En 1961, il y a exactement 60 ans, paraissaient deux ouvrages qui allaient profondément influencer les réflexions académiques autour de l’univers de la maladie mentale : L’histoire de la folie à l’âge classique de M. Foucault et Asylums d’E. Goffman (le monde francophone devra attendre 1968 avant de mettre la main sur Asiles, aux Éditions de Minuit, dans la collection dirigée par P. Bourdieu). Ces ouvrages sont devenus deux incontournables d’un discours critique sur la folie, plus exactement critique de la prise en charge de la folie et de ce qu’elle recèle d’arbitraire en termes de production de savoir, de relation de pouvoir et d’enfermement. Ces débats débordent l’enceinte de l’université dans un contexte historique où s’affirme un discours antipsychiatrique et s’amorce, dès les années 1960 au Québec, la désinstitutionnalisation des personnes psychiatrisées. Ces deux ouvrages sont à ce point canoniques que d’aucuns pourraient se demander si la référence aux concepts qui les ont rendus célèbres est encore féconde d’un point de vue heuristique. La référence est-elle surfaite, sorte de rituel cliché pourtant mal adapté à l’étude de la prise en charge contemporaine de la vulnérabilité? L’ouvrage de Katharine Larose-Hébert montre qu’il n’en est rien. À partir d’un cadre conceptuel « goffmanien et foucaldien », la doctorante en travail social (maintenant professeure à l’Université Laval) propose une ethnographie saisissante de l’offre de services en santé mentale au Québec. Il s’agit d’une étude de cas au sens où la recherche se concentre sur la région de l’Outaouais. Mais comme toute bonne étude de cas, la pertinence des analyses déborde la région à l’étude. La plupart des régions du Québec proposent d’ailleurs une gamme de services communautaires similaire à celle étudiée par Larose-Hébert : ressource encadrée d’hébergement, suivi psychosocial, soutien et accompagnement dans la communauté, centre de jour, activités de loisir et de formation, organisme de défense des droits, etc. Pour comprendre comment ce réseau structure l’expérience des usagers, l’autrice a conduit une « ethnographie institutionnelle » (librement inspirée de l’approche de la sociologue britannique D. Smith) dans trois organismes communautaires en santé mentale (OCSM) offrant ces services. Le milieu hospitalier public brille malheureusement par son absence, les autorisations éthiques nécessaires à l’observation n’ayant pu être obtenues à temps – ce qui n’a pas empêché les personnes rencontrées de partager leurs expériences, souvent traumatisantes, des hôpitaux psychiatriques. Les trois premiers chapitres servent à mettre en place le cadre conceptuel, la méthode et le « dispositif construisant l’expérience des personnes psychiatrisées » (p. 10). Celui-ci renvoie en outre aux modalités de savoir servant d’assises à la prise en charge psychiatrique : la distinction entre le normal et le pathologique, la « médicalisation de l’existence » (p. 11) ainsi que l’approche biomédicale (p. 24) qui fait du symptôme la vérité objective du patient et du médicament la voie royale vers la « stabilité ». Larose-Hébert présente aussi un bref mais utile portrait du réseau communautaire québécois dont l’autonomie (valeur pourtant à l’origine de ces initiatives locales) est fortement ébranlée, de même que ses capacités d’innover. Les OCSM, devenus pendant les réformes de désinstitutionnalisation des années 1990 des « partenaires » du réseau public, doivent pour être financés arrimer leurs services aux besoins et priorités de l’État. Le « silence sur nos maux » qu’évoque le joli titre du bouquin est donc celui qui règne dans ce réseau complexe qui, bien qu’agissant au nom du bien-être des populations (qu’il connaît d’ailleurs mieux qu’elles-mêmes), porte atteinte à la dignité des usagers en leur assignant une vie et une normalité « moindres » (p. 245). Le coeur de l’ouvrage consiste à comprendre « la carrière d’usager …
Katharine Larose-Hébert, Le silence sur nos maux. Transformation identitaire et psychiatrisation, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2020, 273 p.[Record]
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David Gaudreault
Université Laval
David.gaudreault.4@ulaval.ca