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Lors de l’été 2021, en plein coeur de la pandémie de COVID-19, des artistes créent un groupe Facebook afin de s’épauler face aux dédales administratifs et aux conséquences fâcheuses liées aux prestations canadiennes d’urgence. Au mois de novembre de la même année, La Presse canadienne relate les mauvaises surprises de plusieurs contribuables et bénéficiaires de l’Allocation canadienne pour enfant ou du Supplément du revenu garanti pour les personnes âgées, dont les prestations ont été réduites en raison des gains liés aux mêmes prestations canadiennes d’urgence (Press et Ibrahim, 2021). À l’occasion de ces mauvaises surprises, les Canadiennes et Canadiens peuvent avoir pris conscience de l’importance de la fiscalisation de la protection sociale. Mais n’y aurait-il pas eu de meilleurs moyens que ces chocs pour prendre connaissance de cette tendance qui façonne la protection sociale depuis déjà de nombreuses décennies au pays? Dans cet article, il sera question de l’éducation populaire à la fiscalisation de la protection sociale. Dans un premier temps, nous ferons le compte rendu d’une démarche récente de recherche collaborative lors de laquelle nous visions à partager notre connaissance des mesures fiscalisées de soutien du revenu avec des intervenantes en placement de la main-d’oeuvre féminine au Québec. Dans un second temps, il nous faudra remonter le fil de notre propre démarche, commencée il y a 25 ans. À l’origine, c’est le projet d’allocation universelle qui a stimulé notre intérêt pour la protection sociale. Chemin faisant, cet intérêt a versé du côté des revenus minimums garantis, dont l’importance est notable au Québec et au Canada depuis cinq décennies. Or ces deux mesures ne suscitent pas les mêmes réactions publiques. Tandis que le projet de Revenu de citoyenneté – ou d’Allocation universelle, ou de Revenu de base – est approprié puis débattu périodiquement par divers groupes depuis près de 30 ans au Québec, la protection sociale fiscalisée, qui partage pourtant plusieurs caractéristiques du Revenu de base (RB), ne suscite pas l’intérêt public. Pour éclairer cette différence de perception, nous proposons donc, dans la seconde partie, d’utiliser notre propre démarche de connaissances afin de montrer comment ces deux mesures s’éclairent mutuellement. Nous pourrons alors mieux mettre en évidence les différences et les similitudes entre celles-ci. En conclusion, nous dégagerons les leçons de ces deux démarches et la portée de celles-ci pour l’ouverture d’une brèche de connaissances citoyennes communes sur la protection sociale fiscalisée.

Notons avant de commencer que notre démarche n’emprunte pas les termes de la littératie fiscale, qu’il faudrait inculquer aux contribuables. Nous lui préférons la référence à l’éducation populaire dans la mesure où notre réflexion souhaite moins s’inscrire dans une approche individualiste des compétences citoyennes à développer pour faire face au système que dans une perspective de prise de pouvoir collective à l’égard des modalités d’intervention de l’État qui affectent et concernent les membres d’une communauté politique.

Une recherche collaborative

À partir de notre expérience la plus récente, cette première partie expose les résistances rencontrées dans l’appropriation des connaissances sur la protection sociale fiscalisée. Commençons par définir cet objet.

Pour Ruth Rose (1999, 2016), la fiscalisation ne correspond qu’à une modalité d’administration des mesures socio-publiques de soutien du revenu. Assurément, la fiscalisation rend compte d’une mécanique d’opérationnalisation des transferts publics. La fiscalisation de la protection sociale implique que le revenu déclaré d’une personne, lorsqu’elle produit annuellement son rapport d’impôt, ne sert pas seulement à valider sa contribution fiscale aux dépenses publiques. Le rapport d’impôt intervient aussi dans l’accès à la protection sociale puisqu’il permet de déterminer l’admissibilité à une mesure et le montant associé à celle-ci. La première mesure implantée selon cette nouvelle manière de faire a été le supplément de revenu garanti en 1967. En s’ajoutant à la pension universelle de vieillesse, il visait à améliorer la situation financière des personnes âgées qui ne jouissaient pas ou peu d’autres revenus personnels.

Dans son application, la mécanique d’une mesure sociale fiscalisée comporte trois paramètres. Le premier concerne la détermination du revenu minimum que le gouvernement vise à garantir (G). Une personne qui gagne peu a droit au maximum de ce montant. Le second paramètre a trait aux revenus qui servent de repères, soit pour se qualifier à l’accès à la mesure (seuil d’entrée), soit à partir duquel une partie du montant maximal commence à être perdu (seuil de récupération), ainsi que le revenu à partir duquel la personne perd l’accès (seuil de sortie; la personne gagne « trop »). Le troisième paramètre a trait à l’intensité de la bonification ou de la récupération du montant de la mesure (taux de bonification/de récupération/d’imposition). Ce paramètre s’énonce en pourcentage.

Voici un exemple, fictif, qui illustre cette mécanique. Sylvie gagne un revenu d’emploi de 15 000 $. Elle vit seule. En tant que travailleuse faiblement rémunérée, elle a droit au crédit d’impôt remboursable prime au travail qui supplée les bas salaires afin d’encourager le maintien en emploi des personnes qui trouvent relativement peu d’avantages financiers à travailler dans des emplois de faible qualité. Sylvie se qualifie pour la mesure, puisqu’elle gagne plus de 2 400 $ dans l’année [seuil d’entrée]. Si Sylvie avait gagné 10 982 $, elle aurait eu droit au maximum de la prestation qui est de 961 $ [montant garanti]. Pour calculer le montant qu’elle pourra toucher, il faut déduire de son revenu – 15 000 $ – le montant correspondant au seuil de réduction – 10 982 $ – ce qui donne 4 018 $, auquel il faut appliquer le taux de réduction de 10 %. Cela donne 401,80 $. Il faut maintenant soustraire le 401,80 $ du montant maximal – 961 $. Sylvie a donc droit à un encouragement pour se maintenir dans son emploi qui correspond à 559,20 $ pour l’année 2021.

En 2022, une contribuable résidant au Québec, si elle se trouve dans la bonne situation, peut bénéficier d’une ou plusieurs de la centaine de mesures disponibles[1], sous forme de déductions fiscales[2] ou de crédits d’impôt non-remboursables ou remboursables[3]. Les mesures fiscales les plus connues sont le crédit d’impôt pour solidarité, le crédit de la TPS, la prestation canadienne pour enfant, l’allocation famille et le supplément de revenu garanti.

L’idée sous-jacente à cette dynamique de fiscalisation est que certaines personnes n’auraient pas besoin des prestations dans la mesure où elles gagneraient assez pour couvrir les besoins visés par la mesure. La fiscalisation remplace l’ancienne démo-subvention[4] qui allouait des montants strictement égaux aux ayants droit. La fiscalisation vise donc à garantir la couverture des besoins des populations dont le revenu est faible, modeste, voire, dans certains cas, assez élevé. Dans tous les cas, le montant de la mesure varie en fonction des revenus déclarés dans le rapport d’impôt. Il répond à l’application du principe de sélectivité fiscale; elle cible des populations en fonction de leur revenu.

