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La biographie est un genre littéraire populaire qui se situe au croisement d’un ensemble hétérogène de disciplines universitaires. S’il n’existe pas de guide méthodologique commun qui présiderait à la rédaction de biographies, la reconstitution la plus complète et la plus vraisemblable possible de la vie et de l’oeuvre d’une personnalité « marquante » en constitue probablement l’horizon commun. La biographie en deux tomes de Guy Rocher l’illustre à merveille, abordant à la fois l’enfance et les origines familiales, les engagements de jeunesse dans les mouvements d’action catholique, le parcours académique et professionnel, de même que la vie plus « intime », conjugale et amicale. Ce portrait vivant et diversifié d’un des sociologues les plus connus, sinon le plus connu, au Québec, a été rendu possible grâce à un imposant travail de reconstitution réalisé par l’ancien journaliste de Radio-Canada, Pierre Duchesne. Celui-ci a en effet eu recours à un ensemble de matériaux diversifiés : des entretiens avec plus d’une quarantaine de personnes, des journaux intimes, de la correspondance, des écrits autobiographiques, des articles de journaux et des articles scientifiques. Puisqu’il ne s’agit pas d’un livre de sociologie, on ne peut pas reprocher à l’auteur de ne pas s’interroger sur les fondements et les limites de ces divers matériaux comme autant de formes particulières de connaissance ou de remettre en cause l’idéal d’exhaustivité, puisque la vie sociale n’est pas tant une accumulation de « faits » ou d’événements qu’une structuration de relations sociales (une configuration).

Le travail rigoureux de Pierre Duchesne qui s’aventure, de manière originale, dans les territoires de l’intime offre des prises pour prendre la mesure de la distance qui nous sépare du sociologue Guy Rocher, dont la carrière a débuté à l’orée des années 1960. Les conditions sociales de production de la sociologie (notamment la séparation plus nette entre la vie professionnelle et familiale) ne sont plus tout à fait les mêmes. La conception du projet sociologique (par exemple la possibilité de développer une sociologie « globale ») est également relative à une configuration particulière de relations sociales.

Cette note critique entend dégager à partir des riches descriptions du biographe, des traces de cette configuration particulière de relations (politiques, religieuses, familiales et professionnelles) qui ont rendu possible la trajectoire de Rocher. Si certains observent aujourd’hui la fin de la sociologie « globale », que proposaient Guy Rocher et Fernand Dumont au début des années 1960 (Rocher et Dumont, 1961; Dumont, 1962), et que paraissent en quelque sorte regretter les sociologues Jean-Philippe Warren (2019) et Jacques Beauchemin (2019) dans leur note critique du premier tome, il nous semble que c’est plutôt la fin d’une certaine manière de faire de la sociologie qui disparaît, avec la transformation de l’agencement général des relations sociales au Québec.

Nous ferons ressortir ces indices de la configuration des relations sociales de Guy Rocher en débutant par ses multiples engagements politiques. Puis nous aborderons ses relations familiales et celles développées dans le cadre plus spécifique de son travail de sociologue, toutes deux davantage marquées de ruptures. Ensuite, nous mettrons en perspective ce portrait avec le type de sociologie qui l’a occupé durant sa carrière universitaire, et évoquerons certaines pistes interprétatives qui permettraient de comprendre la fin de la sociologie globale, concomitante de la transformation des conditions de vie des Québécoises et des Québécois, en premier lieu le rapprochement entre les relations familiales et professionnelles des dernières décennies.

Des engagements politiques inscrits dans la longue durée

D’abord impliqué dans les mouvements d’action catholique où il se fait connaître et noue des amitiés durables avec de futurs politiciens et hauts fonctionnaires, dont Marc Lalonde et Gérard Pelletier (voir Duchesne, 2019), Guy Rocher participe à la Commission Royale d’enquête sur l’enseignement, dite Commission Parent, de 1963 à 1966. Même si son rôle l’y place en porte-à-faux avec l’Église catholique, il conserve la foi et continue de travailler à l’occasion avec des religieux. Les premiers chapitres du deuxième tome de Guy Rocher décrivent la place de la religion en éducation et les diverses velléités de transformations du système scolaire québécois. Motivé par de « fortes convictions », suivant l’expression de Pierre Duchesne (p. 20), le ministre de l’Éducation Paul Gérin-Lajoie est davantage pressé, par exemple, d’effectuer les changements recommandés par la Commission que le Premier ministre Lesage et certains membres du clergé[1].

