Abstracts
Résumé
Ce texte veut cerner les caractéristiques et l’évolution de la « variante franco-ontarienne » du projet national canadien-français. En s’inspirant des études du sociologue californien Rogers Brubaker sur le nationalisme transfrontalier et adaptées au cas canadien-français par le sociologue franco-ontarien Jean-François Laniel, ce texte met en relief la pertinence et les limites des relations triangulaires entre État parent, État hôte et minorité parente lorsqu’elle est appliquée aux porte-paroles franco-ontariens et à leur organe de représentation politique. Avant tout, c’est la dynamique relationnelle qui jette un nouvel éclairage sur les rapports de pouvoir et d’influence subis et exercés par les Franco-Ontariens. La division des compétences législatives entre l’État fédéral et les provinces, la reconnaissance de droits fondamentaux et l’appartenance de l’Ontario français à une Francophonie mondiale, le distingue également des exemples européens.
Mots-clés:
- Canada français,
- Ontario français,
- communautés politiques,
- réseaux et nationalismes transfrontaliers,
- histoire de la francophonie nord-américaine
Abstract
This paper seeks to identify the characteristics and evolution of the “Franco-Ontarian variant” of the French Canadian national project. Drawing on the studies of Californian sociologist Rogers Brubaker on cross-border nationalism and adapted to the French-Canadian case by Franco-Ontarian sociologist Jean-François Laniel, this paper highlights the relevance and limits of the triangular relationship between the so-called parent state, host state and parent minority when applied to Franco-Ontarian spokespersons and their political representative body. Above all, it is the relational dynamics that shed new light on the relationship of power and of influence experienced and exercised by Franco-Ontarians. The division of legislative powers between the federal state and the provinces, the recognition of fundamental rights, and the fact that French Ontario belongs to a global Francophonie also distinguishes it from European examples.
Keywords:
- French Canada,
- French Ontario,
- political communities,
- cross-border networks and nationalisms,
- history of the North American Francophonie
Article body
Le sociologue californien Rogers Brubaker a élaboré le concept de « nationalisme transfrontalier » pour décrire diverses initiatives par lesquelles les nouveaux États de l’Europe de l’Est et de l’Europe centrale viennent en aide à des « minorités parentes » (kin minorities) habitant un État voisin (Brubaker, 1996). Ce « nouveau » nationalisme s'exprime par l'entremise d’un soutien aux écoles de la langue minoritaire, d’ententes de réciprocité permettant de garantir la prestation des services gouvernementaux dans la langue minoritaire, ainsi que de privilèges octroyés pour l’obtention de permis de travail, voire de la citoyenneté, dans l’« État parent » (kin-state). Trois décennies après leur mise en place, ces mesures semblent surtout avoir fait diminuer la discrimination, l’assimilation et le potentiel d’expression d’une violence à caractère ethnique. À l’inverse du nationalisme conquérant d’antan, le nationalisme transfrontalier renforce le respect des frontières établies, la démocratisation des États, leur participation à l’Union européenne, l’autonomie institutionnelle ou territoriale des minorités nationales et favoriser une pacification des rapports entre nations, États et minorités parentes (Csergö et Goldgeier, 2013). Interdépendants et concurrentiels, les relations politiques impliquant un État et une minorité à l’extérieur de ses frontières varient dans l’espace et dans le temps, en fonction des attentes de la minorité parente envers l’État parent, de sa place dans la mémoire du foyer national, de sa taille, de son influence et de ses ambitions. Le niveau de développement des politiques de reconnaissance ou d’autonomie institutionelle en découle directement (Léger, 2014). Autrement dit, le nationalisme transfrontalier est une dimension centrale, mais fort variable, de l’expérience des minorités nationales. Dans un espace politique hétérogène, les projets nationaux se chevauchent et peuvent s’affronter. Le plus souvent, pourtant, ils coexistent. La montée d’un populisme d’extrême droite depuis quelques années semble freiner ce processus en Europe, sans toutefois le renverser.
Reconnaissance, autonomie, nation sans État souverain, nationalisme non violent, souveraineté partagée, réciprocité, coopération, respect des frontières : autant de concepts qui décrivent le Québec francophone et ses rapports aux minorités francophones des autres provinces du Canada. La nation canadienne-française a longtemps partagé une littérature, une mémoire et un réseau institutionnel centré sur l’Église catholique, et vécu en marge de l’État fédéral canadien et des gouvernements provinciaux (Dumont, 1995). Au 19e siècle, le réseau est surtout composé de paroisses et d’écoles. Dans la première moitié du 20e siècle, des coopératives et des associations, fondées par des laïcs, se greffent à cet édifice institutionnel d’une société particulière en Amérique du Nord (Thériault, 2002). Bien qu’elle joue un rôle restreint depuis sa fondation en 1867, la province de Québec commence à être perçue, dès les années 1930, comme un État national qui pourrait favoriser l’ascension sociale et l’autonomie politique des Canadiens français dans leur ensemble. Dès la décennie 1960, le Québec et l’État fédéral multiplient les interventions pour soutenir la langue française et les minorités canadiennes-françaises. Mais si le Québec est perçu comme un État national, il ne joue pas tout à fait le rôle d’un État parent, en grande partie à cause de la nature du fédéralisme canadien, qui confine les provinces à certains domaines de compétence, comme la culture et l’éducation (Laniel, 2017). Autrement dit, dans une perspective de fédéralisme symétrique, le fait pour le Québec de prendre la défense des droits linguistiques ou culturels des Franco-Ontariens serait perçu comme une ingérence dans les compétences de son voisin. Timorées, les interventions québécoises se limitent au domaine culturel et à des incitations au respect de la minorité de langue officielle (Denault, 2016). Or, au premier siècle de la Confédération, les obligations des provinces n’étaient pas symétriques : si le Québec reconnaissait l’anglais comme langue officielle et prévoyait des commissions scolaires protestantes et des écoles de langue anglaise, l’Ontario acceptait de son côté le financement d’écoles primaires séparées (catholiques) ou de langue française et la constitution de conseils scolaires séparés, sans toutefois accorder une reconnaissance officielle au français ni permettre que les taxes scolaires servent à financer un système d’enseignement secondaire parallèle à celui des high schools publics (Dupuis, 2017a). Le fédéralisme canadien fait en sorte que les Québécois et les minorités parentes francophones sont tous des citoyens canadiens et que leur mobilité interprovinciale est permise : c’est une différence importante avec les rapports entre États-nations et leurs minorités parentes en Europe. Ce faisant, l’école de langue française hors Québec constitue l’espace le plus achevé d’autonomie non territoriale pour les minorités francophones (Chouinard, 2014).
Devant ces différences fondamentales, on peut se demander s’il est pertinent de lire l’expérience de la collectivité francophone de l’Ontario à la lumière du paradigme de Brubaker. D’ailleurs, ce ne sont pas les études sur l’histoire franco-ontarienne qui manquent. Certains moments clés de son expérience ont été très bien documentés, notamment le Règlement 17 (Bock et Charbonneau, 2015), les perturbations des décennies 1960 et 1970 (Gervais, 2003; Miville, 2012; Dorais, 2016), l’histoire de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFÉO, 1910-1969), l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO, 1969-2006) de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO, 2006-présent), les trois noms de l’organisme porte-parole (Bureau, 1989; Sylvestre, 2010; Bock et Frenette, 2019), ainsi que les liens de cette collectivité au projet national canadien-français (Bock, 2016).
Pour le politologue Ariel Abulof (2009), de « petites nations » comme Israël et le Québec, qui semblent à première vue n’avoir en commun que le fait d’être des sociétés occidentales, partagent une même fragilité d’existence et une appartenance à une collectivité culturelle mondiale (la diaspora juive dans le premier cas, la Francophonie dans le second). L’histoire des petites nations suit partout les mêmes étapes : constitution d’une mémoire nationale, croissance démographique, complexification d’un réseau institutionnel, résistance aux politiques d’assimilation, appui de compatriotes parents, adoption de politiques de reconnaissance et d’autonomie, émergence d’une conscience locale (Dumont, 1995).
Ces similitudes dans les expériences des petites nations ne justifient pas à elles seules la pertinence du paradigme de Brubaker pour penser leurs relations avec les minorités parentes. Pour la collectivité franco-ontarienne, la notion de « champs relationnels » de Brubaker permet de mesurer, dans le temps et l’espace, l’évolution du poids de chacune de ses relations importantes. Ce paradigme permet de mettre en relief le poids du Québec dans son histoire démographique, culturelle et politique, mais aussi l’inscription de sa relation au « foyer national » dans une dynamique relationnelle qui comprend également, dans des proportions variables dans le temps, ses liens à l’Église catholique, à la société civile québécoise, à l’Empire britannique, à la majorité anglophone, aux gouvernements fédéral et ontarien, à la démocratisation de la prise de parole et à la Francophonie mondiale.
Notre analyse des champs relationnels de l’Ontario français puise d’abord dans l’historiographie, et notamment dans l’histoire institutionnelle de son organisme porte-parole, l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFÉO). Elle s’appuie également sur 34 portraits biographiques de ses présidents que nous avons rédigés à partir de recherches ciblées dans le fonds C2 du Centre de recherche sur la civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa, et sur des entrevues menées individuellement auprès des 17 présidents vivants, entre octobre 2016 et août 2017, à Hamilton, Toronto, Penetanguishene, Brockville, Alfred, Ottawa, Brownsburg, Hanmer et Sudbury. Le choix méthodologique de juxtaposer l’histoire de l’organisme porte-parole avec les parcours individuels de ses présidents peut paraître critiquable, mais notre but est justement d’illustrer, à différentes échelles, la complexité et l’évolution des dynamiques relationnelles de la collectivité franco-ontarienne. Tout en s’appuyant sur une séquence de périodes historiques – la résistance, la détente, le développement, la démocratisation et la fragmentation – qui fait relativement consensus parmi les historiens, notre démarche se démarque en ce qu’elle vise à saisir des dimensions sous-estimées de l’expérience franco-ontarienne à la lumière des connaissances concernant d’autres « petites sociétés » et les relations triangulaires entre minorités, État parent et État hôte ailleurs dans le monde.
La résistance (1910-1927)
Comme en Europe, l’époque des renaissances nationales a amené des littéraires, des clercs, des politiciens et des laïcs à imaginer une référence nationale canadienne-française ancrée dans une expérience historique commune avec la France et avec l’Église – puissances imaginées comme éternelles (Thériault, 2002). Cette « nationalisation » des Canadiens français se double d’une rechristianisation qui les incite à « s’emparer du sol » pour propager le catholicisme et recréer un Empire perdu dans les régions neuves en investissant l’agriculture, la foresterie et l’industrie minière (Frenette, 1998). Puisque l’Église-nation canadienne-française institutionnalise le Canada français en faisant fi des frontières provinciales, certains intellectuels, dont Henri Bourassa, commencent à représenter la Confédération comme un pacte conclu entre deux peuples – protestants et catholiques ou Britanniques et Français – et servant à défendre le bien commun. Si la rivière des Outaouais séparait approximativement les Canadiens français et les colons britanniques lors de la création du Bas-Canada et du Haut-Canada en 1791, cela n’est déjà plus vrai au tournant du 20e siècle avec l’installation de gens d’affaires et de cultivateurs américains, écossais et irlandais dans les Cantons-de-l’Est du Québec, puis le déplacement de cultivateurs, de professionnels et d’ouvriers canadiens-français vers l’Ontario (Sénécal, 1992). Les premières lois scolaires de la Confédération reconnaissent et protègent le caractère public des écoles séparées des protestants au Québec et des catholiques en Ontario (Dupuis, 2017a). Or, l’idée d’un pacte entre deux peuples ne fait pas l’unanimité : si le Québec reconnait l’anglais comme l’une de ses deux langues officielles, la Loi constitutionnelle de 1867 circonscrit l’utilisation du français au parlement et aux tribunaux fédéraux et les autres provinces choisissent implicitement l’unilinguisme anglais (Foucher, 2018).
