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Durant leur vie active, la plupart des travailleurs seront affectés par une série d’événements susceptibles d’altérer leur capacité à fournir une prestation de travail « normale » et continue. Alors qu’il est devenu courant de tracer un lien de cause à effet entre les maux de l’organisation et le mal-être au travail (Lallement et al., 2011), la mise en évidence de ce lien a pour défaut d’occulter d’autres causes possibles des problèmes vécus par les travailleurs. Par-delà les facteurs organisationnels, des éléments de la vie personnelle peuvent altérer le cours de la vie professionnelle, par exemple, le fait de prendre soin d’un proche, de vivre un deuil ou d’éprouver des problèmes de santé physique ou mentale. Le parcours en emploi est donc semé d’obstacles que les employés doivent surmonter. Ces derniers présentent alors des besoins particuliers au regard des conditions, de l’aménagement et de la réalisation de leur travail.

La santé physique et mentale occupe une place prééminente dans la littérature portant sur le renouvellement des pratiques syndicales, bien que les actions syndicales demeurent individualisantes et se traduisent rarement de manière collective (Delmas, 2014). S’il est vrai que les aspects subjectifs du travail gagnent en intérêt dans l’espace syndical, ceux découlant de la sphère privée ne sont que rarement pris en compte. Occultant les problèmes inhérents à la vie personnelle, les écrits qui traitent des réponses syndicales à la souffrance en emploi se centrent sur les problèmes découlant de l’organisation du travail (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011) et générant des risques psychosociaux (Delmas, 2014). D’autres s’attardent au rôle des conseillers syndicaux ou des syndicats au sens large (Brunelle, 2001, 2008; Delmas, 2014; Legault, 2005; Tremblay, 2015), et à celui des délégués sociaux (DS) non intégrés aux structures syndicales formelles (Dufour-Poirier et Bourque, 2013; Harisson, 2012; Rhéaume et al., 2008).

Malgré l’existence de travaux importants, plus ou moins récents, à propos des délégués syndicaux (Sayles, Strauss et Foote Whyte, 1953; Beynon, 1975; Batstone, Boraston et Frenkel, 1977; Terry, 1986; Hegeet al., 2011; Le Capitaine et al., 2011; Delmas, 2014), le monde de la recherche a consacré peu d’études au désir d’agir des délégués syndicaux au regard d’enjeux sensibles et susceptibles de diviser le collectif, à savoir l’accompagnement et la représentation des employés présentant des besoins particuliers. S’interrogeant sur la capacité d’agir des délégués syndicaux (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011), ces études considèrent à tort, ou tiennent pour acquis, que ceux-ci désirent agir. Dans cette optique, il semble hasardeux de présumer que les pratiques syndicales puissent se transformer si les délégués ne sont pas convaincus du bien-fondé des demandes qui leur sont transmises ou s’ils considèrent qu’elles ne relèvent pas de leur responsabilité. Ainsi, la transformation des pratiques syndicales et l’amélioration de la capacité de représentation syndicale nécessitent de se centrer sur l’étude du rôle des délégués syndicaux (Hege et al., 2011), dont la fonction exige bien souvent un investissement personnel et affectif (Le CapitaineLévesque et Murray, 2011).

Les travailleurs ayant des besoins particuliers sont-ils marginalisés ou leurs syndicats concourent-il au contraire à les accompagner? L’acteur syndical s’adapte-t-il et est-il en mesure de répondre à la diversité croissante des demandes formulées par les travailleurs? Puisqu’ils oeuvrent au carrefour entre les salariés, la direction et le syndicat, les délégués ont un rôle de premier plan à jouer vis-à-vis des demandes émanant des travailleurs. Toutes ces questions représentent encore une terra incognita pour la recherche. Notre article traite de la transformation des demandes adressées aux syndicats et de l'impact de cette transformation sur la conception traditionnelle de l’action syndicale. La contribution découle d’une recherche qualitative prenant appui sur des entretiens semi-dirigés avec 33 délégués syndicaux et s’attache à comprendre la façon dont ceux-ci réagissent lorsqu’ils sont sollicités pour intervenir auprès d’un employé ayant des besoins particuliers, nécessitant un accompagnement ou, dans certains cas, un aménagement personnalisé de ses conditions de travail, que cet aménagement découle ou non d’une obligation d’accommodement. Cet article propose un angle de recherche novateur en se focalisant sur ces aspects de la vie hors travail et en s’interrogeant, en amont, sur le désir d’agir des délégués syndicaux à l’égard des difficultés qu’éprouvent leurs collègues. Il s’attarde ensuite à étudier les moyens dont ils disposent et, finalement, à la façon dont leurs pratiques s’adaptent ou se transforment.

La recherche se concentre sur deux thèmes : le désir d’agir des délégués à l’égard des demandes, et les actions qu’ils déploient pour y répondre. Il est nécessaire d'explorer ces dimensions avant d’aborder la question de savoir si les pratiques syndicales en ressortent transformées ou non.

La percée de nouveaux enjeux dans l’espace syndical

Un espace syndical transformé

Les milieux de travail ont connu des transformations profondes et ces divers changements, auxquels s’ajoutent des lois, politiques et réglementations qui se modifient et se complexifient, exigent une adaptation de la part du monde syndical (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011; Rhéaumeet al., 2008). Le syndicalisme a également eu à s’adapter à l’apparition de profils de travailleurs de plus en plus diversifiés et s’éloignant du modèle traditionnel de « [l’] homme blanc, hétérosexuel et catholique » (Fudge, 1996; Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011; White, 2007). Le profil des délégués syndicaux, en revanche, est demeuré relativement stable et ne reflète pas toujours les caractéristiques sociodémographiques des membres des syndicats (Charlwood et Forth, 2011; Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011). Ce décalage entre représentants et adhérents contribue à créer un déficit de représentation. Le monde syndical, fortement associé à l’image de l’homme fort et invincible (Tremblay, 2015), laisse peu de place à l’émotivité ou aux faiblesses découlant des aléas de la vie personnelle. Les politiques et les pratiques syndicales, autrefois construites sur le modèle de l' « approche universelle » [traduction] nécessitent maintenant des adaptations (Hunt et Haiven, 2006).

