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« La Loi, telle qu’elle apparut dans la Révolution, est-elle conforme ou contraire à la loi religieuse qui la précéda? Autrement dit : la Révolution est-elle chrétienne, anti-chrétienne? Cette question, historiquement, logiquement, précède toute autre. Elle atteint, elle pénètre celles mêmes qu’on croirait exclusivement politiques. Toutes les institutions d’ordre civil que trouva la Révolution étaient ou émanées du Christianisme, ou calquées sur ses formes, autorisées par lui. Religieuse ou politique, les deux questions ont leurs profondes racines inextricablement mêlées. […] Donc, malgré les développements que les théories ont pu prendre, malgré les formes nouvelles et les mots nouveaux, je ne vois encore sur la scène que deux grands faits, deux principes, deux acteurs et deux personnes, le Christianisme, la Révolution. »

Jules Michelet (1952 [1847], p. 21)

« Si on peut avoir l’impression d’une sorte de “permanence du théologico-politique” dans la modernité, c’est en ce sens que le christianisme lègue à la modernité un héritage auquel même ses adversaires les plus radicaux (et d’autant plus qu’ils sont radicaux, pourrait-on ajouter) sont en quelque sorte tenus de se rapporter, même (et surtout) quand ils ambitionnent d’y substituer quelque chose d’entièrement différent. À cela, la pensée politique associée à la Révolution tranquille n’échappe pas. »

Gilles Labelle (2007, p. 281)

Réveillé le soir du 14 juillet 1789 à Versailles par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, grand’maître de la Garde-Robe du roi, qui lui annonce la prise de la Bastille et l’assassinat de son gouverneur, Louis XVI aurait demandé : « C’est une révolte? », et aurait reçu pour réponse : « Non, Sire, c’est une révolution! »[1].

Sur la base de deux paramètres qu’il estime également importants : la « théorie » et l’« institution », Jacques Ellul invite à distinguer entre révolte et révolution. Alors qu’une révolte est viscérale et immédiate, une révolution implique à ses yeux un projet et un programme, une théorie et une pensée préalable : « La révolution sous un aspect ou un autre a des lignes de force intellectuelle que n’a pas la révolte. Mais, en outre, la révolution cherche à s’institutionnaliser. […] Ce qui caractérise la transformation de la révolte en révolution, c’est l’effort pour déboucher sur une organisation […] nouvelle » (Ellul, 1969, p. 56). Lorsqu’il n’y a que les masses, la révolte ne saurait accéder au stade de la révolution : pour mettre de l’ordre après que la rafale a passé, il faut des « organisateurs ». Et cette mise en ordre ne saurait s’identifier à une simple réforme : en effet, le projet révolutionnaire se ramène toujours à poser un commencement. Ellul renvoie ici à l’analyse que propose Hannah Arendt, pour qui les révolutions sont les seuls événements politiques qui nous placent de façon directe et inéluctable devant le problème du commencement, « étant donné que les révolutions, de quelque manière que nous soyons tentés de les définir, ne sont pas simplement des transformations » (Arendt, 1967, p. 25). Elles procèdent d’un renversement systémique à caractère radical et durable.

Engagés à plus d’un siècle et demi d’intervalle sur deux continents séparés par un vaste océan, les processus révolutionnaires qui ont marqué la société française de la fin du 18e siècle et la société québécoise du milieu du 20e s’inscrivent dans des dynamiques sociopolitiques qui souscrivent à ce critère, tout en étant profondément différentes par leur contexte historique et leurs modalités de développement. Est-on dès lors fondé à les inscrire dans un même schème analytique? On peut suivre Bertrand Badie et Guy Hermet lorsqu’ils estiment que la révolution n’a sa place dans la réflexion comparative que si le chercheur s’attache à dégager les conditions dans lesquelles le politique se construit, accroît sa marge d’autonomie, gagne en capacité d’initiative (Badie et Hermet, 2001, p. 280). Appliquée à la comparaison de la France et du Québec, cette observation peut utilement renvoyer aux relations de filiation des formations sociales selon l’analyse qu’en propose Louis Hartz. Pour le politiste de Harvard, attentif au devenir des « parcelles » que constituent « les enfants d’Europe », « chaque fois qu’un fragment d’une nation européenne s’est séparé du tout originel pour venir s’implanter dans un sol nouveau, il parut perdre cet élan évolutionniste qui animait l’ensemble et tomber dans une sorte d’immobilité », avant de retrouver « en face de lui cette révolution occidentale qu’à l’origine il avait fuie. Et ce phénomène se produit à des siècles de distance et sous des angles totalement inattendus » (Hartz, 1968, p. 11). Ces « siècles de distance » et ce caractère « inattendu » des phénomènes observés sont de nature à intriguer l’observateur et à l’inviter à chercher sinon de possibles connexions – par voie d’apprentissage différé?… – du moins un peu plus que de simples airs de parenté.

L’inscription de la sphère du religieux dans l’analyse du processus révolutionnaire est susceptible de trouver là son fondement en tant qu’analyseur partagé de la Révolution française et de la Révolution québécoise. Le pouvoir puissamment et longuement exercé par l’Église catholique dans chacune des deux formations sociales a constitué un facteur structurant propre à fonder la comparaison entre les deux ruptures politiques, depuis leurs prodromes jusqu’à leur traduction institutionnelle. Cette perspective conduit dès lors à observer la transformation des rapports de force instaurés, ici et là, entre l’Église catholique et les structures étatiques d’« ancien régime », notamment au travers d’une production discursive et institutionnelle appelée à instaurer une plus ou moins radicale inversion de ces rapports. Une telle approche comparative invite à comprendre pourquoi la perception d’un enjeu analogue et la poursuite d’un objectif similaire ont pu prendre corps selon des modes de confrontation par bien des points opposés, beaucoup plus impétueux dans un cas que dans l’autre.

La question que suggère en 2012 à Joseph Yvon Thériault, organisateur du colloque Fondation et rapport au passé au Québec et en France, la comparaison entre ces deux processus vient éclairer cette démarche :

La différence majeure entre les deux révolutions ne serait-elle pas à chercher du côté de la religion, plus précisément à la lumière du mode spécifique de « sortie de la religion » propre à chacune des deux sociétés? Alors qu’en France l’héritage révolutionnaire n’a eu de cesse, jusqu’aux années 1950, de s’affirmer envers et contre la religion, cet antagonisme fournissant « le ressort d’une magnification du politique » (Gauchet), au Québec, par contre, le politique n’est advenu comme tel qu’à la faveur de l’effondrement soudain du pouvoir religieux, qui a laissé les révolutionnaires tranquilles sans cette opposition religieuse qui aurait pu leur servir de ressort durable à l’affirmation de la souveraineté politique de l’État québécois[2].

L’évidente spécificité de chacun des deux mouvements révolutionnaires – Joseph Yvon Thériault parle de « différence majeure » et énonce un « par contre » – ne doit toutefois pas conduire à rejeter d’emblée la commune prégnance du soubassement culturel de chacun des deux processus, puisque les répertoires de l’action révolutionnaire sont indissociables des cadres et des schèmes de pensée dans lesquels ils ont été élaborés et mis en oeuvre, fût-ce sur le mode d’une prise de distance progressive, voire d’une opposition devenue fondamentale et radicale. Or, à cet égard, l’institution religieuse a constitué l’un des principaux cadres de formation ou de socialisation du fait de la place centrale qu’elle avait occupée durablement dans le système sociopolitique. Il est donc légitime d’avancer qu’elle a représenté pour les acteurs révolutionnaires une instance historiquement fondatrice et un gisement de sens par voie de naturalisation des codes, des valeurs, de la cosmogonie dominante, de l’imaginaire politico-religieux, des modalités du vivre-ensemble… ainsi transmis et prescrits. La prégnance de cette instance a donc pesé quand bien même la portée et la force d’un pareil façonnage ont pu échapper à la claire conscience de bien des protagonistes. En conclusion de son analyse des « origines religieuses de la Révolution française », Dale K. Van Kley estime ainsi que « la religion, par le biais de l’idéologie, est entrée dans la texture même du républicanisme révolutionnaire et a donné un sens à un grand nombre de ses traits par ailleurs paradoxaux. […] Si le républicanisme français met la religion à l’arrière-plan, il n’en conserve pas moins les stigmates » (Van Kley, 2002, p. 520). Cette filiation et ces traits congénitaux rappellent le concept d’Église institution-médiation de Carl Schmitt, qui analyse le droit et le politique en étroite articulation à une structure de pensée théologico-politique : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés » (Schmitt, 1988, p. 46).