Les mouvements migratoires des Canadiens français, joints à leur fort taux de natalité, font passer la population canadienne-française en Ontario de 14 000 à 249 000 entre 1841 et 1921 (Frenette, 1998). La collectivité franco-ontarienne prend alors l’allure d’une guirlande de paroisses, d’écoles, d’orphelinats, de collèges et d’hôpitaux. La différence française et catholique est largement maintenue et reproduite par le réseau de l’Église-nation (Choquette, 1987). L’État offre aux contribuables catholiques le privilège de percevoir des taxes pour financer des écoles primaires et de constituer des conseils scolaires (Walker, 1964), même si ceux-ci doivent respecter les directives ministérielles et accepter les inspections s’ils veulent obtenir les subventions provinciales qui représentent environ 30 % de leur budget (Belcourt, 1917). Le libre choix de la langue d’enseignement est progressivement restreint (Bryce, 2013), l’enseignement de l’anglais était recommandé par toutes les écoles à partir de 1885. De plus, la province n’autorise pas la perception de taxes scolaires pour les écoles secondaires catholiques (Croteau, 2015).
À l’époque, la population canadienne-française est largement constituée d’émigrants. Les professionnels canadiens-français élus députés ou dirigeant des commissions scolaires séparées sont presque tous nés au Québec (Ancestry, 2018a, 2018b et 2018c; Canada, 1881). Certains journaux torontois parlent d’une « invasion » de leur province, conçue à l’origine pour les Anglo-Protestants (Walker, 1964). Le durcissement des politiciens conservateurs envers la langue française pousse nombre d’électeurs canadiens-français, plus fidèles à l’esprit de la dualité nationale qu’à la séparation des pouvoirs, dans les bras du Parti Libéral (Dupuis, 2020). À Queen’s Park, devant les pressions de l’opinion publique anglo-protestante, les Libéraux légifèrent pour améliorer l’apprentissage de l’anglais dans les écoles qui enseignent principalement en français ou en allemand (Ross, 1890). Parallèlement, le gouvernement fournit les moyens pour que les institutrices canadiennes-françaises obtiennent un certificat et, à partir de 1889, que les commissions séparées ouvrent des classes « post-élémentaires » françaises et catholiques dans les milieux ruraux (Croteau, 2015). L’élection des Conservateurs provinciaux en 1905 fait planer une menace sur l’école bilingue. En 1907, les inspecteurs canadiens-français forment une association pour représenter leurs intérêts. En janvier 1910, l’élite professionnelle et cléricale canadienne-française d’Ottawa rassemble 1 200 parents et institutrices pour un congrès sur l’éducation. Les délégués sont conviés par le père Léon-Calixte Savoie à n’« employer que des armes pacifiques » pour « défendre si bien nos droits, [et] peser d’un si grand poids sur l’opinion publique [pour] qu’enfin on nous accorde ce qui nous appartient » (cité dans Sylvestre, 2010). L’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFÉO) que l’on met sur pied travaillera à la reconnaissance par l’État ontarien des droits et privilèges religieux, culturels et linguistiques des familles canadiennes-françaises.
Le congrès et sa principale revendication – la constitution d’un plein régime scolaire franco-catholique – sont perçus par l’Ordre d’Orange, un mouvement anticatholique originaire de la Grande-Bretagne et actif en Ontario, comme une provocation. Dirigeant l’ACFÉO pendant la crise du Règlement 17, les présidents Napoléon-Antoine Belcourt (1860-1932), Omer Boudreault (1856-1923), Alphonse Charron (1870-1955) et Philippe Landry (1846-1919) estiment plutôt exercer leur liberté à l’intérieur des paramètres prescrits par la Couronne britannique, dont l’Empire a appris à tolérer la présence de langues et de religions variées. On ne peut pas rendre justice ici aux arguments de chaque président, mais ceux-ci empruntent, dans leurs représentations de la dualité nationale, les idées des nationalistes canadiens-français, dont l’éditorialiste libéral Henri Bourassa et l’historien conservateur Thomas Chapais.
Malgré la force de ses arguments, l’ACFÉO ne convainc pas les autorités ontariennes. L’élection des Conservateurs fédéraux en 1911 fournit aux Conservateurs au pouvoir à Toronto l’occasion d’adopter une directive scolaire antifrançaise (Bock et Dupuis, 2019). Proclamé le 25 juin 1912, le Règlement 17 interdit l’enseignement en français à partir de la troisième année dans les 345 écoles primaires bilingues de l’Ontario. Pour l’ACFÉO, c’est une déclaration de guerre qui met en péril l’« harmonie qui doit exister entre sujets britanniques » et l’« esprit de la Constitution, qui met le français et l’anglais sur un pied d’égalité » (ACFÉO, 1912). L’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 protège les droits et privilèges scolaires qui existaient avant la Confédération, dont celui pour les conseillers scolaires catholiques de déterminer le contenu et la méthode d’enseignement. Puisqu’il existe des écoles de langue française sur le territoire ontarien depuis 1786, l’ACFÉO estime que l’enseignement en français devrait aussi être protégé. On tente de convaincre les journaux canadiens-anglais d’informer les fonctionnaires et le public pour amener le gouvernement conservateur à « sortir de la mauvaise voie où l’ont poussé les loges orangistes » (Charron, 1915).
En attendant, l’ACFÉO tente un « rapprochement entre les groupes disséminés à travers la province », notamment en inculquant une « mentalité bien nationale » (Charron, 1915) aux Canadiens français. Éditeur du Devoir à Montréal, Henri Bourassa manifeste à l’ACFÉO son « vif désir [de lui] venir en aide […] de la manière qui conviendrait » pour empêcher qu’une « apathie ou prudence humaine » s’installe vis-à-vis de la crise franco-ontarienne (Bourassa, 1914). Constituant une atteinte au « pacte », le Règlement 17 oblige le Québec, selon Bourassa, à outrepasser ses compétences provinciales et à appuyer moralement, financièrement et politiquement la lutte des Canadiens français de l’Ontario. Afin de sensibiliser le Québec à la crise, Bourassa appuie l’organisation d’une « patriotique manifestation » pour soutenir les Franco-Ontariens résistants, le 21 décembre 1914, à Montréal. Cette visibilité a l’effet escompté et transforme la question franco-ontarienne en crise nationale. En mai 1915, l’Assemblée législative du Québec entérine la « motion Bullock », en appui à la résistance canadienne-française de l’Ontario. L’année suivante, la « loi Galipeault » autorise les commissions scolaires du Québec à financer les écoles franco-ontariennes qui désobéissent au Règlement et ont perdu leur accès aux subventions provinciales. Le premier ministre québécois Lomer Gouin veut faire de sa province l’un des champions de la cause du fait français en Ontario (Pâquet, 2012). La campagne du « Sou de la pensée française » de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal rapporte 15 000 $ à l’ACFÉO. Dans les années 1920, l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française subventionnera l’essentiel du fonctionnement du secrétariat de l’ACFÉO (Dupuis, 2015). Charron voit cet appui comme une incitation aux militants franco-ontariens pour qu’ils poursuivent leur combat :
Cette union […] doit nous encourager et nous fortifier dans la résistance jusqu’au bout. Nous ne sommes plus seuls. La race française toute entière au Canada combat pour nous et avec nous. De partout on nous dit « tenez bon », « ne cédez pas », « vous avez le droit, la justice et la vérité » […], « [à] la longue, vous aurez la victoire car le droit et la vérité finissent toujours par triompher ». […] L’Association est donc plus que jamais [résolue à] maintenir la résistance avec toute la fierté et la dignité possible. Elle est certaine de rencontrer nos [objectifs] en gardant cette attitude.
Charron, 1914
L’appui du Québec cristalise la détermination des Franco-Ontariens à remettre en cause la directive scolaire de l’Ontario au nom de leur appartenance à une nation canadienne-française que la province attaque sur son territoire en minant les privilèges scolaires des jeunes Franco-Ontariens.
Bien que le clergé catholique irlandais se rallie au Règlement 17, sous prétexte de vouloir sauver l’école catholique en la rendant plus acceptable aux Anglo-Protestants (Croteau, 2015), la foi continue d’être une pièce immuable du projet de société porté par l’ACFÉO. Dans leur Humble supplique des Canadiens français d’Ontario adressée au Cardinal Louis-Nazaire Bégin, Belcourt, Boudreault, Charron et Landry demandent au Pape Pie X d’intervenir en faveur des Franco-Ontariens et de « leurs écoles, leurs oeuvres et institutions, leur langue, sauvegarde indispensable de leur foi », pour rétablir « la confiance dans les supérieurs ecclésiastiques » et « la paix entre catholiques » (Charronet al., 1914). Bégin renvoie plutôt la question au « noble devoir de la province française et catholique de Québec d’appuyer de son influence et de toutes ses ressources ceux qui souffrent et ceux qui luttent jusqu’à ce que pleine justice leur soit rendue » (Bégin, 1914). Quant à l’archevêque de Kingston, Michael Joseph Spratt, il lance à l’ACFÉO que Saint Pierre, le jour du jugement dernier, ne leur demandera pas quelle langue ils ont parlée, mais s’ils ont été de bons chrétiens (Landry, 1915). Le délégué apostolique Claudio Stagni convainc le Vatican d’intervenir par voie d’encycliques, en 1916 et en 1918. Si l’Ontario a le droit, selon le Pape Pie XI, d’exiger l’enseignement en anglais, les Canadiens français peuvent s’attendre à pouvoir parler leur langue dans les écoles qu’ils financent et gèrent. Du même souffle, le pontife appelle le clergé, tant irlando-canadien que canadien-français, à ne plus se mêler de cette question politique, l’intérêt de l’école séparée devant primer sur les considérations nationales.
L’ACFÉO est déçue de la réponse du Vatican, et le sera tout autant de celle du plus haut tribunal de l’Empire par la suite. Devant le Comité judiciaire du Conseil privé (CJCP), Belcourt et Landry contestent la mise en tutelle de la Commission des écoles séparées d’Ottawa (CÉSO) suivant le refus des institutrices de respecter le Règlement 17. La destitution de conseillers élus et l’imposition d’inspecteurs anglo-protestants contrevient, selon l’ACFÉO, au droit démocratique des parents catholiques de gérer leurs écoles. En novembre 1916, le CJCP donne partiellement raison à l’ACFÉO, jugeant la tutelle illégale, mais se range à l’interprétation selon laquelle l’article 93 ne prévoit pas le privilège d’enseigner en français dans « ce genre » d’école (Landry, 1916). Prenant acte de la décision, le ministre de l’Éducation restitue leurs pouvoirs aux commissaires élus et aux inspecteurs franco-catholiques, mais refuse de verser des subventions provinciales aux écoles qui continuent de faire fi du Règlement 17 (Bock et Dupuis, 2019).
