs qui permettent d’assurer un engagement durable (Fine, 2010, p. 365; Campbell, 2005, p. 61-62). Le sentiment d’appartenance et de solidarité promu par les initiatives collectives ne concerne toutefois pas seulement les personnes qui y sont directement engagées : le succès de ces initiatives permet de rallier une base d’appui plus large autour d’identités collectives, en misant à la fois sur des intérêts matériels et sur différentes formes d’interpellation émotionnelle (Bernstein, 1997). Les personnes engagées dans des initiatives collectives réfléchissent donc aux types de liens sociaux qu’elles visent à promouvoir, aux formes de coopération qu’elles cherchent à développer et aux manières dont ces formes de coopération s’arriment aux objectifs qu’elles se proposent d’atteindre (Ostrom et Ahn, 2009).

Les liens sociaux, la capacité d’action collective et ses usages coopératifs et conflictuels

La section précédente nous a permis d’établir que les initiatives collectives contribuent à la formation, à la reproduction et à la transformation des liens sociaux, en offrant aux acteurs et aux actrices des opportunités d’accumuler de l’énergie émotionnelle (Collins, 2014), en convertissant des espaces en infrastructures sociales (Klinenberg, 2018) et en promouvant des identités collectives qui facilitent la coopération entre les personnes engagées dans une initiative (DeLeon, Desai et TuĞal, 2009). En somme, le travail relationnel – que nous pouvons définir comme l’ensemble des pratiques par l’entremise desquelles des personnes contribuent à l’établissement et à l’entretien de relations sociales (Tilly, 2006, p. 70) – effectué par les acteurs et les actrices prenant part à des initiatives collectives permet à ces dernières de développer une capacité d’action collective, qui est essentielle pour atteindre des objectifs auxquels ne pourraient pas parvenir des personnes qui agissent isolément (Ganz, 2004, p. 1138). Le développement d’une telle capacité s’avère particulièrement important pour les initiatives collectives orientées vers le changement social, puisqu’en l’absence de cette capacité, les acteurs et les actrices tendent à privilégier des stratégies d’adaptation individuelle face à un problème, plutôt que l’inscription de leurs différentes actions dans une démarche collective aspirant à une transformation sociale plus large (Streeck et Thelen, 2005, p. 33; Brenner, 1985, p. 39).

Une capacité d’action collective peut être employée pour mener à bien des projets sur une base coopérative, comme l’atteste le développement des ateliers collaboratifs, des espaces communautaires, des coopératives de travail et de consommation, des budgets participatifs et d’initiatives visant à favoriser l’implication citoyenne et l’engagement local, parmi plusieurs autres exemples (Montambeault, Bherer et Cloutier, 2021; Furukawa Marques, 2020; DurandFolco, 2016). Ces initiatives collectives sont importantes, puisqu’elles répondent à une grande variété de besoins et d’aspirations (Fossati, Degrave et Lévesque, 2018), tout en renforçant les capacités d’organisation des personnes qui y prennent part et les « réseaux de confiance » (Tilly, 2005, p. 44) qui les lient entre elles. Nous souhaitons toutefois mettre l’accent sur un autre usage de la capacité d’action collective que les initiatives orientées vers le changement social peuvent mobiliser, soit l’engagement dans des processus conflictuels, par l’entremise desquels des initiatives et des groupes contestent les inégalités et luttent pour obtenir des gains sociaux, par exemple une distribution plus équitable des ressources, l’octroi de nouveaux droits et le renforcement des droits déjà existants (Shragge, 2007, p. 187-188). Nous soutenons que les conflits, que nous pouvons définir comme des luttes qui portent sur l’accès à différentes ressources ou sur des enjeux symboliques tels que la reconnaissance et le respect (Bourdieu, 1997), constituent une composante centrale de la vie sociale, avec une incidence tant sur les trajectoires de vie individuelles que sur l’organisation des sociétés et l’émergence des mobilisations collectives (Tilly et Tarrow, 2015; Coser, 1967). Les conflits ont souvent pour objet les inégalités qui opposent, dans un champ ou un environnement social donné, des acteurs et des actrices (Ancelovici, 2021). L’engagement dans des processus conflictuels suppose, entre autres, que les initiatives collectives entretiennent une capacité d’interruption, c’est-à-dire une capacité à perturber le cours ordinaire des choses, par exemple en organisant des grèves, des occupations et des blocages, en menant des campagnes de boycottage ou en prenant part à des actes de désobéissance civile (Guay, 2021, p. 8-9). Les actions perturbatrices jouent un rôle central dans les processus de changement social, en rendant le maintien du statu quo plus difficile, en favorisant un débat public et un processus d’éducation populaire autour des revendications portées par les mouvements contestataires et en nuisant au bon fonctionnement des activités menées par les élites économiques et politiques, ce qui augmente les probabilités que celles-ci accordent des concessions (Young, Banerjee et Schwartz, 2020, p. 17-19; Davis, 2016, p. 73-74; Welzel, Inglehart et Deutsch, 2005, p. 137-138). Les initiatives orientées vers le changement social peuvent ainsi employer leur capacité d’action collective, qui repose entre autres sur l’entretien de liens sociaux et de réseaux de confiance, pour réaliser des projets sur une base coopérative, en participant alors à la reproduction de certains aspects de la vie sociale, ou encore pour s’engager dans des processus conflictuels qui visent à obtenir des gains sociaux en interrompant le cours ordinaire des choses (Guay et Drago, 2019, p. 37-39; Piven et Cloward, 1977).

