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Voici un livre qui rappelle utilement qu’il y a plusieurs nations au Canada. Dans leur courte introduction, les codirecteurs de ce collectif insistent sur la fonction des fêtes nationales, une création qui remonte au 19e siècle dans le monde occidental. Développer la conscience que les nations ont de leur propre existence et stimuler le patriotisme est un objectif commun de ces célébrations; pour les nations minoritaires, surtout celles qui vivent au sein d’un État qui nie leur existence voire travaille à leur destruction, les fêtes nationales revêtent en sus cette intention si bien exprimée en 2018 par l’Ontario français : « Nous sommes, nous serons. »
Ce livre traite de six fêtes nationales ayant été créées et célébrées au Canada : la Saint-Jean-Baptiste, le Victoria Day ou fête de la reine, l’Empire Day, la fête de Dollard, la fête de la Confédération (qui deviendra la fête du Canada ou Canada Day) et l’Assomption. Il s’intéresse non seulement à la manière dont leurs organisateurs les ont conçues, mais aussi à celle dont les peuples se les sont appropriées.
Les deux codirecteurs sont entourés de Marc-André Gagnon, Serge Miville, Dominique Laporte et Michael Poplyansky. Tous utilisent une abondante documentation primaire qui couvre de nombreuses décennies : brochures et programmes, films, divers fonds d’archives et des dizaines de périodiques, surtout de langue française, de partout au Canada. La périodisation court de la création de la première société Saint-Jean-Baptiste, en 1834 à Montréal, jusqu’au rapatriement de la constitution en 1982, par lequel le Canada se donne un moyen de plus de « poursuivre le processus de fragmentation de l’espace social et culturel canadien-français ».
L’ouvrage est divisé en quatre parties (24 mai, 24 juin, 1er juillet et 15 août) et neuf chapitres pour bien couvrir l’ensemble des réalités, parfois contrastées, du Québec, de l’Ontario français, des Canadas français de l’Ouest, et de l’Acadie (voire des Acadies). L’ouvrage est très factuel. Du coup, il est presque impossible à résumer. Mais il fourmille de détails intéressants. Les auteurs adoptent tous le ton le plus neutre possible. Si la lecture de leur ouvrage permet de voir à l’oeuvre les rapports de force entre Canadiens anglais et Canadiens français, les auteurs montrent aussi autre chose. Ils veulent proposer que les fêtes nationales qui réussissent sont celles qui parlent véritablement et durablement au peuple à qui elles sont destinées. Celles qui sont chômées peuvent être vécues par les populations de manière différente et moins patriotique que ce que souhaiteraient leurs promoteurs : pour se reposer, pour consommer, pour se divertir, pour partir en excursion, ou pour déménager, comme c’est le cas depuis 1974 au Québec. Celles qui, au contraire, ne bénéficient pas d’un congé légal s’appuient davantage sur l’effort mis par leurs promoteurs et sur la conscience nationale du peuple canadien-français et du peuple acadien.
Les fêtes instaurées par le gouvernement fédéral sont légales et chômées. C’est le cas du Victoria Day depuis 1845, de l’Empire Day qui, entre la fin du 19e siècle et le tournant des années 1970, est célébré également le 24 mai puis le lundi le plus proche de ce jour, et enfin de la fête de la Confédération, le 1er juillet. Les deux premières ont pour objectif d’une part de stimuler l’amour de la monarchie et l’appartenance à l’empire, et d’autre part de bien indiquer à tous que le Canada est un pays qui se veut britannique. Si les Canadiens anglais cherchent à imposer la chose non seulement aux immigrants, mais aussi aux nations que forment les Autochtones, les Métis, les Canadiens français et les Acadiens, et s’ils prennent sans hésiter tous les moyens pour y arriver, les Canadiens français et les Acadiens, pour parler d’eux, ne réagissent pas trop à ces fêtes, ils consentent même à y participer, surtout dans les provinces anglophones, et ce du moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Toutefois, la crise de la conscription et le Règlement XVII changent la donne. Un fort mouvement nationaliste surgit au Canada français, et un nationalisme spécifique s’épanouit en Acadie, qui réussissent pendant une bonne quarantaine d’années, entre 1920 et 1960 (dates rondes) à donner aux peuples de langue française du Canada leurs propres fêtes et leur propre définition de ce qu’ils sont. La fête de la Confédération doit en tenir compte, tout particulièrement dans les années 1960 à 1982 (date à laquelle l’ouvrage s’arrête).
Les peuples francophones du Canada se dotent eux aussi de leurs fêtes nationales. Les auteurs montrent très bien la vigueur du nationalisme traditionnel à partir de la fin du 19e siècle et encore davantage entre les années 1920 et 1960. Un nationalisme laïque est au fondement de la fête de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal dans les années 1830. Mais après 1850, une partie de l’Église catholique (pas toute, loin de là, il ne faut pas l’oublier) réussit à fournir à la population canadienne-française du pays un profond sentiment national, tout comme c’est le cas aussi en Acadie. Elle réussit à le faire par sa force institutionnelle, son nombre et ses ramifications, les organisations de jeunesse qu’elle suscite et qu’elle anime, ses relais dans les notabilités laïques locales et dans le bénévolat masculin comme féminin, et aussi par son discours qui donne un sens positif et ouvre des horizons à l’aventure francophone en Amérique et au Canada, et mobilise les volontés. Même si le 15 août n’est pas une fête légale (encore aujourd’hui), et même si le 24 juin ne le sera que très tardivement et seulement au Québec, ces fêtes s’enracinent parce que les peuples les font leurs. La fête de Dollard, opportunément placée le même jour que le Victoria Day, et donc chômée, réussit même à éclipser totalement ou presque la fête officielle au Canada français. Elle ne décline véritablement qu’à partir des années 1950, parce qu’on n’a pas su l’actualiser.
Justement, les auteurs s’intéressent à cette question du déclin des fêtes, qui va avec celle de leur capacité ou non à se renouveler. La Saint-Jean-Baptiste au Québec (et dans une moindre mesure au Canada français) et l’Assomption en Acadie ont été vigoureusement contestées au moment où l’Église a cessé d’être la définitrice principale de l’identité nationale. Ces deux fêtes ont dû se réinventer, et parfois plus d’une fois dans un temps très court, pour rester pertinentes. Les deux chapitres sur le 15 août analysent la question de manière approfondie et très intéressante. Qui peut prendre le relais de l’Église dans une société qui ne dispose pas d’un État, ne serait-ce que provincial, et de peu d’institutions d’envergure? Cette question est au coeur de ces chapitres.
Par ailleurs, les auteurs montrent bien que les autorités politiques utilisent les fêtes nationales, qui, au Canada, ont été la plupart du temps organisées par des institutions de la société civile, même pour les fêtes canadiennes-anglaises. Mais à partir des années 1960, quand le fédéral commence à craindre pour la pérennité du Canada à 10 provinces, il s’investit à fond dans la célébration du 1er juillet. Il finance la fête comme jamais auparavant, tout particulièrement au Québec. L’État québécois n’est pas en reste, qui aide aussi les sociétés nationales, dans toutes les régions, à donner du panache à ce qui devient la Fête nationale du Québec. Du coup, les liens avec le Canada français se distendent (le fédéral en est aussi responsable, mais ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans les détails).
Bref, un ouvrage instructif, nuancé, pertinent, qui permet de constater que les nations sont des êtres collectifs qui, pour s’épanouir, ont besoin non seulement de ne pas être constamment attaqués, mais aussi, plus positivement, de moments pour fêter ensemble, se dire et se célébrer.