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Dans un ouvrage paru en 2013, Does science need a global language?, l’auteur américain Scott L. Montgomery soutenait que, pour progresser, la science exigeait l’usage d’une lingua franca commune aux chercheurs de différentes nations. Le sous-titre de son livre, English and the Future of Research, ne laissait d’ailleurs planer aucun doute sur la langue promise à l’universalité (Montgomery, 2013). La pratique scientifique n’avait cependant pas eu besoin d’attendre la publication d’un tel ouvrage pour arriver à cette réponse programmatique. Depuis cent ans, mais de manière accélérée depuis le déclin de l’URSS, puis de l’avènement d’Internet et la simplification des échanges internationaux, on observe une tendance lourde à la diffusion de la recherche en anglais. Désormais, dans les domaines des sciences naturelles et médicales (SNM), la quasi-totalité des travaux paraissent en anglais et, quoique une grande diversité de langues demeure représentée dans les sciences humaines et sociales (SHS), celles-ci sont aussi emportées par la marée de l’anglicisation. Plusieurs auteurs se demandent si, dans cinquante ans, le français n’aura pas disparu des écrits en SHS au profit de l’anglais, comme ce fut le cas de l’allemand, autrefois dominant en chimie, ou du latin en théologie. De là l’intérêt d’un numéro spécial de Recherches sociographiques pour sonder les changements qui affectent aujourd’hui l’espace de la recherche francophone.

Les revues savantes et les articles qu’elles publient ont une importance capitale pour l’étude de ces transformations. En plus d’être encore au coeur de la diffusion des connaissances, les revues sont au centre du système de la reconnaissance scientifique qui, de plus en plus, se base sur les articles évalués par des pairs. Les chercheur.e.s doivent non seulement publier les résultats de leurs travaux dans des revues, mais ces revues doivent être les « bonnes », puisque le fait d’y être publié influence la reconnaissance obtenue auprès des collègues. Les revues constituent donc un lieu incontournable pour qui veut étudier les tendances actuelles qui affectent la production des connaissances. Résumant en quelque sorte l’intention ayant présidé à ce numéro spécial, Andrée Fortin souligne que « les bouleversements auxquels est confrontée l’édition savante vont bien au-delà de la numérisation et de ses conséquences sur l’équilibre budgétaire des revues ». Pour elle, il importe aussi de s’interroger « tant sur les idées que véhiculent ces revues, que sur leur "format", la science et l’institution scientifique dont elles émanent et qu’elles contribuent à construire ». Dit autrement, les revues ne sont pas seulement un véhicule de diffusion des savoirs : elles contribuent elles-mêmes à leur construction et façonnent leurs objets.

Tout en ouvrant nos questionnements à ce qui se passe plus largement dans l’espace de la recherche francophone, nous portons dans ce numéro spécial une attention particulière au contexte québécois. Le Québec a cette singularité d’être une nation à majorité francophone dans un continent nord-américain à majorité anglophone. Avec la création de l’ACFAS ou celle du FRQSC, le Québec a cherché depuis longtemps à mettre en place des politiques publiques afin d’encourager et de valoriser à la fois la poursuite d’activités de recherche en français et leur diffusion dans cette langue. On peut se demander dans quelle mesure ces initiatives ont endigué ou retardé l’anglicisation de la recherche, ou même si elles ont eu un impact quelconque. Étant une nation périphérique par rapport aux grands ensembles nationaux que sont, notamment, les États-Unis, le Royaume-Uni ou la France, on peut également se demander comment l’anglicisation affecte aujourd’hui les études produites au Québec. Quel impact le « tout à l’anglais » a-t-il sur les dynamiques des formats, des objets et des réseaux de recherche?