La prochaine section vise à illustrer les différentes propositions théoriques présentées ici, en prenant pour exemple la mobilisation menée par le CAPE contre la gentrification de Parc-Extension entre 2019 et 2022. Nous soutenons, en prenant en compte à la fois l’accumulation d’énergie émotionnelle, la création d’infrastructures sociales et le développement d’identités collectives, que la capacité du CAPE à mener une campagne de mobilisation contre la gentrification du quartier repose sur le travail relationnel mené par ses employé(e)s et ses militant(e)s. Nous montrons ensuite comment la capacité d’action collective du CAPE est utilisée tant pour entreprendre des projets de nature coopérative que pour mener des actions perturbatrices.

Recherche ethnographique sur la mobilisation contre la gentrification de Parc-Extension, 2019-2022

Enclavé entre l’autoroute métropolitaine au nord, le Boulevard de l’Acadie à l’ouest et la voie ferrée du Canadien Pacifique (CP) à l’est, Parc-Extension est à la fois un des quartiers les plus démunis au Canada et un lieu important d’accueil et d’intégration sociale pour plusieurs nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes à Montréal (Beck, Guay et Paulson, 2019; Poirier, 2006). Reconnu entre autres pour sa grande diversité ethnoculturelle, les défis posés par l’insalubrité dans plusieurs de ses logements et ses réseaux d’entraide bien établis (Guay, Megelas et Nichols, 2019), le quartier a été identifié à de nombreuses reprises au cours des dernières années, tant par des organismes communautaires que par des chercheurs et des chercheuses, comme étant en voie de gentrification (Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension, 2020; Comité d’action de Parc-Extension, 2013). Parmi les organismes qui ont participé au travail de sensibilisation et de mobilisation autour de la gentrification de Parc-Extension, le CAPE mérite une attention particulière. L’organisme a été formé en novembre 1986 par des résidents et des résidentes de Parc-Extension afin de coordonner des projets liés à la salubrité publique et à l’aménagement du quartier. Depuis 1991, le CAPE se consacre plus spécifiquement à l’amélioration des conditions de logement des résidents et résidentes les plus démuni(e)s de Parc-Extension, en leur offrant différents services et en luttant pour leurs droits (Comité d’action de Parc-Extension, 2020a). Depuis 2018, l’organisme a constaté une augmentation importante du nombre de locataires qui demandent son soutien pour des avis d’éviction plutôt que pour des problèmes liés à l’insalubrité de leur logement (Cyr, 2019), ce qui l’a amené à s’engager dans différentes initiatives pour contrer la gentrification de Parc-Extension et défendre le droit des locataires à un logement abordable et décent.