Les délégués syndicaux : des rôles en mutation

Pour analyser les changements qui s’opèrent dans les pratiques syndicales, l’analyse du rôle joué par les délégués locaux est un passage obligé (Murray et al., 2013). D’aucuns soulignent que l’intervention des délégués sur des sujets délicats, tels le harcèlement ou l’équité salariale, pousse vers la professionnalisation des délégués dorénavant chargés de dossiers de plus en plus complexes et dotés d’aspects techniques (Delmas, 2014; Hege et al., 2011; Murray et al., 2013). S’intéressant à l’élargissement du rôle des délégués et de leur capacité d’agir, Le Capitaineet al. (2011) font ressortir que ce rôle s’est complexifié et que ces derniers l’assument de manière différente et selon divers niveaux d’intensité allant d’un sentiment d’impuissance, de désengagement, de contrôle précaire, à un sentiment d’appropriation. Ces sentiments sont liés au profil sociodémographique des délégués syndicaux, à leur expérience, au contexte dans lequel ils interviennent et à leurs aptitudes (expérience et formation syndicale, notamment, qui augmenteraient la capacité d’agir) (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011). Le rôle joué par les délégués est plus souvent celui de relais (pour la transmission d’informations aux membres) qu’un rôle de représentation pour veiller au respect de la convention collective et résoudre des problèmes avec la direction (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011).

La montée en flèche des pathologies et des situations de mal-être au travail a incité des chercheurs à étudier les mobilisations syndicales en matière de santé mentale et la façon dont ces enjeux renouvellent la pratique syndicale (Delmas, 2014) ou le rôle des syndicats (Dufour-Poirier et Bourque, 2013; Harrisson, 2012; Rhéaumeet al., 2008). L’intérêt des syndicats pour ces questions est parfois mû par des motifs instrumentaux, s’inscrivant dans un contexte de renouveau syndical lié à une baisse du nombre de leurs adhérents. De nouveaux thèmes de revendication, visant à créer une proximité avec le vécu des travailleurs, sont apparus, qui permettent de renouer avec un syndicalisme au « service de l’adhérent » (Delmas, 2014).

Peu importe le motif incitant les syndicats à intégrer ces questions à leur programme d’action, c’est de longue date qu’ils s’intéressent à la santé au travail, incluant la santé mentale et les risques psychosociaux (Delmas, 2014). L’accompagnement d’employés confrontés à de tels problèmes consiste à les diriger vers les ressources adaptées à leurs besoins (programme d’aide aux employés, psychologue ou infirmière par exemple). Ces services, souvent offerts en situation de crise, sont nécessairement individualisés et curatifs (Rhéaumeet al., 2008). En France, la mobilisation syndicale sur les questions de santé mentale au travail se traduit de différentes façons – production de tracts et d’argumentaires, de guides ou de services d’écoute pour les salariés –, mais les représentants du personnel n’étant pas des psychologues, la formation occupe une place centrale pour le développement des compétences liées à l’accompagnement (Delmas, 2014). Ces formations procèdent d’un déplacement de l’action syndicale puisqu’elles ne sont plus centrées sur le droit, mais sur des savoir-être[1] (Delmas, 2014).

S’ajoutent à ces interventions d’autres pratiques, relevant cette fois directement de l’action syndicale. En plus des nouveaux enjeux liés à la santé au travail, d’autres enjeux sont liés à la sphère personnelle, qu’il s’agisse de dépendances diverses (alcool, drogue, jeu), de tentatives de suicide ou de manifestations de violence (entre travailleurs ou conjugale) (Dufour-Poirier et Bourque 2013; Harrisson, 2012; Rhéaumeet al., 2008). Depuis le début des années 1980, le Québec a vu se déployer un réseau d’entraide en milieu de travail initié par les syndicats et animé au quotidien par des travailleurs : les sentinelles et délégués sociaux (DS) (Dufour-Poirier et Bourque, 2013; Harrisson, 2012; Rhéaumeet al., 2008). Outre l’écoute des personnes éprouvant des difficultés, les DS se chargent de les orienter vers les ressources adéquates et assurent un suivi auprès d’elles lors de congés de maladie, de cures de désintoxication, de thérapies et de leur retour au travail, ce moment étant reconnu comme critique pour un maintien en emploi réussi (Saint-Arnaud, 2014). Les DS reçoivent une formation générale en relation d’aide et bénéficient de l’appui de ressources externes (psychologues, spécialistes en toxicomanie, psychiatres) (Dufour-Poirier et Bourque, 2013).

L’importance du soutien pour les personnes ayant des besoins particuliers

Les employés ayant des besoins particuliers se distinguent en raison d’une situation personnelle, temporaire ou permanente, qui nécessite des aménagements dans le milieu de travail. Les expériences personnelles des employés affectent, entre autres, le sens qu’ils accordent à leur travail (Beaudry et Gagnon, 2014) et sont susceptibles d’influencer leur rendement (Morin, 2010), leur présence et leur maintien en emploi (Clausen et Borg, 2010). Le soutien social constitue l'un des facteurs capitaux dans l’accompagnement des employés, en plus de constituer un facteur déterminant du retour au travail après des absences pour raisons personnelles (Beaudry et Gagnon, 2014; Saint-Arnaud, Saint-Jean et Damasse, 2006; Brouweret al., 2010).

Le soutien social émane de non-professionnels (Caron et Guay, 2005), donc de membres de l’organisation dont la fonction n’est pas liée à la relation d’aide. Ce sont généralement les supérieurs hiérarchiques et les collègues qui font l’objet des études sur le soutien en milieu de travail. Les relations entre pairs, dont les délégués font partie, peuvent s’avérer salutaires parce qu’elles brisent l’isolement (Johnsons et Hall, 1988). A contrario, elles peuvent être teintées de préjugés et affecter négativement les employés qui présentent des besoins particuliers (Beaudry et Gagnon, 2014).