Insatisfaite des décisions du Vatican et le plus haut tribunal de l’Empire britannique, l’ACFÉO décide de réinvestir le champ politique pour dénouer l’impasse. D’abord, les présidents comparent leurs écoles à celles du régime scolaire anglo-protestant du Québec, complet, autonome, financé par des fonds publics et qui n’a jamais été menacé de démantèlement. En plus de l’appui des Canadiens français du Québec, selon Belcourt, les Franco-Ontariens méritent peut-être davantage de « coopération et [de] solidarité » (1917) de la part des Anglo-Québécois. Privées de subventions, la majorité des écoles franco-ontariennes se trouvent acculées à la fermeture au bout de cinq ans et, acceptent finalement de se conformer au Règlement 17 pour pouvoir rouvrir leurs portes (Simon, 1982). À Ottawa, si certains députés conservateurs trouvent la directive scolaire de l'Ontario excessive, le gouvernement fédéral s’en tient à la lettre de la Constitution et dit craindre les conséquences d’une invalidation. Landry, lui-même un sénateur conservateur, assimile cette posture à une trahison des intentions des pères de la Confédération. Des bancs de l’opposition, les Libéraux tentent de faire adopter la « motion Lapointe », qui presse Queen’s Park de changer d’avis. Le premier ministre Robert Borden leur oppose que les Canadiens français ont accepté, au moment de la Confédération, de limiter leur influence au territoire d’une seule province. La résolution est défaite par 107 voix contre 60 (Pâquet, 2012). Landry réfute l’idée selon laquelle les provinces ont un « droit exclusif en matière d’éducation ». Voulant contrer « l’arrêt de mort prononcé contre la race française en confédération canadienne » (Landry, 1916), il démissionne de la présidence du Sénat pour « prendre ouvertement la défense de ceux qui n’ont pas eu de défenseurs parmi les hommes de leur race que [sic] la province de Québec » (Landry, 1916) et rompt avec son parti pour occuper la présidence de l’ACFÉO à temps plein.
Malgré l’insensibilité des Conservateurs aux aspirations des Franco-Ontariens, l’ACFÉO hésite à devenir une organisation partisane. Afin de maintenir une position de neutralité, Belcourt, un sénateur libéral, démissionne de la présidence de l’ACFÉO lors de la proclamation du Règlement 17 en 1912. En 1916, Landry rompt ses liens avec son parti pour s’investir pleinement dans la cause de l’ACFÉO, qui doit primer sur les allégeances partisanes. D’ailleurs, plusieurs députés conservateurs provinciaux et fédéraux militent ouvertement contre la directive (Bock et Dupuis, 2019; Vincent, ca 1956). La cause doit aussi primer sur les origines ethniques. C’est pourquoi Belcourt contribue à fonder la Unity League, en 1922, un mouvement rassemblant des intellectuels canadiens-anglais en faveur d’une nationalité un peu moins britannique et un peu plus ouverte à une dualité nationale franco-anglaise (Talbot, 2007). « L’union est la force », de dire le président de l’ACFÉO, « mais l’uniformité n’est pas l’union » (cité dans Richer, 2011, p. 98). Napoléon Belcourt, mais aussi Samuel Genest, président de la CÉSO et président par intérim de l’ACFÉO à deux reprises, savent de quoi ils parlent car ils ont tous deux épousé, à deux reprises, des anglophones qui les ont soutenus dans leur résistance au Règlement 17 (Ancestry, 2018d; Canada, 1901 et 1921; Richer, 2011). Pour Genest, Emma Woods, son épouse, avait « su remonter [s]on courage » et représenter, « à côté de [lui], […] toutes les mères de famille dans la défense d’une cause sacrée » (cité dans Gautier, 1933). D’ailleurs, les loyautés de classe sociale peuvent appuyer le développement d’alliances alternatives, comme le montre l’exemple des foyers Boudreault et Vincent, qui appartiennent, selon ce que révèlent les recensements, à la haute bourgeoisie de la capitale fédérale (Canada, 1911 et 1921).
S’ajoutant à cette plus grande considération dont font preuve les Canadiens anglais, les pressions exercées par le premier ministre québécois Louis-Alexandre Taschereau sur le premier ministre ontarien, Howard Ferguson, convainquent ce dernier de former une nouvelle commission d’enquête sur les écoles bilingues en 1925 (Pâquet, 2012). La commission dirigée par F. W. Merchant, J. H. Scott et Louis Côté conclut à l’inefficacité du Règlement 17 pour assurer la transmission de l’anglais. Les commissaires avancent que celle-ci dépend beaucoup du niveau de formation des institutrices – qui s’est amélioré depuis l’ouverture, en 1923, à l’Université d’Ottawa d’une école normale de langue française offrant des brevets de première classe – et assez peu de la langue d’enseignement des autres matières. Le rapport Merchant fournit à Ferguson les munitions pour abroger le Règlement 17 en octobre 1927 (Dupuis, 2015). Au ministère de l’Éducation, un responsable de l’enseignement en français est nommé pour diriger un premier bureau francophone dans la fonction publique provinciale. Le programme d’étude élaboré par l’ACFÉO est reconnu et fournit un canevas aux institutrices pour accorder la transmission de la langue et de la culture avec les attentes du ministère (Allaire, 2019).
Le paradigme de Brubaker est-il utile pour comprendre les champs relationnels de l’Ontario français à cette époque? Oui, car il permet de mesurer et de hiérarchiser les alliances pour une époque donnée. Pour contester le Règlement 17 et obtenir son abrogation, l’ACFÉO fait d’abord appel à la société civile québécoise (1914), au Vatican (1914), puis au plus haut tribunal de l’Empire (1915), avant de demander l’intervention du gouvernement fédéral (1916) ou d’interpeller la majorité anglophone (1922). L’effort de prolonger l’expérience de la nationalité canadienne-française dans l’espace et le temps comprend alors des champs relationnels dispersés : l’Église, l’Empire, les provinces et le réseau institutionnel franco-catholique. Le Québec exerce la fonction d’un État parent, même si ses interventions sont ponctuelles, et celles de l’Église contribuent ensuite au dénouement de la crise.
La détente (1928-1944)
Une forme de dualité nationale s’introduit timidement dans le fédéralisme canadien, se traduisant notamment par l’impression de timbres et de devises bilingues ainsi que l’embauche de francophones pour délivrer des services gouvernementaux en français dans les régions où le besoin se justifie (Talbot, 2014). La crise économique des années 1930 incite l’élite canadienne-française à complexifier le réseau associatif et institutionnel encadrant la population (Dupuis, 2016). Au Québec, elle revendique la province comme foyer national des Canadiens français (Laniel, 2017). La population franco-ontarienne respire mieux, mais la tolérance de la majorité comporte plusieurs limites. L’ACFÉO incite les parents et les conseillers scolaires à réintroduire le français dans les écoles qui ont dû en suspendre l’utilisation pour demeurer ouvertes (Allaire, 2019), et à construire de nouvelles écoles « bilingues » dans le Grand Nord, le Centre et le Sud-Ouest, où des ouvriers canadiens-français s’installent en grand nombre. De cette manière, entre 1927 et 1944, les inscriptions dans les écoles primaires bilingues passent de 30 700 à 46 000 (Désormeaux, 1945). Si les Canadiens français ont l’impression de rattraper certains retards, l’élite continue de présenter la colonisation, la ruralité et le coopératisme comme les moyens d’assurer leur survie culturelle, religieuse et matérielle pendant la Grande Dépression. Le prêtre et président par intérim Léon-Calixte Raymond exhorte les délégués du congrès de l’ACFÉO en 1934 à ne pas s’écarter « du droit sentier que nous ont tracé l’Église et la Patrie », et de ne « pas trop compter sur la tolérance et la largeur de vues de [nos] concitoyens de foi et de race étrangères » (cité dans ACFÉO, 1934a). Ce ne sont pas seulement les religieux qui parlent d'une culture éternelle. Pour les parents canadiens-français, dit Belcourt, l’école française et catholique demeure une extension de leur « droit naturel d’élever ceux auxquels ils ont donné le jour » (Belcourt, 1928).
Le « plein contrôle » (ACFÉO, 1934b) de ce régime séparé et l’enseignement de toutes les matières, au primaire et au secondaire, en français sont indispensables à la survie de la culture minoritaire. Entre 1928 et 1942, 20 high schools publics introduisent un cours de « français avancé » pour attirer des élèves canadiens-français (Lang, 2003). Mais cette mesure ne correspond pas aux aspirations des parents franco-ontariens. Ceux-ci voudraient que leurs collèges franco-catholiques privés, qui dépendent des frais payés par les parents assujettis à une « double taxation » (Allaire, 2019), accèdent aux taxes scolaires et aux subventions provinciales. L’ACFÉO adopte une posture prudente vis-à-vis de cette mesure, si critiquable soit-elle. Si l’on craint que le high school ne mène à l’assimilation des élèves franco-ontariens, il permet toutefois un accès à l’éducation pour les enfants dont les parents ne peuvent payer l’inscription au collège privé (Désormeaux, 1942). Dès 1936, le financement des commissions séparées s’améliore par un accès limité – par la proportion d’ouvriers catholiques dans une grande entreprise – à la taxe scolaire commerciale (ACFÉO, 1936). Les collèges obtiennent, quant à eux, un financement au taux du primaire pour la 9e et la 10e années. D’ailleurs, l’ACFÉO reçoit un premier octroi annuel de 1 600 $ de la province pour sa contribution au développement de l’éducation (Allaire, 2019).
Puisque les services publics en français de l’État ontarien se développent au compte-goutte, l’élite laïque s’affaire au développement institutionnel dans la sphère privée. En 1926, des Franco-Ontariens de la capitale fédérale fondent l’Ordre de Jacques-Cartier (OJC), une société secrète qui se donne pour but de fonder des associations au Canada français, d’instrumentaliser l’État québécois au service des intérêts collectifs des Canadiens français et de rendre bilingue l'État fédéral (Robillard, 2009). Fort de quelques milliers de membres, l’Ordre compte dans ses rangs plusieurs politiciens en Acadie, au Québec et en Ontario français, dont plusieurs administrateurs de l’ACFÉO. La création de l’Union des cultivateurs catholiques franco-ontariens (1929), de la Fédération des Sociétés Saint-Jean-Baptiste (1939) et de la Société Richelieu (1944) découle directement des interventions des commandeurs de l’OJC (Dupuis, 2017b). S’appuyant désormais sur un réseau étendu de caisses populaires, de coopératives et d’associations, l’élite laïque canadienne-française met sur pied en 1937 le Conseil permanent pour la survivance française en Amérique. Plusieurs administrateurs de l’ACFÉO participent à son congrès fondateur tenu à Québec. Poussant des familles canadiennes françaises à s’installer dans le Nord-Est de l’Ontario, la crise économique contribue à affermir la continuité des liens au sein de la société civile. Les enfants qui naissent dans ces familles maintiennent de nombreux liens avec la province de leurs parents (Cloutier, 2017; Thibert, 2017). Dans l’Est et le Nord-Est ontarien, on fréquente souvent la famille de la Belle Province, on s’inspire de sa culture, si bien que certains d’entre eux se sentent « à demi Québécois » (Séguin, cité dans Gaudreault, 1960). Les liens transfrontaliers, institutionnels et géographiques, contribuent ainsi à nourrir une mémoire et un horizon communs.
Les attentes de l’ACFÉO envers l’État fédéral demeurent mesurées. Ce dernier crée la Société Radio-Canada en 1936 et reconnaît les services gouvernementaux en français offerts dans certaines régions de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick en 1938 (Bourgeois, 2014). Ces modestes gains inscrivent peu à peu la dualité nationale au sein de l’identité canadienne. L’ACFÉO se consacre principalement au développement de l’éducation franco-ontarienne. Alors qu’elle aurait pu s’opposer à la conscription militaire des jeunes hommes civils en 1942, comme le font nombre de Canadiens français, l’ACFÉO préfère s’éclipser du débat et demander plutôt la nomination d’un surintendant bilingue et de surintendants adjoints canadiens-français au Service de la réhabilitation (Allaire, 2019). Alors que le premier ministre canadien Mackenzie King déclare que « deux des races les plus fières du monde » ont l’obligation d’oeuvrer pour le bien commun « dans la tolérance et le respect mutuels » (cité dans Chartrand, 1942a), l’ACFÉO déploie ses efforts pour que le financement de l’éducation secondaire de langue française en Ontario devienne réalité. On devrait au moins permettre aux high schools d’enseigner en français les matières, incluant les sciences sociales et humaines, « propres à donner à nos enfants une notion rationnelle et affective de leur patrie, et qui forment une puissante source d’amour, de fierté et de convictions » (Vincent, 1953).