C’est cette perspective qui fonde l’hypothèse selon laquelle la prise en compte de l’institution catholique permet d’appréhender, au Québec comme en France, en quoi la force de sa fonction matricielle a été de nature sinon à initier, du moins à permettre et à infléchir les pratiques et les productions révolutionnaires et, plus encore, la signification dont celles-ci ont été investies, sur le moment puis a posteriori. La validation ou la réfutation de cette hypothèse suppose une double investigation : l’étude des moments forts du mouvement révolutionnaire qui engagent le plus nettement la rupture du lien historiquement construit entre l’institution catholique et l’appareil étatique, et l’analyse de la gestion catholique de l’après-révolution. Cette double investigation sera logiquement précédée de la présentation de la place de l’institution catholique dans la période prérévolutionnaire afin d’être en mesure de mieux appréhender certains des effets du catholicisme sur le processus révolutionnaire mais aussi de ce processus sur le catholicisme. En d’autres termes, au travers des deux moments historiques considérés, que fait le catholicisme à la révolution, et que fait la révolution au catholicisme? Ce faisant, et pour prévenir tout anachronisme, on ne saurait sous-estimer les incidences de ce que Claude Langlois appelle, pour la France du 19e siècle, « la disparition de la violence religieuse » (Langlois, 1998)[3].

L’institution catholique dans la période prérévolutionnaire

Dans la France et le Québec prérévolutionnaires, l’Église occupe à l’évidence une position de force, qui fait d’elle une puissance dotée d’une indéniable autorité en matière d’organisation sociale et dans ses rapports à l’État. Dès lors, le maintien ou la remise en cause de cette position constituent un enjeu central.

Dans la France moderne, comme ce fut le cas pendant plus d’un millénaire, le souverain reçoit non seulement sa couronne mais aussi et surtout l’onction du sacre dans la cathédrale de Reims; par son serment, il promet d’assurer la protection de l’Église et de ses biens et, depuis le concile de Latran IV (1215), de combattre les hérétiques. Le clergé forme le premier ordre du royaume, devant la noblesse et le tiers état. Il fournit d’ailleurs au gouvernement monarchique de nombreux ministres et conseillers, à l’instar des cardinaux Richelieu (1624-1642), Mazarin (1643-1661) ou Fleury (1726-1740). Puissance sur le plan politique, l’Église catholique l’est également sur celui de l’économie : à la fin du 18e siècle, la propriété ecclésiastique représente de 6 à 10 % des terres françaises, et cette part est plus importante encore dans la moitié nord du pays. Le clergé parvient à échapper aux innovations fiscales en matière d’impôts directs royaux (Poncet, 2014, p. 299-300). Son influence découle en droite ligne du quadrillage territorial opéré par l’institution catholique. Le royaume de France compte environ 40 000 paroisses desservies par des curés parfois assistés de vicaires. À la veille de la Révolution, alors que le royaume est peuplé de quelque 27 millions d’habitants, le clergé séculier compte de 70 à 80 000 membres, auxquels il convient d’ajouter autant de réguliers, dont un tiers de moines et deux tiers de religieuses (Ibid., p. 301). Le clergé régulier joue un rôle crucial en matière d’assistance et de bienfaisance ainsi que dans le domaine de l’éducation : « En 1789, plus de 10 000 soeurs dont 3 200 religieuses […] et 6 500 congréganistes (dont plus de 2 000 Filles de la charité) servent les hôpitaux français » (Ibid., p. 306). Au moment de leur expulsion, au cours des années 1760, les jésuites dirigeaient un tiers des quelque 300 collèges d’enseignement secondaire répartis sur le territoire national.

Les relations entre l’Église et la monarchie portent la marque de trois traits nodaux : la place qu’ont prise les guerres de religion entre les catholiques et les protestants; l’importance que revêt le gallicanisme non seulement dans l’organisation de l’Église nationale, mais également dans ses rapports avec Rome; enfin, ce que Marcel Gauchet appelle « une religiosité intrinsèque de la royauté d’État » (Gauchet, 1994, p. 208), qui résulte du glissement « d’une religion royale encore intégrée au cadre ecclésiastique à une religion de l’État, indépendante ou plutôt auto-suffisante » (Tallon, 2014, p. 319)[4]. Ce troisième trait puise à la source des deux précédents, qui portent en effet la monarchie à jouer un rôle croissant dans la régulation des relations interconfessionnelles et entre catholiques et protestants, singulièrement en situation de conflits, récurrents et le plus souvent violents.

La place qu’occupe l’Église catholique dans la société québécoise au milieu du 20e siècle a retenu l’attention d’observateurs contemporains patentés, en particulier des deux premiers directeurs du Département de sociologie de l’Université Laval, Jean-Charles Falardeau et Fernand Dumont. Pour caractériser cette place, Jean-Charles Falardeau souligne en 1962 « une indissolubilité historique de la culture canadienne-française et de la religion catholique » (Falardeau, 1962, p. 218). La quasi-confusion entre le « nous » canadien-français et le « nous » catholique le conduit à opérer une distinction entre les sociétés occidentales et le Canada français : là, l’Église catholique est dans la société tandis qu’ici elle est de la société. Celui qui fut l’élève, à l’université de Chicago, de Robert Redfield et d’Everett C. Hughes ne manque pas toutefois de percevoir une évolution des structures sociales largement induite par l’industrialisation et par la pluralisation des courants intellectuels et des pratiques individuelles. Cette évolution l’amène à adopter l’interprétation de Fernand Dumont selon laquelle l’affaiblissement du catholicisme québécois s’apparente à « la liquidation de la chrétienté médiévale » (Dumont, 1960, p. 162), marquée par une forte parenté entre communauté profane et communauté surnaturelle. À compter de la moitié du siècle précédent, dans un contexte fortement marqué par la montée de l’ultramontanisme, le clergé a rempli une fonction d’encadrement et de socialisation : « Il y a eu une construction religieuse de la nation canadienne-française grâce à un travail de mythologisation et de ritualisation qui a donné sens et puissance à une destinée collective » (Rousseau, 2005, p. 439).

À l’arrivée au pouvoir, en 1936, de l’Union nationale de Maurice Duplessis, l’alliance entre l’Église et l’État s’est matérialisée par deux gestes lourds de portée symbolique : l’apposition d’un crucifix au-dessus du siège du président de l’Assemblée législative et, lors du Congrès eucharistique de 1938, la remise par le Premier ministre d’un anneau d’améthyste au cardinal Villeneuve, archevêque de Québec (Dumas, 2014, p. 6). En 1960, lorsque le Parti libéral de Jean Lesage accède au pouvoir, l’Église catholique est encore sans conteste l’institution sociale centrale : 58 % des 206 hôpitaux publics que compte alors le Québec sont la propriété de communautés religieuses de femmes; en outre, l’Église fournit la moitié du personnel des institutions d’enseignement primaire et secondaire, et plus de 90 % du personnel des collèges classiques (qui couvrent le cours secondaire, d’une durée de cinq ans, et le cours collégial, de deux ans). Ces chiffres traduisent le très fort maillage opéré par les organisations religieuses qui oeuvrent sur le territoire québécois : le nombre total des religieuses, des religieux et des prêtres diocésains est passé de 10 200 en 1901 à 47 100 en 1961[5]; toutefois, à compter du début des années 1930, on observe un infléchissement de la courbe du recrutement, qui s’accentuera jusqu’à 1960, date de l’amorce de sa rapide et forte inversion. L’image d’une « priest ridden Province » rend assez bien compte de l’exercice d’une véritable fonction de contrôle social et de régulation sociopolitique, qui distingue le Québec de la plupart des sociétés occidentales mais aussi des autres provinces canadiennes. On peut voir dans cette « résistance » la traduction d’un legs matriciel qui, en contexte nord-américain, constitue le Québec en une forme de laboratoire de la préservation d’une société catholique, du moins dans ce qu’elle donne à voir sur le terrain des institutions et des pratiques rituelles. C’est en effet au travers de la sphère religieuse que s’est forgée l’identité nationale québécoise; ce caractère s’est exprimé dans une idéologie clérico-conservatiste qui a fait du pouvoir des clercs la condition de la survie de la nation : une religion, une langue, un territoire. Le retour à Montréal, le 29 janvier 1953, de Mgr Léger, qui a reçu quelques jours plus tôt la barrette cardinalice des mains du pape Pie XII, témoigne de ce que fut l’autoreprésentation d’un haut dignitaire de l’Église. De rouge vêtu, le nouveau membre du Sacré collège commence ainsi son allocution devant la foule venue l’accueillir à la gare Windsor : « Ô mon Église, mon Épouse, tu as revêtu ta robe de fiancée pour recevoir ton Pasteur et ton Père! » (Le Devoir, 1953, p. 8). Évoquant son expérience personnelle, l’historien Marcel Trudel (1917-2011) affirme que « c’est surtout dans le domaine de la religion que ceux de ma génération étaient gens du dix-huitième siècle. Pour exister officiellement dans la société canadienne-française, il fallait être catholique pratiquant » (Trudel, 1990, p. 16). La vive critique qu’expriment en 1968 deux prêtres « en colère » vise avant tout une telle emprise : « Dans les années 50, quand nous sommes devenus prêtres, le Québec était encore comme un immense monastère dans lequel tout le monde naissait, étudiait, travaillait, se récréait, s’épousait, et mourait sous la direction des abbés. Mais depuis quelques années le monastère se vide » (Lambert et Bouchard, 1968, p. 7).