Dans les études menées en milieu de travail, le concept de soutien se décline en deux catégories : le soutien émotionnel et le soutien professionnel (La Rosa-Rodriguezet al., 2013). Le soutien émotionnel se manifeste par l’empathie et l’écoute (Caron et Guay, 2005) et renvoie à la confiance entre les membres de l’organisation, collègues et supérieurs, ainsi qu’à l’intégration sociale et affective dans le milieu de travail (La Rosa-Rodriguez et al., 2013), ce qui implique le fait de ne pas être isolé (Johnsons et Hall, 1988). Le soutien professionnel se caractérise par une aide tangible fournie pour la réalisation du travail (La Rosa-Rodriguez, 2013), en procurant des conditions, des ressources et des moyens adéquats.

Embûches syndicales à la prise en charge des besoins particuliers des travailleurs

Bien que certains auteurs estiment que des actions ont contribué à transformer le syndicalisme (Dufour-Poirier et Bourque, 2013), les résultats concrets semblent mitigés. Malgré la prégnance du mal-être au travail et nonobstant quelques voeux pieux, la prise en charge syndicale ne se traduit pas par des actions concrètes en milieu de travail et encore moins par des revendications collectives visant la correction à la source des éléments pathogènes de l’organisation du travail (Delmas, 2014; Rhéaumeet al., 2008). En corollaire, certaines interventions ne se centrent que sur les aspects individuels, omettant les pratiques ou les caractéristiques organisationnelles qui peuvent également affecter la personne et exacerber ses difficultés. Certaines embûches syndicales expliquent cet état de fait.

C’est que ce nouveau rôle de soutien n’est pas sans poser de problèmes ni engendrer de résistances quant à l’inclusion de ces thématiques dans l’action syndicale (Delmas, 2014). Un hiatus se crée entre la fonction syndicale traditionnelle, centrée sur le droit du travail, et ces nouvelles pratiques, centrées sur l’écoute de la personne en situation de difficulté et l'orientation de celle-ci vers des personnes ressources (Delmas, 2014). Certains syndicalistes s’affairent à élargir l’action syndicale pour lui faire embrasser ces nouvelles fonctions, alors que d’autres considèrent qu’elles éloignent les syndicats des fonctions qu’ils remplissaient traditionnellement et pour lesquelles ils sont souvent mieux préparés (Jamet et Mias, 2012). L’intérêt pour les questions de santé se bute à la conception dominante du syndicalisme centrée sur la négociation et l’application des conventions collectives (Delmas, 2014). L’hésitation des syndicats locaux à prendre ces questions en charge s’explique par le fait que ceux-ci ne veulent pas nuire à l’image de force qui leur est traditionnellement associée, les problèmes de santé mentale étant assimilés à des problèmes personnels et individuels (Rhéaumeet al., 2008). Qui plus est, l’ajout de ces matières au programme d’action syndical requiert une rupture avec l’habitus classique, les syndicats se trouvant soumis à une tension entre les deux dimensions centrales de l’action syndicale que sont le droit individuel et le droit collectif. En ce sens, certains constatent une certaine judiciarisation du traitement de ces problèmes, ayant pour effet de déplacer l’action syndicale du milieu de travail, où elle s’exerce quotidiennement, vers les tribunaux. À cela s’ajoute la fragmentation de l’action syndicale en cas singuliers, les experts syndicaux affectés à ces dossiers devant s’y consacrer entièrement (Rhéaume et al., 2008).

Le caractère individuel de certaines demandes qui, par leur nature, peuvent être fort différentes des règles aménagées pour le collectif de travail, pose le défi de l’articulation des droits collectifs et individuels, notamment lorsqu’il s’agit de l’obligation d’accommodement. Le syndicat doit alors s’assurer que les droits des autres salariés ne sont pas bafoués et que l’intérêt collectif n’est pas heurté (Delmas, 2014; Legault, 2005). Dans certains cas, de telles mesures génèrent de la méfiance, voire de la résistance, et contribuent à diviser le collectif de travailleurs (Legault, 2005). En conséquence, ces mesures sont souvent évaluées à l’aune de leurs effets néfastes sur le collectif. La conception d’égalité formelle propre au mouvement syndical ayant été élaborée dans un contexte où la main-d’oeuvre était homogène (Fudge, 1996; White, 2007), certains militants sont d’avis que la prise en charge des besoins particuliers des travailleurs ne relève pas du mouvement syndical et l’éloigne de sa mission qui est la gestion des conventions collectives (Delmas, 2014; Harrisson, 2012). Par ailleurs, au Québec les réseaux de DS opèrent à l’écart des structures syndicales et ne bénéficient d’aucune reconnaissance formelle (Dufour-Poirier et Bourque, 2013; Rhéaume et al., 2008). Leurs actions sont ainsi réalisées à la pièce, n’étant reconnues ni par l’employeur ni par leur propre structure syndicale, et leur rôle est marginalisé et confiné à un accompagnement individuel (Dufour-Poirier et Bourque, 2013; Rhéaume et al., 2008).

À ces difficultés s’ajoutent d’autres facteurs inhérents au fonctionnement des structures syndicales et qui nuisent également à une réelle prise en charge de ces questions par les syndicats. Des études sur la psychodynamique du travail ont mis en lumière que les syndicats, à titre d’employeurs, opèrent selon le même modèle productiviste et sont influencés par la même idéologie de la performance que les entreprises privées (Rhéaumeet al., 2008). En corollaire, les conseillers syndicaux, censés informer les DS, sont confrontés eux-mêmes aux problèmes de la souffrance au travail, de la surcharge, de l’épuisement professionnel et du manque de soutien (Rhéaumeet al., 2008; Tremblay, 2015). Il est alors hasardeux pour les syndicats de procéder à un examen des pratiques syndicales dès lors que, comme employeur, leurs propres actions devraient être remises en cause (Rhéaumeet al., 2008) puisqu’elles affectent la vie personnelle de leurs propres employés (Tremblay, 2015).