L’ACFÉO est toutefois confrontée à la dispersion de sa population vers le Nord-Est, le Centre et le Sud-Ouest. Déjà en 1944, le président Gaston Vincent (1904-1959) constate qu’il n’est plus approprié de représenter l’Ontario français comme une collectivité rurale et homogène. Dans les manufactures et les mines, les francophones travaillent dans des entreprises où ils sont minoritaires. Des quartiers canadiens-français émergent dans certaines villes, dont Welland, Sudbury et Ottawa, mais nombre d’ouvriers résident parmi la majorité anglophone. L’isolement ne pouvant plus être un moyen sur lequel compter pour assurer la transmission culturelle, l’ACFÉO devra se pencher davantage sur « ces pionniers, ces avant-coureurs de l’expansion nationale » et leur « adapter […] les directives empruntées à l’expérience des groupements anciens » (Vincent, 1944). La modernisation du réseau institutionnel jouera un rôle pour greffer de nouveaux venus à un « territoire » franco-ontarien. Dès 1944, l’ACFÉO prend acte de la dispersion en élargissant son Comité Exécutif pour comprendre 26 représentants de diverses régions (Martel, 2019).
Pendant cette période de détente, l’Empire britannique demeure un lieu de pouvoir et d’influence chez l’élite politique canadienne-anglaise (Berger, 1969), comme l’Église catholique continue d’encadrer la vie canadienne-française. Or, le réseau institutionnel canadien-français s’est élargi et comprend désormais une grande variété d’associations et de coopératives. L’ACFÉO, qui s’était d’abord tournée vers la société civile du Québec, l’Empire et le Vatican pour qu’ils interviennent en sa faveur à l’époque du Règlement 17, cherche désormais des solutions dans le réseau institutionnel canadien-français, considère la préservation de la culture et de la langue françaises comme étant plus importante que celle de la foi, et espère que l’État fédéral jouera un plus grand rôle dans la promotion de la dualité nationale (Talbot, 2014).
Le développement (1945-1968)
Pendant les décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale, la hausse de leurs revenus permet aux Franco-Ontariens de fonder plusieurs écoles secondaires privées, caisses populaires, coopératives, journaux et associations (Dupuis, 2016). Pour l’ACFÉO, le réseau institutionnel est presque synonyme de la communauté elle-même (Désormeaux, 1947), car ces entreprises modernes, fondées par des laïcs, sont conformes au cadre d’une Église-nation. Souvent membres de l’Ordre de Jacques Cartier, les présidents de l’ACFÉO s’emploient à fonder des coopératives régionales, qui transforment les économies de certains villages franco-ontariens du Nord-Est et de l’Est, et à créer des points d’ancrage communautaires dans les milieux urbains (SHN, ca 2005; Thibert, 2017). Selon Roger Séguin, les caisses populaires d’Ottawa auraient « grandement favorisé la construction domiciliaire et le lancement de plusieurs petites entreprises canadiennes-françaises » (cité dans Gaudreault, 1960). Si une économie franco-ontarienne est possible, elle passe par le coopératisme.
L’ACFÉO appuie cette expansion, mais garde comme priorité l’avancement de l’éducation en langue française. L’organisme doit toujours faire preuve de vigilance à cet égard car, encore en 1950, la Commission royale d’enquête sur l’éducation en Ontario, dirigée par John Hope, recommande l’abolition de l’École normale de l’Université d’Ottawa, la restriction du français aux écoles primaires et le retrait des symboles religieux dans les écoles (Martel,2019). Mais comme l’ACFÉO possède maintenant de meilleurs réseaux parmi les partis politiques ontariens qu’à l’époque du Règlement 17, et que la dualité nationale bénéficie d’une plus grande légitimité, le premier ministre progressiste-conservateur Leslie Frost n’hésite pas à rejeter les recommandations de la Commission Hope. Son successeur, John Robarts, reconnaît officiellement les écoles primaires bilingues comme écoles de langue française en 1963. L’ouverture d’écoles et de classes de langue française dépend toujours de la volonté des conseils scolaires séparés, qui dans le Centre et le Sud-Ouest sont tous à majorité anglophone (Carrier-Fraser, 2017). La décision de Robarts confère un statut au réseau d’écoles et de classes de langue française, légitimant l’aspiration de l’ACFÉO à constituer un plein régime scolaire géré par les Franco-Ontariens. Preuve de son potentiel d’action dans l’État ontarien et du nombre grandissant de Franco-Ontariens dans le Sud de la province, l’ACFÉO embauche en 1966 un « agent de relations culturelles, avec résidence permanente à Toronto » (Séguin, 1966). La migration continue de Québécois et la forte natalité font passer le nombre d’inscrits dans les écoles de langue française à 80 000 (Arvisais, 1960) et celui des Canadiens français en Ontario à 530 000, soit 8 % de la population provinciale.
Les besoins en main-d’oeuvre qualifiée dans une société industrialisée font grimper la fréquentation des high schools, des collèges franco-catholiques et des universités bilingues : de quelques milliers à la fin des années 1940, le nombre d’inscrits passe à plusieurs dizaines de milliers 15 ans plus tard. Comme le dit le président Aimé Arvisais, « l’avenir n’appartient plus aux peuples les plus nombreux, ni les plus riches matériellement, mais aux nations cultivées » (Arvisais, 1963). L’ascension sociale passe par une bonne éducation, laquelle peut « imprégner nos jeunes de toutes les richesses de notre culture française » (Arvisais, 1963), et permet de lutter contre l’assimilation en milieu urbain. Les communautés religieuses et l’élite laïque prennent la balle au bond en fondant une quarantaine d’écoles secondaires franco-catholiques entre 1945 et 1962 (Lang, 2003). Sans subvention provinciale et privés d’une juste part des taxes scolaires, ces établissements privés ne sont accessibles qu’aux boursiers et aux jeunes dont les parents ont les moyens. Les high schools deviennent plus acceptables aux yeux des parents franco-ontariens lorsqu’en 1965 l’État ontarien autorise l’enseignement des sciences sociales en français. Or, ces établissements continuent d’être inadaptés aux besoins de leurs enfants : en exigeant d’eux un bilinguisme parfait, ils les mènent soit à l’assimilation culturelle (Richer, 2017; Vaillancourt, 2017), soit au décrochage (Lang, 2003). Devant la hausse de fréquentation et la diminution des vocations religieuses, les collèges franco-catholiques doivent embaucher plus d’enseignants laïcs, auxquels il faut donner des salaires et non de simples pensions comme aux religieux. Entre 1962 et 1967, la plupart des collèges font faillite et l’État ontarien tarde à les prendre en charge, ce qui déclenche un effondrement du système de formation traditionnel de l’élite franco-ontarienne, car Toronto continue de refuser de subventionner des écoles secondaires catholiques. En 1966, le frère Omer Deslauriers recommande à l’ACFÉO de faire un compromis et de demander le financement d’écoles secondaires publiques de langue française (Martel, 2019). Robarts accepte la proposition en 1967, ce qui permet à quelques collèges franco-catholiques (notamment à New Liskeard et à Ottawa) et à quelques high schools à forte majorité francophone (notamment à Timmins et à Casselman) de devenir des écoles secondaires publiques de langue française dès septembre 1968 (Deslauriers, 1968; Comtois, 2017). À Sudbury, Toronto et Ottawa, on choisit de construire de nouvelles écoles pour libérer les high schools, qui débordent, de leurs élèves franco-ontariens. Or, dans de plus petits milieux où les installations existantes sont suffisantes pour accueillir les élèves francophones et anglophones, les premières crises scolaires éclatent (Miville, 2012).
Le transfert d’élèves franco-ontariens des collèges franco-catholiques vers les school boards publics témoigne d’une prise de conscience chez les Franco-Ontariens du potentiel que représente pour eux l’État providence provincial. Entretemps, l’ACFÉO presse aussi la province de développer des politiques de reconnaissance pour les Franco-Ontariens. La production de panneaux de signalisation bilingues, par exemple, pourrait refléter « le caractère bilingue des gens de l’Ontario » et les « les deux langues officielles de la province » (Arvisais, cité dans Martel, 2019). Une telle représentation de l’Ontario a quelque chose d’audacieux et témoigne d’une volonté d’inscrire la dualité nationale au coeur de l’identité ontarienne. Le congrès de l’ACFÉO en 1962 recommande que tous les services provinciaux soient accessibles en français (Martel, 2019), alors que les hôpitaux et les bureaux gouvernementaux, généralement, comprennent peu de personnel francophone et sont réfractaires à la prestation de services en français (Faucher, 2017).
Ces requêtes recoupent celles qu’on formule auprès de l’État fédéral. Depuis longtemps, les nationalistes canadiens-français représentent la Confédération comme un pacte entre deux peuples, mais l’anglophone moyen tend encore à voir le Canada comme l’union de provinces à l’intérieur desquelles les Canadiens français représentent un groupe ethnique parmi d’autres (Aubin, 2017). Pendant la Révolution tranquille, l’État québécois devient, à travers nationalisations et mesures sociales, un instrument de développement – certains diraient, de libération – pour les Canadiens français. Le conflit entre les mémoires des majorités s’aggrave et semble nécessiter la médiation de l’État fédéral. C’est en invoquant la justice sociale que le président Aimé Arvisais pense actualiser les revendications historiques de l’ACFÉO et responsabiliser le régime fédéral, qui, faut-il reconnaître, n’a été « basé ni sur la justice ni sur l’équité » :
Nous sommes fatigués d’être des citoyens de deuxième classe et nous voulons être parfaitement chez nous d’un bout à l’autre du Canada. Ce que la minorité franco-ontarienne veut à tout point de vue, c’est de recevoir au moins un traitement identique à celui que reçoit la minorité anglaise dans le Québec, que cette minorité soit catholique ou non. Si l’élément anglais du Québec était traité avec la même discrimination dont souffre l’élément français en Ontario et ailleurs au Canada, il s’ensuivrait une clameur générale non seulement dans tout le Canada mais dans le monde entier envers une pareille injustice.
Carrière, 1963
Exit la dualité religieuse et la Couronne britannique, l’ACFÉO espère désormais un régime de droit dans lequel les minorités canadiennes-françaises pourront être traitées équitablement. Arvisais appelle de ses voeux un changement d’attitude des gouvernements fédéral et provincial envers le fait français, une transition qui risque d’éloigner la société civile canadienne-française du Québec de ses minorités parentes hors Québec. Puisque le développement d'un réseau institutionnel canadien-français semble avoir atteint un point de saturation (Dupuis, 2016), l’introduction de nouveaux acteurs dans la dynamique relationnelle pourrait ouvrir l’Ontario français à de nouvelles possibilités. Pendant la décennie 1960, le président Roger Séguin siège aux conseils d’administration de la Société Radio-Canada et du Conseil des arts de l’Ontario, puis est nommé à l’Ontario Advisory Board on Confederation. Séguin contribue à la naissance d’une antenne de radio française à Toronto, d’une unité de langue française pour les arts, d’émissions de télévision publique de langue française, puis à une certaine reconnaissance officielle du français par l’État ontarien (ACFÉO, 1968a; Séguin, 1965). Ces nouveaux organes publics francophones s’insèrent dans la constellation institutionnelle des Franco-Ontariens qui continue tout de même de créer de nouvelles institutions privées, dont les paroisses, écoles, associations et coopératives fondées pendant la décennie 1960 (Gervais, 2004; Dupuis, 2016). Les Franco-Ontariens souhaitent désormais obtenir des octrois publics et que les États acceptent de nouvelles responsabilités pour alléger le fardeau financier que le réseau institutionnel fait peser sur la société civile canadienne-française (Paquette, 1966). L’expansion de l’État providence ouvre ainsi un nouveau champ de possibilités de développement institutionnel pour la collectivité franco-ontarienne.