Dans la France de Louis XVI ou dans le Québec de Duplessis, le pouvoir politique n’est dépourvu ni de ressources ni de moyens d’action, mais il ne dispose pas de la maîtrise dans la gestion des rapports sociaux du fait de sa position subalterne dans la conduite des politiques éducatives, sociales et sanitaires. Surtout, il lui faut composer avec un médiateur social de nature religieuse pour mettre en oeuvre les valeurs et les règles de l’ordre social ainsi que les cadres interprétatifs du vivre ensemble. Dans la ligne de l’analyse cognitive des politiques publiques, on peut interpréter la révolution comme un processus d’émergence puis de montée en puissance d’un nouveau référentiel, c’est-à-dire d’une nouvelle vision de la société (Muller, 2000). Dans cette perspective, sans aucun doute convient-il aussi de souligner, même si cette dimension n’est pas prise ici en compte, que des groupes d’acteurs en situation d’ascension sociale contestent le système sociopolitique établi afin de faire valoir et d’incarner, précisément, un tel dessein collectif.

La révolution comme processus de déliaison entre l’Église catholique et l’État

Dans L’avènement de la démocratie, Marcel Gauchet estime que les structures de la société « autonome » s’éclairent « par contraste » avec la structuration religieuse qui prévalait antérieurement (Gauchet, 2007, p. 8). Parmi les éléments importants qui sont communs à l’engagement des processus révolutionnaires en France et au Québec, on note pourtant la participation de certains courants catholiques, et même d’une fraction du clergé, en faveur d’un mouvement de rupture, ce qui est propre à infléchir quelque peu l’expression « par contraste ». À cet égard, François André Isambert note que « la réduction d’emprise d’un système religieux peut être imposée de l’extérieur. Mais elle peut aussi être acceptée de l’intérieur et jugée légitime du point de vue religieux lui-même » (Isambert, 1976, p. 577). L’auteur voit dans une telle évolution qu’estime légitime le groupe religieux le premier sens dans lequel on peut entendre le concept de « sécularisation interne », ou peut-être, plutôt, l’un de ses préalables ou l’une de ses conditions. Sans doute les principaux moments de déliaison entre l’institution religieuse et le pouvoir politique eussent-ils pris une configuration différente, en France comme au Québec, sans la contribution, notamment intellectuelle, apportée par des membres reconnus de l’Église catholique.

La présence de mouvements de pensée catholiques ouverts au changement

Il convient de considérer la Constitution civile du clergé (CCC), adoptée au terme de la première année de la Révolution française, non comme une forme conceptuellement inédite d’inversion des rapports de domination-subordination entre religion et politique, mais bien plutôt comme un point clé d’aboutissement d’une longue évolution au cours de laquelle l’État monarchique a construit pour une bonne part sa raison d’être et sa légitimité dans le cadre d’une politique de pacification religieuse. C’est d’ailleurs parce qu’il était de « droit divin » que cet État s’estimait légitime à occuper une position que l’on pourrait dire arbitrale et surplombante en se subordonnant les choses sacrées. En d’autres termes, déjà sous l’Ancien régime, ce mode d’inféodation relative du religieux apparaît comme l’une des conditions nouvelles de l’autonomisation du politique. L’organisation du Colloque de Poissy par Catherine de Médicis en 1561, ordonné à la réconciliation des protestants et des catholiques, procède d’une telle conception, commandée par l’impératif de la paix dans le Royaume[6]; l’échec de cette initiative, suivie onze ans plus tard par le massacre de la Saint-Barthélemy, n’altère ni sa portée différée ni sa force symbolique. C’est une vision similaire qui, au nom de l’intérêt général, fonde la position d’un abbé Raynal, proche des protestants, deux décennies avant la Révolution. La teneur de sa position se retrouvera, on le verra, dans la tonalité et le principe directeur de la CCC selon lequel l’État a la suprématie en tout. Ce principe est lui-même héritier de l’adage classique invoqué lors de conflits politico-religieux antérieurs : « Non respublica in ecclesia sed ecclesia in respublica » : « L’État, ce me semble, n’est point fait pour la religion, mais la religion est faite pour l’État » (Raynal, 1783, p. 89-92).

Dans le passage de l’absolutisme monarchique à l’absolutisme démocratique, la subordination du religieux ressortit donc d’une même conception moniste du politique, qui a vocation à investir l’ensemble des sphères d’activités. Cette subordination se situe dans la droite ligne de la gallicanisation de la hiérarchie, telle que l’a conçue Bossuet dans la Déclaration des quatre articles adoptée par l’Assemblée du clergé de 1682. Le mouvement janséniste, à l’encontre duquel le pape Clément XI édicte en 1713, à la demande de Louis XIV, la bulle Unigenitus, est lui aussi porteur d’une telle option gallicane. C’est en fonction de la forte et longue prégnance exercée par ces courants de pensée et les formes d’organisation qui en découlent que Dale K. Van Kley s’estime fondé à mettre « essentiellement l’accent sur les origines religieuses, en fait catholiques, du démantèlement de l’absolutisme et tout particulièrement sur le fait que les notions de liberté politique dans la France du 18e siècle proviennent du jansénisme catholique » (Van Kley, 2002, p. 544).

La Constitution civile du clergé opère une profonde transformation du fonctionnement de l’organisation catholique, ce qui explique le mélange de faveur et de réticences que ses dispositions rencontrent au sein du clergé. Cette ambivalence se nourrira des hésitations du roi et, surtout, des atermoiements romains, puisque la lettre Quod Aliquantum par laquelle le pape Pie VI condamne la CCC n’est promulguée que le 10 mars 1791, neuf mois après l’adoption du texte. Cet attentisme a poussé l’Assemblée à durcir ses positions et à imposer au clergé, par un vote du 27 novembre 1790, la prestation d’un serment ainsi formulé : « Je jure de veiller avec soin sur les fidèles du diocèse (ou de la paroisse) qui m’est confié, d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi. » C’était évidemment contribuer à rendre improbable sinon impossible tout accord avec Rome et donc à rompre, à terme, l’unité religieuse et nationale du pays, par une scission du clergé en deux camps : celui des constitutionnels et celui des réfractaires. Timothy Tackett estime que près de 55 % du clergé paroissial, porté par des mouvements collectifs au cours des décennies précédentes, se sont engagés aux côtés de la Révolution en prêtant serment (Tackett, 1986, p. 59) : « Aux yeux de la plupart des constitutionnels, la Constitution civile, à la différence des autres lois, représentait un progrès essentiel. […] Les réformes étaient un retour à l’esprit de la religion de Jésus, à la religion primitive » (Ibid., p. 87). Par voie de conséquence, c’était également inscrire pour plusieurs décennies la religion au coeur du débat politique, et la politique au coeur du débat religieux.