En ce sens, la fiscalisation de la protection sociale participe des stratégies de lutte des gouvernements contre la pauvreté. Selon les seuils et les taux de récupération, et les taux d’imposition généraux en vigueur, elle peut aussi participer à une stratégie de réduction des inégalités financières. De plus, si l’on considère la myriade de mesures implantées – qui compensent l’inscription des enfants à une activité sportive, encouragent la souscription à un REER ou la rénovation verte – la fiscalisation peut servir à favoriser certains comportements socialement désirables. Parmi ceux-ci, rappelons que la participation en emploi constitue l’un de ces comportements les plus valorisés (Dujarier, 2021). En tenant compte de cette centralité du travail, l’un des objectifs des mesures fiscales, puisqu’elles sont basées sur le revenu, consistent à ne pas pénaliser les gains salariaux. Dans un esprit d’efficacité, la mécanique fiscale doit éviter les effets indus, tels que la diminution de la participation en emploi, afin de conserver les bénéfices d’une mesure. Lorsqu’une salariée augmente de trois heures sa semaine de travail ou qu’elle négocie un salaire plus élevé de 2 $/h, cela affecte-t-il les montants des soutiens du revenu qu’elle s’attend à recevoir et dans quelle proportion? En tient-elle compte lorsqu’elle modifie un paramètre de sa participation en emploi? Pour favoriser à la fois la diminution de la pauvreté et la participation en emploi, la mécanique fiscale doit finement mobiliser ses paramètres, souvent au risque d’obscurcir la compréhension que peut en avoir la bénéficiaire. En somme, si l’on résume les objectifs de la fiscalisation de la protection sociale, on trouve donc, d’abord, une rationalisation des dépenses de la protection sociale par le biais de la sélectivité fiscale; ensuite la lutte contre la pauvreté; enfin, le soutien à l’adoption de certains comportements, dont la participation en emploi.

Au-delà de la mécanique et des objectifs de la fiscalisation de la protection sociale, nous sommes quelques-uns à penser que cette tendance marque un changement de paradigme dans l’intervention sociale de l’État (LeBel 1999; Lamarche, 2019, 2020; Groulx, 2009). Selon cette lecture, la fiscalisation soulève des questions par rapport aux garanties de droit – et non seulement de revenu. Protège-t-elle adéquatement les droits économiques et sociaux des personnes? Les bénéficiaires ont-ils des voies de contestation des décisions d’allocation qui sont prises et qui s’imposent à eux? Les montants qu’ils peuvent toucher sont-ils prévisibles? En amont, les personnes ont-elles connaissance de la nature même des protections sociales fiscalisées? La démarche de recherche dont nous allons maintenant parler trouve essentiellement sa source dans le constat que la fiscalisation de la protection sociale semble méconnue et peu discutée publiquement[5].

Certes ces politiques sociales ne sont pas inconnues de quelques spécialistes; en particulier au Québec, il faut compter sur la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke (CFFP). Sur son portail, on relaie plusieurs informations accessibles sur les différentes mesures, leur fonctionnement et leurs coûts. On y trouve aussi divers rapports et analyses. Ces informations participent à l’interprétation de l’efficacité de ces mesures. En ce sens, l’analyse économique des politiques publiques permet, dans le cas des mesures fiscales, de quantifier leurs effets globaux (Cousineau, 2020; Godbout, St-Cerny et Robert-Angers, 2019). Plusieurs études confirment que l’ensemble des mesures fiscales agit positivement sur la sortie de pauvreté si l’on considère que l’atteinte du seuil de faible revenu constitue une telle sortie (Comité d’Experts, 2017; Godbout et St-Cerny, 2016; CEPE, 2020). D’autres études économiques permettent de prédire de manière théorique l’impact des variations des montants des prestations fiscalisées ou des frais de garde sur la participation en emploi, soit en termes d’entrée/sortie, ou de volume d’heures (Blancquaertet al., 2014; Charbonneau, 2017; Comité d’Experts, 2017; Godbout, St-Cerny et Robert-Angers, 2019).

Or nous nous intéressions plutôt aux perceptions, aux expériences et aux décisions des personnes concernées par ces politiques. D’après notre revue des travaux sur le sujet, il n’existe aucun savoir synthétique, de type qualitatif, sur la réception ou l’usage que font les contribuables ou les bénéficiaires des mesures sociales fiscalisées. Dans une perspective d’analyse des politiques « par et pour »[6], nous cherchions à discuter avec les bénéficiaires des différentes mesures afin de percer le mystère de leur réception : connaissent-elles les mesures, comment interagissent-elles avec celles-ci, perçoivent-elles un changement dans leur situation, que font-elles pour réclamer et revendiquer leurs droits? Nous voulions donc rencontrer directement les contribuables bénéficiaires afin de saisir leurs expériences.

Pour ce faire, nous avons sélectionné la figure de la mère monoparentale de jeunes enfants, seule, en transition entre l’aide sociale et l’emploi. En nous concentrant sur une personne seule, nous écartions l’impact du ménage ou du double revenu sur la fiscalité. En visant la mère monoparentale, nous pouvions interroger l’effet des mesures fiscales sur la pauvreté liée à la hauteur du revenu, mais aussi sur la participation en emploi. Surreprésentées parmi la population pauvre dans les années 1970 et 1980 (Dandurand et McAll, 1996; Beaudry et Gendron, 1990), les femmes cheffes de famille monoparentale ont été parmi les principales bénéficiaires des politiques familiales et de celles visant à lutter contre la pauvreté et à favoriser l’emploi, instaurées à partir du milieu des années 1990 (Raynault, 2010; Boucher 2021; van der Berget al., 2017; Gentil, 2022).

Une fois choisie la population que nous voulions étudier, il nous semblait néanmoins difficile de l’approcher de front. Nous avons alors mis en place une démarche tampon qui consistait à rencontrer d’abord des intervenantes des organismes dédiés au placement de la main-d’oeuvre féminine (désormais désignés sous l’acronyme OSDMOF). Nous avons par conséquent élaboré une démarche de recherche de type collaborative, laquelle devait nous conduire, à terme, aux femmes monoparentales elles-mêmes. Un devis de recherche collaborative renvoie à un type de recherche partenariale qui vise à transformer une pratique professionnelle à partir des problèmes rencontrés au cours de son exercice (Chevalier et Buckles, 2009; Morrissette, 2013). Il mobilise conjointement la réflexivité des chercheurs et des professionnelles.

L’approche collaborative correspond à la situation initiale de la recherche. Présumant de l’important rôle que jouent les politiques de soutien du revenu fiscalisées, les chercheuses ne savaient pas à quel point elles étaient connues des intervenantes, les questions qu’elles soulevaient dans leurs pratiques, et comment elles mobilisaient ces connaissances dans l’accompagnement vers l’emploi des participantes de leur organisme et dans la promotion de leurs droits sociaux. Le coeur de la démarche consistait en une suite de rencontres d’échange de savoirs pratiques sur les politiques sociales fiscalisées. En somme, la démarche devait contribuer au développement de nouveaux savoir-faire des politiques sociales fiscalisées dans l’accompagnement de femmes en transition vers le marché du travail.

Qui plus est, notre démarche s’inscrivait dans une perspective féministe. En ce sens, nous nous intéressions aussi aux effets sexo-spécifiques de l’intervention de l’État. Nous étions donc sensibles aux enjeux d’inégalités socioéconomiques, à la qualité du travail et de l’emploi, ainsi qu’à la reconduction, ou non, de la division sexuelle du travail. Rappelons que le concept de division sexuelle du travail permet de mettre en évidence l’assignation des femmes aux tâches de soin à autrui, puis de critiquer les impacts de cette division du travail sur les conditions de pratique des activités traditionnellement féminines, généralement de moindre qualité : moins bien rémunérées, moins protégées, donnant moins de pouvoir et d’autonomie sur l’activité et aux horaires moins réguliers (Kergoat, 2000). Nous souhaitions donc que notre démarche participe à une prise de pouvoir accrue des femmes sur leur vie et leurs trajectoires d’emploi.