Question de méthode

Considérant l’originalité de l’objet d’étude, il s’avérait nécessaire, dans un premier temps, de l’explorer de manière inductive. Nous avons opté pour une recherche qualitative, approche qui permet de brosser un portrait détaillé du phénomène étudié (Deslauriers, 1991). Dans ce contexte, la réalisation d’une série d’entrevues avec les délégués a conféré à l’analyse une profondeur ne pouvant être obtenue autrement (Savoie-Zajc, 1997). Cette méthode a pour principal avantage, outre sa souplesse, de faire appel directement à l’expérience subjective des individus et au sens qu’ils donnent aux évènements auxquels ils ont accès dans leur travail comme délégués (Deslauriers, 1991; Quivy et VanCampenhoudt, 1995). Un guide d’entrevue portant sur les thèmes à l’étude a été utilisé afin d’obtenir sensiblement le même genre d’informations d’une personne à l’autre. Pour le recrutement des participants, l’invitation acheminée aux délégués conviait les personnes intéressées à communiquer avec l’une des deux chercheuses et leur garantissait le respect de l’anonymat et de la confidentialité. Pour être sélectionnés, les participants devaient répondre à certains critères, à savoir : être délégué syndical local et avoir répondu à une demande d’un collègue présentant des besoins particuliers, ou avoir accompagné l’un d’eux dans ses démarches ou participé à la négociation d’une entente particulière avec l’employeur pour un travailleur.

Trente-trois (33) entretiens individuels d’une durée variant de 55 minutes à 90 minutes ont été réalisés avec des délégués syndicaux issus de syndicats de différentes organisations et affiliés à diverses centrales syndicales. Les délégués rencontrés ont eu à traiter de demandes variées et liées à diverses situations : problèmes de santé mentale, troubles intestinaux chroniques, cancer en phase terminale, troubles de vision, arthrite, douleurs lombaires, deuil d’un enfant ou d’un conjoint, grossesse, monoparentalité et statut de proche aidant. L’échantillon théorique répond au principe de diversification interne puisque les délégués rencontrés ont été sollicités par des membres de leur syndicat pour répondre à des besoins particuliers dont les motifs étaient fort variés. Le processus de collecte de données a pris fin lorsque la saturation empirique a été atteinte (Savoie-Zajc, 1997). L’intégralité des entretiens a été enregistrée et retranscrite par la suite dans un souci d’assurer la fidélité des informations recueillies et d’en faciliter l’analyse.

La codification des entretiens a été réalisée à l’aide du logiciel QSR NVivo, l’analyse qualitative reposant sur des catégories conceptualisantes. La construction de sens, dans une perspective théorisante, s’avérait l’objectif visé (Paillé et Mucchielli, 2012). Puisque la catégorie renvoie directement à un phénomène, elle permet une représentation théorique de pratiques et de processus. Basée sur l’induction, la logique itérative du travail propre à ce mode d’analyse a reposé sur la catégorisation en direct à la suite d’un premier contact avec le corpus de données. Les chercheuses ont alors réalisé une lecture conceptuelle du matériau pour en générer directement les catégories, l’objectif n’étant pas d’analyser le détail de l’entretien mais de dégager le phénomène inhérent aux comportements de délégués. Le travail de théorisation s’est concrétisé par l’étude de chaque catégorie de manière à la définir et à en faire ressortir les propriétés et conditions d’existence (Paillé et Mucchielli, 2012).

Résultats

Ayant pour visée de comprendre le désir d’agir des délégués sollicités pour soutenir un employé ayant des besoins particuliers, les résultats s’articulent autour de trois axes : le motif comme déterminant de la réponse syndicale, les ressources à la disposition des délégués pour soutenir les employés et, enfin, les actions déployées pour répondre aux diverses demandes.

Le motif et le contexte comme déterminants de la réponse syndicale

Les résultats indiquent que les besoins particuliers résultant de la maladie, du deuil d’un enfant ou encore de la grossesse influencent favorablement la réceptivité des délégués parce qu’ils sont perçus comme des aléas de la vie susceptibles d’affecter tout individu. Les demandes découlant de contraintes liées à la monoparentalité ou à la prise en charge d’un proche (les aidants) ne reçoivent pas un accueil aussi favorable, notamment parce que ces situations sont perçues comme découlant de choix individuels, comme en témoignent les propos de ce délégué : « Quelqu’un qui a un problème de santé mentale ou physique ou suite à un évènement, un deuil, c’est pas de sa faute, mais quelqu’un qui est monoparental [et qui n’est pas en mesure de gérer son horaire] c’est pas pareil… » (Julie, 33 ans). Les délégués montrent peu d’empathie dans ces situations, ce qui se traduit par une volonté moindre d’aménager les conditions de travail.

Le contexte dans lequel évoluent les délégués peut également contribuer à éroder leur désir d’agir. Les demandes associées à la maladie exaspèrent les délégués lorsqu’ils ont à gérer une multitude de demandes chaque année : « Quand ça fait quatre ou cinq qui viennent voir parce qu’ils veulent choisir leurs tâches pour des raisons de santé, à un moment donné, tu deviens moins ouvert » (Jean, 34 ans).

Autre élément à souligner, des délégués opèrent un tri arbitraire des sollicitations qui leur sont présentées. C’est sans ambages que certains ont raconté avoir procédé à une évaluation et à une sélection des demandes. S’ils considèrent qu’elle s’inscrit à l’encontre du collectif, ils n’hésitent pas à la reléguer aux oubliettes : « On ne négocie jamais rien qui va entraver le droit de quelqu’un d’autre. Si ça enlève des droits, on va refuser de faire une entente avec l’employeur […] et si je juge que la demande est non fondée, je ne le demanderai pas à l’employeur » (Judith, 52 ans).