Au Québec, selon le sociologue Raymond Lemieux, l’Église « a fourni le langage, les signifiants et parfois les outils politiques de l’identité nationale. […] Le catholicisme québécois est ainsi tributaire d’une sociohistoire politique qui l’a profondément marqué, jusqu’à lui donner son caractère triomphaliste de la première moitié du 20e siècle » (Lemieux, 1990, p. 152-153). Or, précisément, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, le taux de fréquentation de la messe dominicale par la population catholique québécoise connaît une diminution spectaculaire, passant de 85 % en 1968 à 42 % en 1975 (Gauvreau, 2015, p. 209). Sous le titre « Feu l’unanimité », Gérard Pelletier prédit en 1960 dans la revue Cité libre, qu’il a cofondée une dizaine d’années plus tôt notamment avec Pierre Elliott Trudeau et dont il est rédacteur en chef, qu’« une forte partie de notre population va basculer bientôt dans l’agnosticisme. […] Nous ne connaîtrons pas, sans doute, l’irréligion fanatique et violente ni les luttes absurdes qui ont déchiré, au 19e siècle, les chrétientés européennes. Mais nous marchons, je le crains, vers le vide spirituel et la religiosité sans vigueur d’un certain protestantisme nord-américain » (Pelletier, 1960, p. 8). Du tout début des années 1960 date d’ailleurs une véritable rupture au sein du personnel religieux, qui connaît de nombreux départs et, corrélativement, un processus de vieillissement : le nombre des religieuses passe ainsi de 32 400 en 1961 à 25 600 en 1983 (Palard, 2020) et celui des religieux frères passe de 6 330 à 2 790. Ce mouvement n’a pas connu depuis lors de solution de continuité : en 2018, le nombre des religieuses québécoises s’établissait à 6 800, c’est-à-dire à son niveau de 1901, mais avec un âge moyen évidemment beaucoup plus élevé. Sans doute ce phénomène de forte décléricalisation n’est-il pas propre au Québec; toutefois, il y revêt au moins trois caractères singuliers : l’importance capitale prise, on l’a vu, par le personnel religieux catholique dans l’occupation et la maîtrise du champ social, à un niveau qui n’a pas d’équivalent ailleurs au pays; l’inversion très rapide de la courbe du personnel religieux catholique; enfin, et peut-être surtout, la concomitance de ce mouvement d’inversion avec la construction d’un appareil étatique qui entre objectivement en concurrence, y compris en termes de recrutement…, avec l’Église catholique sur ses principaux terrains d’action (éducation, santé et services sociaux).

Martin Meunier et Jean-Philippe Warren estiment que « ce qui paraît incroyable, c’est que l’Église se soit soudain sabordée au profit de l’État, sans lui déclarer une guerre idéologique, juridique ou constitutionnelle » (Meunier et Warren, 2002, p. 140). Leur réflexion à visée interprétative sur cet inattendu et si rapide repli met l’accent sur l’éthique qui anime alors une large fraction des clercs et des laïcs actifs ou engagés, marqués par le personnalisme chrétien et qui voient dans la prise par l’État de responsabilités qui sont de son ressort un incontournable impératif. Or, faute d’avoir à sa portée un registre de justification adéquat et recevable, il apparaît plus difficile à l’épiscopat de s’opposer à un choix émis dans le domaine de l’éthique que dans celui de l’idéologie. Les abbés Gérard Dion et Louis O’Neill – futur ministre dans le gouvernement du Parti québécois de René Lévesque – écrivent en 1961 que « le cléricalisme existe lorsque les hommes d’Église usurpent des fonctions temporelles qui ne leur appartiennent pas ou tentent, par divers moyens, de contrôler des secteurs de la vie profane pour des raisons plus humaines que spirituelles » (Dion et O’Neill, 1961, p. 39). Or, l’État, en tant qu’autorité civile légitime, est à leurs yeux gardien du bien commun temporel dans son ensemble, ce qui impose désacralisation et laïcisation. Cette orientation est également portée par les mouvements d’Action catholique, qui se voient attribuer un rôle central dans l’étude de Michael Gauvreau (2008), dont le titre - Les origines catholiques de la Révolution tranquille – fait écho à celui de l’ouvrage de D. K. Van Kley. L’auteur fait oeuvre originale en estimant que la définition du « bon chrétien » dont est porteur le projet de « rechristianisation des nouvelles élites catholiques » a constitué de facto, de 1950 à 1975, « le vecteur majeur de la déchristianisation du Québec » (Gauvreau, 2015, p. 211). Des conflits sociaux ont aussi parfois conduit à des fractures dans l’Église catholique, qui n’est plus dès lors en mesure de présenter un front commun, comme ce fut le cas au moment de l’importante grève de l’amiante de 1949 (David, 1969).

Parmi les facteurs qui expliquent l’assez faible réaction de l’épiscopat québécois en réponse au processus de laïcisation par voie d’étatisation de nombre de ses institutions, il convient d’accorder une place singulière à l’influence qu’exerce le Concile Vatican II (1962-1965). S’imposent alors en effet, en forme de doxa, de nouveaux modèles théologiques dont sont porteurs les textes conciliaires majeurs, à l’instar notamment de la constitution pastorale sur « l’Église dans le monde de ce temps », Gaudium et Spes (Baum, 1992, p. 141). À l’encontre d’une conception intransigeante et intégraliste de la religion catholique, le Concile a constitué un « facteur de gommage de la globalité, de l’unité et de la cohérence de cette vision du monde » (Rouleau, 1990, p. 35).

Des moments de rupture à effet fondateur

Au Québec comme en France, les débats sociétaux sur les enjeux de la gouverne politique et, singulièrement, sur la révision des rapports entre l’Église et l’État ont pris corps dans les assemblées législatives au tout début du processus révolutionnaire. L’adoption, en juillet 1790, de la CCC et la mise en place, dès le début de l’année 1961, de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement attestent de la rapidité et du caractère emblématique des orientations ainsi mises en oeuvre. Ce processus et ces textes contribuent à la construction de l’autonomie du politique.

La Révolution française s’engage par la reconnaissance idéologique des droits de la nation. Lorsque, le 8 août 1788, Necker, contrôleur général des Finances considéré par ses contemporains comme un représentant des philosophes des Lumières dans la sphère du pouvoir, convoque les États généraux pour le 1er mai de l’année suivante, il opère une innovation majeure. Il instaure en effet un rapport de forces inédit entre les trois ordres de la société ainsi qu’au sein du clergé : la représentation du tiers état – donc, de facto, de la bourgeoisie – est doublée et les curés peuvent désormais siéger à titre personnel. Les États généraux comprendront 270 députés de la noblesse, 291 du clergé et 578 du tiers état.

Dès le 27 juin 1789, la reconnaissance de la souveraineté nationale vaut instauration d’un contrepoids à l’autorité royale : Louis XVI se voit contraint d’accepter la transformation des États généraux en Assemblée nationale, au sein de laquelle les trois ordres représentés ne sauraient donc plus émettre désormais de votes séparés. Ce passage au « vote par tête » est porteur de la « constitution » de la nation souveraine, elle-même corrélative de la « déconstitution » de l’autorité monarchique (Gauchet, 2007, p. 118). Dès lors, c’est par la voie du droit que peut être engagée la déstabilisation de l’édifice institutionnel. Un moment est ici emblématique, moins d’un an après le vote de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : l’adoption, le 12 juillet 1790, de la Constitution civile du clergé, dont l’intitulé même traduit clairement la volonté de l’Assemblée d’inverser les rapports d’autorité en subordonnant l’organisation de l’Église catholique aux représentants de la nation.

La CCC vient infléchir et poursuivre l’oeuvre absolutiste engagée par l’appareil monarchique. Ce texte, dont le projet est examiné et débattu par l’Assemblée nationale du 29 mai au 12 juillet 1790, franchit une étape fondamentale sur deux plans qui sont analytiquement dissociables mais intimement liés, et dont l’enjeu commun réside dans la maîtrise de la représentation de la sphère publique (Fauchois, 1988, p. 11). En premier lieu, à la fois dans son contenu et dans son mode d’élaboration, il tente de fonder la suprématie du politique sur le religieux : non seulement la religion est réduite au statut d’un service public soumis, pour son organisation et son évaluation, à la seule aune de son utilité sociale, mais la CCC sert aussi de vecteur et de fondement à la légitimité nouvelle du politique. En outre, le vote de l’Assemblée nationale soumet le fonctionnement interne de l’Église à l’application du principe démocratique, en particulier pour la désignation par voie élective de son personnel dirigeant. C’est ce que Tocqueville signifie lorsqu’il énonce que les révolutionnaires s’en sont pris au christianisme non comme « doctrine religieuse », mais comme « institution politique » (Tocqueville, 1967, p. 63). Sur ce point, le groupe formé par les évêques constitutionnels, élus lors de scrutins organisés par les administrations locales au début de l’année 1791, mérite attention. Ces évêques rencontrent l’hostilité de l’Église réfractaire, par définition accusatrice et concurrente, mais également celle des militants révolutionnaires, peu enclins à vénérer des membres du haut clergé. Il leur faut conjuguer engagement politique et responsabilité pastorale, statut de fonctionnaire public et ministère ecclésiastique. Leur chef de file, « l’abbé » Grégoire, qui publiera en 1818 son Essai historique sur les libertés de l’Église gallicane, voit dans son double rôle d’évêque et de député – ce sera aussi le cas de 23 de ses collègues entre 1791 et 1795 – un vecteur favorable à la transposition de la « république d’inspiration ecclésiale à la sphère politique » (Chopelin-Blanc, 2017, p. 27). Pareille option vaudra à Grégoire, à la différence de douze de ses confrères eux aussi constitutionnels, de ne pas être intégré dans le corps épiscopal au lendemain du Concordat[7].

