Comptes rendus

Serge Bouchard et Mark Fortier, Du diésel dans les veines. La saga des camionneurs du Nord, Montréal, Lux Éditeur, 2021, 224 p.[Record]

  • Éric Gagnon

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Bien qu’omniprésents et très visibles sur les routes, les camionneurs n’ont guère retenu l’attention des sociologues et des ethnologues. Ils ne sont pourtant pas difficiles à rencontrer. Pour cela il faut monter dans leurs camions – embarquer comme on dit au Québec –, écouter et converser, apprendre un peu de mécanique et observer, s’intéresser à leur mode de vie et aimer un peu la route. Il faut aussi savoir reconnaitre dans leurs conduites et attitudes, les rêves et les désirs qui les portent, qu’ils ont en commun avec nombre de leurs concitoyens, mais qu’ils poursuivent et réalisent à leur façon. Et c’est ce qu’a fait Serge Bouchard. Quarante ans après la soutenance, sa thèse sur les gars de truck est finalement publiée après avoir été retravaillée, principalement par son éditeur, Mark Fortier, qui cosigne l’ouvrage. Dépouillée de tout académisme et amputée des passages méthodologiques et théoriques, elle est enfin livrée au public. Elle nous fait découvrir l’univers des camionneurs, leur présence sur les routes et leur corps à corps avec la machine. Elle nourrit la réflexion sur l’imaginaire de la route, sur l’indépendance et la solitude, et ce qu’elles coûtent aux hommes, mais également celle sur le langage de l’ethnologue pour parler de ces choses, et sur les héros qu’il s’invente. Le camionneur est un nomade. Conduire un Freightliner, un Western Star ou un Dodge flat nose, et parcourir 160 000 kilomètres par année n’est pas un simple gagne-pain : c’est un véritable mode de vie. Le camion est un chez-soi, tout comme les truck stop, les restaurants fréquentés par les routiers, lieux chaleureux où l’on s’arrête pour manger, se reposer et socialiser. La route est sans fin, le camionneur n’arrive jamais à destination. S’il effectue un arrêt, c’est pour se reposer ou livrer sa marchandise, avant de repartir. « Soumis à la loi du mouvement perpétuel » (p. 37), il cherche à faire le plus grand nombre de voyages possible pour gagner sa vie et pour être sur la route, car il aime conduire. La route est un espace de liberté, un monde en soi, à l’écart des sédentaires, que le camionneur partage avec les automobilistes et les autres « touristes » de la route tout en conservant ses distances. Pour le dire avec les mots du philosophe : la mobilité est pour le camionneur une dimension centrale et structurante de son être-au-monde; elle détermine ses relations aux autres, à l’espace, au temps, au corps, jusqu’aux mots et même au silence. « C’est sur la route que vit et meurt le camionneur. » (p. 27) Dans la sociologie et l’ethnographie québécoise, la route n’est généralement que la distance qui sépare deux lieux, le chemin à parcourir pour se rendre à un endroit. Elle est rarement étudiée comme un milieu en soi, malgré le temps considérable passé par les gens dans leur voiture. On n’y parle pas beaucoup des chaussées enneigées, de l’asphalte usé, de la poussière du gravier ou de l’odeur de l’essence – qui n’est pas désagréable lorsqu’elle signifie que le moteur tourne. On n’y parle jamais de cette appartenance singulière au monde qu’est celle du voyageur, qui prend distance avec la collectivité, sans cesser pourtant d’y appartenir. L’ouvrage de Bouchard et Fortier fait place à ces expériences de la route, qui sont au centre de la vie des camionneurs, mais qui ont aussi leur importance dans la vie de bien des Québécois. Mais ce n’est pas sur n’importe quelle route que Bouchard a voyagé. C’est sur la route de la Baie-James, entre Val-d’Or et le lac Pau, qu’il est monté dans des camions, au moment …

Appendices