Parmi les recommandations de la Commission Parent, mentionnons la création des cégeps et d’un réseau d’écoles maternelles publiques, ainsi que la fin des collèges classiques, afin que l’éducation soit davantage en adéquation avec les « nouvelles conditions de vie » (p. 64). Le deuxième tome du Rapport Parent recommande par ailleurs que l’éducation soit davantage fondée sur une « pédagogie active » (p. 66) et « plus rattachée à l’observation, à l’expérience sociale et à la culture de masse » (p. 67). Même si l’observation de l’expérience sociale est un procédé important dans la construction du savoir sociologique, cette discipline ne trouvera toutefois aucune place dans le curriculum avant la formation collégiale, où elle est limitée aux programmes de sciences humaines. Il aura fallu attendre près de soixante ans après le Rapport Parent pour que la sociologie fasse peut-être son entrée à l’école primaire et secondaire avec l’annonce d’un nouveau Programme intitulé Culture et citoyenneté québécoise (ministère de l’Éducation, 2022).

La place plus prépondérante de la philosophie dans les curriculums québécois, en particulier au niveau des collèges, fut sans doute le résultat d’un compromis. Les oppositions à la fin de l’enseignement classique sont nombreuses et parfois virulentes. Elles ne proviennent pas seulement de membres de l’Église qui craignent de perdre leur position privilégiée, mais aussi de parents et de politiciens, certains ayant des enfants qui fréquentent les collèges classiques (p. 79). Nous apprenons que les sociologues Nicole Gagnon et Jean-Charles Falardeau s’y sont également opposés (p. 84) et que la position de Fernand Dumont aurait été plus ambivalente, du moins d’après les souvenirs de Rocher.

Les questions relatives à la déconfessionnalisation des écoles (chap. 6), au financement des écoles privées et à la fréquentation des écoles anglaises (chap. 7) révèlent les divisions internes à la Commission qui décide alors d’engager le professeur de sociologie Robert Sévigny à titre de médiateur (p. 116-117). Ces enjeux divisent encore aujourd’hui le Québec et plusieurs études s’y intéressent, notamment des enquêtes statistiques sur la reproduction des inégalités suivant la structure de l’enseignement (Laplanteet al., 2018; 2022). Le dernier rapport de la Commission Parent est publié en mars 1966 et suscite de nombreuses critiques (chap. 8), notamment de la part de l’opposition officielle qui le qualifie « d’antireligieux » (p. 138). Rocher devient la « voix des commissaires » (p. 163) lors d’assemblées parfois houleuses où l’on ne manque pas de lui rappeler qu’il risque l’excommunication pour avoir proposé la dispense des cours de catéchèse aux parents qui le souhaitent (p. 165).

À la suite de la Commission Parent, Rocher est recruté en 1976 à titre de secrétaire général associé par le ministre du Développement culturel Camille Laurin pour travailler à l’élaboration d’une nouvelle politique culturelle et linguistique (la Loi 101), en collaboration avec Fernand Dumont, qui devient pour sa part secrétaire général adjoint (p. 378). La politique culturelle prévoira la création d’institutions dont la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) (p. 429) et l’Institut québécois de recherche sur la culture (l’IQRC). Rocher propose, sans succès, que l’IQRC soit affilié au réseau de l’Université du Québec, mais le ministre se range plutôt du côté de Dumont, souhaitant l’affiliation de l’IQRC à son université, l’Université Laval[2]. Rocher « quitte le gouvernement en juillet 1979 » (p. 443) et retourne enseigner à l’Université de Montréal.

