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La Mi-Carême est un divertissement populaire qui s’apparente à bien des égards au Mardi gras[1], notamment par la mascarade qui en est la manifestation centrale. Appartenant au même cycle calendaire, celui du carnaval-carême, on a souvent dit de la Mi-Carême qu’elle était un redoublement du carnaval (Roberge,  2012, p. 168). La terminologie la plus usuelle pour qualifier ces réjouissances est celle de « tradition », au sens de « coutume » ou de « pratique »; si le terme de « fête » y est plus rarement associé dans la littérature scientifique, l’expression « festivités de la Mi-Carême » correspond bien aux manifestations de sa pratique actuelle. Pour l’ethnologue, les « traditions » désignent les pratiques qui sont « élaborées et adaptées par des personnes au sein de la communauté où elles sont perpétuées, par opposition aux pratiques élaborées par des institutions administratives ou pédagogiques publiques (qui constituent la “culture officielle”) ou par des institutions commerciales de production culturelle (qui constituent la “culture [de masse]”) » (Seitel, 2002, p. 3-4) [2]. Parler ainsi de la tradition de la Mi-Carême, c’est donc reconnaître le processus dynamique de transmission et le caractère vivant de sa pratique en perpétuelle réélaboration. L’approche ethnologique porte un regard in situ sur les pratiques de ceux et celles qui les performent, qu’ils soient acteurs, participants ou tout simplement spectateurs[3]. Elle s’intéresse à leur déroulement, aux lieux et aux contextes où elles se réalisent. L’observation d’une pratique de divertissement telle la Mi-Carême tient également compte du rapport étroit au temps qu’elle entretient dans ses aspects passés et contemporains. Cette orientation permet de situer les pratiques dans leur évolution et leur actualisation afin de mieux comprendre les enjeux liés à leur transmission et à leur vitalité.

Cette contribution porte sur les festivités de la Mi-Carême en contexte québécois, tradition exclusivement pratiquée aujourd’hui dans trois localités : à Fatima aux Îles-de-la-Madeleine, à Natashquan sur la Côte-Nord et à l’Isle-aux-Grues sur la Côte-du-Sud en face de Montmagny[4]. Le maintien de cette coutume, sa survivance, son renouvellement ou son actualisation offre l’occasion au chercheur de s’interroger sur les raisons et les éléments contextuels qui favorisent et justifient sa présence de nos jours afin d’en saisir la pertinence sociale. Sommes-nous devant une coutume en rupture avec le cadre religieux traditionnel ou une pratique renouvelée, réinventée (Dimireijevic, 2004), voire simplement actualisée? Quel est le sens et la signification de cette tradition aujourd’hui? Ce divertissement populaire s’inscrit-il dans la vague des efforts de patrimonialisation des pratiques culturelles? Pour comprendre les enjeux liés à ces festivités, un bref historique permet dans un premier temps d’esquisser la pratique depuis ses origines afin de dégager ses principales caractéristiques et les causes de son déclin. Ensuite nous proposons de dresser un portrait plus spécifique des festivités actuelles à partir des observations que nous avons faites en convoquant dans la démonstration les sources orales (observations et entrevues) issues des méthodologies de terrain relevant de l’approche ethnologique[5]. Ce regard, microscopique, au coeur même de l’expérience des acteurs sociaux, permet de saisir les particularités d’une pratique, ses nuances, mais aussi d’en dégager les grandes tendances[6]. Nous pourrons ainsi analyser, à partir de trois cas de figure, les facteurs qui ont favorisé la sauvegarde des festivités de la Mi-Carême au Québec.

Une fête calendaire codée en perte de vitesse

La Mi-Carême est une tradition festive qui ne se comprend que par rapport au temps liturgique du carême auquel elle est étroitement associée. Elle a lieu une fois par an, à la moitié du carême comme son nom l’indique, le 20e jour, ce qui correspond au jeudi de la troisième semaine du carême[7]. La Mi-Carême n’est donc pas une manifestation à date fixe, car elle s’inscrit dans le temps liturgique de la fête de Pâques, dont la date de célébration est variable[8]. Dans le christianisme, le carême correspond à une période de jeûne, de privation et d’abstinence qui dure quarante jours, en référence à un épisode de la vie de Jésus-Christ qui aurait jeûné pendant quarante jours et quarante nuits dans le désert.

Appelé aussi “sainte quarantaine”, le carême est une période préparatoire à la grande fête de Pâques, la plus importante fête de l’année pour les chrétiens. […] Le carême prescrit qu’une bonne préparation se fait à la fois aux plans spirituel et physique et que le jeûne est un moyen efficace pour disposer les fidèles à célébrer Pâques avec dévotion.