C’est par la reconnaissance pragmatique et éthique de la responsabilité de l’État que s’engage la Révolution tranquille. La période que l’on désigne ainsi – par un oxymore?… – s’ouvre avec la victoire, le 22 juin 1960, du Parti libéral du Québec dirigé par Jean Lesage et, corrélativement, la défaite de l’Union nationale, formation politique fortement marquée par la personnalité de Maurice Duplessis, Premier ministre de 1936 à 1939 et de 1944 à 1959, année de sa mort. Même si cette rupture est le catalyseur et l’accélérateur de changements déjà à l’oeuvre depuis la Seconde Guerre mondiale dans bien des secteurs de la vie sociale et bien que cette « périodisation pose un problème » (Meunier, 2016, p. 44), il n’en demeure pas moins qu’il y a un avant et un après 1960, date qui, dans la mémoire collective, est parfois devenue synonyme de fin de la « Grande Noirceur » (homophone de « Noire Soeur »…).

Parmi les cinq réformes dont Guy Rocher estime qu’elles composent le « tissu essentiel » de la Révolution tranquille – la réforme du système éducatif, la réforme du système de santé et des services sociaux, la nationalisation de l’électricité, la réforme de la fonction publique et l’amorce du projet d’un Québec indépendant (Rocher, 2001, p. 13) –, on ne peut manquer de remarquer que les deux premières concernent directement les puissantes structures d’encadrement placées sous la maîtrise de l’Église catholique. La réforme du système éducatif constitue une priorité : l’Assemblée législative du Québec adopte le 28 février 1961 le projet de texte législatif déposé un mois plus tôt par le gouvernement en vue d’instituer une « commission royale d’enquête sur l’enseignement ». Cette instance est dotée d’un très large mandat en matière d’organisation et de financement de l’enseignement. Il n’est pas anodin d’observer que la présidence en est confiée à Mgr Alphonse-Marie Parent, vice-recteur de l’Université Laval, et que parmi ses dix membres figurent également le sociologue Guy Rocher, ancien responsable de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), une jeune religieuse, soeur Marie-Laurent de Rome, et le directeur adjoint de la Commission des Écoles catholiques de Montréal. Plus de 300 mémoires sont adressés à la commission, signe de l’intérêt et des attentes dont son instauration est porteuse, et preuve aussi de l’« effet d’entraînement » (Rocher, 1989, p. 48) qu’elle a suscité et qui n’est pas étranger aux critiques alors largement adressées au système éducatif et que Claude Corbo exprime ainsi : « Absence d’une autorité politique unifiée sur l’éducation, éclatement et éparpillement des filières de formation, notamment au secondaire, sous-scolarisation des francophones, sous-financement à tous les ordres d’enseignement, etc. » (Corbo, 2004, p. 25).

Pour saisir le rapport de forces qui prévaut alors, il convient de souligner les fortes divergences entre :

  • le conservatisme de très larges composantes du secteur scolaire, dont témoigne cet extrait du mémoire présenté en avril 1962 par le Séminaire de Rimouski à la Commission royale d’enquête : « En vue des destinées humaines ultimes, il importe d’être mis sur le chemin du salut plus que d’acquérir les sciences profanes, même si l’un n’exclut pas l’autre. […] Parce que nous croyons que la religion atteint l’enfant plus profondément encore que la langue, nous tenons à ce que l’organisme supérieur de l’enseignement dans la province continue de considérer le primat de la religion comme la base de sa structure »;

  • la dynamique dont la Commission a été le cadre et l’instigatrice : la proposition de la création d’un ministère de l’Éducation, qui va d’ailleurs au-delà de l’intention première du premier ministre Jean Lesage lui-même, y est ainsi le résultat de débats longs et disputés : « Dès la parution des volumes successifs du document, les contemporains comprirent que le Québec n’était plus un pays où rien ne change » (Corbo et Gagnon, 2004, p. 12).

L’impréparation du corps épiscopal à imaginer de nouveaux schémas organisationnels n’est toutefois pas synonyme d’inaction ni d’incapacité à négocier (Dion, 1966, p. 29). Sous l’impulsion du cardinal Roy, archevêque de Québec, les évêques sont parvenus à un compromis, en forme de « concordat implicite » (Meunier et Laniel, 2012), par voie de dispositions qui ont garanti l’enseignement religieux confessionnel dans les établissements scolaires et qui n’ont totalement disparu qu’à la rentrée de 2008… En revanche, aux yeux de Nicole Laurin, dans le secteur hospitalier « l’Église s’efface devant l’État. […] Elle ne livre aucun combat » (Laurin, 1996, p. 100). La chercheuse en études féministes interprète ce choix épiscopal comme la conjugaison des efforts des hommes d’Église et des hommes d’État pour arracher le pouvoir dans des instances dirigées par des femmes, soupçonnées de freiner ou d’empêcher les réformes. On ne saurait non plus sous-estimer, dans ce dossier, l’importance accordée par le gouvernement libéral à l’établissement de l’assurance hospitalisation, qui induit un bouleversement des critères de financement de l’assurance publique et un contrôle général de l’organisation des services. L’activité de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (cesbes), présidée successivement par Claude Castonguay et Gérard Nepveu, découle de la mission que lui fixe l’arrêté de création du 9 novembre 1966. Du fait de l’universalité d’accès aux services de santé et aux services sociaux, la commission considère que « l’État devient ainsi l’État-providence réclamé au nom de la justice par les consommateurs à revenus modestes » (cesbes, 1971, p. 211). Le recours à la notion d’« État-providence », en forme de substitut fonctionnel, est ici fort significatif en ce qu’il marque de façon délibérée l’engagement de l’État dans un domaine stratégique naguère confié aux communautés religieuses. En une décennie, on a assisté à un profond bouleversement du système des services de santé et des services sociaux du Québec : ces communautés ont en effet disparu de la scène publique, laissant la place à de nouvelles instances et à de nouveaux groupes professionnels porteurs d’une vision antagonique et d’intérêts corporatifs (Palard, 2018, p. 159).

La gestion catholique de l’après-Révolution

L’après-Révolution porte naturellement la marque, au Québec comme en France, des conditions politico-religieuses qui ont provoqué puis accompagné la transformation des structures sociales et politiques, en l’occurrence la fin de l’alliance du trône et de l’autel. Cette rupture s’est opérée de facto à l’encontre de l’emprise de l’Église, mais non sans qu’y aient été impliqués, par voie d’inspiration et, parfois, de collaboration active, certains de ses membres influents. Qu’en est-il de l’après-Révolution? Le catholicisme est-il encore en mesure de structurer peu ou prou les rapports sociaux, et, si oui, selon quelle perspective et avec quels moyens? Au sein de chacune des deux formations sociales, la suite des événements a pris un tour similaire dans ses fondements – la recherche d’une riposte – mais différent dans ses traductions : un conflit durable en France, où l’Église a développé une entreprise de reconquête et, au Québec, le repli finalement contraint et, du moins en apparence, passablement pacifié d’une Église résignée parce que s’estimant incapable de reprendre la main et, a fortiori, de réinvestir le terrain perdu. On pourrait dire, comme on a pu l’écrire de la culture populaire (de Certeau, Julia et Revel, 1970), que le catholicisme y revêt alors « la beauté du mort ». C’est la leçon que l’on peut tirer de l’analyse que consacre Geneviève Zubrzycki au renversement du char allégorique dédié au saint patron des Canadiens français le 24 juin 1969 : « La grande statue du saint Jean-Baptiste est tombée au sol et sa tête s’est détachée du corps sous l’impact. […] Le précurseur a été décapité et l’agneau de Dieu sacrifié, mais la nouvelle alliance ne s’est pas produite » (Zubrzycki, 2018, p. 17 et 61). Il n’en demeure pas moins que la fête religieuse célébrant la naissance de Jean le Baptiste a été déclarée fête nationale du Québec en 1977 par le gouvernement souverainiste du Parti québécois. On peut voir là un transfert de sacralité, s’il est vrai que « les croyances, on n’en change pas sur commande, ça résiste et ça se reproduit, parce qu’elles traduisent et trahissent un mode de jouissance : on jouit des institutions, pour le plaisir » (Legendre, 1976, p. 179).