Le devis de recherche comportait une série de sept rencontres avec une dizaine d’intervenantes des OSDMOF[7]. Lors de la première rencontre, nous voulions briser la glace et faire connaissance mutuellement. Nous souhaitions comprendre le travail des intervenantes et leur présenter les grands objectifs de la recherche. Afin de préparer cette rencontre, nous avions transmis un formulaire aux intervenantes comportant des questions sur leur organisme, le milieu dans lequel il était implanté, les services offerts, le portrait des participantes à leurs services, ainsi que la formation des intervenantes. L’équipe de recherche avait pour sa part préparé un premier document d’informations sur la tendance à la fiscalisation des politiques sociales et sur la démarche collaborative dans le cadre d’un projet de recherche féministe. Lors de cette rencontre, les échanges ont beaucoup porté sur les services offerts par les organismes, ainsi que sur le portrait des femmes qui empruntent le chemin des parcours vers l’emploi et les nombreuses difficultés qu’elles rencontrent. Il s’en est notamment dégagé que certaines femmes étaient très éloignées du marché du travail et que pour quelques-unes d’entre elles, quitter l’aide sociale revenait à « sauter dans le vide ». Pour d’autres qui souhaitent travailler et qui ont des enfants en bas âge, les perspectives d’emploi sont fortement liées à l’offre de service de garde et aux horaires de travail.

Lors d’une seconde rencontre, nous voulions surtout prendre le pouls des connaissances des intervenantes sur les mesures sociales fiscalisées. Cette seconde rencontre présentait un contenu assez chargé. Il était question de distinguer les mesures sociales fiscalisées de celles qui ne le sont pas (l’aide de dernier recours, sauf le Revenu de base[8]); de rappeler qu’il faut produire son rapport d’impôt pour maintenir son « droit aux mesures »; que la fiscalisation témoigne d’un esprit de sélectivité qui implique que les niveaux des mesures sociale sont déterminés en fonction des revenus et ciblent « les ménages qui en ont réellement besoin »; et enfin, que certaines mesures fiscales, dites « de transition », ont une durée de vie limitée. Nous avons aussi présenté les définitions de la mécanique fiscale (seuils et taux), ainsi que la figure 1 (infra) et les situations modèles. Bien que très chargée, cette rencontre devait surtout permettre de briser la glace et préparer les rencontres suivantes visant à entrer plus profondément dans la compréhension de trois grands types de mesures sociales fiscalisées : les mesures liées à la présence des enfants; les mesures liées à l’intégration au marché du travail; les mesures liées à la consommation et au logement.

Dans la partie qui suit, nous présenterons 1) quelques outils qui ont été mis à disposition dans le cadre de la démarche collaborative; 2) les faits saillants de la démarche.

Approcher la fiscalisation de la protection sociale à l’aide d’outils de transfert de connaissances

Dès que nous sommes entrées dans le coeur du sujet, celui de la fiscalisation du social, nous avons mobilisé deux principaux outils de transfert de connaissances : 1) un tableau qui synthétisait l’ampleur et la hauteur des mesures à l’étude; et 2) trois situations-modèles vécues par « Sophie », une mère monoparentale de deux jeunes enfants en transition entre l’aide sociale et l’emploi.

La figure 1, ci-dessous, a été présentée lors de chacune des rencontres, pour rappeler l’ampleur des transferts fiscalisés.

Sur l’axe des abscisses, on trouve les revenus d’emploi; sur l’axe des ordonnées, la hauteur des transferts. D’emblée, les participantes devaient saisir l’importance de ces transferts et éventuellement, leur constance et variations. Le poids des transferts liés aux enfants devait aussi commencer à être perçu.

Figure 1

Niveau des montants des mesures sociales, selon le revenu - Mère monoparentale, enfants de 4 et 7 ans, portrait annuel, chiffre de juillet 2021

Niveau des montants des mesures sociales, selon le revenu - Mère monoparentale, enfants de 4 et 7 ans, portrait annuel, chiffre de juillet 2021

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Pour illustrer plus concrètement ce que représentent ces mesures dans la vie d’une mère monoparentale en transition vers l’emploi, nous avons imaginé la situation de Sophie, mère monoparentale de deux enfants, l’un de trois ans, l’autre de sept ans. Dans la situation 1, Sophie est bénéficiaire de l’aide sociale. Dans la situation 2, Sophie quitte l’aide sociale et occupe un emploi au salaire minimum (13,50 $) et travaille 32 h par semaine. Dans la situation 3, Sophie a trouvé un meilleur emploi et gagne 20 $/h et elle travaille 35 h par semaine. Dans tous les cas, l’autre parent des enfants ne partage ni la garde ni les coûts des soins aux enfants.

Au cours des rencontres suivantes, nous avons déplié la mécanique des mesures sociales fiscalisées, en abordant successivement les mesures liées aux enfants, à l’emploi, puis à la consommation et au logement. Pour chacune des mesures à l’étude, nous présentions l’organisme gestionnaire, les conditions d’inscription et l’obligation de maintien du « droit » liée à la déclaration de revenu, la fréquence des versements, ainsi que les modalités de détermination, en particulier la différence entre une déduction et un crédit d’impôt, et nous avons mis en évidence le rôle déterminant des seuils et des taux pour la détermination des montants des mesures.

Tableau 1

Montants mensuels, selon la situation – en dollars ($) pour le mois de juillet 2021

Montants mensuels, selon la situation – en dollars ($) pour le mois de juillet 2021

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Lors de la troisième rencontre, par exemple, nous avons illustré cette mécanique pour l’Allocation canadienne pour enfant (ACE) et pour l’Allocation famille (provincial) que toucherait Sophie, selon sa situation. Par conséquent, nous avons pu montrer, pour l’ACE, que la mère qui touche des prestations d’aide sociale toute l’année, et la même personne l’année où elle entre sur le marché du travail, va recevoir l’entièreté des prestations, puisque dans les deux cas son revenu annuel est inférieur à 32 028 $ (1er seuil de réduction). Ainsi, elle recevra 6 833 $ pour son enfant d’âge préscolaire et 5 765 $ pour l’enfant qui fréquente l’école primaire, pour une prestation totale de 12 598 $. Par contre, dans la situation 3, alors qu’elle gagne 36 396 $, elle ne touchera pas l’entièreté des allocations, puisque son revenu dépasse 32 028 $. Pour connaître le montant des allocations, voici le calcul :

Tableau 2

Calcul du montant de l’ACE – situation 3

Calcul du montant de l’ACE – situation 3

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Pour ce qui est de l’Allocation famille, la mesure comporte deux parties : un montant de base et un montant fiscalisé. La première partie est donc universelle, c’est-à-dire qu’elle est octroyée à tous les ménages avec enfant, indépendamment du revenu. Il s’agit d’une démo-subvention. La seconde partie renvoie quant à elle au mécanisme de sélectivité fiscale, puisqu’à partir d’un certain seuil, l’allocation diminue à mesure qu’augmente le revenu du ménage de référence. Un montant supplémentaire est accordé aux familles monoparentales. Il est d’au plus 893 $ et il comporte aussi une partie démo-subvention et une partie fiscalisée. Ainsi, pour chaque dollar de revenu qui excède 36 728 $ (seuil de réduction), la prestation maximale diminue de 4 ¢, jusqu’à atteindre le montant de base (1013 + 356 $).

En combinant l’ACE et l’Allocation famille, quelle que soit la situation d’emploi de la mère monoparentale qui sert de modèle, Sophie touchait environ 18 000 $ en 2021 pour les besoins de ses deux enfants. Par contre, dès que son revenu d’emploi passe au-dessus des seuils de réduction, les montants des allocations diminuent.

Lors des séances suivantes, nous avons refait cet exercice pour les mesures de soutien du revenu de travail : au fédéral, l’Allocation canadienne pour travailleur (ACT); au Québec, le crédit d’impôt remboursable Prime au travail; ainsi que pour les crédits d’impôts remboursables liés à la consommation et visant à compenser les taxes associées à celle-ci (Crédit TPS/TVH, Crédit solidarité).

Les faits saillants de la démarche et les limites de la formation sur la fiscalité

Avant d’ouvrir sur quelques commentaires personnels à propos de la démarche collaborative, il convient d’insister sur les principaux résultats qui émergent des outils de transfert des connaissances portant sur les mesures sociales fiscalisées que nous avons produits.