Roberge [dir.], 2000

La célébration de la Mi-Carême qui survient au milieu de cette période d’abstinence peut être vue comme une contestation populaire en réaction à la rigueur du carême, qui fut institué lors du Concile de Bénévent en 1091 par le pape Urbain II[9]. La Mi-Carême remonte ainsi au Moyen-Âge, époque où le carême était très sévère et d’observance obligatoire pour les chrétiens. En France, elle a été peu signalée par les folkloristes qui se sont intéressés aux coutumes dès la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. « Dans une enquête qu’elle a menée en Pays de Caux, en Normandie, en 1980, l’ethnologue Anne-Marie Desdouits a constaté que, dans cette région de France, la mascarade de la Mi-Carême avait été bien connue au début du 20e siècle, [et] qu’elle était réservée aux enfants. […] Avant le 20e siècle, cette mascarade était probablement réservée aux hommes et il est probable qu’elle ait été connue dans plusieurs régions » (Desdouits, 1987, p. 174). Les seuls témoignages sur la pratique de « courir la Mi-Carême » sont rapportés par le folkloriste-ethnologue Arnold van Gennep, qui situe son déclin à partir du 19e siècle en France :

La plupart des auteurs du 19e siècle et du premier quart du 20e siècle, et à peu d’exceptions près mes témoins directs, au nombre de 2 000 environ, déclarent que les déguisements [qui] étaient de mise « autrefois », ont disparu assez rapidement après les guerres de 1870 et de 1914-1918, et que même si « autrefois » les adultes se livraient à ce divertissement et aux farces qu’il autorise, peu à peu il s’est restreint à la Jeunesse des deux sexes, puis depuis 1920 aux enfants; enfin que, plus ou moins vite selon les régions, le déguisement a quitté la rue et la place publique pour ne plus apparaître que dans des locaux clos, sous la forme de « bals masqués ».

Van Gennep, 1947, p. 883

La Mi-Carême a ainsi traversé l’océan atlantique pour parvenir au Canada français. Elle aurait été introduite en Nouvelle-France par les colons français qui ont transporté avec eux leurs coutumes et leur calendrier liturgique. Aucune mention écrite aux 17e et 18e siècles n’est attestée à ce jour. Le folkloriste E.-Z. Massicotte affirme que la Mi-Carême aurait cependant connu des temps forts à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle au Canada français (Massicotte, 1926, p. 136-139). Bien que cette affirmation ne soit pas étayée, les propos de Mgr Bossé, préfet apostolique du golfe Saint-Laurent, relevés en 1885 dans le mandement suivant : « Sont défendus tous les déguisements, masques et courses par les chemins ou les maisons sous peine d’être soustrait à la juridiction de tout confesseur pour un an, sauf en danger de mort... » (Landry, 2008-2009, p. 356), témoignent des préoccupations de l’Église envers les divertissements qui font appel à des déguisements sur la voie publique. Sept ans plus tard en 1892, ce mandement est levé car les mascarades dans les rues semblent avoir cessé.

Dès les débuts de la colonie en Nouvelle-France, la « sainte quarantaine » est obligatoirement respectée; des peines sévères sont infligées à ceux qui refusent de s’y conformer. Sous le Régime français, l’application de la discipline du carême n’est pas seulement une affaire religieuse. Le carême est règlementé par une loi civile et ceux qui se font prendre en défaut sont condamnés par le tribunal seigneurial. Tel est le cas de Louis Gaboury, un colon de l’Île d’Orléans, qui, en 1670, a été condamné à être exposé publiquement et à verser des amendes considérables pour avoir mangé de la viande sans avoir demandé la permission à l’Église (Gaboury, 1977). Cet incident témoigne de l’importance de l’observation du carême au 17e siècle. Au début du 18e siècle, Mgr de Saint-Vallier, évêque du diocèse de Québec, normalise les pratiques du jeûne qu’il décrit dans son catéchisme. Le jeûne est obligatoire pour tous les fidèles de 21 à 60 ans qui sont en parfaite santé (Provencher, 1988, p. 478); en sont exemptés les enfants, les jeunes en pleine croissance et les vieillards, les femmes enceintes, les nourrices, les malades ou les infirmes et ceux dont le travail requiert une alimentation plus soutenue pour bien s’acquitter de leur emploi. Toute personne qui veut se soustraire à l’obligation du jeûne du carême doit obtenir le consentement de son confesseur. Jusqu’au milieu du 19e siècle, l’observance stricte du carême s’applique tous les jours de la semaine sauf le dimanche. Après cette période austère, la règlementation s’assouplit et le jeûne reste obligatoire les mercredis, vendredis et samedis du carême. Les jours où il y a dispense de jeûne – les lundis, mardis et jeudis – sont toutefois des jours maigres, sans gras. À partir des années 1950, l’obligation du jeûne strict est levée par l’Église. Il est possible de faire son carême en faisant maigre deux ou trois fois par semaine (Roberge [dir.], 2000). Contrairement aux régions où la coutume avait été attestée en France, il est probable que la Mi-Carême ait perduré plus longtemps au Canada français (au Québec et en Acadie) en raison de l’emprise que l’Église catholique a exercée sur la société depuis l’époque du Régime français jusqu’aux années 1960. Avec la réforme amorcée par le concile Vatican II (1962-1965), un vent de changement et d’assouplissement a soufflé sur les pratiques religieuses qui ont progressivement glissé vers la sécularisation.

La Mi-Carême est un jour de répit, où l’on peut momentanément mettre de côté la discipline du carême ou, selon l’expression populaire, « casser son carême » par des réjouissances en suspendant les interdits alimentaires et sociaux. Dans certaines régions et selon les époques, les festivités ne duraient qu’une journée alors qu’en d’autres lieux, elles pouvaient se dérouler sur deux à trois jours, généralement du jeudi au samedi (Roberge, 2012, p. 168).