L’idéal émergent de justice sociale engendre des transformations dans la collectivité franco-ontarienne, notamment en fournissant aux femmes la possibilité de prendre la parole. En 1947, l’ACFÉO ouvre à son bureau de direction un poste réservé à une réprésentante de la Fédération des femmes canadiennes-françaises. En 1964, l’association compte cinq administratrices (Martel, 2019). Sur le terrain, les adolescentes sont plus nombreuses à accéder à l’instruction supérieure, ce qui leur permet de conquérir une plus grande autonomie intellectuelle et financière (Carrier-Fraser, 2017; Cousineau, 2017; Faucher, 2017). De nombreuses diplômées entreprennent des carrières dès que leurs enfants atteignent l’âge scolaire. Les futures présidentes Gisèle Richer et Jeannine Séguin sont les premières femmes à occuper des fonctions de direction, respectivement à la municipalité de Rockland et à la St. Lawrence High School (ACFO, 1982; Richer, 2017). Linda Cardinal (1997) rappelle que ces femmes ne sont pas nécessairement féministes, mais la démocratisation de l’instruction crée un terreau fertile pour la formulation de revendications particulières aux femmes à l’intérieur du projet politique franco-ontarien.
En somme, la collectivité franco-ontarienne se développe sur deux fronts. D’une part, son réseau institutionnel privé s’agrandit par l’ajout de coopératives, de paroisses et d’associations qui maintiennent d’importants rapports entre les Canadiens français de l’Ontario et du Québec. D’autre part, l’État provincial accepte d’assumer de nouvelles responsabilités dans le domaine de la santé et de l’éducation envers les Franco-Ontariens, alors que l’État fédéral commence de son côté à compenser les provinces pour le coût additionnel de l’éducation en français et à fournir des fonds de fonctionnement à un grand nombre d’associations culturelles et sociales franco-ontariennes, dont l’ACFO (Pal, 1993; Hayday, 2005). L’intensification des rapports à l’État semble ouvrir un nouveau champ relationnel pour l’Ontario français. Les pressions de l’ACFÉO expliquent une part de ces changements, mais elles s’inscrivent dans un contexte plus large, au Canada et en Occident, où les États prennent en charge plus de responsabilités sociales et culturelles. Dans certains aspects, la collectivité franco-ontarienne est prise en charge par l’État. Paradoxalement, l’élargissement de l’accès à l’éducation et des capacités d’intervention de l’ACFÉO, grâce aux nouveaux octrois publics, la rend aussi plus autonome. L’avènement des États-providences provoque pourtant un malaise chez les Canadiens français quant au rôle que le Québec, indépendant ou plus autonome, pourra jouer au sein de la fédération et à l’endroit de ses minorités parentes. Les États généraux du Canada français (1966-1969) ne font rien pour rassurer les Franco-Ontariens sur l’avenir de leurs rapports avec l’État et avec la société civile du Québec (Miville, 2016). Brubaker dirait que l’État parent (ou l’Église-nation et le réseau institutionnel de l’élite laïque dans le cas du Canada français) se décharge de certaines responsabilités envers ses minorités parentes pour que celles-ci soient assumées par l’État hôte (ou les provinces et l’État fédéral dans le cas franco-ontarien).
La démocratisation (1969-1992)
Les années 1960 ébranlent les structures sociales et politiques du Canada français. Plusieurs changements déjà en cours, notamment la laïcisation du réseau institutionnel et la politisation de la question nationale, s’intensifient. Les Canadiens français du Québec transforment leur province en État national, ce qui nourrit une provincialisation de leur identité collective (Laniel, 2017). Alors que le Québec espère atteindre, à la sortie de négociations constitutionnelles avec la fédération, l’égalité ou l’autonomie, les Franco-Ontariens souhaitent surtout renouveler la fédération, car l’indépendance du Québec pourrait fragiliser la solidarité nationale et rendre « inutile et vaine toute résistance des avants-postes [sic] » (Séguin, 1969). Devant la montée de ce mouvement, Roger Séguin invite le Québec à apprécier les efforts déployés pour la survivance et à prendre en compte les minorités francophones, parce que « toute maison divisée périra » (Séguin, 1969) et que leur assimilation annoncerait celle, lente mais vraisemblable, de la société francophone du Québec. Autrement dit, on a raison de prendre son mal en patience et de donner au fédéralisme l’occasion de se renouveler avant de tirer des conclusions hâtives. Fondé en 1961 par l’État québécois, le Service du Canada français d’outre frontières doit formaliser les relations avec les avant-postes, mais ses moyens sont inférieurs à ceux que Québec consacre au développement des liens avec la France et la Francophonie mondiale (Martel, 1997).
En 1969, l’ACFÉO devient l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO). Du coup, l’organisme souhaite élargir son champ d’intervention, au-delà de l’éducation, pour accélérer le développement de politiques de reconnaissance de l’État ontarien, le développement d’une culture proprement franco-ontarienne et le rattrapage socioéconomique des Franco-Ontariens (Bock, 2019a). L’ACFO s’inspire visiblement de la Révolution tranquille québécoise, notamment dans sa volonté de développer de nouveaux leviers pour les francophones et des mécanismes d’autonomie. L’augmentation de la « participation » apparaît pour canaliser les énergies des Baby-Boomers vers des projets collectifs, arrimés de près ou de loin avec les visées traditionnelles des porte-paroles franco-ontariens. Or, la dispersion des Franco-Ontariens rend impossible le projet de « nationaliser le territoire » (Laniel, 2017), comme le souhaitent des Acadiens du Nord du Nouveau-Brunswick (Poplyansky, 2012). Vivant souvent dans des milieux où ils ne sont ni homogènes ni majoritaires, les Franco-Ontariens espèrent des politiques de reconnaissance et le développement institutionnel dans les endroits où ils sont suffisamment nombreux, mais ne rêvent pas de créer un État dans l’État ou un conseil culturel.
L’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969 inaugure l’engagement durable de l’État fédéral envers le financement du réseau associatif canadien-français à l’extérieur du Québec (Pal, 1993), le soutien apporté aux provinces pour le financement des écoles de langue française, l’offre de cours d’immersion française (Hayday, 2005), et la normalisation du français dans la fonction publique, surtout pour les bureaux de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick (Gaspard, 2019). L’ACFO profite des subventions pour embaucher du personnel, dont une vingtaine d’animateurs régionaux qui développent et renforcent les réseaux de la société civile, notamment en coordonnant les revendications culturelles et politiques des francophones aux niveaux local et régional (Bock, 2019a). L’ACFO berce l’espoir que le renouveau constitutionnel mène à l’adoption du bilinguisme officiel en Ontario (Dupuis, 2008). Dès 1976, la formation d’un gouvernement provincial par le Parti québécois pousse Ottawa à redoubler d’efforts pour conclure une entente. Le Secrétariat d’État fédéral finance l’organisation d’une Fédération des francophones hors Québec (FFHQ), à laquelle participent activement Jean-Louis Bourdeau et Jeannine Séguin, les présidents sortants de l’ACFO, (ACFO, 1980; Bock, 2014). Selon Yves Saint-Denis (2016), l’augmentation des subventions fédérales, québécoises et ontariennes de l’ACFO signale que l’on prend ses critiques plus au sérieux. D’autres observateurs, dont le politologue Christophe Traisnel (2012), estiment au contraire que les subventions contribuent à « pacifier » les revendications et les aspirations des associations porte-paroles.
Pendant cinq ans, un triangle relationnel, pour rappeler le paradigme de Brubaker, semble s’installer entre les minorités francophones, le Québec et le Canada. Les mémoires Les héritiers de Lord Durham (1977), Pour ne plus être sans pays (1979) et Un espace économique à inventer (1981) soulignent la volonté de la FFHQ d’agir comme compagnon d’armes du Québec dans ses revendications pour instituer la dualité nationale et l’autonomie du Québec. Le seuil minimal d’acceptabilité d’un fédéralisme renouvelé se résume, pour la FFHQ et l’ACFO, à un accès garanti à une éducation primaire et secondaire de langue française dans des écoles et des conseils français, gérés par les collectivités d’un océan à l’autre. Les organisations porte-paroles recommandent aussi l’instauration de la dualité sociétale, notamment par la reconnaissance du Québec comme foyer national des francophones en Amérique, l’adoption du républicanisme, le remplacement du Sénat par une Chambre de la fédération (avec une parité entre sénateurs anglophones et francophones), ainsi que la création d’une commission culturelle binationale. On suggère même le droit de retracer des frontières provinciales par voie référendaire (Léger et Normand, 2018). On joue le tout pour le tout, en soulignant les injustices subies par la collectivité canadienne-française. Les intérêts du Québec et des minorités francophones ne s’alignent pas parfaitement, car la place de ces dernières dans la mémoire nationale au Québec va en se rétrécissant (Dupuis, 2017b). Et malgré le renforcement de ses capacités, le Québec n’assume pas entièrement le rôle d’un État parent, même si Lévesque tente, pendant son premier mandat, d’obtenir des accords de réciprocité avec ses homologues en matière d’éducation dans la langue de la minorité (Bock, 2014). Les concessions du premier ministre ontarien Bill Davis arrivent au compte-goutte – sur la tenue de procès en français en 1976, sur la formation d’un conseil de services en santé en français en 1979 – et résultent souvent de révélations embarrassantes dans les médias, comme celle du refus par le school board de l’École Simcoe d’offrir une éducation de qualité égale aux élèves franco-ontariens et aux élèves anglophones (Marchand, 2017).
