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Depuis 1971, les Éditions Héritage possèdent les droits de traduction exclusifs, pour le territoire québécois, des bandes dessinées de la maison d’édition américaine Archie Comics. Le monopole permet à Héritage de produire, au fil des ans, plus de 3 000 adaptations des aventures humoristiques et sentimentales de l’adolescent éternel, dont la trame est facilement repérable. Ronald Glasberg résume bien ce qu’il convient de nommer avec lui le « code Archie » :

[traduction] La structure fondamentale du code Archie est un triangle avec Archie à un sommet, les deux femmes qu’il a dans sa vie occupant les deux autres sommets. Ces femmes sont étrangement équivalentes, sur le plan de leur représentation artistique, bien que leurs personnalités soient assez différentes (en surface, du moins) […] – elles ont effectivement des visages et des corps identiques – et seuls leurs cheveux et leurs traits de caractère les distinguent. Betty appartient à la classe moyenne et est dépeinte comme « la fille d’à côté ». Elle adore Archie, à qui elle offre un amour pur et innocent (comme avec Veronica, la dimension sexuelle ne va jamais au-delà des embrassades et des baisers.) Veronica est une fille riche et gâtée qui s’intéresse de manière ambivalente au protagoniste – c’est-à-dire qu’elle tend à désirer Archie quand quelqu’un d’autre (habituellement Betty) le désire aussi. […] Et même si Veronica peut être vue comme égoïste et superficielle, elle est en fait une jeune fille au bon coeur qui, malgré sa rivalité avec Betty, est aussi très attachée à sa concurrente.[1]

Glasberg, 1992, p. 27-28

Cette structure fondamentale demeure intouchée par l’éditeur québécois, qui investit toutefois le péritexte de manière significative. Ne se contentant pas de traduire les oeuvres, Héritage les reconfigure en fonction du public local auquel elles s’adressent. Dans les rubriques « Chères Betty et Veronica » et « Chère Betty », les lecteurs, et surtout les lectrices, adressent leurs questions à des vedettes sérielles, jouant le jeu de la suspension de l’incrédulité pour brouiller les frontières entre leur quotidien et l’univers transfictionnel. Cette dynamique participative est liée au principe même de la communication sérielle, et s’explique par le contact répété et prolongé du lectorat avec les fascicules : « En retrouvant la même intrigue, les mêmes personnages, le même univers de fiction, le lecteur se voi[t] comme un familier de l’auteur [par extension, de son personnage] et de son récit » (Letourneux, 2017, p. 444). De façon plus ludique, cela implique aussi que le public reconnaisse l’autorité des prétendantes d’Archie en ce qui concerne les choses du coeur. À cette première page consultative s’ajoute, en 1983, le furtif « Courrier de Marie-Christine », suivi jusqu’en 1988 du « Courrier de Dominique », dans lequel Dominique Payette, membre du comité éditorial d’Héritage, répond au lectorat adolescent, mais dans un tout autre registre.

Cet article poursuit deux objectifs : offrir un portrait du lectorat des comics Archie réédités au Québec dans les années 1980, et exposer les particularités de leurs courriers du coeur. La coprésence des deux formes de correspondance ainsi que la nature des confidences et des conseils sont interrogées. Quelles traces de québécité portent ces deux rubriques, qui ont pour fonction d’assurer le transfert culturel d’une série américaine? Cette question centrale s’appuie sur les travaux de Michel Espagne, qui déplie l’enjeu de la resémantisation des objets culturels. Plus qu’un simple transfert, elle consiste en un acte de recréation : « Transférer, ce n’est pas transporter, mais plutôt métamorphoser, et le terme ne se réduit en aucun cas à la question mal circonscrite et très banale des échanges culturels. C’est moins la circulation des biens culturels que leur réinterprétation qui est en jeu » (Espagne, 2013, p. 1). Nous posons que les courriers du coeur sont des lieux stratégiques, surinvestis par Héritage afin d’assumer cette opération éditoriale de transfert culturel.

Afin de comprendre qui lit les comics Archie publiés au Québec, et comment, en retour, l’éditeur soigne son lectorat, nous avons dépouillé 91 numéros de la série Betty et Veronica (dorénavant BV) publiés entre 1979 et 1988. Les limites de notre corpus ont été établies d’abord en raison de la disponibilité des publications. Exception faite de sept fascicules parus entre 1973 et 1978, la Collection nationale de Bibliothèque et Archives nationales du Québec recueille les numéros de la série Betty et Veronica publiés à partir de 1979. L’année 1988 est marquée, quant à elle, par la fin du « Courrier de Dominique »[2] et par le remaniement substantiel des collections de comics publiés par les Éditions Héritage. Dans la même optique, la décennie que nous abordons correspond à la période où les activités de l’éditeur québécois s’intensifient, particulièrement dans le secteur des bandes dessinées, et se concentrent sur une variété de stratégies de québécisation du contenu.

Après avoir écarté de notre corpus d’analyse les fascicules qui ne contiennent aucune rubrique dédiée au courrier du lectorat, nous avons examiné 72 numéros appartenant à la série Betty et Veronica, ainsi que 8 fascicules complémentaires, tirés de la série Archie. Le survol de 106 numéros (janvier 1980-décembre 1988) issus de cette deuxième série nous a permis de conclure qu’elle n’alloue habituellement aucune place au courrier du coeur dans son espace péritextuel, sauf en huit occasions. Nous avons intégré ces cas d’exception à notre corpus parce qu’ils correspondent en tout point à ce qui s’observe au sein de leur série soeur. Pris dans son ensemble, le péritexte des 80 numéros analysés offre donc un échantillon suffisant pour soutenir une étude qualitative représentative des pratiques liées au courrier du coeur dans les deux principales séries de l’univers Archie rééditées en français par les Éditions Héritage. Précisons d’emblée que notre analyse se concentre justement sur le péritexte des séries évoquées. Si nous rappelons, lorsque nécessaire, les lieux communs qui forment (et formatent) l’univers Archie, nous faisons le pari que le péritexte se pose comme le lieu principal où la portée sentimentale des comics est encadrée et adaptée au lectorat québécois. Nous nous concentrons, en d’autres mots, sur le terrain investi par le public local pour observer de près ce qui lui est donné comme « fondement d’un discours collectif » (Letourneux, 2017, p. 445-446) partagé par la communauté lectrice.