Selon les témoignages[10], au Québec, fêter la Mi-Carême consiste essentiellement à défiler de maison en maison, habituellement en petits groupes de trois à quatre personnes déguisées qui essayent de ne pas se faire reconnaître par les occupants. À chaque maison où ils sont admis, les « mi-carêmes » – le terme désigne également les participants costumés – se promènent au centre de la pièce en émettant des sons et des bruits, en faisant des signes de tête et de mains jusqu’à ce qu’ils soient démasqués. Les hôtes essaient de découvrir par toutes sortes de questions ou d’invectives celui ou celle qui se cache derrière le masque. Les participants doivent changer leur démarche, contrefaire leur voix, imiter quelqu’un d’autre du village pour mystifier ceux qui les accueillent. Qu’on soit découvert ou non, il est de mise de trinquer avec les hôtes, après quoi la mascarade poursuit son chemin vers une autre maison. Les mi-carêmes peuvent parfois passer par les maisons deux ou trois fois dans la même soirée, en changeant d’accoutrement pour mieux mystifier leur public. Le dernier jour, les visites se terminent la plupart du temps dans un endroit plus vaste comme la salle communautaire, où une veillée est préparée (Roberge, 2012, p. 168).

La préparation des festivités de la Mi-Carême est l’occasion de secrets et de machinations car le défi de passer inconnu auprès des gens que l’on côtoie étroitement (ami, voisin, parent) est le principal attrait. Pour relever ce défi, il faut se préparer à l’avance et, clandestinement, confectionner masques et déguisements pour « courir la Mi-Carême » avec soin et ingéniosité. Les costumes et masques sont le plus souvent de fabrication artisanale et rudimentaire; on utilise de vieux vêtements rembourrés, des masques de carton ou de tissu, de manière à couvrir tout le corps des pieds à la tête. Selon l’expression populaire, avoir une « face de mi-carême » signifie que le visage de la personne, émacié ou amaigri, devait porter les marques du jeûne strict du carême. Les masques de Mi-Carême reprennent donc l’expression d’un visage fatigué, blême et squelettique.

Dans plusieurs régions, la mascarade était exclusivement le lot des hommes et des jeunes célibataires. On disait d’ailleurs que c’était la fête des « jeunesses » ou « jeunes gens » qui ont besoin de se distraire, d’autant plus que les fréquentations entre filles et garçons étaient suspendues durant le carême. La mascarade leur donnait ainsi l’occasion « d’aller voir les filles » incognito. L’Église interdisait aux jeunes filles ou aux femmes mariées de se prêter à ce type de jeu qu’elle jugeait inconvenant. Quelques témoignages rapportent que cette interdiction aurait été assouplie autour des années 1970 avec la fin des contrôles cléricaux et les ouvertures liées au IIe concile oecuménique; ce contexte a permis l’élargissement de la participation aux festivités aux filles, célibataires ou mariées, ainsi qu’aux hommes mariés (Roberge, 2012, p. 169).

Une autre particularité de la Mi-Carême au Québec est, qu’à l’instar du Mardi gras, elle est une tradition à la fois hivernale et printanière, vu sa mobilité au calendrier. La fête survient généralement vers la fin de l’hiver québécois, au mois de mars, période où la neige et le froid sont encore présents, et où les occasions de divertissement étaient autrefois rares. Tradition presque essentiellement rurale[11], la Mi-Carême a été fêtée de manière soutenue dans plusieurs localités francophones en Acadie et au Québec; elle a connu ses heures de gloire dans les années 1940 et 1950 et son déclin s’est amorcé à partir des années 1960.

Le déclin de la pratique serait attribuable à plusieurs facteurs. Dès son apparition, et de façon constante, la Mi-Carême est frappée d’interdictions, plus ou moins marquées, par l’Église. Le clergé déconseille fortement à ses fidèles de s’adonner à cette mascarade qu’il qualifie de grotesque. Dans certaines paroisses, les curés dénoncent la pratique avec force et multiplient les sermons à ce sujet. La lecture des cahiers de prônes des paroisses est éloquente sur les interdits de se masquer, de danser et de consommer de l’alcool. Dans Charlevoix, par exemple, la lutte semble avoir été constante au début du 20e siècle. Les extraits suivants montrent que l’opposition de certains curés est catégorique :

De cette sotte coutume, il y a quelque chose d’immoral. Ces grossiers personnages qui s’appellent mi-carême commettent bien des fautes par leurs mauvaises paroles à double sens et par leur conduite répréhensible! Ils ne sont pas gênés… De plus, il y en a qui, pour se donner plus de façon, se mettent chauds. Ils trouvent alors des gens sans coeur et sans morale qui, pour quelques piastres, leur vendent cette liqueur diabolique… (La Malbaie, 1909).

Gauthier, 2000, p. 2-5

En 1914, le curé de l’Île-aux-Coudres est sans pitié pour les fêtards comme pour ceux qui les reçoivent : « Pas de mi-carême. Coupables les maisons qui les laissent entrer… » (Gauthier, 2000, p. 2-5). Si ces interdictions qui visaient à contrôler la fête, quand ce n’est pas à l’abolir tout simplement, ont pu décourager certains paroissiens, d’autres ont su user de ruse pour amadouer leur curé et se livrer quand même à la mascarade, parfois avec retenue. Par ailleurs, il n’est pas exclu qu’on ait « sauté » une année pour faire croire qu’on se conformait à l’interdit.