Rocher réintègre toutefois la fonction publique en 1981 en acceptant le poste de secrétaire général associé au Développement social (p. 451) sous le ministre Denis Lazure. Son deuxième séjour dans la fonction publique ne lui apparaît plus aussi emballant que le premier, puisque le « microclimat politique » n’est plus celui de 1976. Le gouvernement Lévesque, nouvellement réélu en 1981, vient de perdre son référendum sur la souveraineté-association et Rocher constate que la période n’est plus propice « à de grands projets » (Rocher cité par Duchesne, 2021, p. 452). Avant de retourner au Centre de recherche en droit public (CRDP) de l’Université de Montréal, il est également nommé médiateur auprès de deux villages inuit pour voir à l’application de la Convention de la Baie James.

En plus de ces deux expériences dans la haute administration publique, Rocher a occupé diverses fonctions au sein d’institutions publiques. En 1965, il préside un comité pour la création d’une nouvelle université francophone à Montréal qui devient l’UQAM en 1968. À la suite d’une recommandation de Gérard Pelletier, Secrétaire d’État et ancien ami de Rocher à la J.E.C., il est nommé en 1969 vice-président du Conseil des arts du Canada, afin de « superviser [durant cinq ans] le financement de la recherche en sciences sociales » (p. 229). Il figure aussi parmi les membres fondateurs du syndicat des professeur.es de l’Université de Montréal, accrédité en 1975, où il rencontre sa future conjointe, Marie-Andrée Bertrand. À la même époque, il s’engage dans la création d’écoles « alternatives » en accord avec sa vision de l’éducation qui mise sur « la collaboration plutôt que la compétition » (p. 337). Rocher préside en 1979 le conseil d’administration de Radio-Québec où il plaide notamment pour le développement d’une télévision éducative qui se préoccupe de la diversité régionale du Québec.

Candidat pressenti par les professeur.e.s de l’Université de Montréal dans la course au rectorat en 1974, il critique la vision « gestionnaire » de l’université selon laquelle « les membres indépendants » et les gestionnaires de carrière seraient en meilleure position pour défendre la liberté académique (p. 352), comme si l’indépendance de fortune et les connaissances en administration permettaient de s’extraire davantage des relations sociales et des « intérêts » qui interfèreraient dans la capacité des personnes à défendre le bien commun.

La proximité du sociologue avec la politique se déploie enfin à travers ses prises de position dans les journaux et à la télévision. Il intervient lors de la Crise d’octobre pour dénoncer les ingérences du politique dans le privé et les interventions policières et militaires dans les résidences. Dans le cadre de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le multiculturalisme (p. 288), Rocher critique le multiculturalisme et souhaite plutôt la reconnaissance des deux peuples fondateurs. Même si ses convictions indépendantistes s’affermissent progressivement au cours des années 1970, Rocher conserve d’anciens amis fédéralistes, – mais Duchesne ne précise pas l’effet des divergences idéologiques sur ces relations. Nous y apprenons toutefois qu’il se brouille avec Gérard Bouchard à propos de la laïcité et des accommodements raisonnables (p. 587 et suivantes). Enfin, jusqu’à aujourd’hui, Rocher est de toutes les tribunes pour défendre l’école publique et la « gratuité » scolaire (chap. 29).

L’engagement politique de Rocher s’inscrit dans la longue durée par comparaison à celui de Fernand Dumont à qui répugnait l’engagement politique « dans sa prime jeunesse » (Dumont, 1998, p. 167). Ce dernier confie à Pierre-Laval Mathieu qu’il ne s’intéresse pas à la politique avant les années 1965-1966 et que la politique ne l’intéresse plus au moment de l’entretien dans les années 1980 (Mathieu, 1980). Dumont préfère le statut de savant[3].