Nous avons traité 325 lettres, issues de 90 rubriques consultatives de type « Chères Betty et Veronica » et « Courrier de Dominique » à l’aide d’une grille de lecture interrogeant les paramètres sociodémographiques des lectrices et lecteurs, les sujets abordés, le ton adopté par les courriéristes et la présence d’un jeu fictionnel, c’est-à-dire d’un brouillage entre le monde réel (celui de la correspondante ou du correspondant) et le monde fictionnel (celui des personnages-courriéristes). Les rubriques ainsi recensées se scindent en deux catégories, selon que les lettres s’adressent à des êtres fictifs (240 lettres) ou à une personne réelle (85 lettres). Nous postulons que la première catégorie, formée des chroniques « Chères Betty et Veronica » ainsi que « Chère Betty » (voir les annexes 1 et 2), fonctionne comme un tiers espace discursif permettant un double franchissement des frontières : les personnages posent un pied dans la société québécoise pour répondre à des questionnements portant à la fois sur le quotidien de la communauté lectrice et sur l’univers transfictionnel d’Archie, la coprésence de ces deux ordres de discours troublant elle-même la frontière entre le contexte réel du lectorat local et le monde fictif de Riverdale. Les conseils relatifs à l’amour seraient eux-mêmes hybrides, à mi-chemin entre l’horizon poétique d’Archie et la ligne éditoriale de la maison Héritage. Quant au « Courrier de Dominique » (voir l’annexe 3), il apparaît plus spécialisé, laissant toute la place aux tourments intimes de la communauté lectrice – au détriment des questions et commentaires sur l’intrigue ou sur les produits dérivés par exemple –, ce qui apparaît comme une stratégie éditoriale de fidélisation distincte, complémentaire.

Afin de vérifier ces hypothèses et de mieux situer les rééditions québécoises par rapport aux versions originales, nous avons consulté 18 numéros de la série américaine Betty and Veronica, à raison de 2 fascicules par année, pour la période qui s’étale de 1979 à 1987. Ce corpus secondaire, constitué à partir des numéros qui nous étaient accessibles – notamment sur la plateforme numérique Archie Unlimited –, a permis de soumettre 50 lettres en provenance du lectorat américain à la grille d’analyse décrite ci-dessus. Cet exercice nous a permis de réaliser une découverte significative : une minorité d’échanges épistolaires reproduits dans les versions américaines de « Dear Betty & Veronica » ont été traduits intégralement par les Éditions Héritage, qui ont pris le soin de modifier les noms et adresses des lectrices ou lecteurs pour leur donner une identité québécoise. Cela signifie que les informations tirées des lettres doivent être interprétées avec prudence, puisqu’elles peuvent avoir été falsifiées. En contrepartie, les membres du personnel de la maison québécoise que nous avons contactés[3] affirment tous avoir publié des lettres québécoises authentiques. Sans être en mesure d’en chiffrer précisément l’importance[4], on peut penser que la traduction de lettres américaines est une pratique ponctuelle, qui répond aux besoins urgents de la publication, lorsque le courrier local vient à manquer ou que les membres du comité éditorial ne disposent pas du temps nécessaire pour identifier, puis adapter les lettres – qui devaient être tronquées pour entrer dans les cases de la matrice américaine – et composer des réponses. Nous avons aussi retracé des personnes qui ont correspondu avec les Éditions Héritage, à partir des noms et des adresses trouvés dans les fascicules. La même démarche avait permis, dans de précédents travaux[5], de valider l’authenticité du courrier du lectorat publié dans les bandes dessinées de superhéros que les Éditions Héritage font paraître à la même époque. Selon toute vraisemblance, nous sommes donc en présence d’objets qui sont véridiques pour la plupart, forgés dans certains cas, mais qui participent tous d’un processus de transfert culturel : s’il arrive qu’Héritage décide de traduire une lettre, c’est parce qu’en tant que médiateur, l’éditeur considère que la situation décrite colle à son lectorat; il y a dans ce « geste éditorial »[6] quelque chose d’intéressant, peu importe si la lettre vient vraiment du Québec[7].

Ce constat conduit notre recherche vers le vaste champ des représentations sociales, lesquelles peuvent être définies, d’après Denise Jodelet, comme des « systèmes d’interprétation régissant notre relation au monde et aux autres, [qui] orientent et organisent les conduites et les communications sociales » (Jodelet, 1989). En admettant que la fonction première des représentations « est de donner sens à l’expérience humaine, que ce sens soit explicitement assumé comme jeu (Durkheim va jusqu’à associer toute représentation collective au délire) ou, à l’autre extrémité, comme raison (représentation dite scientifique) » (Ory, 2015, p. 10), le courrier du coeur des comics Archie doit être considéré comme une vitrine exhibant les contours du phénomène amoureux, tel que présenté à un groupe de jeunes lectrices et lecteurs. La pertinence des objets étudiés se trouve dans l’étiquette de l’amour – basée sur un code de valeurs et prescrivant certains comportements – qu’ils tendent à ériger et à suggérer à leur clientèle. Les rubriques scrutées servent aussi à l’« exhibition d’une présence » (Gagnon, s.d.) lectorale mi-véridique, mi-inventée, laquelle participe des stratégies de fidélisation mises en branle par les Éditions Héritage dans la plupart de leurs séries de bandes dessinées. Ces pratiques, qui se situent « bien à l’intersection du jeu et de la sociabilité », nourrissent « le sentiment plus large de participer à un groupe partageant les mêmes goûts, la même culture commune » (Letourneux, 2017, p. 448). Dès lors que la thématique amoureuse a préséance dans les rubriques participatives, les représentations qui y sont associées prennent valeur de base partagée par la communauté interprétative, en l’occurrence ici le lectorat de la maison Héritage. Car, faut-il le préciser, les représentations auxquelles nous nous intéressons se comprennent à l’aune des impératifs éditoriaux qui les infléchissent.

La première partie de l’article présente justement nos objets dans leur contexte de publication, tandis que la seconde offre un portrait sociographique du lectorat. Les troisième et quatrième sections recentrent la focale sur les différentes formes de courrier. De cette comparaison émerge l’idéal amoureux qui se dessine en creux dans le péritexte des bandes dessinées humoristiques qui ont charmé la jeunesse québécoise durant la décennie 1980.

Betty et Veronica chez Héritage

Les Éditions Héritage mettent peu de temps, après leur acquisition par l’imprimeur Jacques Payette, en 1969, à s’essayer à l’édition de bandes dessinées en fascicules destinées à un lectorat de masse[8]. Pour l’éditeur-imprimeur de Saint-Lambert, cette activité, délaissée au Québec depuis la disparition de la revue catholique Hérauts (Fides, 1944-1965), est remplie de promesses. Elle lui permet de rentabiliser au maximum l’achat d’une presse rotative, qui peut fonctionner jour et nuit. Elle donne aussi accès à un marché vacant : les comic books américains, bien qu’ils circulent dans les régions anglophones et bilingues de la province au moins depuis le début des années 1950[9], rejoignent plus difficilement le lectorat francophone. Or, il s’agit là d’une masse critique de lectrices et de lecteurs à conquérir.

