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Dans cet ouvrage fouillé et passionnant, Darryl Leroux explore l’invention opportuniste, depuis une vingtaine d’années, d’une identité autochtone chez des Québécois francophones. Les cas récents d’appropriation controversée d’une identité autochtone par des personnes oeuvrant notamment dans les domaines politiques et scientifiques rendent l’analyse à laquelle se livre Leroux d’autant plus importante. Certes, d’autres études ont porté sur le même phénomène dans les autres provinces canadiennes ou aux États-Unis, mais il semble que le mouvement soit encore plus prononcé au Québec qu’ailleurs, comme le montre la progression spectaculaire du nombre de personnes qui se disent autochtones dans les recensements.
Leroux commence son ouvrage (dont certains de ses articles parus donnaient déjà un aperçu) en précisant un fait simple, qui est pourtant source de confusion considérable : si seule une poignée de femmes appartenant aux groupes autochtones se sont mariées avec des colons français dans la vallée du Saint-Laurent, leurs descendants sont aujourd’hui légion à cause du très petit bassin de population initial. En d’autres termes, la douzaine ou quinzaine d’intermariages que l’on peut répertorier au moment de l’établissement de la Nouvelle-France n’empêche pas la moitié des Québécois francophones actuels de pouvoir se réclamer d’une origine autochtone. Alors que les sujets d’origine française représentaient 97,7 % de la composition ethnique de la colonie en 1760, et les sujets d’origines autochtones seulement 0,4 % (le reste se répartissant entre divers pays européens), l’absence à peu près complète de mariage avec des membres des premières Nations par la suite n’a pas empêché les Québécois de devenir de plus en plus métissés.
L’énorme majorité des Québécois ayant une ancêtre autochtone quelque part dans la plus lointaine génération n’avait jamais, jusqu’au début du nouveau millénaire, mis en avant cette filiation. Or, ce sont maintenant des dizaines de milliers de personnes qui s’autoproclament autochtones au Québec, sans appartenir à une nation reconnue. Que s’est-il passé pour que l’on assiste à une telle refondation identitaire?
Pour Leroux, la réponse est claire : le phénomène d’indigénisation des Québécois francophones découle bien davantage d’un déplacement des politiques de blanchitude (whiteness) et de suprématisme blanc (white privilege et white supremacy) que d’une véritable quête de racines autochtones.
Favorisées par l’arrêt Powley (2003), qui trace un chemin vers la reconnaissance de communautés métisses en dehors des Prairies et des territoires, les revendications des Québécois francophones qui se prétendent autochtones sont d’abord liées à un détournement du concept de Métis. On croit que le simple fait d’avoir du « sang indien » suffit à asseoir une identité autochtone et justifier un radical race shifting , c’est-à-dire le passage rapide d’une identité ethnique à une autre. Leroux souligne que le glissement du terme « métissé » (ceux et celles ayant plus d’une origine ethnique) à celui de « Métis » (ceux et celles appartenant à un groupe constitutionnellement reconnu) s’opère dans la plus confondante méconnaissance de l’histoire des peuples autochtones et sans avoir personnellement subi aucun des terribles sévices infligés aux Premières Nations.
Trois stratégies de race shifting sont mises en oeuvre. La stratégie lineal : des personnes se trouvent quelque part dans leur généalogie une ancêtre autochtone, laquelle, pour n’être qu’un nom parmi 2 000 ancêtres, devient la référence fondatrice et tutélaire de leur nouvelle identité. La stratégie aspirational : des personnes indigénisent une ancêtre en lui attribuant à tort une identité autochtone et en l’affiliant, selon les circonstances, à diverses nations (abénakie, wendate, algonkine). La stratégie lateral : » des personnes font de la présence dans leur arbre familial d'un ancêtre en ligne collatérale la base de leur identité autochtone : elles argueront, par exemple, que le fait qu’un des cousins de leur arrière-arrière-arrière-grand-père québécois était nul autre que Louis Riel leur donne le droit de se réclamer de l’héritage métis de la Rivière-Rouge.
Leroux a compilé de nombreuses sources pour réaliser son enquête : sites web, déclarations des membres de la Communauté métisse du Domaine-du-Roy et de la Seigneurie de Mingan, ainsi que de la Nation Métisse du Soleil Levant, etc. Il constate que les sujets de son enquête présentent leur quête identitaire comme un cheminement personnel. Les personnes qui se découvrent une « âme métisse » se sont toujours sentis, affirment-elles, « indigènes en dedans ». Le fait qu’elles n’ont eu aucun contact avec des membres des Premières Nations et que leur plus proche ancêtre autochtone remonte à plus de 250 ans, ne change pas leur conviction profonde d’être « vraiment indiennes ». La confirmation de leur bagage génétique mohawk ou abénaki par certains sites aux méthodes douteuses (des journalistes se sont amusés à envoyer la salive de collègues pakistanais ou de leur chien et ont été étonnés d’apprendre qu’ils étaient à 5 % Autochtones) les remplit d’une certitude inébranlable.
Le discours anti-Indien et anti-immigrant de certains leaders des groupes prétendus métis (révélé entre autres par le passage d’André Forbes de la tête de l’Association pour la défense des droits des Blancs à la direction de l’Association Métis Côte-Nord) prend la forme d’une inversion symbolique : les prétendus Métis se targuent d’être les seuls vrais autochtones, les Indiens des réserves ayant choisi pour leur part de se vendre au gouvernement fédéral et d’abandonner leurs traditions pour vivre aux crochets de l’État. Les uns auraient assez d’une goutte de sang indien pour être Métis, mais les autres auraient perdu toute leur pureté génétique dans les intermariages. Plusieurs citations de cette encre exhumées par Leroux dans son enquête sont gênantes, pour ne pas dire davantage.
Dans un livre par ailleurs plein de pistes d’interprétation riches et stimulantes, on pourra reprocher à Leroux une explication à une variable. L’évocation du suprématisme blanc est-elle le fin mot de l’analyse de l’appropriation d’une identité autochtone? N’y a-t-il pas d’autres causes qui, pour être également opportunistes, relèvent quand même de motivations différentes? Le cas de la conseillère Marie-Josée Parent, qui se disait d’origine micmaque et qui était présentée comme la « première élue autochtone de la Ville de Montréal », est intéressant. Plusieurs membres des Premières Nations l’ont défendue au moment où était révélée, en 2019, l’absence d’ancêtres autochtones dans sa généalogie, en saluant le travail qu’elle avait réalisé dans le dossier de la réconciliation avec les peuples autochtones. Était-elle seulement animée par une vision masculiniste et suprématiste blanche? J’en doute, comme je doute que Leroux ait épuisé toutes les approches pour comprendre, à un autre niveau, les stratégies identitaires des chasseurs d’héritage canadiens-français du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
Par-delà cette critique, il reste que Darryl Leroux a écrit un ouvrage éclairant et d’une grande pertinence. On ne peut que saluer une analyse qui apporte une véritable contribution à notre compréhension des enjeux actuels autour de l’appropriation identitaire. Ceux et celles qui se demandent comment bâtir un véritable dialogue avec les Premières Nations auraient tout intérêt à lire un livre qui indique la voie à suivre en montrant certaines impasses du discours contemporain.