D’autres délégués indiquent qu’ils ont effectivement un rôle à jouer sur différents plans. Les délégués peuvent offrir une écoute aux employés, ou encore les référer à une aide professionnelle. Ils expliquent également leur rôle au regard de la collaboration avec les supérieurs et de la sensibilisation des collègues à la situation des employés. Lorsque les délégués estiment avoir un rôle à jouer dans l’accompagnement des employés, ce rôle n’est pas toujours clairement défini et repose davantage sur une aide de nature affective. L’importance de l’écoute, d’une approche compatissante, du suivi de l’état de l’employé est particulièrement soulignée par les participants, dont ce délégué : « On n’est pas psychologue, mais on peut aider les patrons à mieux comprendre l’employé. Qu’est-ce qu’il vit, qu’est-ce qu’il aimerait? Pour ça, il faut bien écouter notre monde. Il faut être attentif quand ils viennent nous voir pour nous parler » (Jean-François, 50 ans). Certains relèvent qu’il leur revient de s’impliquer auprès de leurs collègues en difficulté, mais uniquement dans les cas où ces personnes en font explicitement la demande, ce rôle devant se limiter à aiguiller la personne vers l’employeur ou vers les services appropriés.

Des délégués aux moyens modestes

Lorsque des demandes sont adressées aux délégués, une des difficultés majeures auxquelles ces derniers sont confrontés est le manque de connaissances requises pour gérer les demandes. Ils se sentent souvent démunis et se tournent donc vers la centrale syndicale pour gérer la situation, notamment au sujet de questions spécifiques relatives à l’assurance salaire, à l’invalidité partielle, aux expertises ou contre-expertises exigées, etc. Les délégués ne disposent pas des connaissances légales ou encore des compétences en relation d’aide pour accompagner adéquatement les travailleurs dont les conditions personnelles sont difficiles. Ils se retrouvent alors en situation de dépendance envers des experts ou des professionnels : « On a des conseillers, des avocats à la centrale. On leur parle tout le temps. Oui, même aujourd’hui, je sais pas, on leur a peut-être parlé 4-5 fois. Dans le fond on a vraiment besoin d’aide » (Nathalie, 48 ans). Ils déploient alors leur énergie pour aider les travailleurs, mais en fonction des ressources externes à leur disposition.

Ils soulignent également que l’employeur doit prévoir des mesures soutenant les employés en difficulté : « Nous, on est surtout là pour négocier les conditions de travail et pour défendre notre monde. C’est l’employeur qui doit s’occuper des employés qui ont des problèmes. On n’est pas formés pour ça, nous autres » (Hubert, 57 ans). En ce sens, un délégué mentionne avoir orienté l’employé vers un psychologue et avoir convenu avec l’employeur d’un retour progressif. En contraste avec cette attitude compatissante, d’autres délégués ne se sentent pas concernés et demeurent impassibles devant les problèmes que vivent les collègues.

Actions déployées en réponse aux demandes

Il ressort des résultats qu’à maintes occasions, les délégués sont informés par l’employeur des solutions qui contribuent au soutien d’un employé présentant des besoins particuliers, sans réelle implication de leur part. Ils sont souvent mis devant le fait accompli, l’employeur ayant établi une solution acceptable pour l’organisation et le travailleur. Il n’est pas rare de constater que les employés s’adressent directement à l’employeur afin de demander la mise en place de mesures adaptées à leur situation personnelle sans même avoir eu le réflexe de contacter les délégués : « Le membre est allé voir l’employeur pour lui demander de l’aider... il n’est pas venu nous voir en premier. Ils ont arrangé ça ensemble et après sont venus nous demander si c’était correct » (Bernard, 52 ans). Dans d’autres cas, le syndicat est informé des mesures offertes par l’employeur après avoir dirigé volontairement l’employé vers celui-ci, sans s’impliquer.

Certains délégués ont indiqué être ouverts à l’idée d’aider les collègues, mais hésitent à contrevenir à la convention collective puisque celle-ci aménage des conditions équitables pour tous les travailleurs. Ils craignent que les autres membres perçoivent négativement des mesures déployées pour un seul travailleur et susceptibles de jeter le discrédit sur la qualité de représentation collective du syndicat : « Ça devient une source de questionnement auprès des membres. Ce côté-là est très difficile, c’est de l’expliquer aux membres [sic]. C’est une grosse contrainte » (Martin, 45 ans). Le travail des délégués en est rendu plus difficile, car en plus de gérer les demandes formulées par un travailleur, ils doivent les faire comprendre à l’ensemble des membres afin que ceux-ci ne les associent pas à du favoritisme. En ce sens, certains sont d’avis que les droits individuels des membres doivent servir de levier pour améliorer les conditions de travail du collectif. Ils optent alors pour la négociation de clauses générales : « Si j’ai une demande, je vais négocier la même affaire pour tout le monde, mais je ne ferai pas d’exception pour une personne » (Alain, 46 ans).

D’aucuns indiquent que lorsque la convention est muette à l’égard de certaines pratiques, c’est que de tels cas ne se sont jamais présentés ou que plusieurs autres thèmes de négociation cruciaux pour les membres et qui ne sont pas inclus non plus à leur convention sont prioritaires. Si des éléments essentiels aux conditions de travail au quotidien sont absents de la convention, les efforts des délégués, au moment de la négociation, portent davantage sur ces aspects qui touchent l’ensemble des membres que sur des cas isolés, comme le relève ce délégué : « Il faut choisir ce qu’on négocie. Il y a plein de choses qui ne font pas l’affaire de notre monde. Je pense qu’ils préfèrent qu’on se concentre sur les frustrations qu’ils vivent chaque jour, plus que sur des choses hypothétiques qui pourraient se régler en discutant avec l’employeur » (Étienne, 42 ans).