Une première entente de traduction est conclue avec Marvel Comics, en 1968, et octroie à l’éditeur québécois le droit de rééditer en français l’ensemble du catalogue de la maison américaine. En dressant l’inventaire des premiers titres adaptés par les Éditions Héritage, on remarque déjà une volonté de s’adresser à un jeune public à la fois masculin et féminin en misant sur les stéréotypes de genre. Évidemment, cette division genrée du lectorat ciblé n’empêche pas une certaine mixité au sein des publics. On sait, par exemple, que des lectrices étaient passionnées par les aventures de Hulk (voir la lettre de Claudette Durand, Capitaine America no 124/125, 1981, p. 47) et que des lecteurs suivaient les tribulations amoureuses de Betty et Veronica, comme en attesteront les données présentées ci-dessous. Il demeure que le catalogue de la maison est organisé de manière binaire, en fonction d’un imaginaire masculin viril, où l’action (parfois violente) prime, et d’un imaginaire féminin tout aussi stéréotypé[10], animé par le motif de la conquête amoureuse[11]. Les séries de superhéros (L’Étonnant Spider-Man, L’Incroyable Hulk, Capitaine America, Les Fantastic Four, etc.), principalement consommées par de jeunes garçons, sont donc rejointes en 1970 par Millie le Mannequin (Millie the Model), qui ne répond pas aux attentes et s’interrompt après la parution du quatrième numéro.

La conquête du lectorat féminin se concrétise toutefois quelques mois à peine après l’abandon de Millie le Mannequin, lorsque les Éditions Héritage signent une entente de traduction exclusive, pour l’ensemble de la francophonie, avec l’éditeur de comic books américains le plus prospère, Archie Comics. Depuis 1969, la série Archie, lancée en 1942[12], trône au sommet des palmarès de ventes aux États-Unis. D’après le répertoire statistique Comichron, en moyenne 515 356 exemplaires de chaque numéro mensuel sont vendus cette année-là. La série Archie’s Girls Betty and Veronica suit de près, avec des ventes mensuelles moyennes se situant à 384 789 exemplaires, ce qui la place au 5e rang parmi les meilleurs vendeurs au cours de la même année (Miller, s.d). En traduisant ces deux titres phares, qu’elles lancent simultanément en octobre 1971, les Éditions Héritage courent donc peu de risques sur le plan financier, et encore moins sur le plan moral :

[traduction] Tous les personnages avaient suffisamment de charme pour que leur publication connaisse un succès pérenne auprès des jeunes enfants. Pourtant, le ton de la série trahit le regard moralisateur et l’encadrement d’un adulte. « L’adolescent typique » des États-Unis n’utilise jamais le langage des adolescents, ne se bat jamais, ne fume ni ne boit jamais, obéit toujours à ses parents à la fin des récits et trahit par quelques menus indices l’existence de sa libido. En d’autres mots, il est typique seulement du genre d’adolescents que la plupart des adultes souhaiteraient côtoyer.

Wright, 2001, p. 73

Relativement sages, les séries Archie conjuguent parfaitement ces deux visions de l’adolescence qui assurent leur popularité : le jeune lectorat y voit un mode de vie excitant, centré sur les relations entre amis et courtisans, où toutes les mésaventures et tous les malentendus se règlent par un gag ou un milk-shake, tandis que les parents peuvent être rassurés, puisque les perspectives d’avenir intériorisées par leur progéniture sont sobres, chastes et sûres. Leur caractère inoffensif leur ouvre les portes des foyers nord-américains, y compris ceux du Québec[13].

L’intégration des séries Archie à son catalogue constitue l’une des décisions déterminantes prises par la maison Héritage. D’après les chiffres avancés par Robert Saint-Martin[14] en 1982, leurs tirages mensuels se situent à 15 000 exemplaires par numéro, contre 7 500 pour les séries de superhéros et 10 000 pour les séries Disney, signe de leur adoption réussie par un lectorat étendu (Racette, 1982, p. C2). Qui plus est, ces titres se révèlent durables, résistant à l’abolition, en 1987, de la branche éditoriale dédiée à la traduction de comic books. Ils permettent surtout d’étendre en terre québécoise le phénomène éditorial et social qui a eu un impact sur la culture des jeunes Nord-Américains. Lus massivement, de manière répétée et persistante, les comics Archie de cette époque réitèrent constamment une image figée des relations amoureuses – image qui a très peu évolué depuis 1941. Par sa redondance, le « code Archie » génère une vision de l’amour qui percole dans le courrier du coeur incorporé aux fascicules et qui est susceptible de façonner, au moins en partie, l’imaginaire amoureux de la communauté lectrice.

Profil du lectorat

Bien que nous disposions de données permettant d’estimer le public cible de Betty et Veronica, rien, jusqu’à maintenant, n’indiquait quel type de lectrices et de lecteurs la série rejoignait dans les faits. Nous avons compilé toutes les données à notre portée. Afin de cerner au plus près le lectorat de la série, nous avons décidé d’observer toutes les rubriques faisant appel à la participation des lectrices et des lecteurs. La forme des courriers du coeur étant propice à l’anonymat[15], les données personnelles comprises dans ces pages sont limitées. En revanche, les informations comprises dans les pages « J’aimerais correspondre », ainsi que « Merci pour vos lettres » (voir les annexes 4 et 5), se prêtaient bien à l’analyse[16]. Six cent un portraits tirés de ces deux rubriques, ont servi à dresser le portrait des lectrices et lecteurs de comicsBetty et Veronica pour la période retenue. Rappelons que les personnes qui décident d’écrire à la revue ne forment qu’une partie du lectorat total; néanmoins, cet échantillon pointe assurément des tendances lourdes quant au portrait des lectrices et lecteurs. Nous avons tenu compte de leur situation géographique, de leur sexe, ainsi que de leur âge. Puisque le bassin de personnes participant au courrier du coeur ne recoupe qu’en partie celui du reste de la correspondance, les chiffres relatifs aux deux communautés, ainsi que leur synthèse (un total de 926 lectrices et lecteurs), sont mis en perspective dans le tableau 1.

Tableau 1

Profil des correspondantes et correspondants en fonction des rubriques*

Profil des correspondantes et correspondants en fonction des rubriques*

* Les pourcentages sont présents à titre indicatif seulement.

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Les fascicules circulent massivement au Québec, à l’intérieur d’un vaste quadrilatère traversé par le fleuve Saint-Laurent, et formé par Sainte-Barbe, Havre-Saint-Pierre, La Sarre et Sherbrooke, selon notre analyse de la provenance du lectorat. On retrouve les aventures de Betty et Veronica dans les marchés à grande surface, les tabagies et les épiceries (Levasseur et Letarte, 1985, p. 26). Le nombre de lectrices et de lecteurs par municipalité est proportionnel à la démographie effective de chacune d’entre elles, ce qui indique une distribution efficace et un accueil uniforme dans les centres urbains et les régions périphériques[17]. Si la forte majorité du lectorat est québécoise, les opuscules sont aussi consommés en Ontario, au Nouveau-Brunswick, aux États-Unis[18] et ailleurs dans la francophonie (deux personnes provenant de la France et de Haïti).