En se rapportant à la situation de Sophie (tableau 1), on peut constater qu’il est payant d’aller travailler. Entre la situation 1 – à l’aide sociale – et la situation 2 – emploi au salaire minimum, 32 h/semaine –, Sophie a augmenté son revenu (net) de près de 1 000 $ par mois. Par contre, alors que Sophie gagne un salaire de 3 033 $ (brut) par mois lorsqu’elle travaille à 20 $ l’heure pendant 35 h chaque semaine, lorsque l’on compare les revenus nets des situations 2 et 3, on se demande où a bien pu s’évanouir la différence salariale… Assurément, les mécaniques fiscales y sont pour quelque chose!

À cet égard, cette recherche a permis de constater ce qui se passait autour d’un revenu annuel de 36 000 $, pour la mère monoparentale, revenu qui est à la fois le revenu médian de cette population et un repère autour duquel tournent les seuils de réduction des allocations pour enfants[9] et des crédits à la consommation[10]. En ce sens, le soutien du revenu touche surtout les ménages dont les revenus sont modestes. Pourtant, l’importance des transferts, en particulier ceux qui concernent les enfants, met parallèlement en évidence le manque de soutien financier des plus pauvres qui n’ont pas d’enfants. Or il n’est pas évident que le marché du travail et les aides financières attachées aux emplois faiblement rémunérés permettent de soulager cette pauvreté.

Soulignons à cet égard que les mesures sociales fiscalisées liées à l’emploi interviennent surtout pour favoriser la sortie de l’aide sociale et encourager le maintien en emploi malgré les bas salaires. Deux indicateurs sont liés à la sortie de l’aide sociale : d’abord, pour la Prime au travail (Québec), comme pour l’Allocation canadienne pour travailleur, il faut gagner au moins 2 400 $ dans une année pour y avoir droit (seuil d’entrée), ce qui correspond au montant salarial autorisé, selon la loi de l’aide sociale, avant que le chèque ne soit amputé de chaque dollar supplémentaire gagné (taux de récupération de 100 %). Ensuite, pour une personne qui a quitté l’aide sociale et bénéficie de la Prime au travail, un supplément de 200 $ par mois pendant 12 mois lui est accordé. Pour ce qui est du maintien en emploi malgré les bas salaires, on arrive à cette déduction en considérant les seuils des deux mesures :

Tableau 3

Paramètres de détermination de l’ACT et de la Prime au travail

Paramètres de détermination de l’ACT et de la Prime au travail

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Les seuils révèlent que les deux mesures touchent essentiellement les salariées qui gagnent un salaire faible ou modeste[11]. Elles ciblent donc les personnes qui se situent dans une « zone » où elles pourraient être hésitantes à entrer ou à se maintenir en emploi, par exemple en raison des conditions d’emploi – en particulier des horaires, des heures ou des revenus –, et parce que travailler entraîne des coûts (des dépenses, moins de disponibilité pour d’autres activités, etc.). Elles participent à encourager la transition entre l’aide sociale et le marché du travail en bonifiant le revenu de transition.

À la lumière de ces aides, nous avons insisté sur l’importance de l’emploi de qualité comme élément des droits humains des femmes. Pour ce faire, nous avons produit et présenté aux intervenantes 12 critères de la qualité de l’emploi. Relativement à l’activation des politiques sociales[12] dont participent les soutiens au revenu de travail et la fiscalisation des mesures sociales, nous posions que les droits, la dignité et l’émancipation des femmes requièrent qu’elles puissent bénéficier d’emplois de qualité. Cette position prolongeait aussi diverses préoccupations liées aux trajectoires d’emploi des mères de jeunes enfants, ciblées par l’activation du soutien du revenu depuis les années 1990 (Dufour, 2002; Groulx, 2009), en raison des défis qu’elles rencontrent, tels que la pauvreté, la conciliation des horaires, l’isolement social (Boivin, 2003; Orloff, 2006).

Est-il réellement toujours avantageux de travailler, surtout dans des emplois de faible qualité? Cela l’est-il toujours pour une mère monoparentale si l’on considère la générosité des allocations destinées aux enfants? Ce sont des questions relativement délicates que la recherche collaborative n’a pas permis de creuser. Rappelons que notre démarche de recherche reposait sur les connaissances et expériences des intervenantes des OSDMOF. Ce faisant, nous visions à comprendre le rôle que pouvaient jouer les mesures sociales fiscalisées dans les trajectoires des femmes. Nous voulions aussi que le dialogue avec les intervenantes nous ouvre l’accès aux femmes bénéficiaires de ces mesures. Or il n’est pas excessif d’affirmer que notre démarche a échoué. Dans la partie qui suit, nous nous attardons sur cet échec.

Tout d’abord, les intervenantes ont plusieurs fois répété que les informations sur les mesures sociales fiscalisées correspondaient peu aux tâches quotidiennes qu’elles effectuent et aux besoins des femmes qu’elles accompagnent. Elles ont ensuite insisté sur les représentations qu’ont les participantes de l’emploi, qui vont souvent au-delà des stricts enjeux monétaires, ou sur les défis qu’elles rencontrent, en particulier ceux liés à la disponibilité des services de garde par rapport aux horaires de travail atypiques. Enfin, en dépit de leur bonne volonté, les intervenantes n’ont cessé d’affirmer, au coeur des rencontres, que les mesures sociales fiscalisées restaient opaques, voire même qu’elles ne souhaitaient pas en connaître davantage ou qu’elles ne percevaient pas la pertinence de ce savoir.

Cette résistance était semblable à celle qui s’était manifestée lorsque la Ligue des droits et libertés avait organisé une journée de formation et de réflexion sur les enjeux pour les droits humains du recours croissant aux dépenses sociales de type fiscal, en mai 2019 à Montréal, en présence de près d’une trentaine de diverses intervenantes communautaires et syndicales. Elles insistaient semblablement sur l’opacité de la fiscalisation des protections sociales et par conséquent sur les défis de publicité ou de mobilisation liées à celles-ci. Pour en revenir aux intervenantes, notons toutefois que le ton avait changé entre la cinquième et la sixième rencontre. Un été s’était écoulé, les connaissances issues des rencontres avaient pu être intégrées, même partiellement, et les intervenantes ont relaté qu’elles avaient consulté les documents de référence à quelques reprises, en quête d’informations. C’était une bonne nouvelle. Entre-temps, un projet de recherche inattendu s’était aussi présenté.

Une démarche de recherche création en parallèle

À l’initiative de Fabuler la recherche, un projet conjoint de Dade-Dare, un centre d’artistes itinérant de Montréal, et du Centre de recherche sur les innovations et les transformations sociales (CRITS) de l’Université Saint-Paul, qui visait à apparier une artiste et une chercheuse en sciences sociales afin de dégager les potentialités, de part et d’autre, de ce maillage[13], j’ai été jumelée à Mélanie Binette, une artiste des arts vivants. Il s’agissait de contraindre les duos fortuits à se rencontrer deux fois et de voir ce qui allait en sortir. Après avoir longuement fait connaissance à travers les écrans, j’ai mentionné à Mélanie que je rencontrais un véritable problème de recherche, quelque chose de l’ordre de la résistance, d’un mur opaque, et de mes propres perplexités face à celui-ci. Remarquons qu’au cours de ce projet de recherche portant sur la fiscalisation des protections sociales, j’éprouve souvent un malaise, de prime abord, à parler du projet lui-même. Tout en en mesurant l’importance, j’ai généralement l’impression d’être enfermée dans une tour d’ivoire avec un objet abscons. Je mets des gants pour parler de l’objet avant de m’enthousiasmer.