Emanuel Guay mène, depuis mai 2019, une recherche ethnographique en collaboration avec le CAPE, Brique par brique et d’autres organismes communautaires établis dans Parc-Extension. Cette recherche vise à analyser les stratégies et les plans d’action qui peuvent être développés par des groupes issus de la société civile, en partenariat avec les différents paliers de gouvernement et les institutions associées à l’économie sociale, afin de limiter les conséquences négatives associées à la gentrification de Parc-Extension et d’accroître l’offre de logements sociaux et abordables dans le quartier (Guay et Godrie, 2020). Guay contribue aux activités courantes des organismes avec lesquels il collabore, en les soutenant avec la rédaction de mémoires, de demandes de financement, de procès-verbaux et de mises en demeure, en participant à la planification et à la tenue d’activités publiques, la réalisation de projets résidentiels et le soutien aux locataires, parmi d’autres exemples. Il mène également des entretiens semi-dirigés avec des participants et des participantes, afin de mieux comprendre les raisons de leur engagement dans le mouvement pour le droit au logement à Parc-Extension, ainsi que leurs espoirs et leurs préoccupations. Les participantes et participants principaux au projet sont les personnes, salariées ou non, qui s’impliquent dans les organismes avec lesquels Guay collabore dans le cadre de sa recherche, qui a été évaluée et approuvée par le Comité d’éthique de la recherche pour les projets étudiants impliquant des êtres humains de la Faculté des sciences humaines de l’UQAM (CERPÉ FSH). L’utilisation d’une approche ethnographique s’avère particulièrement utile pour étudier la formation de liens sociaux et le développement d’une capacité d’action collective. L’ethnographie permet effectivement d’examiner la dimension microsociale des groupes, en prêtant attention aux pratiques et aux récits qui lient des acteurs et des actrices dans un environnement donné, ainsi qu’aux motivations qui les amènent à entretenir des relations et à prendre ensemble différentes initiatives (Eliasoph et Lichterman, 2003). Bien que Guay collabore avec plusieurs groupes dans le cadre de sa recherche, le CAPE présente un intérêt particulier pour l’analyse proposée ici, puisque cet organisme, à l’instar des autres comités logement au Québec (Bergeron-Gaudin, 2017, p. 235), joue le jeu de la concertation tout en organisant des actions de perturbation. Le CAPE se prête donc bien à l’étude des usages tant coopératifs que conflictuels de la capacité d’action collective dont disposent les initiatives orientées vers le changement social.

La mobilisation menée par le CAPE contre la gentrification de Parc-Extension est abordée ici en deux temps. Nous prêtons d’abord attention au travail relationnel entrepris par les employé(e)s et les militants et militant(e)s du CAPE, en mettant en lumière les pratiques et les contextes par l’entremise desquels les membres accumulent de l’énergie émotionnelle et développent un sentiment d’attachement et d’appartenance, les infrastructures sociales permanentes et temporaires offertes par l’orgnisme dans le cadre de ses activités, puis la politisation de la condition de locataire, qui renvoie à la question des identités interpersonnelles et collectives. Nous prêtons ensuite attention aux usages coopératifs et conflictuels de la capacité d’action collective du CAPE, en nous concentrant sur des initiatives et des mobilisations menées par l’organisme entre 2019 et 2022 contre la gentrification de Parc-Extension et pour la défense des droits des locataires.