Ce sont surtout des filles qui prennent la plume pour écrire à la revue. Les lectures parallèles qu’elles mentionnent dans leurs témoignages confirment que c’est la teneur amoureuse des récits, ainsi que l’humour léger qu’ils recèlent, qui leur plaisent. Au palmarès des oeuvres affectionnées par les consommatrices de Betty et Veronica figurent d’abord la bande dessinée Mafalda ainsi que les aventures de la Comtesse de Ségur (Levasseur et Letarte, 1985, p. 22). La consommation de bandes dessinées populaires coexiste donc avec d’autres pratiques de lecture, de préférence ludiques et imbriquées dans les relations sociales, comme en témoignent les habitudes de Julie, 12 ans :

J’adore lire, c’est ce que j’aime le plus. Je lis des Betty et Veronica et les Archie. Il y a six mois, j’ai lu tous les Comtesse de Ségur, c’était la compétition avec les copines : qui finirait la première? On les a tous lus. J’aime aussi les livres vieux, c’est mystérieux. On les feuillette pour voir s’il n’y aurait pas la cachette d’un trésor. On va dans les bazars, puis quand la couverture est toute sale, poussiéreuse dessus, on l’achète pour voir celle qui aura le plus vieux livre!

Levasseur et Letarte, 1985, p. 22

La sociabilisation inhérente à la lecture de bandes dessinées se réverbère d’ailleurs dans la rédaction des lettres elles-mêmes, parfois signées en duo dans « Chères Betty et Veronica ».

Les filles participent aussi en plus grand nombre aux différents courriers du coeur : 236 lettres proviennent de lectrices; 42 sont signées par des lecteurs et 47 ne contiennent aucun indice quant au sexe de leur rédacteur. Dans le « Courrier de Marie-Christine » et le « Courrier de Dominique » en particulier, cette sous-représentation du lectorat masculin est telle qu’elle fait s’exclamer la courriériste Dominique : « Je suis tout à fait contente qu’un garçon de ton âge m’écrive! » (BV, no 158, 1984). La lettre, dont seule une partie est publiée, ne dévoile pas l’âge du lecteur en question.

Les chiffres révèlent que le lecteur type a un peu moins de 12 ans, et toutes les valeurs sont comprises entre 7 et 19 ans. En soustrayant l’âge moyen du lectorat aux bornes de la période étudiée (1979 et 1988), on peut déduire que les lectrices et lecteurs sont nés, pour la plupart, entre 1967 et 1976, ce qui correspond à la génération X. L’analyse de discours doit tenir compte de l’extrême jeunesse du lectorat, puisqu’elle accroît la potentielle adhésion de celui-ci au jeu fictionnel qu’implique le fait de correspondre avec des personnages sériels[19], en même temps qu’elle éclaire la nature des questions formulées et celle des réponses produites.

« Chères Betty et Veronica » comme point de bascule entre la tradition américaine et l’innovation québécoise

Traditionnellement, les comic books américains réservent une place de choix au courrier des lecteurs (letter columns) à l’intérieur de leurs pages. Jusqu’à la fin du 20e siècle, il était de coutume, pour les éditeurs, d’entrer en dialogue avec leurs différents publics :

[traduction] À partir du début des années 1960, le courrier du lecteur a occupé une place centrale dans la culture des comic books et s’est avéré un ingrédient crucial dans l’émergence d’une base de fans organisée autour d’une même sous-culture. La pratique qui consistait à publier les adresses complètes des correspondants a permis aux aficionados de correspondre avec leurs homologues et de compiler des listes de personnes qui pourraient souhaiter produire des fanzines. Les éditeurs ont aussi utilisé le courrier du lecteur pour mobiliser les fans […] [et] pour créer un sentiment de communauté et de loyauté parmi ce lectorat.

Pustz, 1999, p. 167

En septembre 1967, Archie Comics rejoint le bal et ajoute au numéro 139 de la série Betty and Veronica un espace similaire, une sorte de spin-off[20] intitulée « Dear Betty and Veronica ». La rubrique est animée par les deux héroïnes, qui servent de pseudonymes à différents membres du comité éditorial[21]. À la différence du courrier qu’abritent les séries de superhéros de Marvel et DC Comics, par exemple, les lettres qui paraissent dans « Dear Betty and Veronica » portent autant sur l’univers fictionnel présenté que sur les tracas vécus par le lectorat. Ce caractère hybride positionne « Dear Betty and Veronica » au point de rencontre entre le courrier du lecteur typique et les rubriques de conseils (advice columns) trouvées dans les magazines (Beaty, 2015, p. 112). C’est à travers cette chronique, par ailleurs, que l’éditeur Archie Comics oriente précisément la série vers le lectorat féminin : [traduction] « Alors que les récits contenus dans Betty and Veronica, plus que dans toute autre série, illustraient des thèmes féminins, ce sont les rubriques connexes qui en faisaient réellement un titre d’intérêt pour un jeune lectorat féminin » (Beaty, 2015, p. 111). Les thèmes de l’amour et des relations familiales, omniprésents dans toutes les séries Archie, y compris celles pensées en fonction d’un lectorat mixte (Reggie, Jughead), y côtoient les discussions au sujet des dernières tendances dans le domaine de la mode féminine et les conseils de beauté. Le péritexte précise ainsi le public ciblé par Betty and Veronica en multipliant les stéréotypes genrés.

De manière analogue, les Éditions Héritage utilisent la rubrique « Chères Betty et Veronica », dont elles reprennent le gabarit, ce qui a pour effet de donner une voix à leur lectorat majoritairement féminin et d’augmenter la proportion de contenu sentimental que renferme la série Betty et Veronica. Comme c’était le cas dans la rubrique originale, le contenu des missives porte autant sur l’univers d’Archie que sur le quotidien du lectorat. 126 lettres demandent des conseils sur l’amitié, l’amour, la beauté ou la gestion du poids, la famille, la vocation (par exemple, dessinatrice ou dessinateur) ou les tracas du quotidien, tandis que 114 lettres contiennent des encouragements à poursuivre la publication, des questions sur l’histoire ou les personnages, des demandes pour des produits dérivés, des invitations à commenter les dessins des fans, des questions de réseautage et de fan-clubs, etc. Cela dit, en matière de conseils, la thématique amoureuse prévaut, puisqu’elle se retrouve dans 73 des 240 lettres adressées aux deux héroïnes, ce qui la place au premier rang de tous les sujets abordés. Les problèmes amoureux se révèlent généralement superficiels, malgré toute la gravité que leur attache le jeune lectorat. Par exemple, en sautant un peu vite aux conclusions les plus pessimistes, un lecteur doute de la fidélité de son amoureuse : « J’ai un problème avec mon amie. Je l’ai vue avec mon meilleur ami dans un restaurant! Devrais-je demander des explications? » (BV, no 125, 1982). Dans un registre similaire, une lectrice ne sait plus quoi faire pour se débarrasser d’un prétendant, collant, vaniteux et colérique : 

« J’ai un gros problème : Il y a un gars qui m’aime mais moi, je le hais! Il n’arrête pas de me demander! Je lui ai déjà dit d’arrêter mais il continue en se vantant d’être le plus beau et le plus intelligent. Chaque fois que je parle à un autre garçon, il se fâche un peu comme [le personnage de] Moose. Que dois-je faire?  »

BV, no 202, 1988

On devine, à travers ces exemples, que les lectrices et lecteurs s’attendent à ce que Betty et Veronica leur dictent des lignes de conduite claires. En d’autres mots, on ne cherche pas tant, dans « Chères Betty et Veronica  », à décortiquer la nature ou le bien-fondé des sentiments qu’à trouver des solutions précises à des problèmes bien circonscrits.