La Deuxième Guerre mondiale pourrait avoir eu un impact plus déterminant sur la coutume que la vindicte religieuse, « surtout dans les régions où la mascarade était avant tout du domaine des hommes. Avec l’entrée du Canada dans le conflit mondial, les jeunes hommes, gardiens de la tradition, ont quitté en grand nombre leurs villages pour s’enrôler dans les forces militaires ou pour se rendre en ville où il était facile de se trouver de l’emploi grâce à l’industrie de la guerre. Avec leur départ, il y avait moins de gens pour maintenir la tradition de la mascarade » (Arsenault, 2007, p. 151), entraînant ainsi un déclin contextuel de la pratique[12]. Cependant, comme plusieurs témoignages attestent que la coutume avait cours dans les années 1950, il se peut que le véritable déclin se soit amorcé plus tardivement et qu’il soit attribuable aux changements que l’Église catholique a apportés à la pratique du carême à la suite du IIe Concile oecuménique (1962 à 1965). L’atténuation de la règle du jeûne pendant la période du carême constitue un facteur plus déterminant à terme que la vindicte religieuse ou la Deuxième Guerre mondiale, mais se conjugue avec celles-ci. L’assouplissement du carême aurait progressivement gagné la plupart des paroisses catholiques francophones du Québec autour des années 1965-1970. Au fur et à mesure que la pratique du jeûne se raréfie, la protestation populaire face à la rigueur du carême perd sa raison d’être et disparaît. De plus, le déplacement d’une partie de la population vers les villes à la même période explique peut-être aussi que la Mi-Carême soit tombée en désuétude dans plusieurs localités rurales. Certes les changements postconciliaires ont eu un effet sur le sens de la pratique, certains la jugeant dépassée, d’autres ne trouvant aucun intérêt à la perpétuer. Pourtant, la Mi-Carême s’est maintenue dans trois localités au Québec qui, de surcroît, sont très éloignées les unes des autres. Il est donc pertinent de s’interroger sur les raisons qui ont favorisé ce maintien de la tradition (sa reprise ou sa survivance) et si elle conserve encore aujourd’hui sa signification de « cassure » du carême.

Les remparts de la pratique au Québec : trois localités phares

Dans les trois localités du Québec où elle est encore célébrée, la Mi-Carême a néanmoins évolué au fil du temps et présente pour ainsi dire une forme actualisée[13]. À l’Isle-aux-Grues par exemple, les festivités résultent d’une reprise de la tradition. Dans ce cas précis, les témoignages parlent d’une rupture de transmission sur une quinzaine d’années environ (1960-1975)[14]. Pour ce qui est des festivités à Natashquan et à Fatima, aux Îles-de-la-Madeleine, il semble plutôt y avoir eu un essoufflement sans interruption totale car, toujours selon les témoignages, des épisodes auraient eu sporadiquement lieu. Pour ces deux localités, on parle plutôt de relance. Dans les trois cas, la tradition, renouvelée, est en filiation directe avec ce qui se faisait autrefois. Contrairement à d’autres coutumes qui sont des « traditions inventées[15] » (Dimitrijevic, 2004; Hobsbawm et Ranger, 1983) de toutes pièces – avec certes des apparences anciennes ou traditionnelles – et qui ont été volontairement « implantées » dans une localité, la Mi-Carême s’est transmise de génération en génération, c’est-à-dire par contact direct auprès des membres de la communauté, en immersion. Une description sommaire de la situation sociogéographique des trois localités où la tradition a survécu à l’observance du carême et à l’entrée dans la modernité permet de dégager les spécificités de son déroulement (Roberge, 2012, p. 170).

Fatima est une petite municipalité des Îles-de-la-Madeleine qui regroupe environ 2 700 habitants. C’est le village le plus récent et le plus populeux de l’archipel qui comprend une douzaine d’îles, dont six sont liées par d’étroites dunes de sable. Situé en plein coeur du golfe Saint-Laurent, l’archipel est accessible par avion ou par traversier. Territoire maritime du Québec, les Îles-de-la-Madeleine ont conservé des liens avec des régions acadiennes des autres provinces comme le Nouveau-Brunswick, l’Île-du-Prince-Édouard et la Nouvelle-Écosse. Ce sont aussi des immigrés acadiens en provenance des Îles-de-la-Madeleine qui auraient débarqué sur la Côte-Nord à Natashquan en 1855 (Landry, 2008-2009, p. 357). Longtemps considéré comme le village du « bout du monde », Natashquan est une petite localité nord-côtière dont la population est d’environ 380 habitants. Le village est relié au réseau routier depuis un peu moins de 25 ans seulement (1996). On y accédait jusqu’à tout récemment par bateau, par avion ou en motoneige l’hiver. Natashquan fait partie de la Municipalité régionale de Comté (MRC) de la Minganie qui occupe un très vaste territoire de 91 000 km2, peu peuplé, aux terres arides et sauvages. Quant à l’Isle-aux-Grues, elle est située au centre du fleuve Saint-Laurent à l’est de la ville de Québec sur la Côte-du-Sud dans une zone comprise entre l’Île d’Orléans et l’Île-aux-Coudres. L’Isle-aux-Grues fait partie d’un archipel de 21 îles; seule habitée en permanence, elle compte environ 150 personnes. L’Isle-aux-Grues a une superficie de 7 km de long sur 2 km de large. Jusqu’à la fin du 19e siècle, il était possible de se rendre sur la terre ferme à Montmagny, située en face de l’île, grâce à l’ingéniosité et au savoir-faire des insulaires qui traversaient le fleuve, été comme hiver, en canot, seul moyen de transport. L’île est aujourd’hui accessible par un traversier, sauf durant les mois d’hiver où le seul moyen de s’y rendre est l’avion. La situation géographique particulière de ces trois villages, les voies d’accès limitées, et leur isolement pendant la période hivernale ont-ils favorisé la conservation d’une tradition comme celle de la Mi-Carême?