Le travail relationnel du CAPE : le soutien, les contextes de socialisation et la politisation de l’identité de locataire

Les employé(e)s et les militant(e)s du CAPE ont recours à de nombreuses pratiques pour établir et entretenir des liens avec les locataires de Parc-Extension. Une première étape est la prise de contact : entre mai 2019 et avril 2021, le CAPE a effectué une cinquantaine de tournées d’immeubles dans le quartier et animé une vingtaine de kiosques grâce auxquels plusieurs locataires qui n’étaient pas déjà en contact avec l’organisme ont pu être joint(e)s (Comité d’action de Parc-Extension, 2021; Comité d’action de Parc-Extension, 2020b). Le CAPE envoie également plusieurs milliers de dépliants par la poste chaque année, afin d’aviser le plus grand nombre possible de locataires des services offerts par l’organisme. Ces tournées, kiosques et envois postaux permettent par exemple d’informer les locataires de leur droit de refuser une augmentation de loyer abusive, ou encore de leur indiquer comment déposer une demande au Tribunal administratif du logement (TAL). Ils permettent également d’établir un lien avec les locataires, qui peut être entretenu en les invitant aux activités organisées par l’organisme et en leur offrant du soutien. Le CAPE reçoit ainsi des locataires avec ou sans rendez-vous à son bureau, ce qui permet d’en apprendre plus sur leurs problèmes de logement et de les aider pour la rédaction de différents documents (mises en demeure, demandes d’inspection pour des problèmes d’insalubrité, demandes de logement subventionné à l’Office municipal d’habitation de Montréal, etc.) et l’organisation de campagnes de mobilisation dans leur immeuble (Exentus, 2022, p. 124-126). Le CAPE organise également des soupers, des ateliers et des assemblées populaires à propos du logement à Parc-Extension et de la défense collective des droits, tant pour communiquer des informations aux locataires que pour leur offrir des contextes de socialisation et connaître leur avis sur les actions à prioriser. Entre mai 2019 et avril 2021, le CAPE a tenu trois soupers, dix-huit ateliers et deux assemblées populaires, durant lesquels des locataires ont parlé des problèmes de logement auxquels ils et elles étaient confronté(e)s (évictions, hausses abusives de loyer, harcèlement et intimidation des propriétaires, etc.), tout en posant des questions aux employé(e)s du CAPE sur les recours juridiques qui leur permettraient d’affronter ces mêmes problèmes. Ces différentes activités ont aussi mené à l’identification d’actions collectives à entreprendre (manifestations, blocages, envois de lettres aux élu(e)s, etc.) et ont stimulé l’enthousiasme des locataires pour ces mêmes actions, auxquelles plusieurs ont ensuite participé (Comité d’action de Parc-Extension, 2021; Comité d’action de Parc-Extension, 2020b). En plus de ces contextes de socialisation, les locataires développent aussi des liens avec le CAPE et accumulent de l’énergie émotionnelle – qui se manifeste entre autres par un sentiment d’appartenance à l’organisme et un attachement aux personnes qui s’y impliquent – grâce aux services qui leur sont rendus par les employé(e)s et les militant(e)s. Ces services incluent la livraison de nourriture, la traduction de documents, la rédaction de lettres d’appui pour des demandes de résidence permanente, la mise en contact avec d’autres organismes communautaires et du soutien pour des cessions de bail et des déménagements, parmi plusieurs autres exemples. En définitive, les membres du CAPE s’engagent dans une variété de processus d’accompagnement (Nichols, 2014) et d’encouragement (Summers-Effler, 2002) qui permettent à des résidents et des résidentes de Parc-Extension de répondre à certains de leurs besoins en matière de logement, tout en contribuant au développement d’un sentiment d’appartenance à l’organisme, à ses membres et sa mission, ce qui favorise le maintien de l’implication (Bergman et Montgomery, 2017). L’aide offerte pour répondre à différents besoins matériels, le « travail émotionnel quotidien » et le « travail de construction de l’identité collective » (Ancelovici et Badimon, 2022, p. 201) effectués par les employé(e)s et les militant(e)s du CAPE facilitent ainsi l’accumulation d’énergie émotionnelle et le renforcement de la capacité d’action collective de l’organisme.