Les conseils fournis par Betty et Veronica, quant à eux, témoignent du double rôle confié aux courriéristes. Figures amicales, elles se montrent bienveillantes et compréhensives, tâchant de désamorcer les situations tendues qu’on leur soumet. À ce garçon qui craignait une relation adultère entre sa copine et son meilleur ami, elles suggèrent la confiance : « Donnez-leur le bénéfice du doute! Ils se sont peut-être rencontrés accidentellement! Vous le saurez bientôt! » (BV, no 125, 1982). Pragmatiques, elles suggèrent aussi des actions concrètes. Par exemple, elles invitent une jeune fille qui souhaite connaître le numéro de téléphone d’un garçon « sans lui demander directement  » à « regarde[r] dans l’annuaire de téléphone si son nom correspond à l’adresse  », pour identifier le numéro en question (BV, no 204, 1988). Lorsque la situation l’impose, en revanche, les courriéristes se montrent fermes, au risque de dévoiler le regard adulte qui guide leurs conseils. Ainsi, le dilemme d’une correspondante qui ne sait pas comment avouer à son copain qu’elle a peur de monter à moto avec lui, parce qu’il « aime le risque » et « fait du slalom entre les voitures », suscite une réaction vive : « Ne risquez pas votre vie stupidement, vous n’en avez qu’une » (BV, no 127, 1982). Betty et Veronica se font donc à l’occasion les porte-voix d’instances parentales qu’elles ne doivent pas s’aliéner. N’oublions pas que les courriéristes représentent une marque et un univers fictionnel conservateur, nonobstant la témérité qui caractérise leurs personnalités et leurs actions, dans les récits auxquels elles participent (Veronica est réputée aimer les voitures de sport, la vitesse et le danger).

Betty et Veronica, prêtes à toutes les manigances pour courtiser Archie, perdent donc une large part de leur impulsivité et de leur esprit frondeur lorsque vient le temps de s’adresser à leur jeune public. Aussi évitent-elles autant que possible les références directes à l’univers Archie dans leur discours, leur propre dimension fictionnelle n’étant attestée, dans la majorité des cas recensés, qu’à travers les portraits d’elles qui ornent leur rubrique : les réponses dans lesquelles elles endossent explicitement leur identité chimérique – par exemple en affirmant qu’elles salueront les autres personnages ou qu’elles réfléchiront à adopter une nouvelle coupe de cheveux – sont peu nombreuses. Un tel jeu fictionnel peut être retracé dans 20 lettres sur les 240 (8,3 %) qui composent notre corpus. Parmi elles, huit seulement comportent un discours à saveur sentimentale. Betty et Veronica, peu enclines à pousser la supercherie, participent donc au jeu fictionnel seulement lorsqu’elles y sont invitées par les lectrices. À une lectrice qui aimerait « qu’Archie perde goût de Veronica et sorte avec Betty  », elles réagissent de la manière attendue : « Betty : “J’aime beaucoup tes idées”. Veronica : “Tu peux bien garder tes idées pour toi.”  » (BV, no 109, 1980). Amusante, leur réplique opère la superposition des pendants textuel et péritextuel de Betty et Veronica et rend un peu plus poreuse la frontière qui sépare Riverdale du Québec. Le potentiel ludique de ce genre d’intervention, cependant, n’est pas exploité pleinement. Citons à preuve cette hésitation feinte par la courriériste, lorsqu’elle aborde la relation entre Archie et Betty : « Archie ne voit pas que Betty… Que je suis amoureuse de lui! Il préfère souffrir avec Ronnie  » (BV, no 155, 1984). En reconnaissant rarement et timidement l’univers de fiction d’où elles proviennent, Betty et Veronica limitent les conflits éventuels entre leurs différents rôles et adoucissent le paradoxe provoqué par leur maturité intermittente.

La nature et le traitement des sujets exposés dans « Chères Betty et Veronica  » correspondent, dans l’ensemble, à ce que l’on trouve dans les objets originaux publiés aux États-Unis. Il ne fait aucun doute que la traduction intégrale de quelques lettres américaines par les Éditions Héritage accentue ces similitudes. Mais, au-delà du rabâchage, il faut voir dans l’uniformité transnationale du courrier l’empreinte de la poétique des séries Archie. Les sujets abordés par le lectorat et les réponses fournies par les courriéristes, des deux côtés du 49e parallèle, font migrer dans le péritexte les enjeux exposés dans les récits :

[traduction] Précurseurs des comédies de situation pour grand public diffusées à la télévision, les comic books Archie traitaient de problèmes si triviaux et si complètement solubles qu’ils donnaient l’impression de se dérouler dans un climat éternel de félicité banlieusarde.

Wright, 2001, p. 72

Ajoutons à cette analyse que les intrigues mises en scène dans les séries Archie se concentrent sur les premières étapes des connexions émotionnelles. Le rôle de ce courrier du coeur s’arrête le plus souvent à la lisière de la relation amoureuse, n’allant pas jusqu’à proposer des conseils pragmatiques sur des problèmes de couple ni à participer à l’éducation sexuelle du lectorat, contrairement à une pratique courante dans les courriers du coeur de la presse populaire, qui vise un public moins jeune[22]. Le « climat onirique  » (Eco, 1976, p. 31) qui détache chaque intrigue des séries Archie d’une continuité narrative commune, comme si elle se déroulait en vase clos, définit l’amour comme une quête renouvelable et empreinte de légèreté. Dans le péritexte, cela se traduit par une thématique sentimentale tout juste effleurée, et trouvant sa place aux côtés d’autres considérations, liées tantôt aux publications, tantôt aux tribulations quotidiennes du lectorat. En publiant en majorité des lettres où des problèmes sentimentaux légers sont exposés, les Éditions Héritage assurent la cohérence bâtie conjointement par le texte et le péritexte.

Notre portrait de la rubrique « Chères Betty et Veronica  » ne serait pas complet si nous le résumions à cette félicité bon enfant qui, bien que prépondérante, n’empêche pas des cas plus graves de se glisser à l’occasion dans le courrier. Les inquiétudes engendrées par le divorce des parents, par exemple, font contrepoids à une conception candide de l’amour. Dans la toute dernière livraison de Betty et Veronica de notre corpus, on trouve ainsi ces confidences :

Mon père et ma mère se sont divorcés! Ils m’ont dit que ce n’était pas de ma faute, bien sûr! Je ne sais pas ce que je vais faire car j’aime mon père et ma mère! Papa va habiter ailleurs et ne sait pas si je pourrai le voir souvent! Pour l’instant, je reste avec ma mère. Je connais beaucoup d’amies dont les parents sont divorcés et ça n’a pas l’air d’être un problème, mais je m’inquiète!