J’imagine toutefois en parler de manière suffisamment claire, car la réaction de Mélanie a montré qu’elle en saisissait l’esprit, à savoir celui de l’objet en même temps que celui de « mon » problème. C’est sa réaction qui a alors agi comme une étincelle dans mon esprit : « l’impôt c’est angoissant, ça fait peur », a-t-elle dit. Cette première réaction m’a permis de recentrer les difficultés que nous rencontrions sur un élément essentiel de toute démarche de recherche, celui qui concerne précisément sa dimension affective. J’aurais beau marteler qu’il devrait être rationnel de vouloir comprendre les mesures sociales fiscales et de m’acharner à vouloir enfoncer des portes fermées, si je ne prends pas la mesure des émotions que suscitent le rapport d’impôt et les courriers du Fisc, il me semble que je ne parviendrai pas à avancer dans ce projet de recherche. Tandis que Mélanie m’informait des défis rencontrés par les artistes pour percevoir la Prestation canadienne d’urgence (gérée par l’Agence du revenu du Canada) et des groupes d’entraide formés, nous mûrissions notre projet de sorcellerie fiscale dans le but de ritualiser la relation aux mesures et d’exorciser les mauvaises expériences. D’un côté, cette rencontre a généré une oeuvre de détournement d’un formulaire de plainte, intitulée Sévice Canada, tandis que, de l’autre côté, un élément de reconnaissance des émotions négatives était intégré au Cahier de transfert des connaissances que nous préparions comme document de synthèse des rencontres avec les intervenantes, sous la forme d’un rappel de l’exorcisme fiscal placé en exergue de ce cahier[14]. Lorsque nous les leur avons présentés, une intervenante a d’ailleurs salué cet élément qui témoignait de l’intégration des résistances et des émotions que son contenu pouvait induire.

En proposant maintenant le récit de mon parcours allant de l’allocation universelle (AU) au RMG, on verra que ces émotions ont été déterminantes pour moi aussi.

25 ans d’études, du revenu de citoyenneté… au revenu minimum garanti

J’ai commencé à m’intéresser à l’idée de revenu garanti en 1997 en lisant un article de Gilles Gagné dans Le temps fou. Cette lecture m’a non seulement permis de trouver un objet sur lequel faire porter mes études doctorales, elle a surtout changé ma vie. Elle me permettait de me dépouiller de ma chape de cynisme et de reprendre espoir. Je m’imaginais alors pouvoir échapper à l’obligation de perdre ma vie à la gagner. J’étais radicalement séduite par l’aspect universel et inconditionnel de l’idée d’allocation universelle. Mes premières lectures ont renforcé l’espoir que je portais envers le revenu inconditionnel, ses promesses de dignité (Van Paris, 1996; Blais, 1999) et de développement des activités conviviales (Caillé, 1987; 1988; 1994; 1996; Ferry, 1995; Lavilleet al. 1997).

Dans cette seconde partie, je souhaite ressaisir mon propre parcours intellectuel, allant de l’enthousiasme pour l’allocation universelle à l’analyse des revenus minimaux garantis par le biais de mécanismes fiscaux. J’aimerais alors m’attarder sur les similitudes et les différences entre ces deux idées. Au moyen de cette comparaison, je cherche à mettre en évidence les raisons qui expliquent pourquoi l’idée de revenu de base paraît facilement appropriée et défendue par différents groupes de la population, tandis que la fiscalisation de la protection sociale suscite plutôt de vives résistances.

L’idée de l’allocation universelle, du revenu de citoyenneté ou du revenu de base – quelle qu’en soit l’appellation, et je ne dis pas que l’appellation n’est pas importante politiquement ou idéologiquement –, c’est d’assurer un montant de base à chaque membre d’une communauté politique, indépendamment du revenu ou de la richesse de la personne, de son âge, de sa situation domestique (vivant seule, en couple, en communauté ou en colocation) ou de son rapport à l’emploi. Ce faisant, cette communauté reconnaît que toute personne doit bénéficier d’un revenu, qu’elle considère comme un minimum et une base, pour vivre dignement au sein de celle-ci (Labrie, 2022; Lamarche, 2020).

Concrètement, cette idée doit rendre compte des principes d’universalité, d’inconditionnalité, d’individualité appliqués à ce minimum versé sous forme monétaire. Ce sont assurément ces principes, qui visent à garantir que toutes et tous puissent jouir des conditions économiques ou financières élémentaires pour vivre dans une société comme la nôtre qui me faisaient rêver de liberté il y a 25 ans. En ce sens, je me dois d’indiquer dans quel sens sont allées mes recherches doctorales, puisqu’elles ont été relativement étrangères aux questions que j’aborde ici. À partir de quelques repères philosophiques (John Locke sur les droits naturels et Philippe van Parijs sur la liberté réelle[15]), je me suis intéressée à l’avènement du travail salarié, de concert avec l’essor du capitalisme industriel en insistant sur la question de la dépendance au revenu (Boucher, 2003, 2007; Polanyi, 1998). Il m’a semblé alors que contre l’espoir que je nourrissais d’être libérée du travail salarié, l’allocation universelle reconduisait la fatalité d’une dynamique implacable de marchandisation de la vie (Boucher, 2019). Depuis, je ne sais jamais clairement si je défends tout à fait ce type de propositions.

Comme je l’ai annoncé, dans ce qui suit, je vais m’attarder sur les principes du Revenu de base (RB). Ce faisant, je vais les comparer aux principes et à la mécanique des mesures sociales fiscalisées. Parallèlement, je vais éclairer mutuellement ces deux types de revenu minimum garanti[16], en me basant sur le récit du rapprochement que j’ai moi-même effectué entre eux. J’espère ainsi que ce récit puisse tracer la voie de recherches et de formations futures.

De l’intérêt pour l’allocation universelle à l’importance du RMG

Dans la mesure où, au cours de mes recherches doctorales, j’ai voulu ancrer les possibilités d’émancipation offertes par l’allocation universelle dans un contexte social-historique réaliste (le Québec contemporain éclairé par son passé), ces recherches m’ont conduite à m’intéresser au fonctionnement des mesures de protection sociale québécoises. Parallèlement, j’entrais aussi dans l’univers plus technique de la mesure. Dans la section qui suit, je tiens à présenter mes découvertes en suivant l’ordre dans lequel elles me sont parvenues.

Parmi les premiers ouvrages que j’ai lus se trouvaient deux petits livres de Philippe van Parijs : Sauver la solidarité (1995) et Refonder la solidarité (1996). Dans le premier, deux figures sont présentées, lesquelles servent à illustrer des enjeux éthiques concurrents (démocratie et justice). Or, c’est surtout en retombant sur ces figures, alors qu’elles servaient une tout autre illustration, que m’est apparue l’importance de penser ensemble le revenu de base et l’impôt. Cette fois-ci, ces figures visaient à présenter diverses formules de revenu garanti dans une perspective de lutte contre la pauvreté (De Villé et Van Parijs, 1987). Je commencerai donc par présenter ces figures avant de parler plus franchement de l’impôt.

Ces figures sont tirées de l’ouvrage Le revenu de base inconditionnel de van Paris et Vanderborght (2019), aux pages 66 à 68. La figure 2 représente l’impôt négatif, tel que défendu par Milton Friedman (1962, 1968, 1975). Il s’agit d’un revenu de base totalement intégré à la fiscalité. Lorsqu’il produit sa déclaration d’impôt, un contribuable touche l’équivalent du revenu garanti (G) si son revenu est nul. À mesure qu’il gagne d’autres revenus, ceux-ci s’ajoutent au revenu garanti. À partir d’un certain seuil (y), un point de bascule est atteint : ce contribuable contribue davantage au financement de la mesure qu’il n’en bénéficie. À cet égard, il faut noter que dès le premier dollar gagné, le contribuable contribue au financement de la mesure, puisqu’un taux de récupération, ou d’imposition, s’applique au revenu gagné. Cependant, puisque ces gains se trouvent sous la barre du y, le revenu garanti complète des gains relativement faibles. Lorsque ces gains passent au-delà de y, le contribuable paie de l’impôt. La principale critique adressée à l’impôt négatif est qu’elle intervient une fois par année, après coup : le revenu garanti compense le manque de revenu constaté pour l’année antérieure (ex post).