Un nouveau rapport à l’État

Dans la France du 19e siècle, on voit à l’oeuvre un catholicisme de combat et d’engagement. La Révolution française a opéré le passage d’un État confessionnel à une forme étatique inédite où la citoyenneté est découplée de la confession (Rémond, 1998). Elle ouvre sur une période de reconstruction religieuse et de restauration du culte sur la base d’une négociation entre autorités politiques et autorités religieuses, d’autant que le catholicisme n’est plus que la « religion de la majorité des Français », et que protestants et juifs ont gagné entre-temps leur brevet de citoyenneté. Du Concordat napoléonien de 1801, il résulte un encadrement de l’organisation de l’Église catholique qui s’accompagne de la fonctionnarisation du clergé. Les 77 Articles organiques que promulgue Napoléon Bonaparte en 1802 et qui règlent l’application du Concordat s’inspirent de la Constitution civile du clergé. Ils en prolongent l’esprit gallican, qui avait également inspiré les Principes sur la distinction des deux puissances spirituelle et temporelle énoncés près de quatre décennies plus tôt (1766) par Portalis, nommé à la Direction des Cultes lors de sa création en octobre 1801 avant d’inaugurer le poste de ministre des Cultes trois ans plus tard : « La puissance publique doit se suffire à elle-même : elle n’est rien, si elle n’est pas tout. Les ministres de la religion ne doivent point avoir la prétention de la partager ni de la limiter » (Portalis, 1801, p. 1). C’est en fonction de ce balisage et de ce plan d’action que d’importants mouvements internes à l’Église catholique vont s’organiser et se développer, mais aussi s’affronter, singulièrement lors des journées de juin 1848, qui conduisent les dirigeants catholiques à se ranger du côté du parti de l’Ordre, ou dans le traitement par Napoléon III de la délicate « question romaine ». Parmi ces mouvements de pensée et d’action, deux prédominent en raison de leur emprise idéologique ou du poids de leurs effets sociaux : la montée de l’ultramontanisme et la fondation de nombreuses congrégations religieuses féminines. Ces deux mouvements se distinguent par leur orientation – à visée plutôt restauratrice dans un cas et plutôt rénovatrice dans le second –, mais ils partagent une même volonté de faire échapper le catholicisme à la seule régulation étatique. Ainsi que l’écrit Yves Déloye, l’Église cherche également à « invalider une vision du monde laïque qui affirme la spécificité d’un espace politique désormais séparé de tout principe structurant de nature religieuse » (Déloye, 2006, p. 13). Les nouveaux courants prennent d’ailleurs place dans un contexte où le religieux continue de hanter les esprits : les maîtres à penser « parlent une même langue : à la fois politique, philosophique et religieuse » (Lefort, 1986, p. 276). Et Tocqueville d’observer, au milieu du 19e siècle, qu’« à mesure que l’oeuvre politique de la Révolution s’est consolidée, son oeuvre irréligieuse s’est ruinée. […] Et ne croyez pas que ce spectacle soit particulier à la France; il n’y a guère d’église chrétienne en Europe qui ne se soit vivifiée depuis la révolution française » (Tocqueville, 1967, p. 64).

Dans le courant de pensée ultramontain, qui se constitue autour de Louis Veuillot, fondateur en 1842 du journal L’Avenir, et du Savoyard Joseph de Maistre, la revendication des libertés religieuses implique une critique en règle de l’Église concordataire et la promotion des prérogatives du pape (La Mennais, 1825, p. 52; Palard, 1989-1990). La centralisation de l’Église catholique au profit de la seule papauté trouve son parachèvement dans la proclamation solennelle du dogme de l’infaillibilité pontificale au Concile Vatican I (décembre 1869-juillet 1870). Ce dogme, dont la mise au vote a suscité l’abstention critique d’une forte minorité des évêques, notamment français, représente, à distance, l’un des effets induits de la Révolution française.

Pour qualifier la transformation radicale du paysage religieux du Québec contemporain, désormais privé d’une « transcendance héritée » (Bédard, 2002, p. 24), est-on fondé à recourir aux notions de « sortie de la religion » avec M. Gauchet ou d’« exculturation » avec D. Hervieu-Léger? Sans doute, dans la mesure où, même si l’institution catholique subsiste, son rôle change de nature au sein d’un système sociopolitique qu’elle ne détermine plus, avec ce que cela implique en termes de « déliaison » entre la culture catholique et l’univers civilisationnel qu’elle a contribué à façonner (Hervieu-Léger, 2003, p. 97). Cette interprétation est aussi celle qu’avance E.-M. Meunier lorsqu’il évoque la « déliquescence progressive de la religion culturelle et de sa part de signification et d’emprise sur les sociétés » (Meunier, 2010, p. 162). Le vecteur de l’identité nationale est passé de l’Église à l’État : les politiques s’arrogent la capacité de construire la nation. M. Gauchet a pris d’ailleurs soin de préciser que « la sortie de la religion, c’est cette chose très spécifique qui est non pas la disparition en bloc de la religion mais la fin de l’organisation religieuse des sociétés et plus largement du monde humain. Les croyants demeurent mais la religion chrétienne cesse d’être englobante de la vie collective et de l’organiser » (Gauchet, 2002). En définitive, le « génie du christianisme », en tant que religion de sortie des… systèmes religieux, tiendrait à sa possible mise en acte de son anticléricalisme latent.

Toutefois, ce processus ne doit pas conduire à sous-estimer non seulement la survivance mais aussi l’active persistance, au sein de la société et du système politique québécois, de marqueurs ou de schèmes organisationnels dont l’origine est indissociable de l’influence longtemps exercée par l’institution catholique. On ne saurait nier le net affaiblissement de la fonction magistérielle du catholicisme, mais peut-on en dire autant de sa fonction matricielle, s’il est vrai qu’« on ne se débarrasse pas si facilement de cet ancrage religieux qui a fondé la culture nationale »? (Meunier, 2015, p. 43) Ce doute et cette question tirent leur fondement de la rémanence, au sein du système politique, de logiques sociales et de structures cognitives sous-jacentes qui traduisent des formes d’affinité ou de congruence entre, d’une part, le système de valeurs traditionnelles porté par l’Église catholique et, d’autre part, diverses formes d’action collective et de modes de gestion gouvernementale. On peut ainsi dégager quatre illustrations, analytiquement distinctes mais liées par de fortes interrelations, qui tirent également leur intérêt de la comparaison du système politique québécois avec celui des autres provinces canadiennes : la centralité de l’État-providence, l’organisation territoriale et administrative du Québec, les références à la communauté et l’éthique de la solidarité (Palard, 2010). Le rapport à l’État – provincial – est l’un des aspects distinctifs de la culture politique québécoise au sein de la fédération canadienne[8]. L’État est comme le légataire d’une Église catholique qui a été elle-même, des décennies durant, l’instance centrale et hiérarchiquement organisée de la société : elle a fortement contribué à en forger la conscience et l’a dotée de ses cadres institutionnels. L’influence de l’Église n’est plus ici de nature magistérielle, mais bien plutôt d’ordre matriciel : les institutions changent mais les structures organisationnelles perdurent. Sur la base de l’étude de six territoires, Louis Georges Deschênes fait également apparaître l’empreinte du catholicisme dans la structuration administrative du territoire québécois (Deschênes, 2018). Il voit ainsi dans la MRC de Beauce-Sartigan un exemple de peuplement d’un territoire rural et supra-municipal sous l’égide d’une paroisse mère. Plus largement, il note que ce sont les diocèses catholiques qui ont doté le Québec contemporain d’une organisation territoriale qui constitue aujourd’hui le référent commun. S’attacher à l’analyse du caractère « distinct » de la société québécoise, dans ses discours comme dans ses pratiques, conduit aussi à dégager une incontestable préférence pour une définition et une défense collective des droits de la communauté. L’observateur est frappé par les modalités organisationnelles que prend souvent au Québec le processus de consultation, sous forme de « grands-messes » qui rassemblent des acteurs aux intérêts différents sinon fortement divergents : ainsi en est-il des sommets, des états généraux, des assises ou des tables de concertation. Enfin, l’éthique de la solidarité est un marqueur significatif des valeurs qui sont en jeu dans l’action collective, notamment au sein des organisations syndicales ou du mouvement communautaire. Un article de 1986 du président du Conseil central de la Confédération des syndicats nationaux de la Montérégie offre de cela un exemple significatif, puisqu’il établit une relation directe entre l’appel à la solidarité tel qu’il s’exprime au Québec et la tradition judéo-chrétienne (Lachapelle, 1996)[9]. En définitive, la distance vis-à-vis des institutions, en l’occurrence religieuses, n’interdit nullement la sauvegarde de codes organisationnels, de traces culturelles et de valeurs collectives qui se sont naturalisés.