R. S. Longueuil

Je vis avec mon père depuis que mes parents sont séparés. Avant, nous avions une maison, et maintenant nous habitons en appartement. Je m’ennuie de ma mère parfois! Je la vois une fin de semaine sur deux, bien sûr, mais quand même. Je me demande si on aura un jour une autre maison.

M. F. Montréal (BV, no 208, 1988)

Devant de tels témoignages, les courriéristes adoptent un ton rassurant et encouragent les enfants à parler de leurs sentiments à leurs parents. Aux deux lettres citées ci-dessus, elles offrent la réponse suivante :

Beaucoup de couples divorcent, malheureusement. Ce n’est pas la faute des enfants, c’est [sic] la faute de personne. C’est ainsi. Il faut que les parents et les enfants se parlent pour régler les problèmes. La vie ne finit pas avec un divorce! Une autre vie commence! Les réajustements ne sont que temporaires.

BV, no 208, 1988

En dignes confidentes, Betty et Veronica aident les jeunes Québécoises et Québécois à vivre une réalité assez nouvelle : en 1971, au moment où Betty et Veronica est lancé au Québec, on comptait 14,6 divorces pour 100 mariages dans la province. En 1979, seuil initial de notre échantillon, on compte désormais 33,2 divorces pour 100 mariages. En 1988, quand cesse de paraître le « Courrier de Dominique », le taux de divortialité grimpe à 47,8 divorces pour 100 mariages (Institut de la statistique du Québec, 2011). Le problème, vraisemblablement éprouvé par une portion importante du lectorat, mérite et reçoit un traitement attentionné.

Bref, la rubrique « Chères Betty et Veronica  » complète doublement la fiction en offrant un espace où se prolonge l’idéal adolescent dépeint dans les récits tout en enregistrant pourtant les troubles plus réels que traverse la génération des enfants du divorce. Si Archie vit un triangle amoureux avec Betty et Veronica en toute innocence et à l’abri de toute menace, si le courrier du coeur et les situations qui y sont évoquées sont justement imprégnés de cette douce innocence, les problèmes graves du lectorat sont traités avec une bienveillance rassurante. En plus de répondre, comme la fiction, à un besoin de distraction, la rubrique « Chères Betty et Veronica  » assure ainsi un accompagnement limité (au sens thérapeutique du terme), en ce sens qu’elle amène la jeunesse à discuter de soucis qui l’affectent parfois sévèrement et à exprimer ses émotions. Sur le plan éditorial, la rubrique se dessine par ailleurs comme un lieu intermédiaire entre le courrier du coeur américain – dont elle importe les motifs, le ton, le régime fictionnel refoulé – et la chronique entièrement québécoise qui prend place à ses côtés, à partir de 1983. Elle maintient la conformité de l’édition francophone au format et à la poétique des comics américains originaux, en les rendant toutefois perméables aux interventions du lectorat local. Ce faisant, elle permet à l’éditeur de fidéliser ce lectorat en exhibant devant lui la présence d’une communauté lectrice partageant des goûts communs (la moitié des échanges concernant les publications elles-mêmes) et des tracas dans lesquels il peut se reconnaître (ce qui permet de lier les aventures de Betty et Veronica au réel). Une fois enclenché, ce dialogue se voit offrir un nouvel espace propice aux confidences, plus intime et entièrement local.

Le « Courrier de Dominique  »

Dès 1983, une page consultative made in Québec fait son apparition aux côtés des rubriques de type « Chères Betty et Veronica  »[23]. Le « Courrier de Marie-Christine  », publié à deux reprises durant l’année 1983 (BV, no147 et BV, no 148), est suivi du « Courrier de Dominique  », dont on compte 15 occurrences entre 1984 et 1988. Rien ne permettait d’anticiper la nouveauté : aucune invitation aux lectrices et lecteurs dans les numéros précédents, aucune note introductive en tête de la première chronique. Des indices dans la première édition du « Courrier de Marie-Christine  » suggèrent que les premières missives proviennent bel et bien du lectorat, mais qu’elles ont été adressées à Betty et Veronica, puis récupérées dans la nouvelle chronique[24]. Puisque les correspondantes et correspondants des deux courriers sont invités à envoyer leurs lettres à la même adresse, pendant toute la période étudiée, la distinction entre les correspondances repose essentiellement sur les choix éditoriaux opérés par le comité de rédaction, d’autant plus que les deux types de rubriques étaient animés par les mêmes personnes, selon Dominique Payette (Boivin et Rioux, 2020). Comme le « Courrier de Dominique  » ne trouve pas son équivalent dans les versions originales, nous posons, en guise de prémisse, que la nouvelle rubrique représente un geste éditorial[25] particulièrement abouti de la part de la maison d’édition québécoise. Tandis que les interactions entre Betty, Veronica et leurs fans demeurent somme toute assez superficielles, se résumant à des conseils ad hoc sur des sujets variés et nécessitant un engagement modéré de la part des courriéristes, le « Courrier de Dominique  » se présente comme un courrier du coeur plus conventionnel, doté d’un format qui s’éloigne des impératifs de la bande dessinée, d’une animatrice non fictionnelle et proposant un encadrement plus serré de l’amour et des fréquentations. Le phylactère laisse place à des blocs de texte denses[26] et les masques fictifs tombent, révélant cette fois une figure locale, Dominique Payette, membre du comité éditorial dans l’entreprise paternelle.

Précédée par sa soeur Marie-Christine, Dominique Payette – à ne pas confondre avec la journaliste du même nom – prend la relève dès la troisième parution, animant à son tour le « Courrier de Dominique  », en tous points similaire au « Courrier de Marie-Christine  ». À l’époque, elle a la jeune vingtaine, et est inconnue du public[27]. En fait, l’écart hiérarchique entre les interlocuteurs est faible. La rédactrice, lambda aux yeux de ses fans, vient tout juste de sortir de l’adolescence, et provient de la même aire géographique qu’eux. Cette proximité leur donne sans doute l’impression de se confier à une « amie  », impression renforcée par le portrait sympathique de « Dominique  », qui trône tout sourire au sommet de la rubrique. Dominique Payette prête ainsi son prénom et son visage au courrier du coeur qu’elle anime, mais elle lui donne aussi une vocation nette : la chronique se consacre aux tourments intimes, ne laissant plus de place aux commentaires sur la fiction. Fait intéressant, bien que la grande majorité des lettres contenues dans ce courrier du coeur demandent des conseils sur les relations amoureuses (65 des 85 lettres abordent cette thématique), le mode opératoire de Dominique consiste, le plus souvent, à déboulonner l’amour au profit de l’amitié.