La figure 3 représente une mesure fiscalisée comme celles qui existent actuellement au Canada. Un revenu de base est offert et au-delà d’un certain seuil, ce revenu décroît à mesure que les revenus imposables augmentent. La figure 4 représente l’allocation universelle. Si on la compare à la première figure, les montants touchés sont strictement égaux, parce que les contribuables sont imposés sur tous les revenus à partir du premier dollar. La différence entre les deux formules est que l’allocation universelle est versée avant que les montants ne soient ajustés, ou récupérés ensuite lors de la production de la déclaration de revenu.

À la lumière de ces graphiques des différentes formules, j’avais conclu que le projet de revenu garanti était fortement lié à l’impôt qui devait servir à financer la mesure. Certes, je viens d’énoncer une évidence, puisque l’impôt sert notamment à financer les programmes sociaux. Mais, l’articulation avec l’impôt était d’autant plus évidente que l’allocation universelle était présentée comme une innovation à coût nul. En considérant que la protection sociale devait être réformée sans bouleverser les finances publiques, ou sans argent neuf, il fallait donc considérer que l’allocation universelle allait être financée à partir de l’assiette générale de l’impôt sur les revenus. Plus précisément encore, je prenais connaissance de l’articulation des mesures sociales elles-mêmes avec la fiscalité : chaque mesure sociale serait dessinée relativement à des différentiels de niveau de revenu pour atteindre divers objectifs, dont la satisfaction des besoins, tout en tenant compte des effets désincitatifs à la marge de certains comportements économiques. Mais cette compréhension ne m’est pas venue au premier regard.

Figure 2

Revenu net avec un dispositif de revenu minimum sous conditions de ressources

Revenu net avec un dispositif de revenu minimum sous conditions de ressources

L’axe horizontal représente le revenu brut, avant impôts et transferts. L’axe vertical représente le revenu net, après impôt et transferts. La droite à 45° représente la valeur du revenu net sans impôt et sans revenu minimum garanti : les revenus net et brut sont identiques. G représente le niveau du revenu minimum.

Dans les dispositifs standards de revenu minimum sous conditions de ressources, les transferts compensent la différence entre les revenus bruts du bénéficiaire et le niveau minimum de revenu (G) en dessous duquel aucun foyer ne doit tomber. La ligne en gras représente les revenus nets, prenant en compte à la fois les transferts reçus et les impôts perçus pour les financer, en supposant ici qu’ils soient linéaires. Les personnes dont le revenu brut est supérieur à y* sont des contributeurs nets au financement du dispositif de revenu minimum. Celles dont le revenu brut est inférieur à y* sont des bénéficiaires nets du dispositif.

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Figure 3

Revenu net avec un revenu de base

Revenu net avec un revenu de base

Le revenu de base non imposable G est payé à chaque citoyen indépendamment de son revenu. La seconde droite en pointillés, qui part de G et est parallèle à la première bissectrice (la première droite en pointillés à 45°), représente le revenu brut plus le revenu de base. La droite en gras représente le revenu net, prenant en compte à la fois l’impôt et le revenu de base. Le point d’équilibre y* correspond à l’intersection de la droite en gras représentant le revenu net et de la première bissectrice correspondant au revenu brut. Les personnes dont le revenu brut est supérieur à y* sont des contributeurs nets au financement du revenu de base. Celles dont le revenu brut est inférieur à y* sont des bénéficiaires nets du dispositif.

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Figure 4

Revenu net avec un impôt négatif sur le revenu

Revenu net avec un impôt négatif sur le revenu

La droite en gras représente le revenu net, prenant en compte à la fois l’impôt positif et l’impôt négatif au même taux. Dans cette version linéaire, le bénéfice (ou impôt négatif) diminue progressivement en dessous du point d’équilibre (y*) au même taux (exprimé en pourcentage d’unité additionnelle de revenu brut) à mesure que les impôts augmentent progressivement au-dessus de ce point. Le bénéfice (ou impôt négatif) payé à un foyer est graduellement réduit à mesure que son revenu augmente et devient nul au point d’équilibre y*, le niveau de revenu brut à partir duquel l’impôt négatif sur le revenu devient un impôt positif sur le contributeur. Ce point d’équilibre est le même que dans le dispositif de revenu de base.

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J’ai toutefois commencé à m’intéresser aux réflexions sur le revenu minimum garanti qui avaient eu lieu au Québec et au Canada. À ma grande surprise, nos gouvernements avaient été fortement influencés par ce qui se passait aux États-Unis vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, jusqu’aux expérimentations du New Jersey (Hum et Simpson, 1991; Anspach, 1996; Blais et Duclos, 2001; Forget, 2011). D’une part, nos voisins du Sud étaient, avec le Président Johnson, en pleine campagne de Guerre contre la pauvreté, puisqu’en dépit de la prospérité des Trente glorieuses, les taux de pauvreté étaient importants (Galbraith, 1961; Beaupré, 1967). D’autre part, l’idéologie néolibérale étendait son influence. Or, parmi les idées qu’elle avait muries et qu’elle défendait, se trouvait celle de l’impôt négatif (Foucault, 2004). Ces deux influences ont été notables au Canada. Comme je l’ai écrit ailleurs (Boucher, 2006, 2013; Boucher et Noiseux, 2014), de multiples comités et commissions d’enquête avaient proposé dans de nombreux rapports l’implantation de différentes formules de RMG. Qui plus est, j’allais découvrir que les réflexions des divers gouvernements n’étaient pas restées lettre morte et que, dès 1967, était implanté le supplément du revenu garanti, lequel mobilise la mécanique de la référence au revenu familial, aux seuils et aux taux pour offrir un revenu minimum garanti aux personnes âgées moins nanties. L’introduction de ce supplément s’était d’ailleurs effectuée parallèlement au déploiement de diverses expérimentations liées au RMG, celle du New Jersey aux États-Unis de 1968-1972 (Anspach, 1996) et celle dite du Mincome, au Manitoba, entre 1974 et 1978 (Hum et Simpson, 1991; Forget, 2011; Couturier, 2013). Enfin, l’article « The Friedman Revenge », de John Myles et Paul Pierson (1997), m’a permis de prendre la mesure du revenu minimum-misation de la protection sociale canadienne. Dans la foulée des stratégies d’activation des politiques sociales, ainsi que de la compression des dépenses de programmes, le Québec et le Canada ont progressivement favorisé le développement de mesures de soutien du revenu de type fiscal (Boucher, 2013; Campeau, 1999; Myles et Pierson, 1997). Elles permettent à la fois de rehausser le revenu des plus pauvres et de favoriser l’employabilité (Lamarche, 2020; St-Cerny, Robert-Angers et Godbout, 2018; Godbout et St-Cerny, 2016; CEPE, 2019). J’allais donc aussi, désormais, m’intéresser davantage au RMG qu’au revenu universel.

Pour compléter cette section, j’aimerais insister sur les éléments techniques posés jusqu’ici. En s’attardant sur les trois figures tirées du livre de van Paris et Vanderborght, j’espère qu’on aura pu y reconnaître les paramètres mécaniques des mesures sociales fiscalisées. Par rapport à ces paramètres, le premier élément concerne la hauteur du revenu garanti [G]. À ce propos, rappelons que ce montant – ou ce minimum – renvoie généralement à des besoins de base qu’il s’agit de combler. Qu’il s’agisse de démo-subvention, de Revenu de base (RB) ou des mesures sociales fiscalisées (MSF ou RMG), l’administrateur ou la communauté politique doit décider de la hauteur de ce minimum et des besoins correspondants. C’est une fois que ce G a été posé[17] qu’on aura à décider si ce montant doit rester strictement universel ou s’il doit être lié aux revenus d’autres sources.