Selon certains délégués qui ont suivi une formation syndicale, le syndicat peut contribuer à l’adaptation des exigences du travail (horaire, retour progressif) de diverses manières. S’ils n’ont pas réussi à négocier de telles mesures et à les intégrer à la convention collective, ils optent alors pour une entente ad hoc avec l’employeur : « On fait tout pour trouver les meilleures solutions possibles pour le membre pour s’assurer que la personne revienne au travail juste au moment où elle serait prête, pas avant » (Paul, 56 ans). D’autres mentionnent l’importance de faire connaître à l’employé ses droits (par exemple, ceux concernant les congés ou les accommodements) en tant que responsabilité syndicale fondamentale. Les démarches ainsi effectuées sont intimement liées à la responsabilité de représentation qui leur incombe en tant que délégué syndical : « On est là pour représenter les membres, peu importe ce qu’on pense de la demande, c’est notre rôle de défendre le dossier. Si on ne le fait pas, qui le fera? J’ai déjà fait de l’insomnie et été complètement hantée par les problèmes d’une membre en me disant qu’il fallait absolument qu’on l’aide » (Myriam, 40 ans).

Pour ces délégués, l’aspect collectif est également important, mais ils considèrent que les droits individuels ne sont pas inconciliables avec les droits collectifs. Il leur revient donc d’éduquer et de sensibiliser leurs collègues afin qu’ils saisissent que ces mesures individualisées ne sont pas synonymes de favoritisme : « Le fait de permettre à quelqu’un d’avoir un horaire réduit pour s’occuper de son conjoint ou pour aller à ses traitements ne remet pas en question notre légitimité syndicale, c’est de l’empathie et tout le monde peut en bénéficier » (André, 58 ans). Dans la même veine, un délégué a relaté avec une émotion teintée d’un sentiment d’accomplissement, que d’avoir soutenu un collègue qui accompagnait sa conjointe affligée d’un cancer généralisé jusqu’à son décès lui avait donné l’idée de négocier à la convention collective des congés de compassion pour les travailleurs se trouvant dans une situation éprouvante.

Si certains délégués s’investissent pleinement dans la recherche de solutions et dans la représentation des membres ayant des besoins particuliers, des participants ont fait tristement état des réactions négatives de leurs collègues délégués à l’égard des demandes de soutien. Ils déplorent que plusieurs délégués locaux soient réfractaires à mettre en place des mesures individualisées pour des membres en difficulté et aillent même jusqu’à porter des jugements de valeur à leur endroit. De surcroît, deux délégués ont mentionné avoir volontairement mal informé un membre de ses droits, parce qu’ils considéraient exagérée sa demande, bien que celle-ci soit explicitement prévue par la convention collective. Certains indiquent alors que la formation est nécessaire afin que les délégués saisissent avec plus d’acuité les rôles qui leur sont dévolus : « Des fois j’ai honte. Quand ton collègue au syndicat pense que c’est pas juste d’aider un membre qui a le cancer et qui doit s’absenter, que l’on doive aménager son horaire pour ses traitements, comment veux-tu après qu’il soit ouvert à soutenir un autre collègue pour qui la demande ne relève pas d’une question de vie ou de mort? En termes d’empathie, on peut difficilement trouver pire » (Cynthia, 36 ans).

En somme, la prise en charge par les délégués des besoins particuliers des membres, que ces besoins soient encadrés ou non par la convention collective ou les chartes, dépend du jugement qu’ils portent et de leur capacité d’agir au regard des outils dont ils disposent. Ces aspects sont analysés à la section suivante.

Discussion

Les résultats mettent en lumière que les réponses apportées par les délégués aux demandes qui leur sont transmises sont façonnées par les moyens dont ils disposent, mais aussi par les motifs sous-jacents à celles-ci, ceux imprévisibles et inhérents aux aléas de la vie ayant davantage la cote que d’autres. L’analyse des résultats permet de dégager une typologie des délégués qui découle des trois axes de résultats et, dans un second temps, de pousser en avant la réflexion afin de déterminer si les pratiques syndicales se sont transformées ou non.

Une typologie des délégués

Les modalités d’action couvrent un large spectre qu’il est intéressant de proposer sous la forme d’une typologie déclinant, sur un continuum, quatre catégories de délégués : le « délégué entrave », le « délégué relais », le « délégué empathique » et le « délégué engagé ». Cette catégorisation conduit à réfléchir au rôle assumé par les délégués en matière de prise en charge des problèmes vécus par leurs collègues à l’aune de deux aspects : d’une part, leur capacité de représentation par l’entremise de discussions avec la direction pour la résolution des problèmes (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011); d’autre part, et surtout, leur désir d’agir. Le type de soutien offert (émotionnel ou professionnel) et son étendue diffèrent en fonction du type de délégué.

Le « délégué entrave », parce qu’il ne veut pas prendre en charge les problèmes soumis à son attention, qui sont de nature individuelle et personnelle et ne relèvent pas selon lui de l’action syndicale (Rhéaumeet al., 2008), ou en raison d’autres préjugés, n’assume un rôle ni de relais ni de représentation (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011). A contrario, il tente de bloquer les demandes en ne les transmettant pas à l’employeur. Dans certains cas, bien que les demandes des membres soient encadrées par la convention collective ou les chartes, le délégué, les trouvant injustifiées, choisit de ne pas informer les membres de leurs droits. Ainsi, les motifs des requêtes influencent en grande partie la décision du délégué d’intervenir, et ce, que la loi ou la convention encadre ou non la demande formulée. Bien qu’il possède une capacité d’agir (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011), le « délégué entrave » ne désire pas contribuer à aider les travailleurs ayant des besoins particuliers. Il n’offre donc aucun soutien.

Le « délégué relais » a, quant à lui, une perception mitigée à l’égard des besoins exprimés par ses collègues, mais considère qu’il est du devoir de l’employeur de soutenir et d’accompagner les employés. Ce faisant, il les dirige vers l’employeur lorsque des demandes lui sont adressées, soit parce qu’il ne désire pas les prendre en charge, soit parce qu’elles ne sont pas encadrées par la convention collective, et ce, qu’elle constitue une obligation d’accommodement ou non. Ce délégué est souvent informé a posteriori plutôt que d’être consulté et de prendre part aux arrangements entre l’employeur et l’employé.