Les employé(e)s et les militant(e)s du CAPE contribuent également à l’établissement et à l’entretien de liens sociaux en offrant des infrastructures sociales permanentes et temporaires, qui facilitent la socialisation entre les membres de l’organisme. Le CAPE dispose ainsi d’un local qui est couramment utilisé pour tenir des rencontres, tout en réservant périodiquement des locaux qui permettent de tenir des activités festives ou des ateliers. Les actions organisées par l’organisme – manifestations, blocages, pique-niques, et autres – peuvent être considérées, pour leur part, comme des infrastructures sociales temporaires (Klinenberg, 2018, p. 139-140), c’est-à-dire des contextes et des manières d’occuper un espace qui favorisent le développement et le renforcement des liens sociaux. Les employé(e)s et les militant(e)s du CAPE prêtent ainsi une attention particulière, lors de ces activités, aux manières dont les participants et participantes peuvent converger, à partir d’émotions initiales variées – par exemple, la joie lors d’un pique-nique ou l’indignation lors d’une manifestation – vers un objet d’attention mutuelle, que ce soient des revendications pour le droit au logement, une opposition à une décision publique ou la célébration des actions accomplies au cours des derniers mois, ce qui favorise l’entretien d’un sentiment d’appartenance au CAPE et à la communauté qui l’entoure (Collins, 2001, p. 30-31; Jasper, 2011, p. 294).

Les infrastructures sociales et les contextes de socialisation offerts par le CAPE, ainsi que le travail relationnel effectué par les employé(e)s et les militant(e)s, favorisent aussi la politisation de la condition de locataire. Le CAPE ne crée pas, à proprement parler, l’identité de locataire, puisque le fait d’être un ou une locataire résidant à Parc-Extension précède le recours aux services de l’organisme. Les services offerts et les campagnes de mobilisation menées par les différentes personnes impliquées au CAPE permettent toutefois d’identifier un ou plusieurs problèmes liés à la condition de locataire, par exemple les évictions, les hausses de loyer abusives et les problèmes d’insalubrité, tandis que le travail d’accompagnement et d’encouragement offert par l’organisme aide les locataires concerné(e)s à concevoir ces problèmes comme des situations qui doivent être résolues par la défense individuelle et collective des droits (McAlevey, 2015, p. 424; Eliasoph et Lichterman, 1999, p. 229-230). Avec son offre de services aux locataires et ses campagnes de mobilisation, le CAPE mène un travail relationnel qui permet de gagner la confiance des locataires, qui peuvent choisir de devenir membres de l’organisme, tout en les encourageant à lier leur identité de locataire et de résident(e) de Parc-Extension à un projet collectif dans lequel ces personnes peuvent se reconnaître et à des relations interpersonnelles qui sont importantes pour elles. Ce processus d’attachement interpersonnel et d’identification à un projet collectif s’observe dans d’autres organismes avec lesquels le CAPE collabore, par exemple le Centre des travailleurs et travailleuses immigrant(e)s (Yoon, 2019) et Solidarité sans frontières (Walia, 2013).

Les usages coopératifs et conflictuels de la capacité d’action collective du CAPE