Par rapport aux paramètres techniques des RMG, le deuxième élément sur lequel il faut insister est la soutenabilité du financement. Il ouvre par conséquent sur la fiscalité. C’est en ce sens qu’une fois déterminé idéalement le « G », la mécanique des mesures concerne des points repères à partir desquels les membres d’une communauté politique commencent à contribuer aux finances publiques (les seuils) et quelle est l’ampleur de cette contribution (les taux). Dans le cas des mesures sociales universelles, cette contribution aux finances publiques et au financement des mesures est indépendante des mesures elles-mêmes. La prestation elle-même n’est généralement pas imposable et elle est complètement indépendante des conditions socioéconomiques des bénéficiaires. Dans le cas du RMG/MSF et de l’impôt négatif (IN), le financement de la mesure est partiellement intégré à celui-ci, puisque la mesure est associée à son propre taux d’imposition/récupération. Or ces décisions mécaniques portent à conséquence sur la hauteur de G.

J’insiste encore un peu sur les questions de mécanique, ne serait-ce que parce que derrière elles se cachent des enjeux sociaux et politiques. Dans le cas d’une démo-subvention, une plus large proportion de la population reçoit la prestation, puisque le principal critère d’admissibilité consiste à se trouver dans la situation d’ayant droit. Pour éviter que la mesure coûte « trop cher » aux finances publiques, la hauteur de G pourrait être relativement peu élevée. En fiscalisant la mesure, on peut donc mieux cibler les prestataires qui en auraient le plus besoin. Si les contribuables qui en ont le plus besoin sont mieux ciblés par la sélectivité fiscale, c’est-à-dire si le nombre de ménages visés est plus petit, alors G peut être plus élevé, surtout si la taille de l’assiette fiscale doit rester constante. Et c’est ce choix dont témoigne la tendance à la fiscalisation des politiques sociales.

L’idée de revenu de base et ses principes

Dans la section qui suit, je vais présenter et discuter les principes du revenu de base qui, outre le fait qu’il s’agisse d’une prestation monétaire, sont les principes d’inconditionnalité, d’individualisation et d’universalité. Commençons par ce dernier principe. Je cherche à explorer la possibilité de faciliter l’appropriation populaire des mesures sociales fiscalisées en mettant en évidence leurs différences par rapport aux principes du revenu de base.

Une mesure universelle

Un revenu de base peut être considéré universel s’il ne découle d’aucun test sur les ressources. Par exemple, pour avoir droit à l’aide sociale, une personne qui en fait la demande doit disposer de moins de 2 000 $ environ (selon la composition du ménage) dans son compte bancaire. Toute formule de revenu minimum garanti, ou de politique sociale fiscalisée, n’est pas universelle en ce sens que le montant de la prestation est déterminé en fonction du revenu déclaré.

Un revenu de base est donc universel dès lors qu’il est versé indépendamment des revenus ou des avoirs des personnes. Le versement automatique, sur la base de l’appartenance fiscale[18], accroît l’efficacité de la distribution en limitant le non-recours[19] (Warin, 2010). Il participe aussi à la justice et à l’égalité dans la société en limitant la stigmatisation des prestataires (Blais, 1999).

Rappelons que les prestations forfaitaires de première génération du système de protection sociale canadien étaient universelles. Par exemple, l’allocation familiale, de 1945 à 1973 (Groulx, 2009), était versée à la mère, selon le nombre et le rang de l’enfant, indépendamment du revenu familial et elles étaient non imposables[20].

À partir des années 1980, ce type de mesures universelles allaient disparaître, tandis que se généralisait le principe de la sélectivité fiscale (Provencher, Goudbout et St-Cerny, 2021). Notons néanmoins qu’en digne représentant de la novlangue, le gouvernement libéral de Jean Charest allait présenter l’une des réformes de la politique familiale québécoise comme une garantie de revenu universel[21]. Selon cet usage, l’universalité ne ferait désormais plus référence à l’égalité stricte (tous les enfants de tous les ménages traités de la même manière), mais à l’égalité relative : le montant de la mesure dépend du besoin de la famille, l’universalité garantissant ici que nulle famille qui en a besoin (lire dont le revenu tombe sous un certain seuil) ne sera laissée pour compte… pour autant qu’elle produise annuellement sa déclaration de revenu; elle pourra ainsi jouir du minimum que lui garantit le gouvernement, par année, pour chacun de ses enfants.

A contrario, lorsque des groupes revendiquent un revenu de base universel, ce qu’ils entendent défendre c’est une prestation monétaire totalement non imposable qui s’ajoute à n’importe quel revenu gagné. Ce sont alors tous ces autres revenus qui contribuent au financement de la mesure. De plus, dans ce cas, on peut dire que la mesure n’est pas fiscalisée. Enfin, si l’on se reporte aux trois figures présentées plus haut, aucune des trois n’étaient universelles car elles étaient toutes imposables ou régressives.

Avant d’exposer le principe suivant, il convient d’évoquer un deuxième sens à donner à l’universalité. Celui-ci concerne la population visée par une mesure. En principe, une mesure universelle concerne tous les membres d’une même communauté politique également. En pratique, une mesure universelle doit atteindre et bénéficier à tous les ayants droit sans discrimination. À cet égard, la question que l’on doit se poser par rapport au Revenu de base comparativement aux mesures sociales fiscalisées, c’est de savoir s’il faut maintenir des catégories de bénéficiaires. Faudrait-il moduler le montant en fonction de l’âge, en fonction du handicap ou d’autres critères liés aux besoins particuliers de certaines populations? En réponse et pour éviter de reconduire la différence petit chèque/gros chèque, certains défenseurs du revenu de base plaident pour un revenu modeste auquel s’ajoutent les programmes classiques de la protection sociale (van Parijs et Vanderborght, 2019, chap. 1; MacDonald, 2016), reconduisant la complexité du système mixte actuellement en vigueur.

Une mesure inconditionnelle

Un revenu de base est inconditionnel essentiellement dans le sens où il ne s’accompagne d’aucune contrepartie obligatoire. Il n’oblige pas les personnes à travailler, à s’occuper de leur parent vieillissant ou à réaliser des activités communautaires.

Dans la mesure où un revenu garanti inconditionnel est indépendant de l’activité de travail, salarié ou non, beaucoup d’encre a coulé à propos de l’interférence entre revenu garanti et participation salariale. D’aucuns craignent que tout revenu garanti ne mine le désir de gagner sa vie. Si le revenu garanti est élevé, on craint que des personnes – généralement présumées paresseuses – préfèrent « rester sur les aides » plutôt que de gagner leur vie. Si, comme dans le cas d’un RMG, le montant de l’aide dépend du niveau de vie (du revenu total de référence), il pourrait aussi limiter le désir de travailler, puisque tout revenu supplémentaire gagné pourrait gruger le minimum (à moins qu’il ne soit insaisissable à un certain seuil) et donner l’impression d’un jeu à somme nulle. D’autres apôtres de l’allocation universelle affirment (Insel, 1987; Ferry, 1995) que la mesure découple revenu et travail : plus personne ne serait dans l’obligation de travailler pour satisfaire ses besoins « fondamentaux ». Il faut cependant noter que toute protection du revenu joue ce rôle, mais comme ces protections ont généralement été liées à une certaine situation donnant droit à la mesure, il fallait donc faire des enfants, être retraité ou vivre en situation de handicap reconnu pour bénéficier de ce minimum « inconditionnel ».

À notre avis, un revenu de base favorise la participation salariale dans la mesure où, étant universel, il ne pénalise pas les revenus d’emploi qui s’ajoutent au revenu de base. Par contre, dès lors que les mesures de soutien du revenu sont fiscalisées, elles peuvent interférer avec la participation en emploi. C’est en ce sens que nous avons insisté sur la mécanique de la fiscalisation de la protection sociale, puisque les décisions concernant G, les seuils, les taux et l’intégration de ces paramètres à un ensemble cohérent, balisent la valeur de la participation salariale. Mais elles le font seulement si contribuables et bénéficiaires le comprennent. Je le répète, c’est cette partie de l’iceberg qui nous est totalement inconnue. Pour l’heure, ce sont donc davantage les représentations du travail qui ont cours à un moment donné qui jouent le rôle le plus déterminant d’aiguillon vers l’emploi. En effet, et comme l’ont répété les intervenantes rencontrées dans le cadre de la recherche dont nous avons parlé dans la première partie, la participation salariale n’est jamais seulement un enjeu de revenu. Elle est fortement dépendante des représentations et des normes sociales. Les gens souhaitent travailler non seulement pour gagner leur vie, mais aussi pour donner un sens à leur vie, pour se réaliser et se sentir utiles (voir aussi Boucher et al., 2019).