Bien que toujours d’actualité, soulignons que la question de la langue de publication des chercheurs québécois est loin d’être nouvelle. Il y a plus de 35 ans, en 1981, avait été organisé à Montréal un colloque international intitulé L’Avenir du français dans les publications et communications scientifiques et techniques. On y notait alors la faible proportion de documents en langue française, une majorité des articles publiés par des chercheurs francophones québécois l’étant déjà à ce moment en anglais (55 %). Un sondage révélait par ailleurs que 70 % des chercheurs francophones québécois croyaient que leur notoriété internationale souffrirait s'ils n'utilisaient que le français dans leurs publications et leurs communications (Lapointe, 1983). L’expression de quelques opinions inquiètes ne changea pas la situation du français dans la diffusion des connaissances, situation qui ne s’améliora pas dans les décennies suivantes. Gingras et Médaille (1991), puis Godin et Vallières (1995) confirmaient la place déclinante du français dans les disciplines scientifiques. Aujourd’hui, comme le démontre l’article de Vincent Larivière, la transition vers l’anglais est consommée pour bon nombre de disciplines : en effet, la quasi-totalité des publications du secteur des SNM se fait désormais dans cette langue. Le secteur des sciences sociales s’approche de cette homogénéité linguistique, et seul le secteur des sciences humaines résiste (mais de moins en moins) à cette évolution, qui n’est pas, à l’évidence, propre au Québec : tout comme les chercheurs francophones du Québec qui publient de moins en moins en français, les chercheurs de Chine publient de moins en moins en chinois.

Langue anglaise et internationalisation

De manière générale, il y a de nombreuses raisons de publier en anglais : plus grande visibilité de la recherche, lieux de publication plus prestigieux, plus vaste réseau de revues et de chercheurs, plus fort impact scientifique et médiatique. Nous n’avons pas à insister sur la plus-value du passage à l’anglais tant les avantages sont multiples. L’essor des publications en langue anglaise n’est pas le fruit du hasard : il s’explique par des dynamiques intrinsèques à la science. En 1989, quand a éclaté la polémique autour de la décision de publier uniquement en anglais les célèbres Annales de l’Institut Pasteur, les autorités de l’Institut Pasteur, prises de court par une levée de boucliers qu’elles n’avaient pas prévue, répliquèrent à leurs détracteurs qu’« au Moyen Âge, la langue de communication des gens de science était le latin. Aujourd’hui, c’est l’anglais. Cela ne nous fait pas plaisir, mais c’est comme ça. Nous avions le choix entre l’anglais […] et une disparition totale à moyen terme[1] ». Cette évidence semblait suffisante pour faire taire les critiques.

Dans les années 1980, les décideurs publics n’en cherchaient pas moins une façon de contrer l’anglicisation de la recherche. Au Québec, plus de 66 % des chercheurs étaient favorables « à ce que des moyens soient pris pour accroître, chez les scientifiques québécois, l'utilisation du français sur le plan international » (Lapointe, 1983). Aujourd’hui, on observe plutôt l’opinion inverse et on croit plutôt que des mesures devraient être prises pour faciliter l'utilisation de l’anglais, généralement sous le couvert de l’internationalisation de la recherche. Certaines institutions ont même, dans quelques pays, développé des stratégies afin de favoriser une telle anglicisation (Gutiérrez et López-Nieva, 2001; Yue et Wilson, 2004; Lancho-Barrantes, Guerrero-Bote et Moya-Anegón, 2013). La rédaction scientifique en anglais fait désormais partie des activités de formation dans les domaines des SNM, et de plus en plus de facultés offrent de tels cours à leurs étudiant.e.s des cycles supérieurs et aux postdoctorants. Il arrive qu’on oblige en outre les chercheurs à publier en anglais dans le but d’améliorer le positionnement international des établissements et, incidemment, leur classement. Dans bon nombre d’universités chinoises, par exemple, on octroie aux chercheur.e.s des primes salariales liées à la publication dans des revues « internationales », dont la quasi-totalité est en anglais (Quan, Chen et Shu, 2017). Plus près de nous, Élisabeth Nardout-Lafarge donne en exemple le dernier concours des subventions d’aide aux revues savantes du FRQSC de l’automne 2014, lors duquel Études françaises s’est vu refuser une subvention du FRQSC par les membres du comité d’évaluation qui, écrivait-on dans la lettre de refus, s’interrogeaient « quant à la revendication d’un calibre international pour la revue, les articles publiés étant rédigés exclusivement en français ». Venant du comité d’évaluation d’un organisme gouvernemental québécois, cette phrase aurait de quoi surprendre si on ne prenait garde qu’elle ne fait que traduire des normes linguistiques déjà appliquées dans le domaine des SNM et, moins largement, celui des SHS. Aujourd’hui, la publication d’une revue de chimie de pointe en français serait incongrue; plusieurs chercheurs pensent que cela vaut aussi pour la littérature et l’histoire (López-Navarro, Moreno, Quintanilla et Rey-Rocha, 2015).