Les liens sociaux et les réseaux de confiance, qui se forment et se reproduisent par l’entremise de différentes formes de travail relationnel effectuées par les employé(e)s et les militant(e)s du CAPE, constituent la base sur laquelle repose la capacité d’action collective de l’organisme, en encourageant la participation à ses activités et en facilitant le partage d’informations et l’élaboration de priorités stratégiques avec les locataires du quartier. Le CAPE utilise sa capacité d’action collective, dans le cadre de ses mobilisations contre la gentrification de Parc-Extension, tant pour mener des projets et établir des partenariats que pour organiser des actions perturbatrices et s’engager dans des processus conflictuels (Patsias, 2017, p. 98). Nous pouvons d’abord noter que les rapports entretenus par le CAPE avec le conseil d’arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension, qui est l’instance décisionnelle avec laquelle l’organisme interagit le plus régulièrement, correspondent au modèle de la « coopération conflictuelle ». Ce modèle, qui caractérise les relations entre les organismes communautaires et les pouvoirs publics au Québec, peut être défini comme « la possibilité de conserver une force de frappe contestataire tout en étant un partenaire formel de l’État » (Dufour, 2013, p. 254). Le CAPE collabore ainsi avec les élu(e)s et les services de l’arrondissement sur différents dossiers tels que l’insalubrité, le logement social et l’aménagement urbain, tout en organisant régulièrement des actions qui visent à faire pression sur ces mêmes élu(e)s afin de défendre les intérêts des locataires de Parc-Extension (Goudreault, 2020). Le CAPE ne cible toutefois pas seulement les pouvoirs publics dans le cadre de ses mobilisations, en organisant aussi des actions pour dénoncer des propriétaires qui refusent d’effectuer les réparations nécessaires dans leurs immeubles, qui tentent d’évincer leurs locataires ou d’imposer des hausses de loyer abusives. Une telle situation s’est manifestée en 2020 au 8305 avenue Bloomfield. Les locataires de cet immeuble ont reçu un avis d’augmentation de loyer de 130 $ par mois en cours de bail, ainsi qu’un changement des conditions du bail pour retirer le chauffage et l’électricité des frais assumés par le propriétaire, ce qui aurait correspondu à une augmentation d’environ 300 $ par mois du loyer (Kassam et Kovac, 2020). Afin de s’opposer à cette augmentation, des locataires ont organisé, en collaboration avec le CAPE, un rassemblement d’urgence le 4 octobre 2020 qui visait à dénoncer l’attitude du propriétaire et à exiger un maintien des conditions du bail, ainsi qu’une meilleure prise en charge des problèmes d’insalubrité dans l’immeuble (Henriques, 2020). Cette action a mis le propriétaire sur la défensive et a permis aux locataires d’obtenir des concessions (Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension, 2021). Obtenir l’attention publique par l’entremise d’une action médiatisée comporte de nombreux avantages pour les locataires faisant face à une hausse drastique des loyers. Une telle stratégie oblige le propriétaire à rendre des comptes sur sa décision et sur les comportements qui peuvent l’accompagner – qui incluaient, dans le cas du 8305 avenue Bloomfield, du harcèlement envers les locataires qui refusaient l’augmentation de loyer, des insultes et des menaces – et, plus largement, elle confirme aux locataires que leurs actions ont un impact et une résonance dans l’espace public. Dans un contexte où le CAPE a constaté une augmentation du nombre de locataires qui font appel à ses services après avoir reçu des avis d’éviction ou des hausses abusives de loyer, notamment à cause de la gentrification du quartier (Comité d’action de Parc-Extension, 2020b), le soutien aux locataires par l’entremise d’actions de visibilité a gagné en importance dans le répertoire stratégique de l’organisme (Exentus, 2022). Il vaut la peine de mentionner que la mobilisation rapide au 8305 Bloomfield a été permise par les liens déjà formés entre le CAPE et les locataires de l’immeuble, grâce à des visites sur place et à des rendez-vous au bureau de l’organisme, ainsi que par la présence d’un réseau de soutien qui s’est développé au cours des campagnes de mobilisation précédentes. Le rassemblement d’urgence du 4 octobre 2020 a effectivement réuni des militant(e)s de longue date du CAPE avec des locataires de l’immeuble concerné, dont une partie a continué à participer aux activités de l’organisme après cette première action réussie (Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension, 2021).