La persistance de l’ancrage religieux a pu découler également pour une part du large mouvement de reconversion d’une partie du clergé tel qu’il s’est manifesté au cours des années 1960 et 1970, et dont on a noté la concomitance avec le processus de construction d’un nouvel appareil d’État. La montée en puissance des autorités étatiques, corrélative de l’affaiblissement de l’institution catholique, a joué en effet à la façon d’un substitut fonctionnel non seulement parce que l’État s’est imposé comme la nouvelle instance centrale de la société, mais aussi du fait qu’une partie du clergé qui a quitté ses fonctions ecclésiastiques a changé d’employeur tout en conservant la même profession, souvent d’ailleurs dans les mêmes murs. Cette puissante mutation est d’autant plus prégnante qu’elle a touché d’ex-membres du clergé qui ont inévitablement importé dans leur nouveau poste et leur nouveau statut les compétences, les savoir-faire et les sytèmes de valeurs qu’ils avaient longuement forgés et mis en oeuvre dans l’exercice de leur fonction religieuse. Marcel Rioux observe ainsi, au milieu des années 1970, la survivance du religieux au plan de l’organisation sociale et de l’imaginaire collectif (Rioux, 1974, p. 46)[10]. Près d’un demi-siècle plus tard, au vu de nombreuses publications récentes, une telle observation revient à l’évidence sur le devant de la scène : la mémoire est conçue comme une « tradition vivante » (Thériault, 2018). Comment interpréter autrement la publication en 2018 par la « revue d’histoire intellectuelle et culturelle » Mens d’un dossier consacré à « la grande noirceur », dans une perspective de réévaluation historique du Québec? Se demandant « comment se débarrasser de la grande noirceur sans se débarrasser du passé québécois », Jean-François Laniel et Joseph Yvon Thériault prennent un malin plaisir à rappeler l’adoption unanime par les députés québécois présents le 22 mai 2008 de la motion qui a fait immédiatement suite à la remise du rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles présidée par Gérard Bouchard et Charles Taylor : « L’Assemblée nationale réitère sa volonté de promouvoir la langue, l’histoire, la culture et les valeurs de la nation québécoise, favorise l’intégration de chacun à notre nation dans un esprit d’ouverture et de réciprocité et témoigne de son attachement à notre patrimoine religieux et historique représenté par le crucifix de notre Salon bleu et nos armoiries ornant nos institutions » (Laniel et Thériault, 2018, p. 106). On se souvient que la commission avait préconisé le retrait du crucifix du « lieu même qui symbolise l’État de droit ». Retenons enfin la question « simple et énorme » et à visée programmatique posée en 2012 par Pierre Lucier : « En quoi et comment ce qu’ont fait les communautés religieuses est-il toujours présent et agissant dans notre culture, c’est-à-dire dans nos façons de penser, de dire et d’aménager les choses? » (Lucier, 2012, p. 6). Celui qui fut président du Conseil supérieur de l’éducation et de l’Université du Québec avance d’emblée une première réponse de portée globale en évoquant l’action des communautés religieuses en termes de « formatage matriciel » (Ibid.). L’analyse en forme de « traces » ou d’« empreintes » du religieux dans l’espace public québécois est une traduction de pareille démarche (Berthold, 2018).

L’évolution contrastée des forces religieuses

Dès le lendemain de la Révolution française, l’amorce d’une reconstruction religieuse se manifeste au travers des congrégations, du fait soit de leur rétablissement, soit, surtout, de l’apparition de nouvelles communautés, qui deviennent autant de cadres d’action collective. Le nombre de religieuses, qui était d’environ 50 000 en 1790, tombe à 16 000 en 1816 mais il connaît alors une croissance rapide, passant à 31 000 en 1831 et à 130 000 en 1878. De 1820 à 1860, six nouvelles congrégations sont créées chaque année, et elles sont environ 500 à voir le jour au cours du 19e siècle (Cholvy, 2012, p. 51). Par son ampleur et sa vitalité, le phénomène n’a pas d’équivalent au sein de l’Église catholique. Claude Langlois en propose deux lignes interprétatives. La première s’inscrit dans le registre de la protestation religieuse qui, après le traumatisme révolutionnaire, pousse de nombreuses femmes à jouer la carte d’un engagement congréganiste, à un moment où leur chance d’accéder ailleurs à une vie professionnelle est des plus ténue. La seconde explication relève de l’attestation sociale, qui n’est pas sans rencontrer les voeux d’un pouvoir politique désireux de voir se reproduire le modèle des soeurs de charité des siècles passés, au nom de leur utilité sociale (Langlois, 1984). Le développement de ces fondations donne ainsi à voir, comme dans le Québec d’avant la Révolution tranquille, l’étroitesse du lien entre stratégies individuelles et engagement religieux ainsi que les modalités selon lesquelles l’Église catholique [ré]investit l’espace public dans le champ des services sociaux, sanitaires et éducatifs. Denis Pelletier attire également l’attention sur la contribution des congrégations féminines à l’unification culturelle du territoire national du fait de la relative similarité de leurs modes d’intervention (Pelletier, 1997, p. 30).

Pour prendre la mesure du phénomène à la fois puissant et inédit qui se développe sous leurs yeux et pour tenter d’y répondre, les évêques du Québec constituent en 1968 une Commission d’étude sur les laïcs et l’Église dont ils confient la présidence au sociologue Fernand Dumont. Ce groupe de douze personnes comprend un évêque, deux prêtres et neuf laïcs, dont quatre femmes et plusieurs anciens dirigeants de l’Action catholique, en particulier Claude Ryan, alors directeur du quotidien Le Devoir. Se forgeant sa propre doctrine, la commission considéra la puissante mutation du début des années 1960 comme un processus sociopolitique irréversible. Le sous-titre du rapport – « un héritage, un projet » – qu’elle remet en 1971 aux commanditaires (Commission d’étude sur les laïcs et l’Église, 1971) entend souligner l’indissoluble articulation entre continuité et changement, et donc la filiation entre référence au passé et invention de l’avenir. En recourant à la notion de « sécularisation interne » telle que la propose François-André Isambert, on pourrait avancer que la commission recommande d’appliquer à l’exercice de l’autorité ecclésiastique le principe de décentralisation. Elle appelle en effet à la création à la fois de « centres de décision » clairement identifiés et responsables de la conception de nouvelles orientations pastorales, au niveau diocésain et infra-diocésain sous la forme de « conseils pastoraux », et de « lieux communautaires » aptes à mobiliser les fidèles. La tenue d’audiences par la commission dans l’ensemble des évêchés et sa réception de quelque 800 mémoires témoignent de la densité et de l’effervescence des échanges qui se sont alors engagés, ainsi que des attentes qui se sont exprimées.

Le théologien Gregory Baum, qui fut expert au Concile Vatican II, vit dans ce groupe de réflexion une « remarquable tentative ecclésiastique de démocratisation de l’Église du Québec », mais il n’en estima pas moins que ce mouvement « n’a eu aucun succès. Tous les efforts pour faire de l’Église une institution de participation ont échoué jusqu’à maintenant » (Baum, 1990, p. 117 et 124). L’auteur nota à cet égard que, dans leur propre diocèse, bien des évêques s’en étaient tenus au statu quo et s’étaient montrés indifférents aux recommandations de la commission, ce qui n’a pu qu’entraîner, chez les catholiques engagés, un effet de décrochage et une chute rapide de l’enthousiasme suscité à la fois par les orientations conciliaires et l’espoir de réformes. C’est dire que les ébranlements de la Révolution tranquille n’ont pas conduit le catholicisme québécois à inventer un nouveau modèle d’action. Exprimant dans ses « mémoires » sa déception et le sentiment d’un échec, F. Dumont évoque le « désert que traverse le christianisme contemporain » (Dumont, 1997, p. 179). La « foi partagée » peut donc aussi être entendue et vécue comme une « foi déchirée » (Dumont, 1996, p. 12).