Les éditeurs qui ne prennent pas le virage anglais en subissent les conséquences. Pour un nombre croissant de chercheur.e.s, les revues en « langue non anglaise » sont considérées comme peu intéressantes. Au mieux, elles seront vues par des chercheur.e.s en début de carrière comme des tremplins vers des lieux de publication à la réputation plus grande. Les chercheur.e.s établis, eux, souhaiteront être publiés dans des revues de haut niveau, c’est-à-dire des revues internationales paraissant en anglais. Par un glissement révélateur, il s’opère un amalgame du critère de la langue et de celui de l’internationalité. La volonté d’être publié en anglais mènera à [traduction] « une migration massive des meilleurs articles vers les revues étrangères » et, réciproquement, à un désintérêt pour les revues locales (Žic Fuchs, 2014, p. 162). Salager-Meyer emploie l’image du « drain domestique » pour évoquer le phénomène qui conduit les chercheur.e.s à [traduction] « soumettre leurs meilleurs articles (i.e. les plus originaux, innovateurs et/ou les plus robustes scientifiquement) à des revues dont le facteur d’impact est plus élevé » et la difficulté subséquente des revues nationales ou locales « d’attirer la recherche de haut niveau » (Salager-Meyer, 2015, p. 21; voir aussi Salager-Meyer, 2014). On ne voudra pas publier dans Recherches sociographiques, par exemple, parce que c’est une revue trop locale, et c’est une revue trop locale parce qu’elle est publiée en français. Cette équation est très claire dans le commentaire envoyé à Études françaises, les membres du comité d’évaluation affirmant explicitement que la publication d’articles « rédigés exclusivement en français » faisait douter du « calibre international » de la revue.

L’équation est en soi contestable. Louise Bienvenue rappelle que la Revue d’histoire de l’Amérique française n’est pas cantonnée à un lectorat québécois : « La liste de "provenance des visiteurs" de la RHAF sur Érudit en 2015 révèle des informations étonnantes : avec 78 262 pages consultées, nos lecteurs proviennent en premier lieu des États-Unis. Le Canada arrive en second, cette année-là, suivi de la France, de la Biélorussie et de la Chine… ». Mais les avocats du diable soutiendront que si la RHAF paraissait en anglais, les chiffres évoqués par Bienvenue seraient encore plus impressionnants. Pour eux, il ne faut pas plus s’opposer au passage à l’anglais en SHS qu’en SNM. Les interrogations qui naissent aujourd’hui à propos de la publication en anglais dans les secteurs de l’histoire ou de la littérature seraient semblables à celles suscitées par l’épisode des Annales de l’Institut Pasteur. En 1989, le gouvernement français, percevant dans l'anglicisation d'une revue ayant l'honneur de porter le nom de Pasteur « le symbole déplorable d'une démission des hommes de science devant l'hégémonie croissante de l'anglo-américain », avait dénoncé un « scandale » et une « absurdité ». Aujourd’hui, le « scandale » et l’« absurdité » seraient de publier en français des résultats de pointe en microbiologie et en immunologie. Faut-il croire qu’il en va de même pour les SHS?

Quelques observations tirées de ce numéro

Il est difficile de s’opposer à l’internationalisation de la recherche, ou même à l’établissement d’une langue commune. La multiplication des échanges scientifiques est une chose positive. Il faut toutefois se poser des questions sur les rapports de force qui sous-tendent les tendances actuelles. « La science ne connaît pas de pays, déclarait Louis Pasteur en 1876, parce que la connaissance appartient à l'humanité, et elle est la torche qui illumine le monde. » Pasteur avait raison en ce qui concerne la démarche des chercheurs, qui, du point de vue méthodologique, sont effectivement apatrides. Mais nous savons tous que, dans la pratique, la production et l'utilisation de la science ne sont pas neutres. Tout comme n’importe quel autre domaine d’activité, la science est soumise à des luttes de pouvoir : ainsi, certains champs de recherche peuvent être surinvestis, tandis que d'autres restent relativement vierges car ne répondant pas à certaines priorités politiques et sociales. D’une façon analogue, les connaissances scientifiques peuvent être utilisées pour répondre à divers objectifs sociaux et politiques : la science « qui illumine le monde », selon les mots de Pasteur, est la même qui a créé la bombe atomique. En bref, si la science est idéalement neutre dans sa démarche, sa diffusion et son utilisation ne le sont pas.