Un autre fait important à prendre en compte est que les personnes impliquées au CAPE mènent régulièrement, dans le cadre d’une même campagne de mobilisation, des projets de nature coopérative et des actions de perturbation, ces deux formes d’intervention ayant chacune un rôle spécifique à jouer au cours de la campagne. Un exemple qui mérite notre attention ici est celui du 700 rue Jarry Ouest, un terrain ciblé depuis de nombreuses années par des organismes communautaires de Parc-Extension afin d’y développer des logements sociaux et des espaces communautaires. Le CAPE a appris, au courant de l’été 2020, que le nouveau propriétaire du terrain souhaitait y développer des appartements de luxe, ce qui aurait contribué grandement à la gentrification de la partie nord du quartier (Comité d’action de Parc-Extension, 2020c). Une mobilisation des locataires a eu lieu entre l’automne 2020 et le début de l’année 2021, avec des envois de lettres aux élu(e)s de l’arrondissement en novembre 2020, une manifestation le 5 décembre 2020 et une occupation du terrain le 1er février 2021, afin d’empêcher l’octroi d’un permis de démolition au propriétaire du 700 rue Jarry Ouest. En parallèle à cette mobilisation, des membres du CAPE ont aussi contribué à la relance de la Coopérative Un Monde Uni, qui avait été créée en 2013 afin d’acquérir le 700 Jarry Ouest pour y développer des logements sociaux et des espaces communautaires. Un manque d’appui des élu(e)s avait toutefois empêché la Coopérative d’aller de l’avant avec son projet, ce qui a entraîné un ralentissement de ses activités à partir de 2015 (Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension, 2021). La mobilisation contre la construction d’appartements de luxe au 700 rue Jarry Ouest a fourni un contexte pour organiser des rencontres de préparation au cours de l’automne 2020, puis une assemblée d’investiture le 23 janvier 2021, afin de reconstituer le conseil d’administration de la Coopérative et de reprendre ses activités. Face à la pression populaire, l’arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension a rejeté la demande de permis de démolition pour le 700 rue Jarry Ouest lors d’une séance extraordinaire du conseil qui s’est tenue le 25 février 2021 (Arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension, 2021). Le CAPE a ensuite collaboré avec les membres de la Coopérative Un Monde Uni et le Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension afin de réclamer l’acquisition du terrain par la Ville de Montréal, pour que la coopérative puisse y mener son propre projet (Comité d’action de Parc-Extension, 2021, p. 16). Une première action de projection a été organisée le 23 août 2021 à Parc-Extension, puis une deuxième le 21 février 2022 devant l’Hôtel de Ville de Montréal, tandis qu’une séance du conseil municipal se tenait ce soir-là. Le vice-président du comité exécutif, Benoît Dorais, a répondu favorablement durant cette séance à une question posée par un employé du CAPE à propos du 700 rue Jarry Ouest, en indiquant que la Ville souhaite acquérir le terrain et a entamé des négociations avec le propriétaire dans ce but (Ville de Montréal, 2022). En maintenant un équilibre entre les usages coopératifs et conflictuels de sa capacité d’action collective, le CAPE parvient à établir des partenariats avec les pouvoirs publics tout en maintenant sa force de frappe, à mener des projets sur une base coopérative, à développer une meilleure compréhension des ressources institutionnelles disponibles pour accomplir ces mêmes projets, à exercer une pression sur les élu(e)s et à cibler des intérêts privés pour défendre les droits des locataires, autant de stratégies couramment analysées dans les études portant sur les mobilisations sociales (Kadivar, Usmani et Bradlow, 2020, p. 1315-1316; Das et Walton, 2015 : S52-S53; Young et Schwartz, 2014, p. 239). Il importe de souligner que les stratégies coopératives et les stratégies conflictuelles contribuent, chacune à leur manière, au renforcement des initiatives collectives orientées vers le changement social. Les stratégies coopératives offrent une occasion d’établir des partenariats avec d’autres groupes et organisations, ce qui facilite le partage d’informations et la coordination des efforts pour atteindre des buts partagés, tandis que les stratégies conflictuelles permettent aux personnes impliquées d’exprimer ensemble leur colère face à une injustice, ce qui peut favoriser le développement de solidarités (Summers-Effler, 2010, p. 67-68). Les stratégies conflictuelles peuvent aussi mener à l’obtention de gains sociaux et de concessions de la part des élites politiques et économiques, ce qui incite les participants et les participantes à reconnaître le pouvoir des actions collectives contestatrices et à s’engager ensuite dans d’autres mobilisations (Fisher, DeFilippis et Shragge, 2018, p. 287). Les stratégies conflictuelles adoptées par le CAPE dans le cadre de ses campagnes de mobilisation contre la gentrification de Parc-Extension encouragent, pour leur part, l’inclusion des résidents et des résidentes les plus marginalisé(e)s du quartier, en leur offrant un espace pour dénoncer publiquement les problèmes de logement auxquels ils et elles font face et pour réclamer que des mesures soient adoptées afin de régler ces problèmes (Reiser, 2021, p. 169). En somme, le CAPE s’appuie sur sa capacité d’action collective, qui résulte du travail relationnel effectué par ses employé(e)s et ses militant(e)s, afin d’établir des partenariats et d’organiser des actions perturbatrices. Ces deux stratégies, l’une coopérative et l’autre conflictuelle, répondent chacune à des contextes distincts, et leur combinaison contribue à l’atteinte des objectifs de l’organisme, soit la défense des droits des locataires face à la gentrification de Parc-Extension et le développement d’un plus grand nombre de logements sociaux et communautaires dans le quartier.