Comme cela s’observait dans « Chères Betty et Veronica  », le topos du triangle amoureux est récurrent dans les missives à teneur sentimentale. On se demande comment s’attacher le prétendant d’une amie ou comment empêcher une rivale de dérober sa propre flamme. Cela n’est pas étonnant dans la mesure où le lectorat est gavé de ce type de représentations. Si Archie, Betty et Veronica forment un triangle équilatéral parfait, Dominique n’hésite pas à briser l’équilibre et à corriger les visions des lectrices et lecteurs. À une correspondante anonyme qui aimerait « avoir un ami pour l’année scolaire et un pour les vacances  », Dominique rétorque : « Ne crois-tu pas que la gourmandise soit un léger penchant chez toi? Malgré tout, tu n’appartiens à personne, tu es dans ton plein droit de voir celui qui t’enchante, mais pour une plus grande sérénité envers tes prétendants je garderais une relation ami-amie  » (BV, no 157, 1984). La réponse contient ici une tension entre la volonté d’accorder une liberté féministe à la jeune fille (« tu n’appartiens à personne  ») et un certain relent de morale catholique latente, par la référence au péché de la gourmandise et au couple monogame. Et à une jeune fille qui s’amourache d’un nouveau garçon chaque fois qu’elle se met en couple, la rédactrice suggère de nouveau une attitude de résignation : 

Ne crois-tu pas que l’insatisfaction est un de tes petits défauts? Il faut apprendre à apprécier ce que l’on possède dans la vie sans toujours trouver le terrain du voisin plus vert que le sien. Sois-en consciente, car la vie ne te sera jamais assez belle.

Archie, no 168, 1985

En encourageant les jeunes à toujours préférer « un chemin sans obstacle  » (BV, no 172, 1985), la courriériste les dirige vers l’univers inoffensif typique d’Archie, et c’est ce qui est attendu de sa rubrique. Néanmoins, les questions qu’elle pose à ses correspondantes, certes lancées pour favoriser l’introspection, ne sont pas sans trahir une forme de mise en accusation, face aux comportements jugés « déviants  ». À une occasion toutefois, elle change d’approche. Deux cousines de 12 ans affirment « tombe[r] dans les pommes  » chaque fois qu’elles voient leur cousin de 13 ans, et se demandent quoi faire. La courriériste répond, enthousiaste : « Je ne vois guère votre problème. Le bonheur est dans l’air. Si vous pouvez faire naître une grande amitié entre vous et votre cousin, cela me paraît tout à fait charmant. Prenez les bons moments qui passent!  » (BV no 160, 1984). Dominique décode bien que les sentiments que les lectrices prennent pour de l’amour sont inoffensifs. Le message lancé par Dominique n’est pas, encore une fois, tellement différent du « code  » qui se déchiffre, en filigrane, dans les histoires d’Archie, Betty et Veronica. Dans l’article « The Archie Code  », Ronald Glasberg observe avec justesse que l’indétermination qui caractérise Archie est un trait typique de la jeunesse :

[traduction] Archie lui-même est cet éternel adolescent qui, en déplaçant constamment son choix entre les deux femmes principales de sa vie, représente la jeunesse par la liberté qui existe précisément du fait que cette jeunesse n’a pas à choisir. L’Amérique, en tant que culture de la jeunesse, idéalise ce délai de grâce au seuil des choix et souhaiterait étirer ce moment plus avant dans le cours de la vie.

Glasberg, 1992, p. 28

Le même type de conseil s’applique aux nombreuses lectrices qui demandent à Dominique d’approuver leur relation avec un amoureux plus âgé, ou encore celles qui attendent en vain les premiers émois. Le verdict est clair : « la vie nous apporte des plaisirs différents à chaque âge  » (BV, no 170, 1985), donc il vaut mieux profiter de « ces instants de bonheur et de fraîcheur  » (BV, no 206, 1988). L’écart entre les discours véhiculés par les histoires d’Archie et les conseils de Dominique réside peut-être précisément dans cette notion de « choix  ». Alors qu’Archie incarne la jeunesse par son papillonnement insouciant entre deux prétendantes, la courriériste Dominique semble retarder fortement cette forme d’engagement, aussi éphémère soit-elle. Elle montre volontiers une porte de sortie plus sûre : l’amitié. On présume que ces leçons sont de bon augure pour les parents des consommatrices et consommateurs, d’autant plus que la courriériste se range de leur côté : « Ta mère a sûrement de très bonne raison [sic] de t’interdire de sortir avec les garçons. Mais rien ne t’empêche de faire de belles connaissances en restant tout simplement copain […], crois-moi  » (Archie, no 168, 1985). Dans le même esprit, on ne s’étonnera pas que Dominique proscrive l’usage de la cigarette, « cet objet malsain  » (Archie, no 168, 1985). Non seulement un mode de vie sain est encouragé[28], mais il semble que le courrier subisse lui-même une purgation importante au moment du tri. L’exemple ci-dessus, où une fille de 11 ans dit fumer la cigarette, est unique dans le corpus. Évidemment, les thématiques plus risquées comme l’usage d’alcool ou de drogues, les fugues, la violence, les grossesses non désirées, ne font pas partie du répertoire. Dans une chronique de La Presse, Chantal Guy témoigne de sa propre expérience de lectrice de comics Archie, au moment où elle décèle un écart entre sa réalité et celle des « ados attardés de Riverdale » :

Et plus j’approchais de l’adolescence, donc de l’âge des personnages, plus ma lecture devenait surréaliste; pendant qu’on me parlait du danger des drogues, du sida, de la grossesse et des gangs, Archie et ses amis demeuraient désespérément propres, vierges et sobres – sauf peut-être Jughead, qui affichait toutes les caractéristiques d’un junkie quand il voyait un burger.

Guy, 2009, p. 11

Si on conçoit assez bien que les pages consultatives reflètent cet « esprit rose bonbon des années 1950 » (Guy, 2009, p. 11), il est néanmoins suspect qu’aucune des lettres contenues dans le « Courrier de Dominique  » ne concerne les rapprochements physiques – pas même les plus chastes. Dans une étude portant sur La clinique du coeur du Père Marie-Marcel Desmarais, Marie-Pier Luneau révélait pourtant que la thématique des baisers (jusqu’où il est permis d’aller) était récurrente dans ce courrier, alimenté par la génération précédente. Le Père Desmarais choisissait le plus souvent de ne pas répondre à cette « obsession chez les jeunes  » (Luneau, 2009, p. 79). Si cette forme de censure est attendue de la part d’un représentant de l’Église, on pourrait s’étonner du fait que le comité éditorial des Éditions Héritage, d’après Dominique Payette (Rioux, 2020), ait écarté ces lettres. Or, ce serait oublier que c’est la fonction même du courrier du coeur que de conseiller son lectorat dans les limites de l’acceptabilité sociale d’une époque. En l’occurrence ici, « l’acceptable  » est forcément étriqué, considérant que les lecteurs ont en moyenne 12 ans, et que les années 1980 sont plutôt conservatrices sur le plan moral, sans parler des lignes éditoriales propres à Archie Comics et à Héritage.