À cet effet, quelques observations peuvent être tirées de la lecture de ce numéro spécial de Recherches sociographiques. La première, c’est que les communautés nationales de chercheur.e.s en SHS demeurent relativement étanches, même lorsqu’elles publient en langue anglaise. En effet, l’article de Jean-Philippe Warren montre que la traduction de travaux anglais en français ou de travaux français en anglais ne suffit pas aux chercheur.e.s pour s’établir comme interlocuteurs dans l’autre communauté linguistique. En effet, les rapports de force dans le monde académique relèvent en grande partie de capitaux sociaux et symboliques qui donnent à certaines oeuvres une visibilité qui ne reflète pas nécessairement leur valeur scientifique intrinsèque. D’autres chercheur.e.s reprennent une telle constatation, en l’appliquant non plus aux auteurs en mal de reconnaissance en dehors de leur aire linguistique propre, mais aux revues elles-mêmes. Ils notent, de manière un peu déprimante, que même les articles signés par des chercheurs reconnus internationalement sont ignorés quand ils paraissent dans des revues locales (Mangez, 2012; Rocher, 2007; Roussel et Cornut, 2011a; Roussel et Cornut, 2011b).

Le cas du Canada, pays officiellement bilingue, est particulièrement éloquent. Le fait que l’anglais soit perçu comme la lingua franca de la recherche semble dispenser les chercheurs anglophones du Canada de lire les travaux de leurs collègues francophones, et ce, à un degré supérieur à ce à quoi on pourrait normalement s’attendre. En d’autres termes, les chercheurs anglo-canadiens sont particulièrement refermés sur leur communauté linguistique. Richard Marcoux illustre ici la carrière des chercheurs en sciences humaines de l’espace anglophone canadien, qui se déroule presque exclusivement en anglais. Les bibliographies des auteurs rattachés à des institutions non francophones qui publient dans la principale revue de démographie du Canada anglais comptent en moyenne seulement 1,2 % de titres en français. Pour sa part, et de manière encore plus frappante, Sarah Cameron-Pesant souligne que les articles de la plateforme Érudit sont d’abord consultés, au Canada, par des Québécois. Au Canada, 81 % des téléchargements proviennent du Québec et 14 % de l’Ontario (dont une grosse proportion probablement de l’Université d’Ottawa). Cette donnée étonne quand on sait que près des trois-quarts des usagers d’Érudit ne résident pas au Canada (71 %) et près de la moitié ni au Canada ni en France (48 %). En fait, il y a moins de Canadiens en dehors du Québec qui utilisent Érudit (5,5 %) que d’États-Uniens (6 %), bien que de nombreux chercheur.e.s de langue française travaillent au Nouveau-Brunswick, en Ontario et en Alberta.

On en arrive une fois de plus à la distinction classique entre internationalisation et universalisme de la science. L'internationalisation renvoie aux échanges entre chercheurs de différents pays. Elle peut être mesurée à l’aide d’indicateurs, telles la langue de publication (Buela-Casalet al., 2006 ; Rey-Rocha et Martin-Sempere, 2004), l'audience (Buela-Casalet al., 2006), l'affiliation des contributeurs (Pajic et Jevremov, 2014; Wormell, 1998), ou la composition des comités de rédaction. Distinct de l’universalisme mertonien (Merton, 1973), selon lequel la véracité des énoncés scientifiques doit être jugée indépendamment des caractéristiques de ceux et celles qui les énoncent, l’universalisme désigne ici le contexte d’application de ces énoncés : si les conclusions de nombreux articles publiés dans des revues internationales de SHS ne sont applicables qu'aux régions étudiées, les études à petite échelle peuvent avoir une large portée d’explication. Inversement, alors que les découvertes publiées dans les périodiques nationaux peuvent avoir un fort potentiel universaliste, les articles publiés dans les revues internationales peuvent être très ethnocentriques. En SHS, tout particulièrement, l'internationalisation et l'universalisme ne vont pas toujours de pair; l’un peut être en décalage par rapport à l’autre.