La victoire du NON au référendum sur la souveraineté-association de 1980 isole le gouvernement du Parti québécois. Certes, la formation par Québec du Secrétariat permanent des peuples francophones des Amériques (SPPF), en 1981, vise à favoriser la coopération politique entre diverses collectivités francophones (Denault, 2016). Mais la conclusion d’un accord constitutionnel et l’adoption en 1982 de la Charte canadienne des droits et libertés, sans l’accord du Québec, coupent l’herbe sous le pied du gouvernement péquiste et dans une certaine mesure du SPPF et de l’ACFO. La perte d’enthousiasme qui en découle fracture le récent triangle relationnel et pousse les présidents Yves Saint-Denis et Jeannine Séguin, dont la sympathie pour l’indépendantisme est un secret de Polichinelle, vers les études et la consultation (ACFO, 1982; Saint-Denis, 2016). Or, la défaite au référendum débouche sur une demi victoire pour les minorités francophones. L’article 23 de la Charte garantit l’accès, là où les inscriptions potentielles justifient l’existence d’une classe ou d’une école, à une éducation primaire et secondaire en français dans un établissement appartenant à la communauté, sans toutefois garantir la formation de conseils scolaires francophones. S’ensuivra une décennie de recours judiciaires pour clarifier les obligations des provinces vis-à-vis de l’article 23 (Chouinard, 2016). Depuis 1969, des parents franco-ontariens siègent à des comités consultatifs de langue française au sein des school boards pour conseiller les élus anglophones dans la gestion des écoles secondaires de langue française. Dans les plus petits milieux, où les édifices peuvent accueillir une augmentation de l’effectif francophone, la résistance à une école secondaire de langue française est souvent féroce (Dupuis, 2017a). Une dizaine de crises scolaires éclatent entre 1970 et 1983 lorsque les school boards refusent de transformer une installation – vide, peu fréquentée ou de qualité inférieure – en école secondaire de langue française (Lalonde, 2017; Marchand, 2017). Au ministère de l'Éducation, l’embauche d’agents franco-ontariens permet le développement de manuels scientifiques et de programmes adaptés aux besoins des élèves francophones du secondaire (Gour, 2017). L’insertion dans l’enseignement d’éléments d’histoire et de culture franco-ontariennes dépendait jusque-là de la contribution d’acteurs et d’aînés invités à témoigner directement en classe (Comtois, 2017). En 1975, l’Ontario crée un poste de sous-ministre adjoint à l’éducation franco-ontarienne. Nommée à ce poste, la future présidente Mariette Carrier-Fraser presse les conseillers anglophones de reconnaître la volonté de survivre des Franco-Ontariens en leur présentant l’autonomie comme un moyen de réduire leur fardeau administratif (Carrier-Fraser, 2017). La majeure partie du travail de développement institutionnel franco-ontarien dépend désormais de l’Association des enseignants franco-ontariens, des comités consultatifs et des organes francophones du ministère. L’ACFO sert ainsi de forum pour appuyer et coordonner certaines revendications au niveau politique (Plouffe, 2017).
Depuis 1972, l’État ontarien a mis en vigueur une politique sur la prestation de services en français (Dupuis, 2018a). L’ACFO veille à son application, notamment auprès du ministre de la Santé auquel il réclame des « services bilingues » dans les hôpitaux (Richer, 2017). La lenteur avec laquelle la politique est appliquée dans le domaine juridique incite Jacqueline Pelletier à lancer en 1975 le mouvement « C’est l’temps », dont les militants refusent de payer des contraventions émises en anglais et passent la nuit en prison (Cardinal, 2012). Petit à petit, l’Ontario élargit la disponibilité de formulaires et de documents bilingues. En 1976, un premier procès en français est tenu à Sudbury, mais il faut attendre 1984 pour que le français soit reconnu à égalité avec l’anglais devant les tribunaux de l’Ontario. Ces politiques de reconnaissance s’appliquent seulement dans les territoires où les Franco-Ontariens sont nombreux – notamment à Ottawa, Sudbury et Toronto – ou représentent une proportion significative de la population, comme dans les communautés rurales de l’Est, du Nord-Est et du Sud-Ouest (Bock, 2019a). Au-delà d’une structure autonome au sein du ministère de l’éducation, d’éventuels conseils scolaires et collèges de langue française, ou de centres de santé servant leur clientèle en français, le potentiel pour d’autres espaces de pouvoir autonomes semble difficile à concevoir, ou dans le contexte canadien, à revendiquer. L’augmentation du nombre de postes de fonctionnaires bilingues et l’élargissement de l’accès à l’éducation supérieure contribuent à un certain rattrapage socioéconomique des Franco-Ontariens. Or, les politiques adoptées relèvent davantage de la reconnaissance de leurs besoins que de leur autonomisation politique. Le développement subventionné des arts nourrit l’expression culturelle des Franco-Ontariens et déclenche une prise de parole d’une ampleur inouïe, mais cette prise de parole est plus inspirée par les valeurs libérales et individuelles que ne l’étaient les projets collectifs imaginés par l’élite traditionnelle (Hotte et Melançon, 2010). Ainsi, les propositions à saveur nationale sont souvent rejetées, notamment par les jeunes, pendant les congrès annuels de l’ACFO (Bock, 2019a; Saint-Denis, 2016).
Les tendances participationnistes et contre culturelles chambardent les mouvements de jeunesse franco-ontariens à la fin des années 1960 (Bock, 2010) et entrainerait une démocratisation de l’ACFO dans les décennies suivantes (Bock, 2019). Les jeunes, les femmes, les délégués des régions, mieux formés et plus mobiles, remettent en cause des idées reçues et demandent à l’ACFO de cesser d’imposer ses projets d’en haut et de s’en tenir à encourager les initiatives du terrain. La relation de l’ACFO à la population qu’elle représente se transforme (Séguin, 1980b), mais ce processus n’est pas linéaire : les porte-paroles applaudissent à l’enthousiasme de la jeunesse tout en lui reprochant de faire des propositions qui ne prennent pas en compte les capacités d’un « secrétariat limité » (Richer, 2017). Cette démocratisation de l’ACFO permet de valider ses orientations, mais les désaffections sont nombreuses lorsque la décision retenue ignore les voix minoritaires. Un changement de garde s’effectue aussi à la tête de l’organisation : l’élite professionnelle et cléricale masculine s’efface au profit d’éducateurs, d’ouvriers, d’artistes et de femmes. Des gens du Sud et du Nord, des femmes, des jeunes, un homosexuel se succèdent au fauteuil de la présidence qui n’est plus occupé par un prêtre ou un avocat après 1972. Le nombre de conseils régionaux est réduit de 24 à 7 pour donner un plus grand poids décisionnel aux régions. Un représentant sur trois doit avoir moins de 30 ans et les sièges du conseiller moral et des recteurs des universités bilingues et catholiques sont abolis (Bock, 2019a). Un « Programme de développement global » vise à normaliser l’intervention de l’organisme dans 12 secteurs d’activité, soit les communications, la culture, le juridique, le politique, le religieux, l’économie, l’éducation, l’identité, la santé, les services sociaux, les sports et le travail (ACFO, 1983). Constatant cette diversité de secteurs d’intérêt, le président André Cloutier « voit la cause française comme étant liée à la cause des gens qui la vivent » (Cloutier, 2017) et souhaite réorienter l’ACFO vers les besoins de gens ordinaires. Cette démocratisation est inégale et plusieurs vieux réflexes persistent au tournant des années 1980. Les femmes présidentes sont confrontées à plus de dissensions que leurs prédécesseurs masculins; elles doivent s’excuser pour leurs prises de position et sentent l’obligation de négliger les préoccupations propres aux femmes (ACFÉO, 1968; Lapointe, 1978; Cardinal, 1997; Richer, 2017). Jeannine Séguin et Rolande Faucher consacrent ainsi leurs efforts à faire une place aux femmes dans les reconstitutions mémorielles des luttes franco-ontariennes et à développer des services de garde, sans bouleverser les priorités (Séguin, 1980a; Faucher, 2017). Elles sont pourtant considérées comme des sources d’inspiration pour les luttes menées par leurs homologues masculins pour l’éducation franco-ontarienne (Saint-Denis, 2016; Plouffe, 2017). En définitive, ces présidentes estiment avoir vécu une ascension sociale et professionnelle jusqu’à récemment impensable (Carrier-Fraser, 2017; Cousineau, 2017).
Le développement global est écarté dès 1984 (Bock, 2019a; 2019b), considéré comme une dispersion de l’influence politique de l’ACFO hors des champs où elle se sent à l’aise : le développement de l’éducation franco-ontarienne et celui des services gouvernementaux en français (Plouffe, 2017). Entretemps, les formations fédérales et provinciales sollicitent des militants franco-ontariens pour devenir candidats à des élections (Paquette, 2017; Poirier, 2017), avant que l’ACFO, sous la présidence de Serge Plouffe, n’accepte de se présenter comme « groupe d’intérêt » (Plouffe, 2017), tendance qui renforce sa relation à l’État hôte et éloigne l’ACFO d’une quête d’autonomie. Formant un gouvernement provincial en 1985, les Libéraux adoptent la Loi sur les services en français (LSF), qui s’applique dans 22 territoires ayant une population proportionnellement ou numériquement suffisante pour justifier la prestation de l’ensemble des services provinciaux en français (Dupuis, 2018a). Le président Jacques Marchand (2017) reproche à l’ACFO de trop se rapprocher des Libéraux, qui souhaitent fidéliser, peut-être même pacifier, l’électorat franco-ontarien. La LSF est conçue comme une concession acceptable à la majorité, qui s’oppose à l’adoption du bilinguisme officiel provincial (Bock, 2019b). En excluant les municipalités et les universités, la LSF n’encourage ni l’avènement de municipalités de langue française – le bilinguisme ne connaît aucune progression au niveau municipal – ni l’émergence d’une première université de langue française.
Devant les dispositions laconiques de la Charte, l’ACFO se recentre sur la contestation judiciaire pour élargir l’interprétation des droits des Franco-Ontariens. La « judiciarisation » (Thériault, 2007) introduit un nouveau champ relationnel, lié aux gouvernements tout en demeurant indépendant d’eux. En 1984, la Cour d’appel de l’Ontario reconnait le droit des parents de gérer les écoles de langue française. Dans l’arrêt Mahé de 1990 et le Renvoi sur les écoles du Manitoba de 1993, la Cour suprême du Canada oblige les provinces à constituer des conseils scolaires francophones (Chouinard, 2016). En 1987, la Cour d’appel de l’Ontario concède que l’article 15 de la Charte, en stipulant l’égalité des citoyens, implique que les Franco-Ontariens doivent avoir accès à des écoles de qualité égale. Pour cette raison, elle juge inconstitutionnelle l’ouverture de l’École secondaire Le Caron dans des baraquements à Penetanguishene, en 1983 (Marchand, 2017). Les menaces de poursuite incitent parfois l’État ontarien à agir, comme lorsqu’il accepte de concentrer l’enseignement collégial en français, à Ottawa, Cornwall, Welland, Sudbury, Timmins et Hearst, dans trois collèges francophones ouverts entre 1990 et 1995 (Gour, 2017). La LSF a beau être une politique de reconnaissance, elle mène aussi à la création d’institutions publiques autonomes, dont les collèges communautaires, mais aussi de centres de santé de langue française, dédiés aux besoins particuliers des Franco-Ontariens (Faucher, 2017).
Les relations avec la Couronne britannique et l’Église sont passées à l’arrière-plan mais ne sont pas disparues : le Canada ne s’est pas transformé en république, et la majorité de la population franco-ontarienne demeure catholique, même si elle ne va pas à la messe dominicale de façon assidue (Meunier, Laniel et Demers, 2010). Une proportion considérable de Franco-Ontariens souhaite maintenir la confessionnalité des écoles franco-ontariennes : pendant les années 1970 et 1980, les écoles secondaires publiques de langue française comptent un aumônier, célèbrent des messes dans leurs gymnases et offrent des cours d’éducation catholique (Faucher, 2017). Les congrès de l’ACFO peinent à obtenir un consensus sur le statut des conseils scolaires de langue française. Pourrait-on héberger les écoles primaires séparées et les écoles secondaires publiques au sein d’une seule structure administrative? L’ACFO opte pour « un réseau de conseils scolaires homogènes de langue française et garantissant les droits religieux » (cité dans Bock, 2019a). L’État ontarien hésite à accorder la gestion scolaire, mais lance des projets pilotes en constituant en 1988, un conseil scolaire public-catholique à Ottawa et un conseil scolaire public à Toronto, puis un conseil scolaire catholique à Prescott-Russell en 1992 (Vaillancourt, 2017). Un schisme se crée au sein de la collectivité franco-ontarienne à partir de 1985, lorsque le financement public est élargi aux écoles secondaires catholiques (Gourgon, 2016). L’article 23 de la Charte n’ayant pas éteint les droits religieux conférés par l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867, une course aux effectifs s’engage entre les conseils scolaires publics et catholiques et les disputes sur le statut des écoles se généralisent (Aubin, 2017). Après l’expérience malheureuse de la mixité du conseil de langue française à Ottawa, les futurs présidents Jean Comtois et Tréva Cousineau recommandent en 1991 la création de conseils scolaires publics et catholiques de langue française, concurrents, dans l'ensemble du territoire de la province (Comtois, 2017; Cousineau, 2017).