D’un autre côté, il semble se distancier progressivement de la religion, sans doute parce qu’il côtoie régulièrement des membres du clergé auxquels il succède à différents postes, comme le souligne son biographe. Il remplace par exemple Norbert Lacoste au poste de directeur du département de sociologie de l’Université de Montréal et il travaille avec des religieuses et des religieux au sein de la Commission Parent, à la revue dominicaine Maintenant (p. 195), etc. Bien qu’il ne soit pourtant pas antireligieux, qu’il continue d’assister à la messe et à prier, la publication du Rapport Parent a des répercussions sur sa vie privée, et en particulier sur ses filles qui sont d’abord éduquées dans des écoles dirigées par des religieuses. Elles s’y sentent de moins en moins à leur place, notamment après un séjour en Californie où elles expérimentent un enseignement moins rigide et strict (p. 218). Elles s’opposent aussi de plus en plus à la fréquentation de la messe dominicale et Rocher finit par se résoudre à accepter leur absence de ce rite hebdomadaire, le remplaçant par une prière sous sa direction (p. 193). Rocher se questionne sur sa foi, mais de manière moins « douloureuse » que Dumont (1998, p. 85) qui aurait vécu très jeune « sa crise religieuse », laquelle « ne [se serait] jamais résorbée dans une quiète certitude » (p. 120). Pour Rocher, la « crise » est plus vive dans sa vie familiale.

Des séparations familiales

En 1949, juste avant de commencer son doctorat à Boston où naît leur première fille, Rocher se marie une première fois avec Suzanne Cloutier. Diplômée en service social, Cloutier est une ancienne dirigeante, comme lui, de la JEC et leur mariage a été béni officiellement par l’aumônier général. Duchesne la décrit comme le « pilier familial » qui « prend en charge les divers aspects matériels concernant les enfants et l’époux. Elle organise les activités familiales pour que le travail du mari puisse se réaliser et que la famille en profite comme lors des voyages à Boston ou en Californie » (p. 319). Cloutier fait la relecture des manuscrits de Rocher, émet des commentaires et des suggestions, tout en suivant de près le cheminement scolaire de ses filles jusqu’à leur mémoire de maîtrise (p. 320).

En raison des engagements politiques et professionnels de Rocher, ses quatre filles doivent régulièrement composer avec un père absent qu’elles côtoient à des « plages horaires bien définies », le souper et la vaisselle (p. 88), après quoi Rocher poursuit son travail. La séparation avec leur mère ne facilite pas les contacts et Rocher « voit beaucoup moins ses filles » (p. 375).

Après avoir fréquenté au début des années 1970 la première criminologue québécoise, Marie-Andrée Bertrand, Rocher demande en mariage Claire-Emmanuèle Depocas, une voisine d’enfance de la famille Tudeau à Outremont, en 1986. Les liens avec ses filles devenues adultes se rétablissent progressivement durant cette période (p. 558).

Revenant sur sa séparation avec Suzanne Cloutier après vingt-cinq ans de vie commune, Rocher confesse : « Jusque-là, je n’avais pas écouté ma vie affective et tout à coup, elle surgissait. Je devais apprendre à vivre avec » (p. 315). Il ajoute qu’il a « combattu [s]a nature profonde et [qu’il est] sorti de la norme » (p. 323). Même si les années 1970-1980 voient augmenter fortement les séparations et les divorces, ceux-ci étaient vus comme des comportements déviants, contrairement à aujourd’hui. Les relations intimes apparaissent séparées – abstraitement (par exemple, la sociologie « globale » les étudie peu) et concrètement (Rocher qui était éloigné de sa vie affective et de ses enfants) – des autres relations sociales (professionnelles, politiques, etc.), ce qui rend plus difficile une compréhension d’ensemble de la localisation sociale de Rocher, même si son biographe a le souci constant d’intégrer la vie privée. Malgré cette distance de l’espace intime, Rocher affirme développer paradoxalement une sociologie dite « générale ». Il regrettera d’ailleurs plus récemment la disparition des études sur la société « globale ».

La fin de la sociologie globale : Rocher, sociologue de la non-rupture?

