Depuis les années 1980, les sociétés occidentales ont été amenées à réfléchir à la refondation de la citoyenneté et du lien social dans un contexte marqué par l’accélération des mouvements migratoires, des échanges culturels et de la diversité idéologique, culturelle et linguistique (Giroux, 1997; Aligisakis et Dascalopoulos, 2012; Choquet, 2012; Foner et Simon, 2015; Tafarodi, 2015). Le phénomène leur a imposé la nécessité de trouver de nouveaux équilibres entre l’ouverture à l’altérité et les fondements mémoriels et/ou ethniques qui avaient servi d’appui, historiquement, à leur construction identitaire et nationale (Taylor, 1994; Habermas, 1995; Kymlicka, 2003; Bouchard, 2011, 2013). La francophonie canadienne minoritaire a elle aussi été confrontée aux défis que posent le pluralisme et la formulation d’une politique de la « reconnaissance » pour le maintien d’une référence identitaire fondée sur la mémoire, c’est-à-dire sur le sentiment de partager une expérience historique commune et originale. Depuis le 19e siècle, elle avait nourri des ambitions sociétales qui s’étaient incarnées dans l’élaboration d’un vaste projet d’autonomie institutionnelle et référentielle (Dumont, 1997; Martel, 1997; Frenette, 1998; Bock, 2008). Mais, depuis quelques décennies, de nombreux facteurs, tant idéologiques, culturels et institutionnels qu’économiques, juridiques et démographiques, ont ébranlé les certitudes traditionnelles des intellectuels et des porte-parole politiques et communautaires des francophonies minoritaires : accélération de l’immigration internationale et d’autres formes de mobilité géographique; diversification ethnoculturelle et idéologique des locuteurs du français; hybridité culturelle et bilinguisme identitaire; augmentation des taux d’assimilation linguistique; avènement du néolibéralisme et retrait de l’État; polarisation croissante autour des grands centres urbains; recomposition du référent religieux; judiciarisation et dépolitisation partielle de l’action collective sous l’impulsion de la Constitution de 1982 et du « chartisme » qu’elle a favorisé, etc. (Thériault, 1995; Bernard, 1998; Kérisit, 1998; Forest et Gilbert, 2010; Houle et Corbeil, 2010; Garneau, 2010; Traisnel et Violette, 2010; Meunier, Wilkins-Laflamme et Grenier, 2013). Ces transformations ont suscité de nouvelles interrogations et d’importantes remises en question au sein de l’espace public, lesquelles ont donné lieu à des débats substantiels et sans cesse renouvelés sur les différents arrimages à la société canadienne qui s’offrent à la francophonie (Heller, 1994; Gérin-Lajoie, 2004; Pilote et Magnan, 2008; Thériault et Meunier, 2008). En fait, tout porte à croire qu’un tournant majeur serait en cours au sein des minorités francophones depuis les années 1980. Ce ne serait certes pas le premier de leur histoire (Frenette, 1998). Depuis un quart de siècle, les chercheurs ont accordé beaucoup d’attention à la grande réorientation des années 1960, alors que se voyait démantelée la vieille « Église-nation » canadienne-française. Ainsi, pour plusieurs d’entre eux, la « Révolution tranquille » aurait marqué la sortie définitive de la « référence canadienne-française » et la transition vers une référence remaniée regroupant les francophones de chaque province en communautés particulières, distinctes du Québec (Juteau, 1983; Dumont, 1993, 1997). Sous la pression de lentes et profondes transformations, les Canadiens français auraient été alors obligés de se redéfinir aussi bien sous le regard de l’« Autre » (québécois, anglo-canadien) que dans leur rapport à eux-mêmes. Selon cette interprétation, le point de discordance entre le Québec et les francophonies minoritaires éclata au grand jour au moment des États généraux du Canada français (1966-1969), qui affaiblirent le Canada …
Appendices
Bibliographie
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