Dans les années 1960-1970, on courait la Mi-Carême dans la plupart des villages des Îles-de-la-Madeleine, notamment à Cap-aux-Meules, Pointe-aux-Loups, L’étang-du-Nord et Havre-aux-Maisons. Le déclin de la pratique s’expliquerait par la perte de vitesse des pratiques religieuses au tournant des années 1970, mais aussi par des abus (ivresse, bruits nocturnes et bris) qui ont été rapportés dans le journal local[16]. Selon les témoignages, la tradition aurait perduré à Fatima du fait que la majorité des ancêtres des résidents sont originaires de Chéticamp (Nouvelle-Écosse) et qu’on y trouve une forte concentration de musiciens traditionnels. La tradition a cependant connu un essoufflement vers la fin des années 1990. Voyant que le nombre de maisons ainsi que le nombre de personnes qui se déguisaient pour courir la Mi-Carême diminuait, Jacques Aucoin, un résident de Fatima, prend l’initiative en 1998 de valoriser la fête au sein du comité des loisirs. Il faut cependant attendre en 2001 avant que le comité de la Mi-Carême soit officiellement mis en place; celui-ci, formé de 12 bénévoles, se donne alors pour mission de relancer et de soutenir la tradition[17]. Sa première réalisation est d’organiser un festival en greffant quelques activités aux trois jours habituels pour étendre les festivités sur une semaine. Le premier Festival de la Mi-Carême a lieu en 2002. À Fatima, la Mi-Carême – dont la date se calcule depuis toujours en fonction de celle de Pâques – s’échelonne sur trois jours : mercredi, jeudi et vendredi à partir des années 1960 (Dunnigan et Saint-laurent, 2006, p. 83) . Pendant ces soirées, les festivités consistent à courir de maison en maison. Le premier objectif du comité organisateur est d’augmenter le nombre de maisons à visiter, car en raison des coûts associés à l’accueil des fêtards et des abus d’alcool qui ont pu survenir, certains propriétaires s’étaient désistés au fil du temps. De plus, le comité organisateur se donne le mandat de diffuser la liste des adresses des propriétaires qui accueillent des visiteurs; les maisons sont désormais ciblées d’avance. La recherche de commanditaires locaux vise à encourager ceux et celles qui ouvrent leurs portes aux mi-carêmes. Ils reçoivent une caisse de bière et une contribution au buffet en guise de soutien. Le comité publie également un dépliant de la programmation des activités de la semaine. Les maisons qui accueillent des mi-carêmes s’affichent au moyen de panneaux de bienvenue et de lumières de Noël. Environ 45 maisons maintiennent bon an mal an la tradition à Fatima. Recevoir des mi-carêmes demande beaucoup d’organisation, de l’aide pour les préparatifs et l’aménagement de la maison ainsi qu’un investissement considérable. Certaines maisons sont renommées pour leur accueil (offre d’amuse-gueule, sandwichs et desserts, boissons alcoolisées ou non). Les familles tiennent un registre des visiteurs dont le nombre peut parfois atteindre des records : en 2008 par exemple, Gérard A. Leblanc a accueilli 1 208 mi-carêmes et la famille de Jacques Aucoin, 1 400, en trois jours de festivités. Une telle organisation comporte quelques règles tacites : le respect des lieux visités et la prudence en tout temps; une visite d’un maximum de 15 minutes par maison; l’usage de transports collectifs pour les déplacements; le respect de la sécurité routière. Une autre particularité de la Mi-Carême à Fatima est que la musique traditionnelle est omniprésente; presque chaque maison qui accueille des visiteurs a ses musiciens attitrés. La programmation des festivités comporte d’autres activités participatives : messe, tournoi de cartes, super bingo, soirée de clôture à la salle communautaire. Selon les témoignages, les festivités de la Mi-Carême à Fatima regroupent plus de la moitié de la population locale et elles accueillent autant des visiteurs des îles de l’archipel, des locaux qui ont émigré, que des touristes. Aux dires de certains, la Mi-Carême est une grande fête communautaire qui mobilise une bonne partie de la population. C’est le moment le plus attendu de l’année qui surpasse de loin Noël et le temps des fêtes[18].