Ce sont des considérations que le mouvement vers une internationalisation toujours plus grande en SHS néglige trop souvent (voir le récent numéro spécial de la revue Sociologies intitulé « Pourquoi publier en langue française quand on est sociologue ? », avec plus d'une vingtaines de contributions, dont certaines du Québec). Il nous paraît en effet que l'internationalisation des SHS a été hâtivement encouragée, avant même que la question de la possibilité de cette universalisation ait été soulevée (Keim, 2008). Changer les titres des revues pour les faire paraître plus internationales (Buela-Casal, Perakakis, Taylor et Checa, 2006; Fortin, 2006) ne suffit pas.

Or, les effets indésirables ou pervers de l’internationalisation sont multiples. Pour commencer, il est important de se demander si l’internationalisation des SHS n’est pas l’autre nom que l’on donne à leur américanisation (Salager-Meyer, 2015). Les articles portant sur les États-Unis paraîtront internationaux, tandis que ceux qui se concentrent sur d’autres régions ou pays ne le seront pas. Par exemple, lorsque nous comparons des articles pour lesquels le pays étudié a été mentionné dans le titre et des articles pour lesquels il a été mentionné dans le résumé sans apparaitre dans le titre, on constate que les chercheurs sont beaucoup moins susceptibles de mentionner le pays dans le titre s’il s’agit des États-Unis ou du Royaume-Uni que s’il s’agit du Canada, de la Chine, de l’Espagne, de la France, de la Serbie, de l’Allemagne, de l’Inde, du Japon ou de la Pologne. Les rédacteurs des revues croient donc qu'il est important d'indiquer dans le titre le nom du pays étudié quand un article s’intéresse à l'Inde ou l'Italie, mais pas quand il analyse les États-Unis ou le Royaume-Uni.

Sachant intuitivement cela, des chercheurs de certaines nations pourront, afin d’améliorer leur profil international, être tentés ne pas étudier les questions nationales. Ils se détourneront des régions considérées comme moins internationales – généralement hors de l’espace anglo-américain – par crainte de voir leurs manuscrits ou propositions de conférence rejetés, faute d’intéresser le public américain ou européen. Ce phénomène a été observé pour la Chine par Murphy et Zhu (2012), ainsi que par Xi et Han (2010). Nkomo (2009) et Hanafi (2011) ont également noté que les chercheurs sud-africains et arabes, poussés à se conformer au profil attendu d’une carrière internationale, ont tendance à se détourner des revues axées sur des sujets locaux. L’analyse de la variation de la proportion d’articles de la Revue canadienne de sociologie contenant le mot « États-Unis » ou « Amérique » dans leur titre ou leur résumé confirme que l’internationalisation croissante de la recherche favorise l'étude des sociétés dominantes (Warren, 2014). Alors que la proportion d'articles portant sur le Canada a plafonné de 1993 à 2012, la proportion d'articles écrits sur les États-Unis est en hausse. Alors que moins de 5 % de tous les articles publiés par des sociologues anglo-canadiens s’étaient penchés au moins en partie sur la société américaine entre 1983 et 1992, la proportion a presque triplé ces dernières années pour atteindre 12 %. Dans son article, Vincent Larivière se base sur des données neuves pour affirmer :

Sans surprise, on remarque que pour chacun des pays, une part plus importante des articles publiés dans les revues nationales portent sur des thématiques nationales. Par exemple, dans le cas du Québec, toutes langues confondues, 36,6 % des articles publiés dans les revues nationales canadiennes portent sur le Québec ou le Canada, contre 15,8 % des articles publiés dans les revues américaines et 17,4 % des articles publiés dans les revues d’autres pays. Notons aussi que, pour le Québec, la part des articles en anglais portant sur des thématiques nationales dans les revues nationales est plus importante que celle des articles en français sur le même sujet, en raison probablement de la dualité linguistique canadienne – aspect qui n’est pas présent dans les deux autres nations analysées. Dans le cas de la France et l’Allemagne, la tendance est similaire, quoique moins prononcée : les articles des revues nationales sont environ 50 % plus susceptibles de porter sur des thématiques nationales que ceux des revues étrangères. De plus, lorsque les articles sont écrits dans la langue nationale, les articles sont plus susceptibles de prendre en compte les thématiques nationales.