Les rapports des Franco-Ontariens avec le Québec deviennent plus nébuleux pendant le règne du gouvernement fédéral progressiste-conservateur. Le premier ministre Brian Mulroney fait deux tentatives de refonte constitutionnelle : l’Accord du Lac-Meech (1987) et l’Accord de Charlottetown (1992) proposent de reconnaître l’existence d’une « société distincte » au Québec, de lui déléguer de nouveaux pouvoirs en matière d’immigration et de lui réserver trois sièges à la Cour suprême. L’échec de ces propositions permet au gouvernement péquiste de Jacques Parizeau de tenir un référendum sur l’indépendance du Québec (1995), où le NON l’emporte de justesse. Comme les autres minorités francophones, la collectivité franco-ontarienne peine à se tailler une place dans le nouveau paradigme de relations, qui oppose désormais le Québec français au Canada anglais au lieu de favoriser la dualité nationale partout au Canada (Bock, 2014). Les présidents Rolande Faucher et Jean Tanguay tentent de frayer une voie pour l’ACFO dans ce nouvel environnement, mais sont déçus des réponses que leurs réservent les gouvernements à Québec, à Ottawa et à Toronto (Faucher, 2017; Tison 1990; Young, 1992). Les échecs des propositions de 1987, 1992 et 1995 confirment que le régime constitutionnel de 1982 va rester en place pour longtemps. La marginalisation de l’identité canadienne-française est accélérée au profit de nouvelles expressions qui privilégient l’identité francophone, une identité plus passe-partout dans les contextes ontarien, canadien, nord-américain et mondial (Dupuis, 2017b) que l’identité franco-ontarienne (Bock, 2001). Cette fragmentation identitaire, jointe au constat de la permanence des politiques identitaires fédérales, amène l’ACFO à faire une tentative de réconciliation avec le régime canadien en 1991 (Bock, 2019b). C’est moins avec le Québec, dont le destin semble désormais distinct de celui des collectivités francophones périphériques, et davantage avec soi-même et avec les minorités issues de l’immigration qu’on pense pouvoir « faire société » (Thériault, 2007). Cette transition est partielle, car un fond d’identité canadienne-française commune persiste (Faucher, 2017). L’effort de l’ACFO comporte un lot de défis, dont le moindre n’est pas la conciliation de la mémoire et des revendications traditionnelles des Canadiens français avec les préoccupations des nouveaux arrivants dans un pays bilingue et multiculturel. Bien que l’ACFO imagine une forme d’interculturalisme, selon laquelle une part des immigrants s’intégrerait à la collectivité francophone plutôt qu’à la majorité anglophone, ses porte-paroles s’abstiennent désormais de souligner les limites des droits individuels, de revendiquer explicitement une autonomie politique pour les Franco-Ontariens, voire d’attribuer leur assimilation à l’existence de rapports de force inégaux entre les langues (Garneau, 2010). Pourtant, le phénomène d’assimilation culturelle et linguistique n’a pas disparu et concerne maintenant deux jeunes Franco-Ontariens sur cinq.
La démocratisation et le développement communautaire mènent-ils à l’individualisme et à la fragmentation? L’affirmation peut sembler surprenante, mais décrit bien une période où l’ACFO s’ouvre à la participation d’une plus grande variété de gens. Son action s’inscrit indirectement dans une lutte contre l’assimilation, la faible natalité (qui passe sous le taux de remplacement de la population de 2,1 enfants par femme) et la dépopulation des écoles franco-ontariennes, et pour le maintien d’une masse critique justifiant les services gouvernementaux en français qu’elle tâche de développer. Cette démocratisation se manifeste dans l’ensemble des champs relationnels, comme en témoigne l’accès à l’éducation supérieure, aux services gouvernementaux et aux tribunaux. Les structures non démocratiques comme l’Église et les clubs perdent de leur influence. Le Québec continue d’être le lieu de naissance d’un Franco-Ontarien sur quatre et une source d’inspiration culturelle, notamment par le truchement de Radio-Canada, mais la transformation du Musée du Séminaire de Québec en Musée de l’Amérique française, rebaptisé Musée de l’Amérique francophone en 1993, et la fermeture l’année précédente du Secrétariat permanent des peuples francophones (Denault, 2016), semblent signaler que le Québec est passé à autre chose. Paradoxalement, comme le dit Laniel (2017), l’État national des Québécois se trouve désormais sans minorité parente dans sa conscience collective. Brubaker rajouterait cependant que la reconnaissance des droits des minorités nationales par l’État hôte constitue une étape significative dans la normalisation des rapports avec la majorité et la réalisation des aspirations traditionnelles de développement institutionnel.
La fragmentation (1993-2017)
En 1993, les élections fédérales voient le Bloc québécois, destiné à préparer la sécession du Québec, former l’opposition officielle à la Chambre des communes et causer un rétrécissement considérable de la députation francophone du Parti Libéral. Le gouvernement formé par ce dernier est déterminé à rééquilibrer les finances publiques et décide de réduire le financement des réseaux institutionnels de la francophonie canadienne. Le financement de l’ACFO par le Programme d’appui aux langues officielles de l’État fédéral passe de 800 000 $ à 300 000 $ entre 1992 et 2000 (Bock et Gervais, 2004). En juin 1993, le congrès de l’ACFO débat de la relocalisation de son siège social d’Ottawa vers Toronto, où se déroulent désormais 70 % de ses activités politiques, confirmation de sa réconciliation avec l’État hôte et de son éloignement physique et intellectuel par rapport à l’État parent. Les Franco-Ontariens, culturellement et géographiquement proches du Québec, craignent le départ de personnel employé de longue date, la perte de mémoire institutionnelle et le fardeau de loyers plus élevés à Toronto ([s.a.], 1993), mais le déménagement obtient une légère majorité des votes, grâce notamment aux voix de la francophonie multiculturelle, concentrée dans le Centre. Ce déménagement vers la capitale provinciale a lieu alors que le gouvernement, dirigé depuis 1990 par le Nouveau Parti démocratique (NPD), mène une politique d’austérité qui mine les capacités de l’ACFO. Se préoccupant davantage de la condition des ouvriers, le NPD, dont c’est le premier et seul passage aux rênes de la province, saisit mal la volonté d’autonomie institutionnelle de la collectivité franco-ontarienne. En témoigne la formation d’un conseil de main-d’oeuvre où les Franco-Ontariens occupent un siège sur 22 alors que l’ACFO avait demandé d’être représentée par un organisme autonome (Gratton, 1993; Dansereau, 1994a). Suite à la publication des données du recensement de 1991, qui révèlent que le taux d’assimilation a encore augmenté (Maltais, 1994) et que l’écart des revenus entre anglophones et francophones se creuse pour la première fois depuis trente ans ([s.a.], 1994a), le président Jean Tanguay dépose une plainte au Commissariat aux langues officielles et à l’Organisation des Nations Unies (Hébert, 1994). Le premier ministre Bob Rae tarde à annoncer le financement de collèges de langue française à Sudbury et à Toronto (Bellavance, 1993) et refuse l’application de la Loi sur les services en français dans les territoires de London et de Kingston, alors que le seuil d’admissibilité de 5 000 francophones vient d’y être atteint.
L’affaiblissement des appuis à Ottawa et à Toronto mène l’ACFO à rechercher des solutions de rechange, notamment auprès des indépendantistes québécois (O’Neill, 1994). Le chef bloquiste, Lucien Bouchard, promet qu’un Québec souverain agira comme État parent envers ses « frères francophones » et fait des interventions d’une grande sensibilité en Chambre (Dansereau, 1994b). Bouchard accepte l’invitation de s’adresser au congrès de l’ACFO en juin 1994, ce qui choque les députés libéraux franco-ontariens, qui taxent l’organisation d’opportunisme ([s.a.], 1994b; Dion, 1994). L’éventualité de l’indépendance du Québec semble riche de promesses pour l’ACFO. L’élection du Parti québécois en 1994 annonce l’imminence de négociations constitutionnelles. Or, la mince victoire (50,6 %) du NON au référendum de 1995 a plutôt l’effet contraire, celui de renforcer le bilinguisme, le multiculturalisme et les droits individuels comme socles de l’identité canadienne (Laniel, 2017). Dans Urgence d’agir (1999), l’ACFO propose l’établissement de centres scolaires communautaires rassemblant les générations de la petite enfance au vieil âge, mais les passages sur l’assimilation des jeunes rebutent les fonctionnaires fédéraux qui réduisent le mémoire à du bois de chauffage pour le « séparatisme » (Gour, 2017).
Depuis une décennie, l’ACFO tente de mieux inclure les nouveaux arrivants et les francophiles, mais peine à accorder les revendications historiques des Franco-Ontariens aux préoccupations des femmes, des jeunes et des immigrants (Lalonde, 2017). Selon le président Alcide Gour, l’État fédéral prend « une vengeance » (2017) contre l’ACFO lorsqu’il impose, au-delà des compressions, une démarche de « reconceptualisation » en 1998 (Gilbert et Forest, 2019). Cette décision agrandit une plaie que les porte-paroles de l’ACFO tentaient de panser depuis une décennie. La démarche n’aboutissant pas à l’objectif souhaité par le ministère du Patrimoine canadien, ce dernier regroupe les associations sectorielles franco-ontariennes dans une Direction de l’Entente Canada-communauté-Ontario (DECCO) en 1999. Avec des représentants de 8 secteurs, le fauteuil « politique » étant réservé à l’ACFO, la DECCO prend le relais de l’ACFO pour gérer l’enveloppe (réduite) de financement fédéral réservée au réseau associatif franco-ontarien. Entretemps, l’ACFO peut se réjouir de la formation de 12 conseils scolaires de langue française en 1998, mais les rapports avec le gouvernement provincial progressiste-conservateur, élu en 1995, ont rapidement tourné au vinaigre. L’abolition du Conseil sur l’éducation et la formation franco-ontariennes en 1996 (Faucher, 2017) et la fermeture proposée de Montfort, seul hôpital de langue française en province, en 1997 (Bock et Gervais, 2004), sont perçus comme des affronts directs aux seuls organismes d’autonomie institutionnelle dans ces deux secteurs. Confrontée à ces combats publics et internes, l’ACFO s’en tient à des mesures modestes, dont le rétablissement de sections régionales (Gour, 2017) et le dépôt d’un mémoire au Conseil de radiodiffusion et de télévision pour tenter de convaincre l’agence règlementaire fédérale de contraindre les câblodistributeurs ontariens à élargir leur offre de canaux de langue française (CRTC, 2000). La diminution des moyens de l’ACFO et la fragmentation de son influence l’obligent à fermer son siège social en décembre 2003 et à entreposer son mobilier dans une école fermée de Notre-Dame-des-Champs, dans l’Est ontarien (ACFO, 2003; Poirier, 2017).