À Pointe-Parent, village voisin de Natashquan, deux municipalités nord-côtières aujourd’hui fusionnées et très isolées – la route 138 ne relie ces villages à Havre-Saint-Pierre, situé à 150 km en amont, que depuis 1996 –, les divertissements sont peu nombreux pendant la saison hivernale. L’arrivée tardive de la télévision en 1974 a eu, selon certains, une influence sur le renouvèlement des déguisements s’inspirant d’émissions populaires[19]. Jusque dans les années 1920, la tradition est réservée aux hommes; elle s’étend aux autres membres de la communauté dans les années 1930-1940. Depuis les années 1970, la tournée des maisons s’échelonne sur trois jours : mercredi, jeudi et vendredi, et la date est toujours fixée en fonction de celle de Pâques. Fêtée sans interruption selon les témoignages, la tradition souffre cependant d’un essoufflement à la fin des années 1980 et fait l’objet d’une relance en 1989. Un comité organisateur bénévole propose un Festival de la Mi-Carême qui se déroule sur une semaine et dont la première édition a lieu en 1990. On note alors une augmentation significative du nombre de participants qui passe de 45 à 105. Quelque 25 maisons à Natashquan et une dizaine à Pointe-Parent accueillent les mi-carêmes. Aujourd’hui, les hôtes s’identifient au moyen d’un épouvantail à la porte extérieure et de lumières de Noël[20]. La tournée des maisons, qui s’échelonne sur trois jours, se fait par secteur selon un calendrier préétabli pour favoriser une participation équitable entre les hôtes qui accueillent des mi-carêmes. Chaque année on attribue un thème à la Mi-Carême. Les participants peuvent fabriquer leur costume en fonction de la thématique, mais ce n’est pas obligatoire. La plupart élaborent un sketch musical au moyen d’un système de son portatif, faute de musiciens. Chaque maison offre de la nourriture et des boissons alcoolisées aux visiteurs. Il est de mise de ne rester qu’une quinzaine de minutes chez les hôtes. On appelle « mordus » ceux qui perpétuent la tradition dans le respect des anciens. Les costumes sont plus ou moins sophistiqués et originaux; ils évoquent des thèmes d’actualité tirés de films ou d’émissions de télévision, des personnages ou personnalités connus, politiciens, artistes ou autres. Les autres activités de la programmation sont surtout des activités de financement : bingo, jeux d’animation, brunch. En saison hivernale, la population de Natashquan passe sous la barre des 300 habitants principalement en raison du départ des travailleurs et des écoliers qui doivent s’exiler à Havre-Saint-Pierre ou plus loin. Les touristes ne s’y aventurent guère.

Interrompue pendant une quinzaine d’années, la Mi-Carême à l’Isle-aux-Grues a repris en 1976[21]. On attribue son interruption en partie à l’arrivée de la télévision dans les foyers, qui marque en quelque sorte l’entrée dans la modernité, et aussi à l’influence de la proximité avec de grands centres comme Québec. Selon les témoignages, l’initiative de rétablir la tradition reviendrait à la fois au prêtre de la paroisse Saint-Antoine de l’Isle-aux-Grues et aux paroissiennes qui ont su convaincre leur curé que leur participation, entre autres à la confection des costumes, était nécessaire à la survie de la pratique. Dès sa reprise, les femmes ont participé à la mascarade et la confection de costumes a pris de plus en plus d’importance, de sorte que la Mi-Carême à l’Isle-aux-Grues, devenue une véritable fête du costume, a pris des allures plus théâtrales. Aucun comité n’a été mis sur pied dans cette organisation mais tout le monde s’accorde pour dire que les « couturières de la Mi-Carême » y jouent un grand rôle. Les festivités s’étendent sur une semaine, du lundi au samedi. Excepté la soirée de clôture, la tournée des maisons est l’activité principale et a lieu tous les soirs. Elle se fait en groupes de cinq à dix personnes portant un déguisement identique, ce qui accentue la difficulté de les identifier. Chaque groupe élabore une chorégraphie musicale en lien avec le thème du costume. Une douzaine de maisons accueillent les mi-carêmes. Les hôtes s’affichent simplement au moyen de lumières décoratives à l’extérieur. Recevoir des visiteurs demande peu de préparatifs. Comme les costumes sont conservés et recyclés d’une année à l’autre, il y a un ordre de présentation bien établi : d’abord les vieux costumes d’autrefois (guenilloux et galonnés[22]), puis les costumes des années antérieures; enfin, les deux derniers soirs, a lieu le dévoilement des nouveaux costumes. La tradition a permis de constituer une importante « collection » de costumes, considérée par les insulaires comme leur patrimoine. La fabrication artisanale des costumes par les couturières de l’île exige un investissement considérable d’argent et de temps – elle commence tôt l’automne et se fait dans le plus grand secret –, alors que la réception et l’accueil génèrent peu de frais. Depuis 2007[23], la date est fixée non plus en fonction de celle de Pâques, mais à la deuxième semaine pleine du mois de mars. Cela a pour effet de décaler la coutume d’une ou deux semaines, selon les années, par rapport aux autres localités. Ce choix a été fait pour favoriser la venue de visiteurs dans un effort de mise en tourisme et d’harmonisation des festivités avec la période de la relâche scolaire, ce dans le but de rejoindre plus de participants. Pendant la dernière fin de semaine, la population de l’île passe de 150 à 250 personnes. L’ouverture de la fête aux visiteurs étrangers se fait depuis la fin des années 1990 et début 2000 : on leur offre une expérience touristique différente en leur permettant d’assister à la soirée de clôture au centre communautaire.

Actualisation de la tradition et patrimonialisation : enjeux de la vitalité

Si l’examen des descriptions détaillées des festivités de la Mi-Carême dans les trois localités laisse entrevoir certaines constantes, transformations et actualisations dans le déroulement de la tradition et dans sa signification, il convient de se questionner sur la nature de cette pratique contemporaine. Est-elle en continuité ou en rupture avec la tradition? S’agit-il d’une nouvelle pratique s’apparentant à un carnaval d’hiver sur le modèle des fêtes thématiques (Fournier, 2007), d’une pratique renouvelée, réinventée (Dimitrijevic, 2004; Hobsbawm et Ranger, 1983), ou simplement actualisée? Les concepts de tradition inventée, de patrimonialisation et d’actualisation permettent d’éclairer la façon actuelle de transmettre la pratique.