Tant le « délégué relais » que le « délégué entrave » restent cantonné dans le rôle traditionnellement dévolu à l’acteur syndical, celui de négociation et de gestion des conventions collectives, parce qu’ils sont convaincus que les besoins exprimés sont individuels et émanent de personnes fragiles (Rhéaumeet al., 2008).

Le « délégué empathique » reçoit favorablement les demandes formulées par ses collègues, mais ne dispose pas des compétences nécessaires pour intervenir et n’a donc pas de capacité d’agir (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011). Par ailleurs, les ressources externes auxquelles il a accès lui permettent de recueillir les informations et les outils nécessaires pour exercer son rôle. En dirigeant les employés vers ces ressources, il leur procure un soutien professionnel car il cherche à trouver des moyens tangibles pour répondre aux besoins exprimés par ces derniers dans le cadre de leur travail (La Rosa-Rodriguez et al., 2013). Il s’agit cependant d’une forme de soutien indirect, le délégué ne contribuant pas lui-même au déploiement des ressources et déléguant ce rôle à une tierce personne. Il tente de soutenir ses collègues en les écoutant, en compatissant avec eux et en assurant le suivi de leur demande auprès de l’employeur. Le soutien qu’il offre est émotionnel, ses interventions étant empreintes d’empathie (Caron et Guay, 2005). Cependant, sa capacité d’agir demeure limitée puisqu’il n’a pas les connaissances ni l’expérience nécessaires pour agir adéquatement.

Enfin, le « délégué engagé » n’est pas à cours de moyens pour prendre en change les demandes de diverses natures formulées par les travailleurs, en raison d’un sens plus aigu de son rôle qui implique un réel investissement personnel et affectif (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011). Le motif des demandes n’importe pas, car le « délégué engagé » ne laisse pas son jugement personnel ou ses valeurs interférer dans le rôle de représentation qui lui incombe. Il cherche plutôt à saisir la nature et la complexité des besoins de ses collègues, pour y répondre adéquatement. L’écoute active devient donc une compétence fondamentale qu’on peut lire en filigrane de ses actions. La réponse aux demandes, quelle qu’en soit la nature, se situe au coeur de sa conception de la représentation syndicale et il déploie tous les outils que sa capacité d’agir met à sa disposition (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011) afin de s’en acquitter. Qui plus est, son désir d’agir le conduit, dans certains cas, à négocier des clauses additionnelles à la convention collective pour qu’elle puisse encadrer d’autres cas similaires. Se combinent alors deux formes de soutien, émotionnel et professionnel, qui permettent d’assurer un accompagnement plus efficace.

Cette typologie met en lumière quatre catégories de délégués qui se situent le long d’un continuum quant au désir d’agir. S’agissant d’une catégorisation de comportements, une certaine porosité des frontières peut exister entre chacun des types de délégués. Le tableau 1 résume les principales caractéristiques de chaque type de délégué quant au désir d’agir, aux moyens dont il dispose, aux réponses qu’il déploie et au soutien qu’il offre.

Tableau 1

Catégorisation des délégués selon leur désir d’agir

Catégorisation des délégués selon leur désir d’agir

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Des pratiques syndicales à géométrie variable

La capacité d’agir des délégués est tributaire de leur expérience et de la formation qu’ils ont reçue tout comme des ressources internes et externes qui sont à leur disposition, leur assurant de meilleures compétences pour exercer un vrai rôle de représentation dans l’exercice de leurs fonctions syndicales, plutôt que d’être de simples intermédiaires. Les résultats mettent en lumière que la prise en charge de demandes variées et croissantes procède d’une professionnalisation et d’une complexification du rôle de délégué (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011; Rhéaumeet al., 2008). De façon plus importante encore, l’analyse montre que leur désir d’agir est déterminant quant à la qualité de la représentation qu’ils assurent. Malgré leur capacité d’agir, certains délégués n’ont pas toujours le désir d’agir, cet élément étant décisif dans leurs actions et quant au soutien qui sera offert. Alors que d’aucuns ne disposent pas des aptitudes nécessaires à la prise en charge des problèmes, la conception qu’ils ont de leur rôle et le fait qu’ils considèrent devoir soutenir leurs collègues font en sorte qu’ils recourent à tous les services à leur disposition pour y apporter des solutions (« délégué empathique »).

En revanche, le « délégué entrave », réfractaire aux demandes particulières, ou le « délégué relais », qui considère qu’elles ne relèvent pas de son rôle, freinent les possibilités de soutien tout comme les possibilités de transformation des pratiques dans l’espace syndical. Bien que les formations outillent les délégués pour accompagner les personnes ayant des besoins particuliers (Delmas, 2014; Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011), elles n’insufflent pas à elles seules le désir d’agir.

La capacité, couplée au désir, d’agir, qui varie en fonction de la conception que les délégués ont de leur rôle, donne lieu à une différenciation des habitus en matière d’action syndicale. Certains délégués embrassent leur nouveau rôle, alors que d’autres s’y refusent et restent cantonnés dans les pratiques traditionnelles axées sur la revendication, auxquelles ils sont accoutumés et mieux préparés (Jamet et Mias, 2012). En effet, le rôle joué par les délégués relais et les délégués empathiques en est le plus souvent un de relais que de représentation (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011).