Lorsque Rocher n’est pas à l’emploi de la fonction publique, il enseigne la sociologie à l’Université de Montréal où il dirige le département jusqu’en 1965. Durant trois étés, au milieu des années 1960, il travaille à son Introduction à la sociologie générale, qu’il écrit durant la semaine en partie à la bibliothèque d’Harvard durant les vacances d’été, alors que ses filles et son épouse résident dans une maison louée au bord de la mer dans le Maine. Rocher les rejoint après sa semaine de travail. Il poursuit ensuite l’écriture de son Introduction lors de sa « retraite californienne » de plus de dix mois (p. 215), aidé par sa femme à la dactylographie. Après son Introduction et son livre sur Talcott Parsons, Rocher ouvre, selon Pierre Doray (p. 232), le champ de la sociologie de l’éducation. Ses connaissances sur le fonctionnement du monde politique lui permettent d’ailleurs d’obtenir une importante subvention pour mener une recherche longitudinale sur l’éducation des jeunes (p. 233).

En 1979, après son premier séjour au sein de la fonction publique, Rocher devient chercheur au Centre de recherche en droit public (CRDP) jusqu’à sa retraite en 2009 à l’âge de 84 ans (p. 445), à l’exception d’une interruption lors de son second séjour dans la fonction publique. Il développe une sociologie du droit dans laquelle le droit est une institution sociale irréductible au droit « officiel ». Le départ à la retraite de Rocher se serait fait contre sa volonté, à la suite de conflits entre professeurs qui voyaient le CRDP comme « un lieu où se réfugiaient des gens qui ne donnaient pas d’enseignement », se rappelle Rocher (p. 492). Au-delà de l’attaque personnelle à l’endroit de Rocher, ces conflits révèlent peut être des changements dans les conditions de travail des différentes catégories de professeur.e.s, favorisant la concurrence bien plus que la collégialité.

Son départ du département de sociologie de l’Université de Montréal en 1979 est également énigmatique. Pourquoi le département lui a-t-il retiré le cours d’Introduction à la sociologie qu’il donnait depuis seize ans? Les conflits au département étaient-ils du même ordre que ceux qu’il vivra ensuite à la Faculté de droit? Ses absences du département en raison de ses engagements dans la fonction publique et/ou ses prises de position ont-elles été mal jugées? Homme de réformes mais peu de révolutions, modéré et médiateur, respectueux des différents points de vue de l’avis de son ancien étudiant Claude Lessard (p. 189), pourquoi Rocher se retrouve-t-il privé de son enseignement de la sociologie générale? Est-ce une divergence idéologique et théorique liée à la plus grande popularité du marxisme au détriment du fonctionnalisme? Guy Rocher ne répond pas à ces questions.

Même si l’impossibilité de donner le cours d’Introduction à la sociologie « marque une césure » pour Rocher (p. 227), Yvan Lamonde affirme que s’il est demeuré plus de quinze ans au département de sociologie et y a conservé des liens après son départ, c’est probablement en raison de « sa capacité à métaboliser le nouveau tout en tenant compte de l’ancien » (cité p. 446). Depuis son livre Le Québec en mutation où il mentionne regarder « avec sympathie et d’une manière positive les changements en cours » (Rocher, 1973, p. 307) jusqu’à son engagement aux côtés de la jeunesse lors de la grève étudiante de 2012, Rocher entretient un rapport confiant ou optimiste à l’égard de la société québécoise, à l’inverse de Marcel Rioux qui serait mort « déçu », « [d]éçu de la société québécoise, déçu de la sociologie […] » (p. 545). Rocher a toutefois plus confiance en la société québécoise qu’en sa sociologie, qu’il qualifie d’« éclatée » (p. 529).

Participant au congrès de l’Association internationales des sociologues de langue française (AISLF) qui s’est tenu à Montréal en 2016, Rocher constate la quasi-disparition des sociologues de la « société globale », d’« une société [prise] dans son ensemble » (p. 529), ou des études sociologiques sur les « grands ensembles », sur les « phénomènes d’urbanisation, d’immigration, de changement de culture ». La spécialisation de la sociologie nuirait au développement des perspectives globales (p. 530) et il en résulterait « moins d’interventions publiques » (p. 531). Professeur au CRDP, Pierre Noreau dira quant à lui qu’en étudiant des « fragments », on ne voit plus l’ensemble. La sociologie « globale » d’autrefois s’opposerait à la sociologie actuelle, plus « fragmentaire ». Pour Rocher, il ne s’agit pas d’une question d’objets d’étude, car l’étude des « marges », des « minorités », etc., n’est pas forcément antinomique de la sociologie « globale ». Il souligne justement que le développement d’une sociologie générale est bien plus une question de « regards » que d’objets d’étude. Et Duchesne de conclure que « dans une société qui ne tient plus ensemble de la même façon, il est difficile de penser à l’échelle globale » (p. 530). J’ajouterais que la sociologie ne peut pas plus se faire et se penser de la même manière.