Dans un premier temps, il faut dire que la tournée des maisons demeure l’élément central des festivités qu’on a étendues sur une semaine pour en faire un événement de type festival populaire (Roberge, 2013). Une programmation est établie avec l’ajout d’activités, en marge de la tournée des maisons, qui sont toutes à caractère participatif. La formation d’un comité organisateur, constitué de bénévoles, a pour effet de relancer la fête et d’assurer une certaine continuité (Roberge, 2013, p. 103). La communauté prend alors le relais, ce qui a aussi pour conséquence de structurer davantage les festivités, par exemple autour d’un thème annuel à Natashquan, enlevant selon certains sa spontanéité au divertissement. Même sans comité organisateur comme à l’Isle-aux-Grues, une prise en charge collective se fait naturellement par les groupes ou les équipes de couturières qui confectionnent les costumes. Le rôle des femmes et leur leadership sont pour beaucoup dans la reprise de la fête. Quoi qu’il en soit, on remarque que l’organisation, qu’elle soit plus poussée comme à Fatima ou moins comme à Natashquan, laisse place à une certaine souplesse et les comités sont là davantage comme soutien pour assurer un rôle de veille. Cet effort d’encadrement correspond à une forme de patrimonialisation de la fête par la base telle que définie par (Rautenberg, 1998, p. 288). Cette dernière témoigne d’une prise en charge des festivités par les membres de la communauté ce qui confère à la fête une certaine reconnaissance.

Un deuxième constat concerne la date de la Mi-Carême, qui est fixée en fonction de celle de Pâques à Fatima et à Natashquan, à la moitié de la période du carême, donc en phase avec le calendrier. Quant à l’Isle-aux-Grues, qui a fixé la tenue des festivités à la deuxième semaine pleine du mois de mars pour des motifs touristiques et de commodité (notamment pour qu’elle coïncide avec la relâche scolaire), elle profite de sa proximité avec les grands centres pour faire connaître la tradition. D’une part, il y a une volonté de coller au rythme calendaire traditionnel, et d’autre part, dans le cas de l’Isle-aux-Grues, la rupture avec le calendrier traduit l’intention de s’adresser non seulement à la communauté insulaire, mais également à ceux et celles qui ont quitté l’île pour le travail ou les études ainsi qu’à des visiteurs autres, locaux ou étrangers. Cette ouverture entraîne par ailleurs une forme de touristification qui est un des enjeux de la sauvegarde des pratiques (Roberge, 2013, p. 107). Parlant du rapport entre fête et tourisme, Fournier mentionne à juste titre que « nombre de fêtes populaires sont toutefois des événements que l’on ne peut vivre pleinement si l’on n’est pas initié. Leur "mise en tourisme" est alors difficile, les touristes devant souvent se contenter de regarder la fête, sans la faire eux-mêmes » (Fournier, 2013, p. 67). Ainsi, promouvoir la Mi-Carême comme attrait touristique fondé sur l’expérience représente un défi de taille. De fait, le potentiel touristique demeure limité principalement en raison de l’essence même de la coutume : la participation à la fête consiste à se déguiser et à ne pas se faire reconnaître. Cet objectif ne peut être atteint que dans un milieu d’interconnaissance. Permettre à des non natifs ou à des visiteurs étrangers, inconnus dans la communauté, de se déguiser et de parader par les maisons ne peut que transformer la pratique en une fête costumée pour le simple divertissement. Cette transition instaure en quelque sorte une rupture avec la fête traditionnelle et la détourne de son sens premier. En ce sens, commercialiser les festivités de la Mi-Carême ou les implanter dans d’autres localités nécessiterait une transformation majeure de la pratique.

L’éloignement géographique, les conditions climatiques hivernales ainsi que la faible taille des milieux sont des facteurs qui, à la période de l’année où se déroulent les festivités, favorisent le maintien de cette tradition qui prend tout son sens pour les communautés qui la perpétuent. L’accueil de visiteurs des municipalités des alentours ou le retour de ceux qui ont dû s’exiler pour les études ou le travail permet également à la tradition de se maintenir, comme à Natashquan grâce au prolongement de la route 138, ou à Fatima où se concentrent maintenant les activités de Mi-Carême pour tous les Madelinots. Par ailleurs, ces mêmes facteurs liés à l’isolement et à la difficulté d’accès ont pour conséquence de limiter la récupération des festivités à des fins touristiques et commerciales et ce, malgré la promotion qui en est faite. En effet, les trois localités bénéficient depuis quelques années des technologies de communication électronique (site Web, page Facebook, vidéos sur Youtube) pour annoncer les festivités, en faire la promotion ou simplement publier des photos de l’événement. Une médiatisation importante entoure la tradition dorénavant entrée dans la modernité avancée (Roberge, 2012, p. 174). Si la Mi-Carême peut devenir un atout du développement local – à petite échelle – comme c’est le cas pour l’Isle-aux-Grues, elle possède avant tout les caractéristiques d’une activité communautaire qui s’adresse principalement aux locaux (Roberge, 2013). Elle trouve son équilibre dans son actualisation dans le monde contemporain et son ouverture au public, sans être déformée par l’industrie touristique ou être dépendante de visiteurs externes à la communauté (Fournier, 2013, p. 72).