L’élection d’un gouvernement libéral en Ontario et l’arrivée du premier ministre fédéral Paul Martin (2003) permettent le rétablissement d’un financement adéquat pour l’organisme. Puisque ni l’une ni l’autre ne semble avoir assez de légitimité pour parler au nom de la collectivité franco-ontarienne, la DECCO et l’ACFO s’entendent en 2005 pour se fusionner (Thibert, 2017). Le 1er avril 2006, l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) est constituée. Comme le rappelle l’avant-dernier président de l'ACFO, Jean Poirier (2017), l’utilisation du mot « assemblée » cherche à conférer à l’organisme porte-parole ainsi reconfiguré un statut éminemment politique et à lui ouvrir un horizon autonomiste. L’AFO obtient un financement annuel de 700 000 $ de l’État fédéral et de 100 000 $ de la province (AFO, 2006 et 2009), financement similaire à celui que recevait l’ACFO avant 1993. L’AFO se distingue toutefois de l’ACFO : elle ne gère plus l’enveloppe de financement pour les organismes franco-ontariens – différence qui augmente la dépendance à l’État fédéral –, et n’est plus administrée par des représentants régionaux uniquement, mais par un conseil d’administration composé de 14 représentants sectoriels et de 10 représentants régionaux.
L’avènement de l’AFO n’occasionne pas le développement d’une plus grande autonomie pour la collectivité franco-ontarienne. Le seul gain récent sur ce front est la constitution de conseils scolaires francophones. L’autogouvernance en matière d’éducation va de pair avec l’élection de conseillers francophones par des contribuables francophones, mais le pouvoir traditionnel de taxation foncière des conseils scolaires est simultanément aboli, puis remplacé par un financement par inscription (Vaillancourt, 2017). Les conseils scolaires francophones doivent rattraper un retard dans la qualité des installations dans des écoles historiquement catholiques et donc moins bien financées (Aubin, 2017), puis s’engager dans une course aux effectifs afin d’être solvables financièrement. Les deux premières décennies des conseils scolaires francophones auraient pu être plus difficiles qu’elles ne l’ont été si les Libéraux provinciaux (2003-2018) n’avaient pas reconnu leurs besoins particuliers (Carrier-Fraser, 2017. Cette sensibilité permet d'éviter les recours judiciaires en reconnaissant l’obligation de l’État ontarien de respecter l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui assure l’égalité des citoyens et par ricochet celle des installations scolaires (Marchand, 2017; Chouinard, 2016). En 2004, l’adoption d’une politique d’aménagement linguistique par la province vient également soutenir l’animation culturelle, nécessaire pour que les jeunes Franco-Ontariens résistent mieux à l’assimilation.
De 2006 à 2017, l’AFO se distingue de l’ACFO par les rapports de partenariat qu’elle entretient avec les États canadien et ontarien. L’introduction de la gouvernance horizontale pour les dossiers communs avec la fonction publique favorise la technocratisation de la gestion des communautés, ce qui est, dans certains domaines, contraire à l’autonomisation politique mais propice à favoriser la prise en compte des Franco-Ontariens par l’État dans l’élaboration de ses politiques publiques (Cardinal et Forgues, 2015). Les deux premiers présidents de l’AFO, Mariette Carrier-Fraser et Denis Vaillancourt, anciens sous-ministres adjoints à l’éducation de langue française, accentuent cette tendance. Les congressistes de l’AFO tentent de « crédibiliser » leur organisation en élisant pour les représenter des retraités qui connaissent les rouages de Queen’s Park. Pendant son mandat, Carrier-Fraser rappelle qu’elle parvient facilement à obtenir « des renseignements » dans la fonction publique ontarienne et qu’elle entretient une « une certaine complicité » avec la ministre déléguée aux Affaires francophones, Madeleine Meilleur (Carrier-Fraser, 2017). Certes, l’AFO vise à rassembler le réseau semi-privé/semi-public franco-ontarien, mais elle tient autant sinon plus à son rapport avec l’État ontarien qu’à celui avec sa collectivité. L’AFO prend souvent l’allure d’un lobby, plus prudent que ne l’était l’ACFO (Gour, 2017). Mais s'est-elle pacifiée ? Obtient-elle des résultats plus probants en adoptant une approche partenariale ? Pour ce qui touche au financement, le budget de l’AFO atteint 1,4 millions de dollars en 2015-2016, dont 92 % proviennent de subventions fédérales et provinciales (AFO, 2016). Pour ce qui touche aux politiques de reconnaissance, la collectivité franco-ontarienne obtient la création d’un Commissariat aux services en français (2007), la désignation du 25 septembre comme Jour des Franco-Ontariens (2010) (AFO, 2009 et 2010), l’application de la Loi sur les services en français aux contractuels du gouvernement provincial (2012), la désignation partielle des universités bilingues sous la LSF (2013) et l’annonce de l’ouverture éventuelle d’une université française à Toronto (2017). Ces gestes « très mesurés » (Vaillancourt, 2017) en faveur de la collectivité contrastent avec une stagnation dans des dossiers complexes, dont la hausse de la proportion de l’immigration francophone (plafonnée à 2 %) et la fondation d’une université provinciale franco-ontarienne (Jolin, 2017).
Tandis que le gouvernement libéral à Québec (2003-2018) ne propose aucune réforme du fédéralisme ou changement substantiel dans les rapports de l’État fédéral avec la francophonie canadienne, l’AFO élabore des plans quinquennaux pour valider ses grandes orientations (Vaillancourt, 2017). Les Livres blancs, mémoires portant par exemple sur l’immigration (2016) et les arts (2017), qui en découlent soutiennent la représentation de l'Ontario français comme une collectivité distincte ayant des besoins particuliers. L’AFO émet des recommandations techniques, mais ne revendique pas clairement l’obtention de nouveaux mécanismes d’autonomie, préférant marteler la contribution des francophones à l’économie et à la société ontarienne (Jolin, 2017). À l’occasion du 400e anniversaire de la venue de Samuel de Champlain en territoire ontarien (2015), l’AFO représente les Franco-Ontariens comme des fondateurs de la province et rappelle que leur présence, comme celle des peuples autochtones, est antérieure à celle des anglophones et de la diversité culturelle (Paré, 2016). Or, elle représente du même souffle les Franco-Ontariens comme partie intégrante du tissu ontarien (Jolin, 2017), ce qui peut créer une certaine confusion. Depuis 2009, avec l’adoption de la Définition inclusive des francophones (DIF), l’Ontario reconnaît comme Franco-Ontariens les immigrants ayant comme première langue officielle le français. La collectivité franco-ontarienne y gagne une certaine reconnaissance comme une petite société qui, à l’inverse d’un groupe ethnique, intègre de nouveaux venus. Mais la DIF exclut des francophiles canadiens, inclut certaines personnes qui ne parlent plus le français (Castonguay, 2019), et ne saisit pas la complexité de l’appartenance communautaire. Elle se veut pourtant un instrument pour justifier la prestation de services gouvernementaux en français et estimer le nombre de citoyens qui pourraient en bénéficier (Boileau, 2019). En contrepartie, la croissance du nombre de locuteurs reconnus par la DIF camoufle et détourne l’attention de l’augmentation de l’assimilation des jeunes Franco-Ontariens (Gour, 2017). L’AFO demeure ambiguë dans l’expression de son aspiration à plus d’autonomie et tend aussi à occulter certaines questions. Le plan stratégique Vision 2025 (AFO, 2016) ne parle ni de la préservation des traditions culturelles des Franco-Ontariens ni de la lutte à la pauvreté, ni du féminisme, qui sont pourtant des enjeux du terrain qui semblent nécessiter une attention accrue. Vision 2025 s’en tient à préconiser une meilleur financement du réseau associatif et des services gouvernementaux en français.
⁂
Le temps nous dira si 2018 aura été un point tournant. L’élection d’un parti autonomiste au Québec, la Coalition Avenir Québec, et celle en Ontario des Progressistes-Conservateurs, qui en abolissant le Commissariat aux services en français et en suspendant le projet de l’Université de l’Ontario français ont déclenché une crise linguistique, rappellent l’époque où le Québec n’hésitait pas à se porter à la défense de ses « frères » de la diaspora canadienne-française. La crise linguistique a pris une ampleur telle que l’ex-politicien péquiste et acteur Pierre Curzi pense que les Québécois sont « redevenus des Canadiens français » (Arcand, 2018). Si l’indépendance du Québec a été repoussée aux calendes grecques, serait-ce possible que l’État québécois renoue ses liens de parenté avec les minorités francophones et joue vis-à-vis d’elles un rôle unique ? Pour le moment l’Ontario français ne semble pas savoir à quoi il peut s’attendre, et le Québec comment établir de nouveaux rapports (CEFAN, 2018), même si le gouvernement caquiste et l’AFO expriment une volonté de renouveler leurs relations (Vachet, 2019). La tenue d’un Sommet de rapprochement entre le Québec et les francophonies canadiennes en juin 2021 semble confirmer cette tendance. Certes, les migrations hors Québec et les influences culturelles se sont maintenues, mais au-delà des médias et des arts, il y aurait lieu d’entreprendre de nouveaux projets de coopération politique. La Résistance, mouvement initié en novembre 2018 à la suite des compressions décidées par le premier ministre Doug Ford, semble remettre en question les rapports pacifiés et dépolitisés des Franco-Ontariens avec l’État fédéral et l’État ontarien. Il existe un potentiel inexploité à l’intérieur des cadres du fédéralisme actuel – l’éducation postsecondaire, la formation de la main d’oeuvre, la culture, le coopératisme, l’économie, les municipalités – qui pourrait inciter le Québec à favoriser la réciprocité avec la francophonie canadienne, de manière complémentaire aux politiques fédérales. Alors que le Québec semble enlisé dans des débats stériles sur la présence de signes religieux dans l’espace public et sa pénurie de main d’oeuvre francophone, le réinvestissement dans la francophonie canadienne pourrait avoir des effets démographiques, économiques et politiques fort intéressants pour lui. Reste à voir si le Québec voudra jouer un rôle original qui ressemblerait à celui d’un État parent.
Le paradigme de Rogers Brubaker jette un éclairage sur la persistance et les transformations des champs relationnels des Franco-Ontariens, dont l’allure, d’une période à l’autre, ressemble à celle de sables mouvants. Plusieurs tendances et idéaux se sont maintenus, même si l’ordre de priorité entre eux a changé et les organismes porte-paroles ne bercent plus les mêmes espoirs. Les Franco-Ontariens n’affichent aucune hostilité envers la Couronne britannique, dont l’influence s’est passablement effacée au 21e siècle, et quatre élèves sur cinq du régime scolaire franco-ontarien fréquentent toujours une école catholique, preuve que ces deux éléments perdurent parmi les caractéristiques propres à l’Ontario français. Le Québec demeure un lieu de rayonnement culturel et le lieu de naissance d’un Franco-Ontarien sur quatre (un sur deux a aussi un parent ou un grand-parent québécois), ce qui fait toujours de l’Ontario français une collectivité parente du Québec, même si elle se présente rarement ainsi. Le projet du développement institutionnel autonome persiste, du 19e siècle à nos jours, tout comme l’adoption de politiques de reconnaissance qui encouragent la dualité linguistique. La représentation d’une société francophone d’intégration persiste aussi, mais se manifeste surtout par le biais de l’intégration de nouveaux arrivants francophones, une volonté qui ressemble à l’interculturalisme québécois, et s’exprime moins en termes nationaux qu’autrefois.
Appendices
Note biographique
Serge Dupuis, originaire du Moyen-Nord ontarien, est historien professionnel oeuvrant à Québec et membre associé à la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord de l’Université Laval. Auteur de trois livres, puis d’une trentaine d’articles et d’essais, Serge Dupuis a reçu, pour son livre sur l’histoire du mouvement Richelieu, le Prix d’auteur pour l’édition savante (2016) et le Prix Richard-Arès (2017) pour le meilleur essai paru au Québec, puis pour ses recherches sur l’histoire des Canadiens français en Floride, le Prix Lilliane-et-Guy-Frégault (2010) de l’Institut d’histoire de l’Amérique française.
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