Cela dit, il convient aussi de rappeler que les revenus minimaux garantis peuvent servir de socle aux transitions vers l’emploi, comme tendent à le montrer les résultats des expérimentations récentes (Ferdosi et al. 2020; Kangaset al., 2020). En offrant un coussin de sécurité, le revenu garanti peut consolider une transition vers l’emploi parce qu’il rend l’emploi à temps partiel viable, parce qu’il permet de se payer une formation qualifiante ou parce qu’il favorise l’expression d’une préférence professionnelle. De plus, un revenu inconditionnel protège aussi les personnes qui souhaitent quitter un emploi en leur garantissant un niveau de vie plancher. Il protège donc la dignité et la liberté des travailleuses et des travailleurs.

Une mesure individualisée

Le revenu de base est idéalement versé à chaque personne qui y a droit, indépendamment de la composition de son ménage. Cette individualisation permet de limiter les risques de la dépendance : elle permet à chacune et chacun d’effectuer ses propres dépenses; elle induit une certaine égalité de ressources entre les couples[22] (Belleau, 2010); elle permet aux personnes de quitter une situation inconfortable, voire violente. Il s’agit d’une revendication féministe de longue date (RAIF, 1976; Lepage, 1986; Gauthier, 1987; Ponbriand et Rose, 1985). L’Alliance pour un Revenu de base dans l’Est du Québec (ARBRE) le défend en ces termes :

Comme le revenu est distribué inconditionnellement, nous ne chercherons pas à savoir si les personnes décident de ne plus vivre seules ni à connaître les liens entre les personnes qui décident de partager un logement. Ce faisant, il est vrai que ce mode de distribution du revenu de base favorisera les personnes qui décident de vivre à plusieurs dans un logement et celles qui décideront d’avoir des enfants. De ce fait, notre projet se trouve à directement lutter contre l’isolement et à encourager la vie familiale, deux déterminants de la santé et du bien-être d’une population. Nous pensons que notre société verra ainsi sa cohésion sociale renforcée. Réciproquement, cette approche évite le lien de dépendance économique qui peut s’installer entre les personnes.

Arbre, 2018, p. 16-17

En ne tenant pas compte des économies d’échelle de la cohabitation, l’individualisation pourrait néanmoins creuser les écarts de conditions de vie entre les ménages solos et les ménages composés, en enrichissant ces derniers au détriment des premiers. Or le Québec bat non seulement des records pour ce qui est des personnes vivant seules[23], mais on constate également une surreprésentation de la pauvreté parmi celles-ci (ISQ, 2022).

Pour conclure cet article, rappelons qu’il n’existe pas d’études qui détaillent l’interaction entre les bénéficiaires et les mesures sociales fiscalisées. Or il importe, selon nous, de savoir et de comprendre comment les bénéficiaires perçoivent les mesures qui leur sont adressées. Cette connaissance nous intéresse afin d’éclairer leurs relations à l’emploi et aux conditions qui façonnent ces relations, en particulier, ici, leurs droits sociaux. Par conséquent, l’opacité de ces relations donne l’impression d’une neutralité mécanique et d’une passivité à l’égard des protections sociales. Il y aurait donc, d’un côté, des législateurs, des fonctionnaires et des administrateurs, et de l’autre, des comptables et des fiscalistes. Dissimulées dans des lois de budget « mammouth » ou « omnibus », les mesures sociales tomberaient dans les comptes en banque comme par enchantement sans que l’ayant droit y trouve à redire. Bienvenue au royaume de l’efficacité! Mais ne s’agit-il pas là, surtout, d’une vaste entreprise de fétichisation, c’est-à-dire, selon Marx (1976), de faire croire à l’absence de rapports sociaux qui rendent possibles les supports de l’action sociale significative? À l’issue de cette réflexion, la mission de rendre visible la fiscalisation de la protection sociale semble pourtant plus nécessaire que jamais.

Mais c’est précisément la fiscalisation qui suscite des résistances. Par conséquent, ne serait-il pas possible de poursuivre notre projet d’éducation populaire en menant conjointement deux démarches de comparaison entre les mesures sociales fiscalisées d’un côté, et le revenu de base de l’autre? La première comparaison mettrait en évidence les similitudes entre les deux mesures en regard de la mécanique fiscale. Pour ce qui est de la seconde comparaison, elle permettrait de dégager leurs différences à partir des trois principes de l’idée de revenu de base et de leur mise en oeuvre.

En suivant le fil rouge de la fiscalité, la possibilité de parler de la fiscalisation des politiques sociales à partir du Revenu de base apparaît prometteuse. Les deux idées partagent les principes de socle de revenu. De même, les deux idées partagent des éléments mécaniques des enjeux de la fiscalité : seuils d’imposition des montants; revenus non imposables et, si imposables, à quelle vitesse. Partant de ces similitudes, leurs principales différences pourraient être mieux perçues. Tandis que le revenu de base renvoie à une mesure unique, valant pour toutes les situations, les mesures actuellement en place sont chaque fois distinctes. Elles tiennent compte des situations et de diverses autres rationalités plus ou moins obscures. C’est cette grande variabilité et l’entremêlement des différentes mesures qui font que l’on est rebuté à l’idée d’entrer dans l’univers de la fiscalisation des protections sociales. Mais leur simplification en une seule mesure, tel que le revenu de base, comporte aussi des risques.

Tout comme le revenu de base, les revenus minimums garanti offrent aussi un socle de revenu aux personnes. Cependant, la détermination de leur niveau découle de la situation qui ouvre l’accès à la mesure : avoir des enfants; être une personne ayant 65, ou 60 ans et plus; entrer sur le marché du travail après un temps passé « sur l’aide sociale »; etc. En ce sens, les revenus minimums garantis ne sont pas universels; ils sont catégoriels. Par conséquent, alors qu’un revenu universel pose un revenu de base qui s’appuie sur l’idée des conditions financières élémentaires dont devrait jouir n’importe quelle personne pour vivre dans la dignité et participer à la société, les revenus minimums s’appuient davantage sur l’idée des besoins rencontrés par chaque catégorie de bénéficiaires : quels sont les besoins des enfants? quels sont les besoins des personnes vivant avec tel ou tel handicap ou maladie chronique? Si l’on insiste sur les paramètres des revenus minimaux, une stratégie d’éducation populaire devrait d’abord poser et penser les besoins qui doivent être systématiquement satisfaits… pour participer à la société, pour protéger la santé, pour assurer la dignité, pour déployer les capabilités et ce, selon la référence que le groupe souhaite mobiliser (Droits humains, capabilités, Revenu viable, Santé publique, etc.). À partir de cette référence, il serait possible de comparer la portée des mesures sociales fiscalisées et du revenu de base. Ensuite, il serait possible de rappeler que les montants des revenus minimums ne répondent pas à l’unique fonction de répondre aux besoins. Parmi ces autres fonctions, on trouve principalement celle qui a trait à la participation au marché du travail. Comme on l’a évoqué, les résultats des projets pilote tendent à montrer que les revenus garantis sont favorables à la participation en emploi. Pourtant, comme nous avons tenté de le mettre en évidence dans nos recherches, cette participation peut s’effectuer au détriment de la qualité du travail et de l’emploi. Une fois que l’on aurait percé le mur de résistances à l’appropriation populaire des mesures sociales fiscalisées, c’est cet enjeu qu’il conviendrait d’explorer plus systématiquement dans nos recherches futures.