Selon nos observations et les témoignages recueillis, la Mi-Carême se présente toujours comme une manifestation à caractère communautaire et familial qui met en évidence des valeurs de solidarité, d’entraide et de mobilisation tout en accordant une place prépondérante au plaisir et au divertissement. Cela se manifeste entre autres par l’ingéniosité et la créativité des participants dans la création des costumes et des chorégraphies ou la mise en scène de la visite des maisons par les groupes de « mi-carêmes ». L’actualisation des festivités est notamment visible dans l’élaboration et la confection des costumes, de même que dans la modernisation des matériaux et accessoires utilisés, mais ne se fait pas au détriment des déguisements anciens qui conservent leur place dans l’ordonnancement de la mascarade. Si une attention particulière est aujourd’hui accordée aux costumes, c’est pour mieux relever le défi de dissimuler l’identité des personnes déguisées et ne pas dénaturer la tradition. D’autres traits de cette actualisation sont la participation des femmes à la tournée des maisons et l’intégration d’activités pour les enfants d’âge scolaire, qui permettent d’assurer la transmission de la tradition. Un effort est consenti pour la sauvegarde et la promotion de la Mi-Carême, qui prend notamment la forme de publicité ou d’une mise en valeur culturelle dans un centre d’interprétation (à Fatima, à l’Isle-aux-Grues). L’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux semble être le moyen de promotion par excellence, qui favorise la diffusion dans les réseaux d’appartenance et a un effet pour la communauté locale et les membres de sa diaspora. La Mi-Carême est reconnue et pratiquée par la grande majorité des membres de la communauté dans les trois localités. Source de distinction et de fierté, elle constitue un projet mobilisateur qui rejoint l’ensemble de la collectivité et dont la fonction sociale est de ce fait indéniable. L’actualisation de la tradition constitue un des enjeux de la patrimonialisation. Celle-ci implique la reconnaissance par la communauté, son appropriation et sa transmission (Schiele, 2002), trois étapes du processus à l’oeuvre dans les manifestations observées.

Devant tous ces enjeux qui fragilisent à la fois la tradition et en favorisent le maintien, il convient de s’interroger sur la signification actuelle des festivités de la Mi-Carême. Les témoignages que nous avons recueillis montrent que la pratique est réellement vivante dans les trois localités où elle a cours car elle a toujours une pertinence sociale et remplit une fonction socioculturelle (Landry, 2008-2009). Dans le même ordre d’idées, les observations actuelles des festivités de la Mi-Carême montrent qu’il existe encore une certaine parenté avec la fête traditionnelle : que ce soit par la date où elle est célébrée à Natashquan et à Fatima, ou le maintien du déguisement pour mystifier les hôtes, ou encore par la tournée des maisons, il y a en effet une sorte de continuité avec la tradition. Par contre, la planification et l’élaboration des costumes de même que l’aspect spectaculaire et chorégraphié de la tournée des mi-carêmes à l’Isle-aux-Grues accentuent le caractère carnavalesque de la pratique, sans qu’elle soit pour autant entièrement réductible à une tradition inventée puisqu’elle continue de s’appuyer sur la fête traditionnelle. En somme, la Mi-Carême serait une pratique renouvelée, actualisée; elle est devenue une pratique sociale et symbolique qui trouve sa signification actuelle dans le processus de patrimonialisation à l’oeuvre. Pour les trois communautés où elle se pratique, elle est objet de reconnaissance, d’appropriation/réappropriation, et de transmission.

Aux dires de plusieurs témoins, c’est cette capacité d’adaptation et d’actualisation qui a permis à la Mi-Carême de se perpétuer. Si elle a résisté à la fin de l’observance du carême, qui n’est presque plus respectée du moins dans sa forme ascétique, son objet s’est pour ainsi dire transformé : de pause ou rupture de la discipline imposée du carême, elle est devenue un divertissement collectif venant rompre la monotonie de l’hiver. Pour reprendre les mots du poète Gilles Vigneault, fils de Natashquan : « Mi-Carême c’est au milieu du carême. On a perdu le carême, [mais] on a gardé le milieu »[24]. L’authenticité de la pratique est en quelque sorte préservée. La prise en charge par la communauté, le consensus dont elle fait l’objet et la cohésion sociale qu’elle entraîne sont des conditions essentielles de sa vitalité. Par contre, la dévitalisation des régions éloignées et le vieillissement de la population peuvent, à certains égards, constituer une menace à moyen terme. La population de Natashquan semble la plus concernée par cette problématique.

La Mi-Carême appartient sans contredit à la catégorie des fêtes traditionnelles : usuelles, non officielles, généralement peu structurées, liées au calendrier agro-liturgique, locales, souvent rurales, fondées sur la tradition, non remises en question. La plupart de ces réjouissances collectives se caractérisaient par leur spontanéité; elles se passaient de toute justification destinée à un public extérieur à la communauté, même si parfois certains visiteurs des localités environnantes étaient présents. Toutefois, les festivités actuelles de la Mi-Carême se distinguent des fêtes traditionnelles par leur revivalisme sur fond de modernité. Peu organisées malgré une programmation étendue sur une semaine, elles conservent leurs principales caractéristiques que sont l’activité centrale de la tournée des maisons, le défi de non-reconnaissance des personnes déguisées, l’ingéniosité et la créativité dans la confection des déguisements. Marquées par la mobilisation d’une majorité des acteurs de la communauté – hôtes, participants, organisateurs, bénévoles, couturières, musiciens, etc. –, les festivités de la Mi-Carême gardent le sens profond de rupture avec le quotidien qui est spécifique à toute fête, à tout divertissement.