Rapprocher dans une même analyse deux événements aussi éloignés sur le plan historique et géopolitique que la Révolution française et la Révolution québécoise expose, à l’évidence, au risque d’anachronisme et de syncrétisme; pour y échapper, il convient de garder très vive à l’esprit la spécificité des contextes spatiotemporels, des enjeux et des acteurs. Ce qui rend plus difficile mais non moins éclairante l’analyse des processus québécois et français de « déliaison » entre une Église catholique dotée de puissantes ressources et un système politique en construction ne tient pas seulement à l’important écart chronologique qui les sépare, mais aussi et peut-être surtout au caractère d’exceptionnalité historique qui s’attache à chacun d’eux. Le concept de « régime d’historicité » conçu par l’historien François Hartog permet de saisir cette dualité par la prise en compte de la manière dont les sociétés pensent leur rapport au temps – passé, présent et avenir –, singulièrement en période de crise (Hartog, 2003). Dans une Europe couverte de monarchies, la Révolution française provoque un véritable séisme par la mutation des équilibres politiques internes qu’elle initie et la très large diffusion des idées de liberté et d’égalité dont elle est la source. Parce qu’elle provoque pareil tohu-bohu entre 1789 et 1815, la France contribue à modifier durablement l’histoire et la configuration de l’ensemble du continent européen. À l’inverse, le Québec du milieu du 20e siècle fait figure en quelque sorte d’« organe témoin » d’un passé supposé révolu dont les forces traditionnelles et conservatrices ont su s’adapter a minima pour sauvegarder leur pouvoir hégémonique. La Révolution tranquille apparaît ainsi comme une forme de rattrapage, de modernisation et de mise aux normes du fonctionnement de l’État qui interdisait par avance à l’Église, en contexte de sécularisation, d’engager avec quelque chance de succès une contre-révolution, parce que l’impossible « brèche » entre le passé et le futur, pour reprendre un concept-image d’Hannah Arendt, était devenue certaine. Il n’est pas défendu de tenir cette forme de rattrapage et de modernisation pour illusoirement « tranquille » tant furent vifs et profonds ses effets individuels et institutionnels.

Complexe, la comparaison n’en revêt pas moins un caractère heuristique : les pièces versées à ce dossier viennent en effet à l’appui de l’hypothèse, mutatis mutandis, d’une relative homologie entre les deux événements en raison, singulièrement, de la nature des enjeux politico-religieux et de l’influence exercée par des composantes d’une même institution religieuse dominante qui se sont montrées ouvertes au changement, même si, dans la période postrévolutionnaire, le déclin de l’Église dans le Québec de la seconde partie du 20e siècle paraît diamétralement opposé aux manifestations du réveil catholique dans la France du siècle précédent. Cette hypothèse, commandée par une approche en termes de régulation croisée du religieux et du politique (Itçaina et Palard, 2006), se trouve validée par l’examen des deux dimensions retenues : les formes prises par la pensée et la quête de l’autonomie sociopolitique en régime de quasi-chrétienté, et la gestion catholique en période postrévolutionnaire.

Ces dimensions appellent une élucidation des effets propres de la matrice catholique, y compris sur les valeurs portées par la modernité, à la façon dont Bertrand Badie et Guy Hermet voient dans la distinction – dont ils notent l’origine chrétienne – des sphères du sacré et du temporel le ferment de la spécificité occidentale et l’amorce d’un courant sécularisateur dont les effets s’inscrivent à la fois dans la construction de l’État moderne et dans l’instauration de la citoyenneté démocratique (Badie et Hermet, 2001). On est dès lors conduit à s’interroger sur ce qu’il demeure de cette « origine » et donc de cette réminiscence religieuse dans les pratiques de l’État et dans l’imaginaire du citoyen, à la façon dont Guy Hermet analyse « la contribution des religions chrétiennes à l’installation de la démocratie en tant que forme sociale et que système de valeurs de l’Europe de l’Ouest » (Hermet, 2020, p. 11). L’auteur estime que les spécificités institutionnelles du christianisme se sont avérées, en la matière, au moins aussi prégnantes que ses idées, ses valeurs et ses dogmes, d’où l’hypothèse d’une non-intentionnalité démocratique et le sous-titre donné à l’ouvrage : « La liberté par mégarde »…

La prégnance des débats qui se sont engagés autour de la question de la laïcité tout à la fois au Québec et en France au cours des dernières années donne à voir la réémergence et donc l’importance des marqueurs religieux au travers des positions adoptées au sein de chacun de ces deux systèmes politiques. Le souhait émis par François-Pierre Gingras et Neil Nevitte il y a une quarantaine d’années, alors que le compte de la Révolution tranquille pouvait pourtant être tenu pour quasiment soldé, est désormais pleinement honoré : « II faut rouvrir le débat sur l’importance véritable de la religion au Québec » (Gingras et Nevitte, 1983, p. 716). En France, le modèle contemporain d’articulation entre l’État et la religion a été d’emblée enchâssé dans le moment révolutionnaire : en effet, aux termes du décret voté par la Convention le 21 février 1795, dont l’écho, qui demeure actuel, s’entend dans la loi de Séparation des Églises et de l’État de 1905, « aucun culte ne peut être troublé » (article 1) et « la République n’en salarie aucun » (article 2). Rita Hermon-Belot est ainsi fondée à estimer que « c’est dans le cadre [d’une] démarche de séparation que la liberté des cultes a été alors très explicitement affirmée » (Hermon-Belot, 2015, p. 210). Vaut sans doute aussi pour la construction du pouvoir d’État l’adage selon lequel on ne se pose qu’en s’opposant. Cela n’a pas été vraiment le cas au Québec, où les « révolutionnaires » ont, de ce point de vue, pâti de la relative « tranquillité » de la mutation faute d’un combat pour une restauration du religieux contre le pouvoir du politique; la laïcité y a été longtemps proche d’une religion civile au sens où la conçoit Robert N. Bellah. Depuis le développement des débats qui ont conduit à la création en février 2007 de la commission Bouchard-Taylor évoquée plus haut, la scène politique a évolué. La configuration présente a conduit les gouvernements successifs à faire adopter une série de textes législatifs, le plus souvent contestés, dont le dernier à ce jour date du 16 juin 2019. Il fait reposer la laïcité de l’État sur quatre principes (article 2) : la séparation de l’État et des religions, la neutralité religieuse de l’État, l’égalité de tous les citoyens et citoyennes et, enfin, la liberté de conscience et la liberté de religion.

L’approche qui a été ici proposée gagnerait indéniablement à être élargie à d’autres formations sociales qui ont connu des moments révolutionnaires. On peut en effet estimer que des mouvements de pensée religieux ouverts au changement et que des moments de rupture à effet fondateur se trouvent dans d’autres révolutions modernistes, comme l’a montré Michael Walzer (2015) dans son étude des révolutions séculières et des contrerévolutions religieuses en Algérie, en Inde et en Israël. Il conviendrait en particulier de porter attention au rôle qu’ont pu jouer dans de tels processus, par exemple en Angleterre ou en Russie, des Églises chrétiennes non catholiques.

« Rouvrir le débat », écrivaient Gingras et Nevitte. On peut être porté à lire semblable intention dans les mots inattendus qu’Alexis de Tocqueville, moins d’un an avant sa mort, adresse à son ami Louis de Kergolay, le 16 mai 1858. Après avoir évoqué « le caractère immodéré, violent, radical, désespéré, audacieux, presque fou et pourtant puissant » des révolutionnaires français, il se fait circonspect et hésitant, peut-être parce qu’il tient – ou invite à tenir – pour insaisissables les ressorts de toute révolution :

Mon esprit s’épuise à concevoir une notion nette de cet objet et à chercher les moyens de le bien peindre. Indépendamment de tout ce qui s’explique dans la révolution française, il y a quelque chose dans son esprit et dans ses actes d’inexpliqué. Je sens où est l’objet inconnu, mais j’ai beau faire, je ne puis lever le voile qui le couvre. Je le tâte à travers un corps étranger qui m’empêche soit de le bien toucher, soit de le voir.

cité par François Furet, 1978, p. 211

Cet objet inconnu et voilé, qui s’apparente aussi par bien des côtés à une Révolution tranquille diversement interprétée parce que difficile à appréhender dans ses dimensions les plus profondes et dans son utopie, n’est pas sans évoquer l’image et la fonction du conopée dans la gestion catholique du sacré…