En tentant de devenir internationales, les revues des SHS risquent d‘occuper une sorte de « no man’s land ». Dans leur hâte de s’internationaliser en passant à l’anglais et en déplaçant leurs objets d’étude, elles perdront contact avec leur communauté nationale sans être pleinement reconnues par la communauté mondiale (Pajic et Jevremov, 2014). Se basant sur le cas de la Serbie, Dejan Pajic, Tanja Jevremov et Marko Škoric parlent d'une potentielle glocalisation atrophiée des SHS, celles-ci ne devenant véritablement ni globales ni locales : [traduction] « Les chercheurs en SHS sont déjà tiraillés entre la pression qui s’exerce sur eux pour globaliser leur production et le besoin qu’ils ressentent de communiquer avec leurs collègues nationaux. […] Les revues serbes dans les champ des SHS ont réussi à susciter un certain intérêt au niveau international, mais ce phénomène grandissant coïncide avec une baisse du nombre de citations au niveau national » (Pajic, Tanja Jevremov et Marko Škoric, à paraître).

Contrairement aux SNM, en effet, les SHS sont enracinées dans des contextes sociohistoriques spécifiques (Kyvik 2003; Nederhofet al., 1989; Whitley, 2000). Leur niveau d’indexicalité est plus élevé. Si un atome ne change pas de couleur ou de forme lorsqu'il est observé à Tokyo ou à Lima ou à tel ou tel siècle, on ne peut en dire autant des lois sur le divorce ou des taux de criminalité. Les habitudes alimentaires, les moeurs traditionnelles ou les organisations politiques au Maroc diffèrent de celles du Canada de manières à la fois profondes et subtiles. De plus, les objets étudiés en SHS que sont les êtres humains ne sont pas inertes : ils peuvent modifier leurs comportements et leurs attitudes d'innombrables façons. Andrée Fortin a raison de souligner dans le présent numéro comment « le regard porté sur le monde varie aussi selon le lieu – géographique, social, dominé ou dominant – d’où ce regard est porté, d’où la pertinence des études à caractère théorique publiées par les revues ». De là l’importance des revues qui portent sur des sujets locaux et s’adressent d’abord ou en partie à des public locaux. « Les revues, écrit Andrée Fortin, sont ainsi, plus qu’un ensemble d’articles ou de numéros, une archive vivante de la recherche, au moins autant qu’un outil de diffusion de la recherche en français au Québec, et notamment de la recherche sur le Québec. Les revues peuvent réagir à l’actualité, parfois de façon très directe […] »

La volonté d’améliorer le profil international des chercheur.e.s débouche enfin sur l’adoption de modèles de publication calqués sur le format paper (position du problème, revue des écrits, hypothèse, présentation des données et « discussion ») en vogue dans les universités américaines. L’idéal d’une collégialité de la construction de la recherche y est abandonné au profit du « double aveugle», le débat anonyme étant considéré comme préférable dans la mesure où il serait purgé des pires travers de l’évaluation personnelle. Cette défense farouche du paper est d’autant plus surprenante en SHS que l’auteur le plus cité dans ces disciplines est Michel Foucault, lequel n’a jamais utilisé ce format dans ses propres travaux. On fait comme si le profil du chercheur le plus célébré et discuté en SHS n’avait rien à voir avec les hypothèses qu’il avait formulées. Il semble pourtant évident que la démarche scientifique n’est pas sans incidences sur la construction du savoir et que l’homogénéisation des pratiques de publication dans le seul format du paper comporte son lot de conséquences.

Le Vatican a plusieurs langues officielles : l’italien sert pour les affaires courantes, le latin pour la théologie et les questions juridiques, le français pour la diplomatie et l’allemand pour la garde suisse pontificale. En ce moment, au Québec, la division qui prévaut est celle entre le français pour quelques disciplines des SHS, et l’anglais pour tous les autres domaines de recherche. Aussi, le français fait trop souvent figure de particularité résiduelle pour ces secteurs qui n’ont pas encore suffisamment évolué dans la voie de l’objectivation pour se prêter à des démarches réellement scientifiques. L’anglais devient la langue de diffusion des connaissances dans les sciences « pures » et appliquées, et le français conserve un certain statut dans les sciences plus « molles »… en attendant mieux.

Si personne ne peut s’opposer, en tant que tel, au partage d’une lingua franca, il demeure que le passage à l’anglais n’est pas sans entraîner des effets indésirables et pervers dont les moindres ne sont pas le déplacement des objets de recherche et l’adoption de modèles de publication de type paper. Nous espérons donc que ce numéro spécial permettra de continuer à nourrir une discussion qui soulève d’importants enjeux sociaux et politiques, tout autant que scientifiques.