La vision corrigée de l’amour présentée aux jeunes en fait donc un sentiment détaché de toute manifestation physique, différé dans le temps, et même chimérique. Quand J. N. confie qu’elle sent un « feu d’artifice  » dans son coeur chaque fois qu’elle voit un certain joueur de baseball à la télévision, Marie-Christine calme ses ardeurs :

Tu me sembles très romantique et je ne t’en fais pas de reproche. La seule chose dont je voudrais que tu sois consciente, c’est que l’on se méprend parfois entre l’admiration que l’on porte aux gens et les sentiments qui peuvent naître d’une relation où l’on apprend à découvrir quelqu’un, à l’apprécier pour ce qu’il représente.

BV, no 147, 1983

Dominique conseille même à une lectrice de ne pas déclarer son amour : « Je ne vois guère la nécessité de lui dire que tu l’aimes, car aimer est un bien grand mot. Mais par contre, tu peux lui faire sentir qu’il occupe une grosse place dans ton coeur  » (BV, no 158, 1984). Ce « bien grand mot  » qu’est « aimer  » est d’ailleurs librement «  traduit  » par Dominique, qui n’hésite pas à user d’euphémismes. Quand on lui parle d’amour, elle répond systématiquement en termes « d’amitié  ». Le mécanisme fait écho au leitmotiv qui se dessine en arrière-plan de la rubrique : « L’amitié reste toujours vainqueur  » (BV, no 172, 1985). Et en bonnes amies, les chroniqueuses n’hésitent pas à se montrer humbles, comme Marie-Christine qui avoue : « Je suis bien mal placée pour te guider dans tes propres sentiments  » (BV, no 148, 1983).

En somme, la nouvelle rubrique profite de la sérialité du support initial pour activer le dialogue avec le lectorat – et le maintenir au fil des ans – en même temps qu’elle se détache de son environnement textuel et ne s’y réfère jamais directement. Ce courrier du coeur est présenté comme autonome, régi par une esthétique, une axiologie et une rhétorique qui lui sont propres mais néanmoins liées à la ligne éditoriale globale. Les blocs de texte denses permettent des échanges plus expansifs, qui donnent l’impression d’un contact intime, sans cesse renouvelé, entre Héritage et son public local. Propice aux révélations plus délicates, l’espace textuel est dédié aux troubles personnels de la communauté lectrice, donnant plus d’importance aux expériences subjectives de celle-ci. Cela dit, le paradoxe consiste à offrir un courrier du coeur dans lequel l’amour est traité comme un tabou. Dominique Payette maintient ainsi le statu quo qui structure l’univers conservateur d’Archie. L’artifice éditorial, quant à lui, revient peut-être à donner l’impression d’un espace en marge de toute considération économique, alors que le lien de confiance inédit établi avec la communauté permet précisément de renouveler l’achat.

En détaillant les caractéristiques communes et spécifiques aux deux courriers du coeur trouvés dans les comics Archie réédités en français au Québec, cet article avait pour ambition de comprendre les fonctions remplies par ces chroniques auprès du lectorat local, ainsi que d’en dégager un répertoire des codes amoureux, tel qu’il se construit dans les préoccupations exposées et les conseils prodigués. Il a été établi que les courriers du coeur des comics Archie, en dépit des apparences, ne dépeignent pas un idéal amoureux pleinement constitué. L’amour est plutôt subordonné, dans la rubrique « Chères Betty et Veronica  », à un idéal adolescent où les flirts côtoient les sorties entre amis, la musique, la télévision, les problèmes familiaux et scolaires, et bon nombre de renvois à la publication elle-même. Dans le « Courrier de Dominique  », l’amour est carrément sublimé. Bien qu’il soit au coeur de la majorité des missives, il semble souvent évacué de la discussion par la courriériste, au profit de relations strictement amicales, tenues pour accessibles et moins risquées.

Conforme à la rectitude des récits qui accompagnent les deux rubriques péritextuelles, l’amour est en somme expurgé de toute aspérité. Sans même que le jeu fictionnel attendu dans « Chères Betty et Veronica  » ne soit engagé, les échanges s’inscrivent en symbiose avec le schéma amoureux qui régit la trame narrative des comics où les questions sentimentales se résument aussi à l’hésitation d’Archie entre deux prétendantes. « Chères Betty et Veronica  » propose donc au jeune lectorat de préserver la liberté caractéristique de la jeunesse. En poussant cette logique encore plus loin, le « Courrier de Dominique  » prône l’amitié au détriment de l’amour, ce qui permet de maintenir l’adolescence en apesanteur, quelque part entre les années 1940 et les années 1980, et entre l’enfance et l’heure des choix. En cela, cette chronique entièrement québécoise reprend sans trop la modifier la formule établie dans « Chères Betty et Veronica  », mais elle troque les conseils brefs et pratiques pour de longues réflexions sur l’adolescence elle-même. La jeunesse, telle que reconfigurée dans les réponses de Dominique, se profile comme une parenthèse jouissive, mais parfaitement chaste, constituée de riches amitiés, comme le montre l’heureux euphémisme offert dans ce conseil représentatif : « Et si je peux me permettre un petit conseil il est parfois plus enrichissant d’avoir un bon groupe d’amis que des amitiés trop particulières  » (Archie, no 1968, 1985). La courriériste a toutes les apparences d’une amie, humble et attentionnée, québécoise de surcroît. Dans bien des cas, le « Courrier de Dominique  » s’avère tout aussi, voire plus conservateur que sa rubrique soeur. Cela dit, sa spécificité se trouve moins dans le contenu lui-même – prudent et conforme aux directives qui peuvent provenir d’Archie Comics – que dans la relation avec le lectorat qu’il permet de prolonger et d’approfondir. Du strict point de vue des stratégies éditoriales, les pages investies par Dominique envoient au lectorat des petits signaux d’écoute et d’empathie : des réponses personnalisées et souvent plus longues que les lettres elles-mêmes, une iconographie réconfortante (le sourire de Dominique – courriériste en chair et en os, les petits coeurs qui séparent les lettres), sans oublier le fait qu’il s’agit d’un espace péritextuel additionnel dédié à la clientèle des Éditions Héritage. Ces signaux, par effet d’accumulation, indiquent aux jeunes fans que leurs tracas sont pris au sérieux et créent pour eux un espace invitant, propice aux confidences et, ce faisant, il décuple l’esprit de communauté. Le courrier du coeur parvient ici à rassurer les correspondantes et correspondants quant à la légitimité de leurs expériences et de leurs questions ou, pour reprendre les mots de Susan McKay, à « réaffirmer la valeur sociale de la trivialité » (McKay, 2008, p. 99). La teneur des conseils fournis par Dominique, en ce sens, compte moins que l’importance accrue qu’elle accorde aux tourments – même les plus anodins – de son lectorat. En somme, en berçant la jeunesse québécoise des années 1980 de ses récits d’amourettes inoffensives, Betty et Veronica aura maintenu, pour les enfants du divorce dont l’adolescence sera marquée par une éducation sexuelle basée sur la peur[29], un espace de distraction, tout en ouvrant une fenêtre pour l’expression de leurs petits tracas, à condition que ceux-ci ne présentent pas un trop grand écart (moral et émotif) par rapport aux innocentes tribulations de leurs héros.