Une véritable transformation des pratiques syndicales à travers la construction d’une cause collective à partir de cas individuels n’est confirmée que partiellement par l’observation. Sauf quelques rares exceptions, une approche individualisée semble la voie privilégiée par les délégués en lieu et place de dispositifs collectifs négociés et intégrés à la convention collective. Les enjeux de la vie personnelle butent contre la vision dominante du syndicalisme axée sur la gestion des conventions collectives (Delmas, 2014). Même si des arrangements sont convenus entre l’employeur et le syndicat, la prise en compte des difficultés individuelles se heurte de plein fouet à la primauté de la logique collective, les délégués étant soucieux de ne pas générer d’iniquités entre les salariés (Legault, 2005). Les pratiques syndicales traditionnelles, basées sur le modèle [traduction] « approche universelle » (Hunt et Haiven, 2006), restent largement prédominantes. De fait, seul le « délégué engagé » est susceptible de transformer la pratique syndicale. Sur la base du couple désir/capacité d’agir, dépassant le simple rôle de relais, il s’acquitte de son devoir de représentation (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011). Il le fait non seulement en soutenant activement la personne concernée, mais en tentant de mettre en place des mesures accessibles au collectif sur la base d’une expérience singulière. La pratique syndicale est alors transformée et les actions individualisées se mutent en actions collectives qui sont moins susceptibles de marginaliser et d’ostraciser les personnes ayant des besoins particuliers. Le soutien professionnel individuel se métamorphose en un soutien professionnel organisationnel. Les actions deviennent donc proactives, en ce qu’elles permettent une gestion inclusive de l’ensemble des employés, plutôt que réactives et centrées sur les seuls besoins d’un individu (Barel et Frémeaux, 2013). Diamétralement opposé au « délégué entrave  »qui considère les besoins individuels comme érodant le collectif, le « délégué engagé » s’en sert comme leviers pour les droits collectifs. Il se produit alors non seulement un élargissement du rôle de délégué (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011), mais un enrichissement de celui-ci. La transformation des pratiques syndicales est ainsi tributaire du rôle joué par les délégués (Murrayet al., 2013), mais plus précisément du type de délégué au regard de sa capacité et de son désir d’agir, le désir étant déterminant.

Les résultats font ressortir que certains délégués cernent parfois difficilement les nouveaux besoins des membres, ou même en empêchent l’expression, ce qui peut affecter la qualité de la représentation syndicale. Cela est d’autant plus préoccupant qu’existe une obligation d’accommodement en milieu de travail, la logique collective qui prévaut en milieu syndiqué ne pouvant faire obstacle à ce droit fondamental et individuel (Brunelle, 2008). La Cour suprême du Canada[2] indique que l’obligation d’accommodement incombe à tout employeur, même un syndicat. L’accréditation confère au syndicat le monopole de représentation, qui implique en contrepartie un devoir de représentation juste et loyale[3]. Ce devoir s’étend au-delà du texte prévu par la convention collective, l’obligation d’accommodement étant réputée en faire partie intégrante. En ce sens, le « délégué entrave » et, dans certains cas, le « délégué relais » contreviennent au devoir de représentation juste et loyale. C’est que la responsabilité du syndicat est engagée s’il bloque les efforts mis en oeuvre par l’employeur en vue de s’entendre avec un employé pour endiguer un effet discriminatoire, ou si une entente n’est possible qu’avec la collaboration du syndicat et que ce dernier s’y refuse. Il devient partie prenante à la discrimination.

La prise en compte par les délégués locaux des questions délicates et personnelles que sont les difficultés découlant des aléas de la vie demeure un défi à relever dans un univers collectif confronté à des demandes individuelles croissantes. Cette contribution visait à faire la lumière sur la façon dont les délégués interviennent à ce chapitre afin d’évaluer le potentiel de changement des habitus syndicaux. La recherche lève le voile sur le désir d’agir des délégués, encore inexploré ou tenu pour acquis dans la littérature. Le critère de la transformation des pratiques syndicales sur ce plan est avant tout endogène et repose sur ce désir d’agir et sur la prise en compte, dans l’action syndicale, des difficultés personnelles pour éviter une représentation étriquée et qui marginalise par le fait même les personnes ayant des besoins particuliers.

Si certains délégués semblent s’adapter à la diversité des demandes formulées par les travailleurs, d’autres y demeurent réfractaires car ils considèrent que l’espace syndical n’a pas à prendre en compte ces aspects, et pour d’autres raisons plus difficiles à clarifier. Alors que le profil sociodémographique des délégués façonne leur capacité d’agir (Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011), influence-t-il de façon consubstantielle leur désir d’agir? Cette recherche qualitative ne permet pas de répondre à cette question car l’échantillon n’est pas représentatif, les différences selon le genre ou l’âge n’ayant pas été prises en compte dans l’étude. Mais il serait intéressant de s’y attarder, d’autant plus que de jeunes femmes se sont avérées être de type « délégué entrave » et des hommes plus âgés de type délégué « empathique » ou « engagé ». Il serait donc pertinent d’étudier sur le plan quantitatif le désir d’agir des délégués en fonction de leur âge, de leur genre, de leur capacité d’agir et de leur formation. Ces limites ne portent toutefois pas atteinte à la valeur heuristique de la catégorisation proposée quant au désir d’agir des délégués.

Dès lors qu’au premier rang des embûches syndicales se trouvent les structures syndicales elles-mêmes et que les conseillers syndicaux peinent à reconnaître l’importance de ces questions au centre de leur sphère d’action (Delmas, 2014; Jamet et Mias, 2012; Rhéaume et al., 2008; Tremblay, 2015), il n’est pas étonnant que la même hésitation se rencontre chez certains délégués. Miser sur la formation pour améliorer la capacité d’agir des délégués est certes indispensable (Delmas, 2014; Le Capitaine, Lévesque et Murray, 2011), mais une sensibilisation à l’importance du soutien social pourrait sans doute impulser un désir d’agir chez les délégués. La dissémination des pratiques ainsi renouvelées pourrait mettre fin à une représentation en porte-à-faux. Les délégués locaux, agissant au carrefour entre les employés et la direction demeurent les points nodaux en matière de prise en compte des besoins particuliers. Considérant l’importance et la prégnance de ces enjeux, surtout lorsqu’ils concernent des motifs donnant droit à un accommodement, et dans la mesure où le syndicalisme a moins la cote qu’autrefois, il importe que l’acteur syndical s’y montre plus sensible. C’est à cette condition qu’un « nouvel esprit du syndicalisme » (Jobin, 2006) pourra advenir.