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Jamais le réseau québécois de la santé et des services sociaux n’a traversé une crise organisationnelle si profonde, exacerbée par le contexte sanitaire particulier que nous connaissons. En de tels temps, l’ouvrage d’Yves Couturier et de Louise Belzile viendra calmer les esprits peut-être échaudés des nouvelles générations de travailleurs sociaux en ramenant à la mémoire tous les écueils rencontrés par cette jeune profession au cours de sa lutte pour la reconnaissance. Sans prétention scientifique, Histoires orales du travail social regroupe les expériences de dix-neuf « témoins » de l’évolution de cette discipline depuis sa sécularisation au Québec. Il s’agit d’un retour aux sources : retracer les motivations des choix professionnels de ces acteurs et actrices du domaine et contribuer, du même coup, à l’histoire de la discipline. Le recueil est découpé en différents thèmes (7) qui se sont imposés aux auteur·e·s par leur récurrence dans les récits des professionnel·le·s rencontré·e·s. Il se conclut par la volonté partagée de tous les « témoins », fiers du chemin parcouru, de s’adresser aux futurs travailleurs sociaux.
D’entrée de jeu, on pourrait reprocher aux auteur·e·s leur choix d’un procédé narratif en courtepointe : des parcelles de récits regroupées par thèmes, avec la simple mention du nom du « témoin » à la fin de chaque extrait. Un choix qui sert mal leur intention de « contribuer à rendre un peu plus visible le travail social » (p. 2) et de se défaire des archétypes figés, relativement anonymes, qui traversent le paysage de la discipline. En ce sens, une véritable présentation des personnalités rencontrées aurait permis d’ajouter une profondeur aux propos et anecdotes rapportées. Au lieu de quoi l’introduction ne mentionne que le nom et les fonctions principales occupées, ne laissant que peu de place à la création d’une intimité, d’un lien avec les différentes personnes dont l’histoire et les expériences sont réellement pertinentes et fascinantes. Pensons notamment au parcours de certaines personnalités qui ont connu une notoriété publique au cours de leur carrière (Pauline Marois et Françoise David, notamment). On pourra également être surpris en constatant que Louise Belzile et Yves Couturier portent les deux chapeaux de « témoin » et d’auteur·e et que leurs propos sont mobilisés de la même manière que ceux des autres personnes interviewées. Les derniers chapitres viennent, heureusement, renouer avec le récit. Ils délaissent l’aspect scolaire de l’entretien qui domine le début d’ouvrage, en mobilisant plutôt des extraits qui permettent aux lecteurs et lectrices de (re)connaître les témoins.
La division thématique du livre suit la trajectoire « normale » qui ressort de la mise en commun des récits recueillis. Les auteur·e·s retracent d’abord les origines du travail social au Québec (chapitre 1). L’implication de certains témoins dans les organisations chrétiennes nous oblige à reconnaître l’importance de la religion dans les valeurs fondamentales de la discipline. Les différents parcours soulignent aussi la vision du travail social comme vocation, plusieurs ayant fait de ce métier un projet éducatif, voire transgénérationnel (par le biais d’un engagement social important qui fait d’ailleurs l’objet du chapitre 2). Est aussi mis en relief l’enthousiasme de générations d’intervenant·e·s à participer activement au développement d’une société plus égalitaire. À travers le choix des témoins, un oeil attentif remarquera une mise à distance du milieu communautaire, plus particulièrement de son activisme et de sa vision socialisante qui fait de ce milieu un univers d’intervention singulier. Ils et elles sont peu nombreux à avoir une carrière en dehors des lieux de pouvoirs (institutionnels et politiques) ce qui en fait, tout de même, d’excellents témoins de l’évolution du travail social au cours des dernières décennies (chapitre 3), et de son innovation (chapitre 4). Le chapitre 5 est consacré à la place du pouvoir, plus particulièrement des postes de gestion auxquels le grand public associe moins le travail social. Ici, les témoins présentent le pouvoir comme un levier, une condition potentielle, voire nécessaire, à l’efficacité des actions. Dans un même souffle, ils relèvent les enjeux fort pertinents des territoires disciplinaires en relation avec la protection de l’identité du travail social. Les délimitations des différents titres des professionnel·le·s du vaste milieu de la relation d’aide au Québec sont sources de nombreux débats, tensions et luttes qui ont amené à la mise en application de la loi 21 sur les « actes réservés » en 2013. La collaboration interprofessionnelle, un thème privilégié par Yves Couturier (auteur, avec Belzile, de La collaboration interprofessionnelle en santé et services sociaux, 2018), est au coeur du 6e chapitre. Ce chapitre permet de réfléchir davantage aux défis de cette conception disciplinaire de la relation d’aide et de la mise en place d’un réel travail interprofessionnel dans le monde de la santé.
Enfin, les auteur·e·s terminent en demandant aux différents témoins de formuler un message à l’intention de celles et ceux qui désirent s’impliquer dans le vaste domaine du travail social. Cet extrait du récit du professeur et chercheur Jocelyn Lindsay résume parfaitement la teneur et la portée de cet ouvrage : « Bon, ce sont des histoires particulières, ce n’est pas de la théorie, c’est du vécu. Je pense que c’est ça qui peut aider une jeune lectrice à se découvrir elle-même » (p. 61). Histoires orales du travail social ne marquera pas l’histoire de la discipline, mais s’avère être un outil pédagogique efficace retraçant les valeurs et les missions qui sont au coeur du travail social, et relevant les étapes charnières du développement du réseau des services sociaux.