Si l’objet est indissociable du regard porté sur lui, demandons-nous quel était ce regard qualifié de « global ». N’est-il pas étrange de devoir qualifier une société de « globale »? N’est-ce pas une expression tautologique? Dumont proposait par exemple d’observer la société globale à partir de sa production idéologique, historiographique et littéraire (Dumont, 1962) – ce qu’il a mis en pratique dans sa Genèse de la société québécoise –, c’est-à-dire à partir du point de vue et de la pratique discursive des « populations lettrées ».

Dans sa note critique du premier tome, Jacques Beauchemin souligne que les sociologues de la société « globale » des années 1960 « rompent alors avec la vieille sociologie attentive aux pratiques sociales telles qu’on les trouvait dans les quartiers et villages ou dans la famille » (Beauchemin, 2019, p. 667). L’étude de « petites » unités n’enferme pourtant pas nécessairement dans le particulier et l’identitaire, aurait écrit Rocher; cela est bien davantage une manière de les regarder. Il est par ailleurs intéressant d’observer que la sociologie globale a largement utilisé les travaux empiriques de cette « vieille sociologie » pour se construire[4]. Il me semble que la société globale est indissociable chez Beauchemin des groupements politiques : « Appréhender le Québec comme société globale, c’était au contraire le représenter non seulement comme réalité sociologique autonome, mais de découvrir en lui un sujet capable et à partir de là de formuler un projet d’ensemble » (Beauchemin, 2019, p. 668). Il ajoute plus loin « que la société globale devient d’autant plus évanescente et sans consistance que la nation s’efface de l’horizon » (Ibid., p. 670).

Est-ce pour autant la disparition de l’objet-Québec? Peut-on par exemple envisager que la dilution concerne une certaine forme de national, et qu’une autre forme est en train d’émerger? Cette « dilution » ne serait-elle pas la manifestation d’un moment de transition (rupture) comme au moment de la Révolution tranquille, où un sentiment collectif de différence a émergé (les Canadiens français devenant des Québécois) « devant » un passé devenu plus difficile à reproduire? Nous pensons que la manière de faire une sociologie « globale » repose sur une configuration sociale particulière qui tend aujourd’hui à disparaître. Beauchemin souligne avec raison que les « formations respectives » de Rocher et Dumont « les conduisent presque naturellement à ce genre de conceptualisation » (Ibid., p. 667). Les exemples suivants renvoient à leur formation théorique : la sociologie de la culture chez Dumont et la sociologie des systèmes sociaux chez Rocher. J’ajouterais qu’il s’agit aussi d’une question plus générale de formation sociale (ou de socialisation) des individualités dans une époque donnée[5]

Le seul bémol à mettre au travail de cette biographie est sa reconduction du discours « moderniste » sur le Québec (par exemple aux pages 38-44 et 518-519). La question convenue du « retard » des Canadiens français dans le domaine de l’éducation, en économie, etc., masque les bases d’un développement singulier en Amérique du Nord (Houle et Hamel, 1987) se matérialisant aujourd’hui dans une économie politique (coopératives, sociétés d’État, syndicats, etc.) et dans des rapports familiaux et domestiques originaux (régime québécois d’assurance parentale, centres de la petite enfance, etc.). Les sociologues d’aujourd’hui auraient donc tort de balayer du revers de la main la sociologie d’autrefois (la sociologie globale et la monographie par exemple) sous prétexte que leurs cartes sociologiques seraient plus fidèles au réel, car ils perdraient alors la mesure du temps qui passe, et du même coup, le propre de la sociologie.