Notre article visait à mettre en lumière les rapports entre les initiatives collectives, le développement des liens sociaux et les usages de la capacité d’action collective associée à ces liens, en examinant les mobilisations contre la gentrification de Parc-Extension entre 2019 et 2022. Nous avons analysé, avec les concepts d’énergie émotionnelle, d’infrastructure sociale et d’identité interpersonnelle et collective, les stratégies employées par le CAPE afin d’établir et d’entretenir des liens avec les locataires du quartier. Nous avons ensuite examiné les usages coopératifs et conflictuels de la capacité d’action collective dont dispose cet organisme, grâce à son travail relationnel et aux réseaux de confiance qui en résultent. Les campagnes de mobilisation menées par le CAPE ne freinent pas entièrement la gentrification de Parc-Extension, mais elles permettent d’empêcher des évictions et des hausses de loyer abusives, elles mènent à l’acquisition de terrains par la Ville de Montréal pour des projets de logement social et communautaire, elles proposent un contre-discours sur l’aménagement urbain qui prend en compte les besoins et les droits des locataires à faible revenu et elles encouragent le développement de liens sociaux et d’identités collectives qui motivent les locataires du quartier et des militant(e)s allié(e)s à agir ensemble pour défendre le droit au logement (Guay et Megelas, 2021, p. 229).

Nous pensons que les concepts utilisés ici peuvent nous aider à étudier les rapports entre les liens sociaux et les initiatives collectives dans d’autres contextes de recherche. Le concept d’énergie émotionnelle peut par exemple contribuer aux travaux portant sur le degré d’engagement des acteurs et actrices dans des mobilisations sociales comportant des risques élevés (Corcoran, Pettinicchio et Young, 2015), tandis que les infrastructures sociales peuvent nous aider à étudier comment les initiatives collectives parviennent à créer des contextes d’interaction inclusifs (Flesher Fominaya, 2010). Les identités collectives et le travail réflexif qui les accompagne peuvent, pour leur part, nous aider à analyser les situations dans lesquelles des acteurs et actrices délibèrent sur les liens qui les unissent au sein d’une initiative, ainsi que les récits et les symboles qui sont créés et utilisés dans de telles situations (Chen, 2012). En définitive, les chercheurs et chercheuses qui s’intéressent aux initiatives collectives orientées vers le changement social gagnent à examiner le rôle que ces dernières jouent dans l’accumulation d’énergie émotionnelle, la création d’infrastructures sociales et d’identités collectives, le développement de réseaux de confiance et l’entretien d’une capacité d’action collective qui comprend à la fois des usages coopératifs et des usages conflictuels (Drago et Guay, 2021; Henaway, 2013).